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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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3 octobre 2013

Jn 12, 20-26 : « Nous voulons voir Jésus », La mort féconde du grain de blé.

Voici une méditation d'un texte de saint Jean par Jean-Marie Martin.Dans la première partie, en particulier, ce sont les mots "voir" et "vouloir" qui sont repris de sens. Dans la deuxième partie se trouve le verset 25 qui prête beaucoup à méprise et crée beaucoup de difficultés à l'écoute profane, et que J-M Martin essaie d'entendre de façon plus juste.

 

Jn 12, 20-26 : « Nous voulons voir Jésus »

 

La mort féconde du grain de blé

 

 

Nous allons lire les versets 20 à 26 du chapitre 12[1]. Ce texte est très connu.

  • « 20Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui montaient pour adorer pendant la fête. 21Ils s'avancèrent vers Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et ils lui firent cette demande : " Seigneur, nous voulons voir Jésus. " 22Philippe vient le dire à André ; André et Philippe viennent le dirent à Jésus. 23 Jésus leur répond : " Voici venue l'heure où doit être glorifié le Fils de l'homme. 24En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. 25Qui aime sa vie la perd ; et qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle. 26Si quelqu'un me sert, qu'il me suive, et où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera." » (Bible de Jérusalem).

 

I) Versets 20-23 : « Nous voulons voir Jésus »

 

Des Hellènes, c'est-à-dire des Juifs de la diaspora (de la dispersion) ont entendu parler de Jésus, viennent à Jérusalem et disent : « Nous voulons voir Jésus ».

« 20Étaient des Hellènes, parmi ceux qui étaient montés se prosterner dans la fête. 21Ceux-ci s'approchent de Philippe qui est de Bethsaïde de Galilée – La Galilée est ce qui n'est pas proprement juif, c'est la Galilée des nations, des peuples mêlés. Et  Bethsaïde est justement au nord de la Galilée – Et ils lui demandent en disant : “Seigneur, nous voulons voir Jésus”. » Nous avons ici le mot voir, le grand mot de Jean, pas simplement constater, regarder, observer, c'est le voir de la foi, le voir de reconnaître. Il n'est pas sûr qu'au plan de l'anecdote ce soit ce sens-là, mais au sens de Jean qui écrit, c'est cela.

« Nous voulons » : pour qu'il leur soit donné de voir Jésus, il faut que leur soit donné simultanément une autre qualité de leur vouloir. « Nous voulons voir Jésus » : ce que veut dire voir est subordonné à ce que veut dire Jésus, et ce que veut dire vouloir est subordonné à ce que veut dire voir.

« 22Alla donc Philippe et il dit à André. Vient André ainsi que Philippe et ils disent à Jésus. 23Et Jésus leur répond en disant – Ici il y a une volonté affirmée de la part des interlocuteurs et Jésus prend soin de la soigner, ce n'est pas le cas avec Nicodème où Jésus marqué une distance[2]. – “L'heure est venue que soit glorifié le Fils de l'Homme.” »  L'heure, chez Jean, désigne le moment où quelque chose ou quelqu'un arrive à son accomplissement et à sa visibilité propre.

Glorifier indique le moment de la résurrection, plus exactement le moment de la mort  /  résurrection. En effet mort et résurrection pour Jésus ne sont pas deux événements car la résurrection est inscrite séminalement dans le mode de mourir de Jésus. Pour le voir il faudrait lire les deux chapitres de la Passion chez Jean qui sont au fond des chapitres de l'intronisation royale de Jésus (Jn 18-19). Et la signification profonde de cela, c'est que Jésus ne meurt pas de mort servile, il n'est pas asservi à la mort, c'est lui qui le dit : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne » (Jn 10, 18). Apparemment on la lui prend, mais on manque la prise parce qu'elle est donnée, et ce qui est donné n'est plus prenable de force sans que ce soit une méprise, sans qu'on le manque. Sa mort n'est pas une mort pour la mort mais un mode de mourir qui comporte en lui la Résurrection.

Voyez l'importance extrême de ne pas en rester à des anecdotes successives. Je sais bien que nous célébrons le vendredi saint et puis le dimanche de Pâques : on est censés pleurer le vendredi et rire le dimanche. En réalité la Passion du Christ est une passion glorieuse parce qu'elle a les racines de la vie. Son mode de mourir n'est pas un mourir pour la mort. Il n'est pas asservi à la mort. C'est l'expression qui est dite dans le Canon : « Entrant librement dans sa passion ». Et ceci invertit le sens de la mort. Et comme il est le seul à pouvoir le faire parce qu'il a reçu mandat de le faire, il le fait pour lui et pour la totalité de l'humanité. Il est ce qui, au cœur de l'humanité, est capable de restaurer l'humanité. Chaque individu qui est un fragment d'humanité n'a pas en lui de quoi se restaurer. Voyez la place singulière du Christ dans l'économie évangélique.

À la fin du verset nous avons l'expression "Fils de l'homme". Cela ne désigne pas, comme nous le croyons faussement, la part humaine dans l'incarnation d'une divinité selon l'opinion classique. Le mot homme ici désigne la divinité de Jésus.

"Fils" signifie manifestation : c'est la venue à fruit de ce qui est en semence. Et l'homme en question dans l'expression "Fils de l'Homme", c'est Adam de Gn 1 : « Faisons Adam comme notre image », c'est-à-dire comme notre fils. Donc, le sens vrai, authentique du mot homme est d'être une dénomination de Dieu, déjà. Cependant ce n'est pas la question que l'Occident a posée à l'Évangile. Il n'est pas entré dans cette perspective, jamais, même pas au second siècle. En effet l'une des premières erreurs a été non pas de savoir si Jésus était Dieu, mais de savoir si Jésus était véritablement homme, c'est-à-dire s'il n'était pas un "semblant d'homme". Cette hérésie, le docétisme, a été récusée en affirmant que Jésus était véritablement un homme. Seulement, quand on dit que Jésus était véritablement un homme, on dit quelque chose de juste, de correct par rapport à la question posée (était-il véritablement un homme ?), mais on n'est pas dans la question de l'Évangile. Car l'Évangile n'a pas du tout pour but de nous dire que Jésus est un homme comme nous, il est justement l'homme que nous ne sommes pas, c'est-à-dire l'homme vrai.

 

II) Verset 24 : La mort féconde du grain de blé.

 

Jn 12, grain de blé donne beacoup de fruit, Marie-Jeanne HanquetEt Jésus ajoute : « 24Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il demeure seul, mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits. »

Ce qui est dit du grain de blé est qu'il convient qu'il tombe en terre et qu'il meure. Ces expressions sont traitées en rapport avec la perspective de l'ensevelissement du Christ : tomber en terre. Et en revanche : "porter beaucoup de fruits" signifie la résurrection et ceci n'est pas nouveau car cette expression se retrouve fréquemment chez Jean.

Nous avons ici le thème de la semence et du fruit : le Christ a en lui tout notre être séminal, tout l'insu de notre être, et c'est pourquoi sa mort est une mort pour sa vie et simultanément pour notre vie. La question : « En quoi est-il sauveur ? » est une question qui a été souvent traitée par les théologiens, et toujours de façon dérisoirement faible. Par exemple on a dit : « parce qu'il a mérité pour l'humanité », satisfactio vicaria. Mais pas du tout ! D'abord c'est un langage juridique qui ne rend pas compte véritablement de ces faits et surtout, en perspective christique, ce n'est pas ce qui sauve ultimement l'homme. L'Évangile est contre la loi et contre le droit et le devoir, il révèle que même le droit et le devoir sont encore une forme adoucie de violence : ils sont nécessaires, mais ce sont des palliatifs. Ce n'est pas ce qui fait accéder l'homme à son être ultime. Seule une donation le fait accéder à son être ultime : « Si tu savais le don de Dieu » (Jn 4, 10). Or le don, c'est le don de lui-même. Le plus haut don, c'est le don de soi-même : « Nul n'a agapê plus grande que celui qui se donne pour ses amis » (Jn 15, 13).

Il y a une grande cohérence entre ces multiples affirmations qu'on prend souvent à part et qu'on médite comme on peut. Il faudrait atteindre à cette cohérence parce que c'est là la profondeur de ce qui constitue le foyer de tout l'Évangile : la mort / résurrection christique. L'Évangile ne commence pas par dire la création. La théologie plus tard a été construite sur le rapport création / incarnation. Mais ce qui constitue le foyer de l'Évangile, c'est le rapport Mort / Résurrection.

Nous avons lu cela chez Paul : « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, dans lequel vous vous tenez… que Jésus est mort pour nos péchés. »[3] L'expression “pour nos péchés”, il faut la traduire pour qu'elle ait un sens à notre oreille, un sens autre que moralisant ; ce n'est pas ça qui est en question, c'est ce caractère déchiré de l'humanité, des hommes qui n'ont pas de quoi s'acquitter : on ne s'acquitte pas dans l'Évangile, on est gracieusement acquitté, et Jésus a reçu mandat de son Père pour accomplir cela. Telle est la place unique du Christ dans l'Évangile. Il n'est pas reconnu simplement comme un prophète ou un instituteur (un rabbi) qui dirait comment il faut faire pour se sauver. Il n'est pas non plus un saint qui donne l'exemple (“Regardez comme on se sauve et faites de même”). Il est sauveur, c'est-à-dire qu'il sauve, et il sauve de la mort meurtrière, de la mort qui a un rapport subtil avec le meurtre. Nous sommes sauvés radicalement en semence. Ce serait beau si les hommes pouvaient déjà ici un peu le savoir : ils sont saufs séminalement et c'est la belle grande nouvelle. C'est en cela que l'Évangile est une bonne nouvelle, est la nouvelle la plus nouvelle et la plus inouïe. Elle est inouïe des interlocuteurs de l'époque, elle est inouïe de nous-mêmes aussi, c'est-à-dire qu'elle est encore à entendre.

Deux choses au sujet du grain de blé :

a) La période de la croissance du grain de blé et la période du tri.

Vous me direz : mais non, le grain ne meurt pas puisque que le germe… Oui, justement, la semence a une double caractéristique :
– la caractéristique d'être non accomplie, non apparue, non visible ;
– la caractéristique d'être déjà secrètement de façon latente ce qui sera patent, accompli.

C'est pourquoi d'ailleurs cette dualité semence/fruit que nous étudions aujourd'hui met en œuvre d'une certaine façon la dualité des deux mondes :
 – il y a dans la semence le trait caractéristique d'être, en tant que semence d'un fruit, ce qu'est le fruit lui-même. Elle participe donc du monde qui vient.
– mais en tant qu'elle n'est que semence, c'est-à-dire non visible et non accomplie, elle est quelque chose qui est dans notre natif, dans notre monde, dans ce monde-ci.

C'est pourquoi la Mort / Résurrection a une double caractéristique :
– elle est quelque chose qui accomplit, qui confirme ce qui était en semence,
– elle sépare et exclut. Ici elle exclut la solitude du grain de blé, ou l'infécondité du grain de blé s'il ne se défait pas.
C'est ici un défaire qui est en même temps un donner que la chose vienne et se donne à voir, donc que se révèle et se dévoile ce qui était tenu caché.

Parmi les grandes articulations de la pensée humaine, il y a :
– cette période de la croissance et de l'accomplissement,
– et puis cette période du tri, de la séparation, qui commence au tri pertinent qui permet de distinguer le mortel et le vivifiant – je le dis parfois sous cette forme : le jugement (la distinction, la séparation) est très important surtout s'il s'agit des champignons (je veux dire par là, distinguer le bon et le mauvais, c'est une chose qui a son importance en son lieu). Cependant ça n'est positif qu'à la mesure où cela dégage la croissance de ce qui était tenu dans l'ambiguïté, qui était recouvert en forme de semence.

Dans le même sens, il y a un très joli mot dans l'Évangile de Philippe – évangile apocryphe du IIe siècle – qui dit : « Ce monde-ci est l’hiver– les semences sont enfouies –et le monde qui vient sera l’été ». L'été, c'est donc le moment de la manifestation solaire de ce qui était tenu en caché et en réserve.

b) Le dévoilement garde référence au caché, et donc cache ce qui est dévoilé.

Par ailleurs le rapport entre le caché et le manifesté n'est pas simplement un rapport d'avant et d'après, de oui et de non, parce que le dévoilement garde, conserve, et donc d'une certaine façon cache ce qui est dévoilé. C'est une structure qui n'est pas simplement une structure de “tout est visible”. La notion de dévoilement est une notion beaucoup plus complexe que cela, beaucoup plus subtile.

Être dévoilé, c'est garder référence à ce qui constitue le moment de garde que le caché comporte. Ce n'est pas bien dit… c'est difficile à dire. Peut-être qu'un jour nous retrouverons cela. Il ne faut pas simplement en rester à la simplicité de : il y a un voile, on l'enlève, et on voit. Le dévoilement est en même temps un dévoilement voilant, c'est-à-dire qui garde…

Le verbe garder  (têreïn) est un beau verbe. C'est un verbe qui n'a pas beaucoup de sens chez nous. Il traduit le shamar hébraïque, avoir la garde, c'est un terme qui dit le soin. Et vous vous rendez compte que les exemples que nous prenons ici et dans l'Évangile sont souvent tirés soit de la culture (donc symbolique végétale), soit de l'élevage ou du soin du troupeau. On peut dire : c'est désuet, ou : c'était les mœurs de l'époque, nous n'en sommes plus là. Tu parles ! Notre époque est celle de la fabrication, il faut fabriquer. Même le mot de créer, qui est un beau mot en soi, nous l'employons pour dire fabriquer.

Or cette garde est de toute première importance.

Je vais vous dire une phrase qui peut paraître mystérieuse, mais qui est à méditer indéfiniment : « Si quelque chose a pour essence d'être de l'ordre du don, plus il se donne, plus il se garde ».

Nous ne connaissons pas de choses qui soient de l'ordre du don. Nous connaissons des choses qui peuvent être données mais qui ne sont pas essentiellement le don : les choses peuvent être prises ou données ou achetées, etc. Ce qui relève purement et simplement du don accomplit son être, donc se garde dans son être précisément en cela qu'il se donne. C'est une tautologie. Non ? Ce n'est pas une tautologie, c'est un beau secret.

 

III) Verset 25 : un texte qui a tout pour risquer le contresens

 

Le verset 24 est commenté par le verset 25 qui le traduit dans un autre langage, mais ce verset prête beaucoup à méprise et crée beaucoup de difficultés à l'écoute profane.

« 25Celui qui aime sa psychê (celui qui s'aime soi-même) la perd (se perd) et celui qui hait sa psychê en ce monde la garde en vie éternelle. ».

Il y a tout ici pour risquer le contresens. En général, c'est une catastrophe si un psychologue lit cette phrase, mais il ne sait pas la lire. De fait elle est difficile à lire.

1) Qui est concerné par cette phrase ?

Premièrement cette phrase n'est pas une sentence générale pour quiconque, elle répond à la question « Nous voulons voir Jésus », donc elle concerne Jésus en premier.C'est une reprise de ce qu'il vient de dire de lui-même, donc cette phrase doit être lue à la lumière de la petite parabole du verset 24.

J'ai dit que ça concerne Jésus en premier et de fait on voit poindre un rapport avec tout homme, par le troisième verset de la réponse de Jésus : « 26Si quelqu'un me sert, qu'il me suive, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. » Ceci est donc à entendre premièrement comme étant proprement christique, donc du Christ lui-même, et cependant ayant sens pour quiconque suit le Christ. Ce n'est pas une sentence éternelle, posée en aucun lieu. Elle entre dans ce mouvement où il faut l'entendre.

2) Comment entendre les verbes haïr et aimer ?

Les verbes chérir (aimer) et haïr ne sont pas à prendre au sens de nos acceptions de ces termes-là. Haïr ne dit rien de véhément mais dit simplement “se détacher”.

Par exemple pour Empédocle, le monde est constitué de 4 éléments et de 2 mouvements. Ces deux mouvements sont l'amitié (la philia) et la haine, il indique par là le mouvement de s'attacher à quelque chose ou de s'en détacher. Quand vous parlez de l'attraction universelle, vous avez l'impression de dire un mot savant, mais attraction pourrait aussi vouloir dire : un attrait ! Donc il ne s'agira pas ici d'éprouver un sentiment de haine envers soi. Nous ne sommes pas dans un langage d'états d'âme, de sentiments. Pratiquement, il faudrait traduire en première approche : "Celui qui s'attache". C'est insuffisant mais c'est un moindre mal.

Dans cette opposition de aimer et de haïr, il faut noter qu'ici ce n'est pas le mot agapan qui est employé mais celui de phileïn. Chez Jean, ces deux mots disent à peu près la même chose et je n'arrive pas à voir en quoi ils se distinguent. Par exemple Jésus dit : « Je ne vous appelle pas mes serviteurs, mais mes amis (philoï). » (Jn 15, 15).

3) Que désigne le mot psychê ?

 De plus, il ne s'agit pas du plus profond de soi-même, mais de sa psychê. Et le rapport de l'être pneumatique (l'être fondamental et séminal) et de la psychê, c'est quelque chose qui aujourd'hui n'est pas du tout pensé.

Traduire psychê par soi-même n'est pas fondamentalement erroné. En effet, la psychê, le pneuma, la chair, le sang, le cœur, les reins, la bouche, accompagnés du pronom possessif, sont, en hébreu, différentes façons de dire "moi-même". Ce ne sont pas des parties composantes d'un tout, et surtout pas sur le mode de l'âme et du corps, mais des aspects, des modes de dénomination diversement accentués de celui qui parle. Nous en avons un exemple classique dans le Magnificat : « Ma psychê (mon âme) exalte le Seigneur, mon pneuma (mon esprit) exulte en Dieu mon Sauveur » : ces deux vers disent deux fois la même chose, terme à terme avec une légère différence. Ce sont des dénominations aspectuelles. Quand Adam voit Ève, il dit : "Voici la chair de ma chair et l'os de mes os", parce qu'une façon de dire moi-même ou de dire quelqu'un, c'est de dire son os, mais il y une nuance entre chair et os puisque ma chair me désigne sous mon aspect faible, alors que mon os, c'est une façon de me désigner dans ma force. Mon cœur est une façon de me désigner dans mon intériorité.

4) Haïr sa psychê c'est se détacher d'un aspect de soi-même.

Donc, ici, il nous faudrait retenir qu'il s'agit bien de se détacher de soi-même sous un aspect de soi-même. Et l'aspect de soi-même sous lequel il faut se détacher, c'est précisément son appartenance, son assujettissement à ce monde.

Le mot monde, dans le Nouveau Testament et singulièrement chez Jean, ne signifie presque jamais ce que nous appelons le monde. Il désigne la région régie par la mort, par opposition à l'âge qui vient. Il désigne cet âge-ci (ce monde-ci) où nous sommes assujettis à la mortalité, par opposition à l'aïôn qui vient (au monde qui vient) où a lieu l'avènement de la vie. C'est la structure de base.

5) Comment entendre cela du Christ ?

Une petite difficulté peut surgir ici car nous avons dit que cette phrase s'entendait du Christ en premier et que le Christ en tant que tel n'est pas assujetti à la mort de ce monde-ci. Mais chez Jean les mots monde, chair, psychê sont susceptibles d'être retournés de façon christique (pas chez Paul). … les mots de Jean sont susceptibles d'être "baptisés", oints, susceptibles d'être trempés de christité.

Le mot psychê a donc un sens faible, négatif, mais aussi la capacité de signifier le christique dans la faiblesse, c'est pourquoi ce qui est troublé dans le Christ c'est sa psychê : « Maintenant ma psychê est troublée » (v. 27).

De même que cosmos peut désigner les siens qui sont "dans" le monde (mais qui ne sont pas "du" monde), de même "ma psychê" désigne le Christ en tant que dans ce monde. D'où les sens de « celui qui hait sa psychê en ce monde » : il faut la haïr en tant que faible, en tant que dans ce monde.

6) Le rapport entre se haïr et vivre de vie éternelle.

Et l'expression :« Celui qui hait sa psychê en ce monde la garde en vie éternelle" ne signifie pas qu'il faut maintenant se haïr pour que plus tard on vive de vie éternelle. La vie éternelle n'est pas plus tard, elle est dès maintenant. Elle est une dimension intérieure de l'être homme. Nous sommes appelés maintenant fils, nous vivons de la vie de Dieu. Il n'est pas encore apparu ce que nous serons. Mais séminalement, nous sommes, pour autant que nous entendons la parole qui donne de vivre, nous sommes en vie éternelle. Tous les termes ici sont radicalement piégés. Il faut un effort prodigieux pour entendre la simplicité de ce verset. Il est pour nous difficile parce qu'aucun des mots de notre langage n'a la même signification.

Si je me sers de la parabole dont d'une certaine manière le verset 25 est le sens secret, je vois que demeurer monos, c'est être tourné sur soi. Or le propre de l'homme est précisément, et cela est vrai même à un simple niveau phénoménologique, qu'il accède à être ce qu'il est pour autant qu'il est hors de soi. Son propre est d'être ouvert à. Il assure son in-stance pour autant qu'il est dans une ex-tanse. C'est pourquoi aucune pensée, en principe, ne devrait commencer par je. Alors : « Aimer sa psychê, c'est la perdre » : il faut entendre par là que « aimer sa psychê en ce monde », c'est se crisper dans sa solitude.

 Je ne sais pas si je et une chaussure c'est la même chose, mais on ne pense à une chaussure que si elle fait mal, sinon on marche tout simplement.  L'intériorité véritable n'est peut-être pas ce que nous imaginons comme intériorité. C'est le propre de l'homme de s'accomplir dans l'ouverture. Donc c'est le terme de monos qui éclaire le phileïn. Autrement dit s'aimer soi-même, c'est la même chose que se perdre. Puisque mon propre est d'être ouvert à autrui, si je me garde moi-même, je perds mon propre. Saint Jean dit cela d'une autre manière dans sa première lettre : « Nous savons qu'aucun  homicide n'a la vie en lui. » (1 Jn 3, 15). Si l'être à autrui est essentiel à la constitution de la vie et que je coupe cela en mettant l'autre à mort, je me mets à mort.

Donc « celui qui ne s'attache pas à sa psychê –  en tant qu'il n'est pas assujetti à ce monde, régi par ce monde, c'est-à-dire par la mort et le meurtre – il la garde dans l'aïôn (le monde) qui vient. » Et nous savons que telle est l'annonce simple de l'Évangile. La question de l'Évangile est : qui règne ? Sous quel règne sommes-nous ? Ce monde-ci est sous le règne de la mort, c'est-à-dire de l'avoir à mourir. La mort et le meurtre sont pensés simultanément dans notre Nouveau Testament. Cependant, ils ont été vus par la suite non pas comme deux noms de la même chose, mais comme deux choses dont l'une est la conséquence de l'autre : la mort étant alors la conséquence punitive du péché de meurtre. Or, il n'en est rien.  En revanche, meurtre et mort sont pensés solidairement parce que pensés à partir de la première mort, par méditation de l'archétype : la première mort est un meurtre, un  fratricide de Caïn sur Abel.

7) La mort / résurrection christique.

Jésus mis au tombeau par Nicodème, évangéliaire d'Egbert, 10e sC'est très important, corrélativement, parce que cela nous permet d'entendre que la mort christique est la traversée de la mort, mais aussi la traversée de la haine. Donc, dire qu'il y a espace d'agapê, c'est la même chose que de dire : « Jésus est ressuscité », c'est-à-dire qu'il a traversé la mort, parce que mort et meurtre sont pensés simultanément. Ces choses-là retiennent en elles le cœur même de l'annonce évangélique puisque la foi ne dit qu'une chose : « Jésus est mort et ressuscité », rien avant, rien après, tout l'Évangile est là. Si Jésus n'est pas  ressuscité, la foi est vide, dit saint Paul.  

Dans l'Évangile le mot foi signifie recueillir la résurrection, laisser la résurrection (dont j'entends l'annonce) m'envahir. L'existence humaine est considérée comme ce maintenant où la puissance de mort (la ténèbre) est en train de passer et où la puissance christique de résurrection en train de venir[4]. C'est le chiffre de chaque maintenant, de chaque instant.

Donc, le mot christique, qui dit la Christité de Résurrection, ne fait pas signe directement vers un individu de jadis dont on a raconté l'histoire. La Christité est le nom de toute puissance de vie qui est à l'œuvre. Ceci est référencé à Jésus le Christ, précisément en tant qu'il meurt, en tant qu'il s'efface, qu'il s'efface comme un en plus : « Il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais, le Pneuma – c'est-à-dire ma dimension de Résurrection – ne viendra pas » (Jn 16, 7). Et la dimension de Résurrection du Christ est au cœur de l'humanité.

 

IV) Verset 26 : le thème de la proximité

 

Alors : "Si quelqu'un me sert, qu'il m'accompagneaccompagner(akoloutheïn) est un terme qui est au cœur de l'activité du disciple. Le disciple entend et "marche avec". C'est ce que nous essayons de faire quand nous marchons au long d'un texte que nous considérons comme étant une parole qui nous est adressée – et là où je suis, là sera aussi mon serviteur. » Cette proximité est un thème majeur. Il s'agit de l'accomplissement du proche, et il ne faudrait pas croire que nous soyons prochains : en réalité nous sommes infiniment éloignés. Devenir prochain est quelque chose à accomplir.

Nous héritons nativement d'un Dieu infiniment lointain, alors que nous avons à découvrir son extrême proximité. Notre regard est toujours trop loin. Nous croyons que nous ne voyons pas Dieu parce qu'il est trop loin. Non, c'est parce que nous regardons trop loin. L'espace entre nous et ce que nous regardons est dans le mauvais éloignement.

L'éloignement est de l'essence de la proximité. Sans éloignement, il n'y a pas d'approche possible, il y a alors promiscuité, mélange, fusion et confusion éventuelle. La distance est la condition même pour que Dieu soit notre prochain et que, mutuellement, les uns des autres nous puissions être  prochains.

En quoi ce mode d'être ensemble, cet avoir-à-mourir et cet avoir-à-vivre, nous concernent-ils ? Nullement en ce que nous fassions ce que fait le Christ, car c'est fait, mais en ce que nous le laissions venir en nous, à notre mesure, et ici, la mesure qui est en question est la mesure du désir.

N'oublions pas le tout premier mot :« Nous voulons voir Jésus », nous désirons voir Jésus. Or ce désir-là est un désir qui, en nous, doit d'une certaine manière mourir pour vivre, c'est-à-dire ne pas demeurer dans la crispation mais dans l'ouverture. C'est précisément le désir qui doit changer de qualité.

Le désir n'est pas un sentiment ou l'équivalent de cette coulée que l'Occident appelle d'abord volonté, puissance, libido, suivant les lieux où cela parle. Le désir est le moment séminal de notre être et se crisper sur le désir, c'est se perdre tandis qu'acquiescer à la transformation intelligente du désir, c'est précisément se trouver. Voilà en quoi la petite phrase du verset 25 dit beaucoup de choses infiniment précieuses si elle est regardée dans son lieu, dans son mouvement, tel que nous avons essayé de le faire ici.

Nous prenons maintenant conscience de ce que notre première écoute ignorait la différence immense entre le lieu d'où ce texte parle et le lieu d'où nous entendons spontanément. Le souci que nous devons avoir est donc de prendre bien connaissance de la relative validité en son lieu de notre propre discours psychique sur l'être humain et de la double distance à prendre en compte. Notre discours est d'abord situé dans la culture d'un moment donné. Ainsi, il ne faut pas croire que la psychanalyse soit une espèce de chose qui parle de l'homme universel. Elle naît en même temps que naît un certain mode d'être moi.

Donc, il convient de constater une distance entre les cultures et, en plus, une distance par rapport à toute culture, y compris la culture dans laquelle ce texte parle. Il s'agit en effet de dévoiler une dimension de l'homme qui n'appartient nativement à aucune culture puisque c'est la nouveauté christique qui est en question. J'entends ou je n'entends pas, aujourd'hui ou demain. L'Évangile porte cette prétention, cette demande, cette exigence, pour être entendu comme il est.



[1] Vous avez ici un extrait de la 3ème rencontre du cycle  "Plus on est un, plus on est deux" qui a eu lieu au Forum 104 (cf tag PLUS 2 PLUS 1), avec des ajouts venant d'une séance à Saint-Bernard de Montparnasse sur le thème du "Je christique" en 2001-2002.

[2] « Il est intéressant de voir comment Jésus se comporte par rapport à ses interlocuteurs. Quand on lui pose une question pour le prendre, le prendre au piège, ce qui est fréquent dans les évangiles, ou bien il ne répond pas, ou bien il réitère son affirmation en l'aggravant encore pour marquer que la pensée de l'interlocuteur s'épaissit et que ce n'est pas répondable – car une question du mauvais cœur n'est pas répondable. Dans le cas où c'est une question de disciple qui ne cherche pas à le prendre, Jésus explique, déploie. C'est très important, les questions que nous posons. De quel cœur posons-nous des questions ? » (Extraits du message La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jn 3, 1-10).

[4] C'est ce que dit saint Jean : « La ténèbre est en train de passer et la lumière véridique déjà luit » (1 Jn 2, 8).

 

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