1 Cor 15, 1-11: L'Évangile au singulier.
Pour la plupart d'entre nous, le mot évangile désigne un des quatre petits livres qui se trouvent au début du Nouveau Testament. Mais pour saint Paul cela désigne autre chose, c'est ce qu'il dit dans ce texte auquel Jean-Marie Martin se réfère très souvent. Une méditation complète de ce grand chapitre de Paul se trouve dans un autre message : 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.
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1 Cor 15, 1-11: L'Évangile au singulier
« 1Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu et dans lequel vous demeurez fermes, 2par lequel aussi vous vous sauvez, si vous le gardez tel que je vous l'ai annoncé ; sinon, vous auriez cru en vain. 3Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, 4qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, 5qu'il est apparu à Céphas, puis aux Douze. 6Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart d'entre eux demeurent jusqu'à présent et quelques-uns se sont endormis – 7ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. 8Et, en tout dernier lieu, il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton. 9Car je suis le moindre des apôtres ; je ne mérite pas d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu. 10C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce à mon égard n'a pas été stérile. Loin de là, j'ai travaillé plus qu'eux tous : oh ! non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. 11Bref, eux ou moi, voilà ce que nous prêchons. Et voilà ce que vous avez cru. » (Traduction Bible de Jérusalem).
Il s'agit ici de définir l'Évangile au singulier. [1] L'Évangile au singulier ce n'est pas un des quatre petits livres que nous appelons évangiles, c'est la première annonce. L'annonce se dit aussi dans un autre mot qui est à la fin du paragraphe : « Ainsi nous prêchons (kêrussomen) » ; ce verbe s'emploie pour la proclamation que fait le héraut qui annonce la victoire ; le mot kérygme est de même racine.
L'Évangile au singulier.
« 1Je vous rappelle frères l'Évangile dont je vous ai évangélisé (que je vous ai annoncé) – les deux mots évangile et évangélisersont de la même racine en grec, eu-angelia c'est la "belle annonce". L'Évangile au singulier ça s'annonce et ça se reçoit, le verbe recevoir vient juste après – que vous avez reçu (accueilli), dans lequel vous vous tenez (vous êtes établis fermement), 2dans lequel vous êtes saufs. »Ce n'est pas une nouvelle qui s'apprend d'une oreille et qui s'oublie, c'est une annonce qui constitue un état, un état qui est appelé le salut.
L'annonce essentielle, le premier Credo.
[…] 3Car je vous ai transmis (paredoken) en premier – en premier (en prôtois) est un mot intéressant parce qu'il peut signifier : en premier parce que c'est l'essentiel, le plus important de l'Évangile ; mais aussi en premier parce que c'est dans ma première visite, c'est la première chose que je vous ai annoncée. Les deux sens sont tout à fait possibles et compatibles – à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures 4et qu'il a été enseveli – je préfère “a été enseveli” plutôt que “a été mis au tombeau” parce que l'importance de l'ensevelissement dans le premier Évangile est liée à la symbolique de la semence –et qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. »
Vous remarquez que la nouvelle consiste en « Jésus est mort et ressuscité », ces deux choses sont inséparables, non pas simplement parce qu'on ne peut pas ressusciter si on n'est pas mort, mais aussi parce que la Résurrection est inscrite dans le mode de mourir de Jésus.
Voilà où commence le Credo : à l'Évangile qui est l'annonce correspond la foi (pistis). Autrement dit la foi est l'accueil de l'annonce. Ce que dit la foi originelle c'est ceci et rien d'autre.
Les autres Credo, leur noyau.
Vous reconnaissez des mentions qui sont restées au milieu de notre Credo le plus court : « Jésus a souffert pour nous… est mort et a été enseveli… est ressuscité des morts le troisième jour », et vous avez aussi le « conformément aux Écritures » qui est dans le Credo de Nicée.
Vous savez que les Églises se sont formé des Credo[2] autour de l'annonce essentielle, et il y a des variantes. L'une d'elle est devenue dominante, c'est le Credo qu'on appelle Symbole des Apôtres, mais il y en a d'autres. C'est à partir du Symbole de l'Église d'Alexandrie que sera développé le Credo issu du premier grand concile œcuménique à Nicée.[3]
Le premier Credo[4] ne commence pas par dire « Je crois en Dieu le Père tout-puissant créateur », il commence par ceci : « Jésus est mort pour nos péchés, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. » Voilà l'essence du Credo, l'essence de ce que dit la foi, le noyau autour duquel le Credo va se développer.. L'histoire de l'élaboration des multiples Credo des différentes Églises au cours des IIe et IIIe siècles est très intéressante à suivre.
Donc le Credo s'est développé autour de ce noyau, en amont et en aval. Il s'ensuit que le premier Credo entendu en ce sens n'est pas formellement triadologique, trinitaire. Une certaine conception trinitaire est de toute façon contenue dans notre texte d'Écriture.
Le cœur de l'Évangile et le cœur des évangiles.
Paul cite véritablement une formule qu'il a annoncée en premier et dans laquelle il faut se tenir, et de l'entendre sauve. Elle est rappelée ici avec beaucoup de soin et nous en retrouvons des échos fidèles dans les Credo que nous connaissons. Que ce soit le cœur de l'Évangile se trouve attesté pratiquement à toutes les pages de Paul, et c'est ce qu'il faut présupposer à toute l'écriture de Jean pour entendre quelque chose à saint Jean.
L'annonce s'appuie sur des témoins : l'Écriture, l'expérience apostolique.
En outre ce texte donne deux attestations.
1/ Que veut dire "selon les Écritures" ?
Il y a une attestation très archaïque qui est citée : « selon les Écritures ». Il y a une façon de lire les Écritures (ce que nous appelons l'Ancien Testament) qui est propre à l'Évangile mais qui n'a pas surgi comme ça d'un seul coup.
Mais que veut dire lire, que veut dire "entendre l'Écriture" (puisque lire c'est le mode d'entendre la chose écrite) ? Nous savons qu'il y a une lecture talmudique, une lecture cabalistique, une lecture évangélique, une lecture historico-critique, et même par ailleurs on a fait des lectures marxistes, des lectures structuralistes, des lectures psychanalytiques…
Un des traits qui est commun au monde juif et au premier christianisme, c'est de lire tout “selon les Écritures”, à partir des Écritures. Et c'est un mode de lecture qui pour nous ne paraît pas toujours aller de soi, c'est un autre mode de lire.
Comment est-ce que ce mode de lire évangélique se justifie ? Pour l'expérience évangélique, tout est déjà dans ce que nous appelons l'Ancien Testament (dans l'Écriture) mais séminalement.[5] Or c'est au fruit qu'on connaît la semence, donc c'est à partir de la Résurrection qu'il faut relire l'Écriture.
Autrement dit l'Écriture n'est pas considérée comme une preuve mais comme une manière de dire de Dieu. Ceci est un usage très antique : il s'agit de s'y retrouver dans ses manières. Il faudrait peut-être préciser davantage mais je le dis en passant.
2/ Quelle est l'autre attestation ?
L'autre attestation c'est “nous”, et nous c'est l'âge apostolique. Ici sont énumérés un certain nombre de témoins. Tous ceux qui sont cités, par exemple par l'évangile de Luc, ne sont pas nécessairement repris ici, il y a un autre ordre, il y en a qu'on ne connaissait pas par ailleurs :
« Je vous ai transmis que… 5 et qu'il s'est donné à voir (ophte) à Képhas (Pierre), puis aux douze, 6 ensuite il s'est donné à voir à plus de cinq cent frères en une seule fois, parmi lesquels la plupart demeurent (vivent) encore maintenant, certains cependant sont morts ; 7 ensuite il s'est donné à voir à Jacques et à tous les apôtres ; 8 et au dernier de tous comme à un avorton, il s'est donné à voir à moi aussi. »
L'Évangile est essentiellement l'annonce dont le contenu (si l'on peut dire) c'est « Jésus est mort et ressuscité » car mort et ressuscité ça tient ensemble ; et ensuite cela s'appuie sur :
- d'une part les Écritures,
- d'autre part un donner à voir, une expérience : l'expérience de Jésus ressuscité est donnée à ses témoins choisis, et c'est ce qui fonde toute foi.
Car il s'agit dans les versets 1-8 que nous avons lus de déterminer l'Évangile dans un chapitre qui précisément répond à une contestation à propos de la résurrection.
Paul est "missionné" quoiqu'il n'en soit pas digne.
Dans la dernière partie du paragraphe, Paul prend sa place : « 8Au dernier de tous comme à un avorton, il s'est donné à voir à moi aussi. 9En effet je suis le plus petit des apôtres, [moi] qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Ekklêsia de Dieu. » Paul a simultanément conscience d'avoir reçu une mission de première importance et d'en être tout à fait indigne, ce qui fait qu'il manifeste que sa mission est une donation, elle n'est pas de son propre, et en même temps il se considère comme “le plus petit” du fait qu'il a persécuté l'Église. Et ce n'est pas le lieu ici d'une fausse humilité, ce n'est pas le genre à l'époque – la fausse humilité sera un travers chrétien des siècles postérieurs – mais d'une attitude essentiellement liée à sa doctrine de la grâce, c'est-à-dire de la donation. « 10 Ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu (par donation), et sa grâce (cette donation) en moi n'a pas été vaine, mais plus qu'eux tous j'ai travaillé, non pas moi mais la grâce de Dieu avec moi. » Le mot travailler se trouve chez saint Jean au début et à la fin du chapitre de la Samaritaine (Jn 4) ; à la fin c'est à propos du semeur : le semeur s'est fatigué dans le champ et il se réjouit en même temps que le moissonneur.
Le kérygme (l'annonce).
La Révélation a des témoins choisis dans un âge ; ce n'est pas l'expérience singulière d'un seul individu, mais c'est révélation à ceux qui sont choisis et dont la tâche ici est d'annoncer. En effet au verset 11 nous trouvons le verbe qui correspond au mot kérygme : « 11 Donc, que ce soit moi, que ce soit eux, ainsi nous proclamons (kêrussomen) et ainsi vous avez cru. »
Paul emploie le mot kérygme. Jean, lui, emploiera volontiers deux verbes : évangéliser, c'est-à-dire annoncer la nouvelle, et témoigner. Le mot témoigner a un sens important dans l'évangile de Jean.
Rapport de ce texte avec la répartition trinitaire.
Ce texte dit essentiellement l'Évangile et son recueil. C'est la première chose que Paul annonce. Il n'arrive pas en récitant « Il y a un Dieu tout puissant qui a créé le ciel et la terre », d'abord parce qu'en un sens, pour certains, ce ne serait pas nouveau, et puis en tout cas ce n'est pas ce qu'annonce l'Évangile.
En effet l'Évangile annonce l'unité de la mort-résurrection du Christ qui évidemment donne sens et au Père et à l'Esprit :
- s'il est déterminé Fils, c'est qu'il y a Père ;
- et s'il est ressuscité, c'est pour que la force de résurrection découle sur la totalité de l'humanité, et la force de résurrection qui découle, c'est l'Esprit Saint.
Il s'ensuit donc que cette proclamation de foi, qui est le cœur de l'Évangile, contient en elle du côté du Père le déploiement du Père comme Père, et du côté de l'Esprit le déploiement de la Résurrection sur l'humanité entière.
Vous remarquerez par exemple qu'au verset 3 nous avions cette mention : « est mort pour nos péchés ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien c'est le découlement de l'Esprit de réajustement de l'humanité, l'Esprit de justification si vous voulez.
Autrement dit il n'est qu'une chose qui est la résurrection du Christ, mais il n'y a pas de Christ sans un double regard, regard vers le Père, regard vers les hommes. Il n'est jamais question du Christ autrement que dans cette double posture, ce qui justifie ensuite pleinement la répartition triadologique. Elle n'est donc pas génétique (originelle si vous voulez) mais elle est un premier déploiement de ce qui est originellement compris dans l'attestation de la Résurrection comme fondant la filiation du Christ, filiation du Christ qui n'est pas pour lui seul mais pour l'humanité toute entière.
Le Christ est l'unifiant de la totalité de l'humanité.
Le fait que la filiation du Christ concerne toute l'humanité est quelque chose de mystérieux qui devrait renouveler complètement notre anthropologie, c'est-à-dire ce qu'il en est de l'homme pour nous. Par exemple la phrase dont je viens de parler et qui vous parait la plus répulsive dans le plus originel, à savoir « est mort pour nos péchés » (1 Cor 15) signifie que la figure christique a son sens dans la filiation du Monogénês (du Fils un), mais au sens où il est unifiant de la totalité de l'humanité : être unifié c'est être absous de ce qui déchire et de ce qui disperse, donc de ce qui est péché.
Donc cette petite mention « est mort pour nos péchés » conclut tout, indique (quand on sait la lire) que la dimension fondamentale du Christ est le souci, la cure (au sens de "avoir cure de"), la charge ou la tâche d'accomplir l'œuvre, qui est l'accomplissement de l'humanité tout entière. Voilà ce qui est contenu dans « est mort pour nos péchés ».
► Quand tu dis « pour nos péchés » je me souviens d'avoir entendu que le péché n'était pas uniquement relatif à l'homme. Donc c'est quoi « nos péchés » ?
J-M M : C'est encore autre chose. Pour l'instant il faut d'abord retenir des repères, dire : je ne comprends pas encore, mais je repère des constantes.
D'ailleurs entendre, c'est toujours attendre, ce qui est dit là n'est jamais une affaire entendue, c'est une affaire encore à entendre.
En guise de conclusion.
L'Évangile au singulier consiste essentiellement en mort / Résurrection : « il (le Christ) est mort […], ressuscité selon les Écritures », et tout le reste vient après. Cependant mort et Résurrection ne sont pas des anecdotes qui concernent le Christ singulièrement, puisque l'humanité entière est incluse dans cette affaire, ceci appartient aussi au cœur de l'Évangile. Et de cela témoignent les Écritures et “nous” à qui cela fut donné de voir. Voilà la structure de base.
[1] Vous avez ici un extrait de la retraite de Nevers sur "Le Signe de croix signe de la foi" en 2010, avec quelques ajouts venant de la session de Nevers sur "Le Credo et la joie" en 2007.
[2] Au début on n'appelle pas ces textes des Credo mais des Symboles. Le Credo ne fait pas partie, en tant que discours constitué, de l'Écriture Sainte. C'est une production des premières communautés chrétiennes. Le plus originellement, le Credo prend source dans la pratique rituelle du baptême. La forme la plus ancienne du Credo romain, nous ne l'avons dans son intégralité que vers la fin du IIIe siècle - début du IVe siècle, donc tardivement. Le symbole de Nicée-Constantinople est postérieur aux deux conciles : celui de Nicée (325) et celui de Constantinople (381). Sur le blog figure la transcription de la session où Jean-Marie Martin parle de l'histoire des Credo et fait un commentaire des deux Credo usuels : tag CREDO.
[3] À la messe sont récités soit le Credo court qui est le Symbole des apôtres qui correspond au Credo romain, soit le Credo long qui est le Symbole de Nicée-Constantinople, à savoir le Symbole de Nicée où certaines mentions (en particulier à propos du Saint Esprit) ont été ajoutées.
[4] « Ce texte de 1 Cor 15 a été écrit avant même la rédaction des évangiles, même si des portions d'évangiles circulent déjà dans les Églises. Nous sommes là dans les années 55, et ce texte précède tous les mots écrits du Nouveau Testament. » (Jean-Marie Martin à Saint-Jacut).
[5] Voir le message Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....