Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 132 642
Archives
20 janvier 2025

Différence et mêmeté entre le Christ et nous

Saint Jean dit : « Nous avons connu l'amour que celui-ci a pour nous en ce qu'il a déposé sa vie » (1Jn 3, 16). Quel est donc celui qui peut donner sa vie pour nous, et quel est son rapport constitutif à l'ensemble de l'humanité ?

Jean-Marie Martin a médité cette question pendant une heure à Saint-Bernard-de-Montparnasse en novembre 1992, deuxième année où il lisait de façon suivie la première lettre de Jean. La transcription utilisée ici a été faite par Joseph Pierron, un ami de Jean-Marie, tous les titres ont été ajoutés lors de la reprise de sa transcription.

Deux petits compléments extraits d'autres messages figurent à la fin.

À noter que comme toujours à Saint-Bernard, Maurice Bellet était présent aux côtés de Jean-Marie, vous trouverez une de ses interventions.

 

Différence et mêmeté entre le Christ et nous

 

Par Jean-Marie MARTIN

 

Le fait que le Christ est "mort pour nous" est une chose qui se dit couramment et qui a l'air quasi évident, sans même qu'il soit question de mort. "L'être pour" ou "l'agir pour" pose déjà une question mais ce "pour" est constitutif de ce qu'il en est du Christ dans le Nouveau Testament. On considère en général qu'il s'agit d'un individu par rapport à un ensemble, et que cet individu a une position particulière parmi cet ensemble : il compte (ou il vaut) pour les autres. Je dis « il compte » au « il vaut », et ce n'est pas par hasard parce que cela a été interprété dans le langage marchand de très bonne heure, par la compensation, par le mérite : « il a mérité pour… ». Or ce n'est pas cela, et pourtant la théologie s'est centrée là-dessus.

Ce "pour" est structurel aussi bien chez saint Paul que chez saint Jean, qu'en ressort-il pour ce qu'il en est de la compréhension de l'homme ? En plus il pose sa vie, il donne sa vie, à quoi cela nous avance ? Comment le comprendre dans le tenant du Nouveau Testament ?

La théologie a beaucoup d'explications qui sont plus ou moins dans nos esprits, celle de la compensation substitutive en particulier, celle du rachat, du payer pour, etc. de plus le "mourir pour" cela souvent s'entend dans la tonalité d'un discours sacrificiel qui nous est totalement étranger. Vous connaissez le mot du Baptiste : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché le monde » …

Voilà un ensemble de choses qui, peut-être à votre avis, ne méritent peut-être pas d'être relevées, parce que peut-être cela paraît aller de soi. Pour moi, cela ne va pas de soi.

 

● Le Christ : un homme comme nous ? Un modèle ?

Tout ceci pose la compréhension de la posture mutuelle du Christ et des hommes : est-il un parmi les hommes, apte à être imité par exemple ? Et ceci est très intéressant pour ce que nous avons décidé que texte qui sont des textes de limitation : « Soyez un comme le Père et moi nous sommes un », ou « Imitez ce qui fut dans le Christ Jésus lui qui était de condition divine, il s'est anéanti » etc. ; et il y a une autre série de textes dans lesquels le Christ est totalement inimitable, et que vouloir l'imiter c'est vouloir l'égaler et par le fait même le manquer. Dans la première catégorie de texte, il semble que le Christ soit pris dans la figure du modèle, alors que dans le second cas il n'est pas à prendre dans la catégorie du modèle puisqu'il est inimitable et seul à pouvoir faire ce qu'il fait pour l'humanité. Il ne faut pas choisir une catégorie au détriment de l'autre, mais toujours voir comment elles jouent ensemble et quelle est cette mystérieuse fonction du Christ qui meurt pour nous, à notre place.

 

► Est-ce qu'il était libre de le faire ?

J-M M : C'est une interrogation assez intéressante, mais voyez l'ambiguïté. Nous pensons : est-il libre (ou pas libre) de le faire ? Boit-il le faire de nécessité morale, c'est-à-dire franchissable, transgressable ? Ceci nous ouvre une question très importante parce que toute notre pensée est plus ou moins répartie par le nécessaire et le contingent, le nécessaire et l'éventuel

Or, chez saint Jean, ce qui est le plus propre du Christ – et là vous allez avoir du mal à l'entendre –, c'est que le Christ est le plus obéissant, c'est-à-dire qu'il ne fait rien qui ne soit de la volonté du Père[1], et en cela il est le plus libre parce qu'il est justement celui qui apporte la liberté. Chez nous obéissance et liberté sont habituellement des choses qui s'opposent. Or indéclinablement, le Christ est le plus obéissant et il est le plus libre.

Il n'est pas asservi à la mort, c'est l'expression qui est dite dans le Canon : « Entrant librement dans sa passion », et ceci change le sens de la mort. Il a reçu mandat de le faire, il le fait pour lui et pour l'humanité. Il est ce qui, au plus profond de l'humanité, fait ce que les dispersés que nous sommes ne peuvent faire : « Le Père m'aime pour cela que je pose ma vie en sorte qu'en retour je la reçoive. Personne ne me l'enlève mais je la pose de moi-même J'ai capacité de la poser et capacité de la recevoir en retour ; j'ai reçu cette disposition d'auprès de mon Père » (Jn 10, 17-18)

 

● La différence qu'il y a entre le Christ et nous d'après la théologie et la catéchèse élémentaire qui s'appuient sur la différence créé/incréé

Derrière la question qui a été posée, on trouve la structure de la pensée théologique qui distingue le nécessaire et le contingent : tout ce qui est en Dieu est nécessaire, et tout ce qui relève de la création est libre. Par exemple Dieu ne peut pas ne pas être Trinité, tandis que Dieu peut créer ou ne pas créer. Mais ça, ce n'est pas du tout de la structure de pensée du Nouveau Testament.

La différence du Christ et de nous, nous la pensons généralement en ce que le Christ est de nature humaine et de nature divine : s'il est de nature divine, il n'est pas créé, alors que nous, nous sommes créés. Et nous disons qu’il est le fils naturel de Dieu, le fils qui découle de la nature même de Dieu, et que nous, nous sommes enfants adoptifs parce qu'étant créés il n'y a aucune nécessité d'exister. Vous voyez le problème. Et, dit ou non-dit, c'est la structure élémentaire de la pensée catéchétique banale.

Or il y a effectivement une très grande différence entre le Christ et ce que nous appelons "nous", mais elle ne s'énonce pas sous ce rapport-là, ce n'est pas la différence entre créé et incréé.

Mais entendez-moi bien. Si on pose la question : « Est-ce que Jésus en tant que Dieu est incréé, et nous, en tant qu'hommes nous sommes créés ? », la réponse est « Oui ». Mais cette question n'est pas celle du Nouveau Testament, car le Nouveau Testament n'est pas structuré par cette différence entre créé et incréé. C'est seulement à partir du IIe siècle que cette différence entre créé et incréé commence à constituer ce qui sera l'armature de tout l'appareil théologique.

 

● La différence qu'il y a entre le Christ et nous dans le langage du Nouveau Testament qui s'appuie sur mort/résurrection.

La différence qu'il y a entre le Christ et nous est très méditée par le Nouveau Testament, mais dans d'autres catégories que celles de la théologie. Par exemple chez saint Paul, le Christ appartient à ce moment qui est avant le soleil et la lune, ce qui est une façon de dire qu'il est là avant la dévolution du monde c'est-à-dire dans le moment des semences…. et nous aussi, nous sommes là : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis en pleine bénédiction spirituelle dans les lieux célestes, dans le Christ selon qu'il nous a choisis en lui avant le lancement du monde (…) nous ayant prédéterminés pour être fils par Jésus Christ… » (Ep 1, 3-5)

En effet saint Paul utilise les mêmes mots en « pré » – prédéterminé, prédestiné (mais pas dans le sens usuel du terme), prédisposé –: pour parler du Christ et pour parler de nous. Et ce moment en "pré" de l'antériorité symbolique, la théologie va le traduire différemment pour le Christ et pour nous : pour le Christ c'est dans le langage de la préexistence, et pour les hommes c'est dans le langage de la pré-vision à venir. Mais alors, qu'est-ce qui se passe ? C'est qu'à partir du IIe siècle, Dieu est pensé en priorité comme créateur, et cela pose la distinction du créé et de l'incréé.

Or ce qui structure le Nouveau Testament, ce n'est pas la notion de création ou d'incarnation. Ce qui structure le Nouveau Testament, c'est mort/résurrection. Il y a des conséquences énormes pour la constitution même du corpus.

Cela ne veut pas dire qu'il ne soit pas parfois question de création, et éventuellement d'incarnation bien que le mot d'incarnation ne s'y trouve pas. Par exemple, contrairement aux idées répandues, quand saint Jean dit : « La parole devint chair » (Jn 1, 14), il ne désigne pas l'incarnation au sens théologique. Le mot "chair" y est bien, mais dans ce verset, il est dit à propos du Christ, et ici le mot "chair" désigne sa mort[2].

.

● Comment le Nouveau Testament lit la Genèse

D'autre part le Nouveau Testament ne lit la Genèse ni selon le concept théologique de création c'est-à-dire la position d'un effet par une cause première, ni dans l'imaginaire de la fabrication d'un amas de matériaux et d'un stock d'énergie qui constitue ce que nous appelons le monde. Ce qui est le premier dans le Nouveau Testament, c'est-à-dire la source qu'il indique lui-même, c'est la dimension de résurrection de l'humanité. Et c'est cela qui permet de relire l'Écriture ancienne.

C'est ainsi par exemple que même les premiers versets de la Genèse, encore au cours du IIe siècle, sont lus de façon préférentielle comme l'éveil de l'intelligence qui recueille la foi. C'est l'éveil d'un esprit qui, au départ, selon la Genèse, est ténèbres, sans base et désordonné, liquide inconsistant – les eaux, le désert, le vide désertique – ; Dieu dit « lumière soit », ce que Paul commente en disant : « Le Dieu qui dit "Lumière soit", c'est celui qui éclaire pour la foi dans nos cœurs afin de reconnaître la gloire de Dieu dans le visage du Christ » (2 Cor 4, 6). Autrement dit, le "Fiat lux" dit sur un préalable de ténèbres, c'est l'avènement de la lumière au sens de ce qui transforme et de ce qui informe l'ignorance où nous étions de la présence et de la vision de Dieu. Ce texte est donc lu anthropologiquement et non pas cosmologiquement.

 

● La lecture des premiers écrivains chrétiens et le déplacement qu'ils opèrent

Encore au début du IIIe siècle, Tertullien dit : « Dieu dit "Fiat lux", statit Filius », c'est-à-dire que le Fils paraît. Et Tertullien ajoute « simulquoque lux mundialis (et simultanément la lumière mondaine) » parce qu'à l'époque, ce qui domine la pensée c'est le médio-platonisme, et notamment ce qui fait fureur, c'est la lecture du Timée de Platon, un dialogue où Platon raconte la constitution du monde.

Tout le travail des premiers écrivains chrétiens est un travail d'inculturation à l'hellénisme. Par exemple Justin dira que ce que Platon a écrit dans le Timée était déjà indiqué dans le livre de Moïse (c'est-à-dire dans la Genèse), que Moïse avait déjà indiqué à partir de quoi et de quels éléments Dieu a fait le monde. Justin dit même que Platon l'a emprunté à Moïse. Historiquement ce n'est pas vraisemblable, mais cela n'a pas d'importance. Cela veut dire que ce qui régit la pensée de cette époque, c'est déjà le commencement de la fabrication du monde. Cela fait que, ce qui était central dans le Nouveau Testament se déplace… et bien sûr, quand une question vient en avant, tout le reste bouge. Si vous avez un ensemble en réseau, et que vous déplacez un élément de ce réseau, tout le réseau perd ses figures et change de forme.

 

● La lecture des siècles suivants

Donc la distinction créé/incréé avec la notion de création commence à venir en premier, et cela tiendra désormais jusqu'au déisme du XVIIIe siècle où chez Voltaire Dieu est l'horloger qui a fabriqué le monde. Autrement dit, Dieu est pensé à partir de l'idée de fabrication, et la répartition du créé et du non-créé est décisive. Tout cela est de longtemps préparé par la théologie qui fait le lit de ce rationalisme-là parce qu'elle ne garde pas les structures constitutives de la pensée néotestamentaire.

Dans l'Ancien Testament, pour Israël lui-même, Dieu est en premier le Dieu de l'Exode, c'est-à-dire le Dieu du salut du peuple. Ensuite la création elle-même est récitée comme un exode, c'est-à-dire comme un salut, comme un passage de la servitude à la liberté ou de la ténèbre à la lumière, c'est ce qu'on a au début de la Genèse. Seulement nous ne lisons pas comme cela parce que nous lisons les premières pages (« Dieu créa le ciel et la terre… ») dans les structures advenues entre-temps.

 

● Retourner à l'Évangile où il n'est pas question de fabrication du monde

Il m'apparaît comme une chose importante que de ne pas accrocher notre idée de Dieu à l'idée de fabrication du monde.

Jésus dit : « Je suis la voie, nul ne va au Père sinon par moi » et dans le même passage il dit « Qui me voit, voit le Père » c'est-à-dire ce qu'il en est de ce mot fort énigmatique de "Dieu" se puise tout entier à l'identification de Jésus dans la dimension de sa grande humanité ressuscitée.

Je sais bien que cela présente un certain nombre d'inconvénients immédiats. En effet l'idée de Dieu comme fabricateur est une idée facilement assimilée et pratique pour essayer d'échanger avec des gens qui ne reconnaissent pas Jésus-Christ, et en plus, "résurrection" est un mot que l'on rejette volontiers quand on se dit chrétien ! Donc cela paraît un peu aberrant de faire tenir tout sur cette énigmatique annonce de la résurrection plutôt que sur l'évidence qu'il a bien fallu quelqu'un pour fabriquer tout ça… on serait plus facilement d'accord… Eh bien, tant pis ! Je veux dire qu'en réalité cette espèce d'évidence commune ne sert à rien. Que l'on croit qu'il y a un Dieu créateur ou pas, il n'y a pas beaucoup de différence, et cela n'a pas d'importance, ce n'est pas décisif, c'est une opinion. Il y a des opinions pour ou contre, mais je ne fais qu'opiner d'une façon plus ou moins juste sur cette affaire, ce n'est pas ce qui décide de la foi dans sa radicale unité.

 

● La triple venue du Christ vers les hommes

Je reviens sur la relation du Christ aux hommes. Dans le Nouveau Testament, en aucune façon le Christ n'est pensé comme un homme parmi les hommes. Quand il est pensé comme cela par des gens qui l'approchent, saint Jean marque qu'il y a là méprise : tant qu'on le prend pour un homme, c'est-à-dire en deçà de sa dimension de résurrection, il n'est pas identifié véritablement pour ce qu'il est. Du reste, le Christ n'est pas nécessairement sévère par rapport à cette méprise. En effet cette méprise a valeur d'approche, c'est-à-dire qu'il y a déjà quelque chose de la présence active du Christ dans quelqu'un qui se méprend sur lui.

Vous avez la fameuse affirmation de Jean au début de l'évangile à propos du Verbe :

  • « il est venu vers le monde » et, chez saint Jean, le monde c'est le refus, donc cela veut dire qu'il est venu à la mort ;
  • « il est venu vers les siens et les siens ne l'ont pas reconnu », ses disciples se méprennent, ils ne l'ont pas reconnu d'abord ;
  • « à ceux qui l'ont reçu, il a donné d'être enfants de Dieu » : la résurrection, c'est ce recueil du Christ.

Autrement dit le Christ vient à la mort, à la méprise et au recueil, du même geste.

 

● Le langage Un / tous : Fils un et unifiant / enfants que nous sommes

J'ai dit négativement que dans le Nouveau Testament on ne pense pas prioritairement dans le langage créé/incréé. Et je vous dis que lorsque la question est posée – et encore une fois, aujourd'hui elle ne peut pas ne pas se poser de par notre constitution d'Occidentaux –, il faut y répondre et y répondre juste. Mais cette réponse est en même temps quelque chose qui nous gêne pour entrer dans la lecture d'un texte qui n'est pas écrit sur la répartition créée/incréé.

En revanche, dans le Nouveau Testament il y a une grande différence entre le Christ et nous qui s'exprime, elle, dans le langage Un/ tous.

Ce qui fait l'essence de la filiation dans le monde biblique, ça n'est pas la biologie, mais c'est la reconnaissance du père : le père reçoit sur ses genoux l'enfant et lui dit « Tu es mon fils ». Qu'est-ce qu'il en sait ? En fait c'est sa parole à lui qui le constitue fils, et c'est pourquoi l'Évangile commence par l'ouverture des cieux, et une parole est dite : « Tu es mon fils », c'est-à-dire la parole de bénédiction paternelle. Ce mot de "Fils" a une signification par rapport au Christ mais simultanément par rapport à l'humanité, et les premiers chrétiens l'ont compris aisément puisque dans l'Ancien Testament "fils de Dieu" est utilisé à propos du peuple.

Dans son prologue saint Jean commente le « Tu es mon fils » par deux mots :

  • "Le Monogène" c'est-à-dire le Fils un (l'engendré un), c'est le Christ (v. 14).
  • "Les tekna", les enfants de Dieu : ce sont les hommes (v. 12).

Le mot tekna est toujours un mot au pluriel, et chez saint Jean le pluriel indique la dispersion ou la discorde. Les tekna, c'est d'abord les dieskorpisména (Jn 11, 52), c'est-à-dire ce n'est pas des plusieurs qui sont par hasard à côté les uns des autres – là ce serait une conception occidentale, les plusieurs désignant un nombre sans qualification. En fait, une simple énumération est génératrice de conflits, c'est-à-dire que notre façon d'être plusieurs est une façon d'être meurtriers les uns des autres. De ce point de vue, penser qu'il y a un pluriel neutre, non qualifié, c'est la pensée occidentale, ce n'est pas la pensée biblique pour laquelle il n'y a que deux façons d'être plusieurs : il y a la façon meurtrière et la façon qui réconcilie, mais il n'y a pas de façon neutre.

Ces enfants déchirés, dispersés, sont appelés à être réconciliés comme si l'homme primordial, Adam Qadmon, comme dit la Cabale, s'était défait et qu'il ait à se reconstituer. Chaque individu qui est un fragment d'humanité n'a pas en lui de quoi reconstituer l'unité.

Le Christ est donc un et unifiant des hommes qui sont multiples et meurtriers, c'est-à-dire que la révélation de la filiation est en un seul coup la révélation de la christité du Ressuscité qui est en l'humanité et qui est porteuse de réconciliation. Il n'est dénommé Un que parce qu'il est l'unité des dispersés.

 

● La méprise initiale sur ce que le Christ est.

D'entrée de jeu le Christ se prête à la méprise puisqu'il se présente dans un certain "je" mineur, et on ne méprend sur sa véritable identité si on le tient seulement pour cela. Ce qu'il est se révèle à la résurrection, c'est-à-dire que la résurrection n'est pas le retour de son "je" mineur, c'est justement l'affirmation d'un autre "Je".

Quand Jésus dit "Je suis la lumière du monde », ce qui est très important, ce n'est pas seulement ce que veut dire "lumière", mais c'est ce que veut dire "Je". Ce "Je" est d'ailleurs à entendre à partir du mot "lumière" puisque chez saint Jean, la lumière c'est justement la réconciliation, c'est-à-dire la qualité de l'espace en quoi on se reconnaît, on s'accueille alors que la ténèbre est la qualité de l'espace dans lequel on se heurte, on s'ignore, on se repousse.

 

● Nécessité de passer par une mort qui est une ré-identification.

Autrement dit, bien sûr qu'on peut aborder le Christ comme un individu parmi d'autres, c'est sans doute ce que nous avons fait quand on nous a dit que Jésus avait vécu sur les terres de Galilée et de Judée. Et c'est bien puisqu'il se prête à cette méprise provisoire, à ce malentendu premier qui est un chemin pour entendre Cependant tout le début de l'évangile de Jean est là pour nous dire : « Tant que vous m'avez identifié en deçà de la résurrection, vous ne me connaissez pas »., voyez Nicodème, la Samaritaine, etc.

Maurice Bellet. « Vous ne me connaissez pas » est pour moi l'équivalent de « Vous ne vous connaissez pas. »

J-M M : Ceci est très important, c'est un autre aspect qui est fortement marqué par les deux épisodes que sont la rencontre de la Samaritaine (Jn 4) et la rencontre de la Madeleine à la Résurrection (Jn 20). Ces deux rencontres de femmes illustrent le processus de ré-identification ou de reconnaissance qui a lieu après des méprises. Ce qui déclenche toujours la reconnaissance du Christ, c'est que ce qu'il dit permet à la personne de se ré-identifier elle-même en deçà de ce qu'elle craignait ou de ce qu'elle croyait d'elle-même.

C'est encore beaucoup plus marqué dans le chapitre 12. Il y a des Hellènes qui arrivent à Jérusalem, ce sont des juifs de la diaspora ou des convertis qui viennent pour adorer et qui disent : « Nous voulons voir Jésus » c'est-à-dire l'identifier. La réponse de Jésus est très curieuse : « Si le grain tombé en terre ne meurt… » C'est l'implication du fait que voir Jésus implique mort et résurrection. Autrement dit, voir est pascal, voir c'est aussi mort et résurrection, c'est-à-dire que "le vouloir voir" a besoin de passer par une mort, donc par une ré-identification de celui qui recueille.

La foi n'est pas simplement quelque chose qui opine sur la résurrection du Christ, elle est l'accomplissement d'un éveil intérieur, c'est-à-dire d'un passage de mort à résurrection, sinon le mot de résurrection n'est même pas entendu. La résurrection n'est pas seulement l'objet de ce qui est dit dans la foi, la résurrection est de la structure même de la foi.

 

 

COMPLÉMENT à propos de "mort pour nos péchés"

Extrait de Jn 12, 20-26 : « Nous voulons voir Jésus », La mort féconde du grain de blé

Nous avons lu chez Paul : « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, dans lequel vous vous tenez… que Jésus est mort pour nos péchés. » (1 Cor 15). L'expression “pour nos péchés”, il faut la traduire pour qu'elle ait un sens à notre oreille, un sens autre que moralisant ; ce n'est pas ça qui est en question. La question c'est ce caractère déchiré de l'humanité, des hommes qui n'ont pas de quoi s'acquitter : on ne s'acquitte pas dans l'Évangile, on est gracieusement acquitté, et Jésus a reçu mandat de son Père pour accomplir cela. Telle est la place unique du Christ dans l'Évangile. Il n'est pas reconnu simplement comme un prophète ou un instituteur (un rabbi) qui dirait comment il faut faire pour se sauver. Il n'est pas non plus un saint qui donne l'exemple (“Regardez comme on se sauve et faites de même”). Il est sauveur, c'est-à-dire qu'il sauve, et il sauve de la mort qui a un rapport subtil avec le meurtre. Nous sommes sauvés radicalement en semence. Ce serait beau si les hommes pouvaient déjà ici un peu le savoir : ils sont saufs séminalement et c'est la belle grande nouvelle. C'est en cela que l'Évangile est une bonne nouvelle, est la nouvelle la plus nouvelle et la plus inouïe. Elle est inouïe des interlocuteurs de l'époque, elle est inouïe de nous-mêmes aussi, c'est-à-dire qu'elle est encore à entendre.

 

COMPLÉMENT sur le rapport Christ ressuscité et nous

Extrait de Le rapport entre le "je" de l'homme et le "Je christique" auquel il participe ; son nom insu.

L'homme n'est pas un sujet absolu (c'est-à-dire délié de tout et en soi), et c'est précisément pour cela que le Christ a un sens, parce que la christité c'est l'unité unifiante des hommes. Le Christ est séminalement au cœur de tout homme… Si vous voulez, le Christ est un autre que moi mais il n'est pas autre que moi sur le mode sur lequel vous et moi nous somme autres.

À propos du Christ, ce qui est le plus étrange et qui est la chose la plus essentielle de la foi, ce n'est pas de dire "je" mais de dire "il" : de dire « il est ressuscité ». A priori, « il est ressuscité » est une bonne nouvelle "pour lui". Or, ce n'est pas ça ! Cela signifie que le Jésus qui était perçu comme un autre au sens où vous et moi nous somme autres, par sa mort efface ce mode de relation pour pouvoir introduire une relation plus intime. Quand je dis "Il est ressuscité", je parle de "moi" !

Jésus ressuscité est au cœur des hommes. C'est la parole de Jean : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais le pneuma ne viendra pas ». Et le pneuma, c'est l'Esprit, et c'est la dimension ressuscitée de Jésus. C'est-à-dire que si Jésus ne mourrait pas, il ne pourrait pas être présent au cœur de tout homme dans sa dimension de résurrection.

 

 

[1] Dans la Bible, la caractéristique de la paternité, c'est une mêmeté, une mêmeté telle que le Fils ne peut faire que ce que fait le Père (Jn 5, 19). Donc l'idée, ici, est que le fruit – car l'enfant est le fruit – est selon la semence et agit selon la semence, c'est-à-dire qu'un pommier ne produit que des pommes. La paternité n'est pas essentiellement d'essence biologique, la paternité consiste essentiellement à être selon la semence, selon la volonté, selon le désir, à être “reconnu”…

Commentaires