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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 septembre 2013

Jn 3, 1-10 : La rencontre de Jésus avec Nicodème

Voici une méditation sur un texte de saint Jean auquel Jean-Marie Martin se réfère souvent car on y découvre de nombreux repères concernant la lecture de saint jea, en particulier le thème de naître de plus originaire, la structure semence/fruit, le terme de pneuma qu'on traduit en général par "esprit", les deux espaces.  Ceci est un extrait de la deuxième rencontre du cycle "Plus on est deux, plus on est un" qui a eu lieu à Paris au Forum 104 en 2009-2010. Jean-Marie Martin venait de parler de "Comment aborder l'Évangile ?", et avait introduit la structure sur laquelle s'installe l'Évangile : la distinction de ce monde-ci et du monde qui vient. La transcription de la totalité de la rencontre se trouve sur le blog (tag PLUS 2 PLUS 1) . L'image mise provient de http://ipac.icp.fr/uPortal/page/decouvrir/expo/evangeliaire_copte/jean4.htm.

 

La rencontre de Jésus avec Nicodème

 

INTRODUCTION

Il est intéressant de voir comment se font les rencontres chez Jean. Nous avons un exemple magnifique dans le chapitre 3 que nous allons ouvrir.

●   Les rencontres de Jésus commencent en général par une méprise.

Le chapitre 3 de Jean est la rencontre nocturne entre Nicodème et Jésus. Apparemment c'est Nicodème qui prend l'initiative de la rencontre. Une rencontre nocturne, c'est-à-dire une rencontre qui n'est pas, au sens johannique du terme, dans la lumière.

Elle commence par une méprise. En effet s'il faut chercher le bon abord comme je l'ai dit, il faut bien savoir que le bon abord est très rare et que les abords qui sont des gestions d'une méprise initiale sont au contraire très fréquents. En plus, ils ne sont pas du tout considérés comme négatifs chez Jean, à condition qu'ils se déploient progressivement de bonne façon.

●   La rencontre de la Samaritaine et de Jésus est nuptiale (Jn 4).

Ceci nous inviterait à lire le chapitre 4 qui est explicitement une rencontre, et même une rencontre dans la symbolique nuptiale : la rencontre de la Samaritaine et de Jésus. Comme les patriarches rencontraient leur fiancée au puits, la Samaritaine et Jésus se rencontrent au puits, celui du patriarche Jacob. Or Jésus n'est le fiancé d'aucune Samaritaine particulière donc ceci indique que la Samaritaine est la figure de l'humanité. Le processus va, par étapes, de l'extrême méprise jusqu'à la reconnaissance mutuelle, l'identification – identifier, et non s'identifier à. Voilà, la rencontre va à identifier l'interlocuteur, c'est-à-dire le reconnaître pour ce qu'il est. Et je dis que dans le cas de Jésus, ceci passe par le fait que je me ré-identifie moi-même.

Nous prenons maintenant le texte du chapitre 3.

 

1) Versets 1-4 : Le premier moment du dialogue entre Nicodème et Jésus.

●   L'arrivée faraude de Nicodème.

«1Était un homme d'entre les Pharisiens, Nicodème son nom, archonte des Judéens. 2Il vint auprès de lui (Jésus) de nuit et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es venu d'auprès de Dieu comme didascale (comme rabbi) – Est-ce que Jésus est un Rabbi ? Nous verrons qu'il va récuser de façon apparemment hautaine cette arrivée faraude de Nicodème qui prétend savoir qui il rencontre (« Nous savons »), et en plus qui sait pourquoi – car personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui.”» C'était la bonne argumentation des traités d'apologétique du XVIIIe siècle : les miracles sont des signes qui prouvent. Il sait déjà ça, lui !

●   La réponse énigmatique de Jésus.

rencontre de Jésus Nicodème, évangéliaire 1250, ICP«3Jésus répondit et lui dit: Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d’en haut, il ne peut voir l'espace de Dieu (le royaume de Dieu.) – phrase sans doute énigmatique qui donne lieu à la réponse de Nicodème –  4Nicodème lui dit : Comment un homme devenu vieux peut-il naître ? Est-ce qu'il peut dans le ventre de sa mère entrer une deuxième fois  et naître ? ”». On a dit : il est naïf ce Nigaudème. Oui, au Moyen Âge, dans les mystères, le personnage de Nicodème s'appelait Nigaudème parce que c'est une réponse nigaude : il n'a pas compris qu'il s'agissait du baptême, disait-on. Mais il ne s'agit pas du baptême du tout ! Il est possible d'ailleurs que cette question du retour, de la re-naissance, évacue pour l'Évangile la signification d'un retour à ce monde sur mode de réincarnation ou quelque chose de ce genre, auquel cas ce ne serait pas si nigaud que ça. Je veux dire par là que ce serait d'une pertinence autre que la sottise apparente de sa réplique.

●   Pourquoi Jésus réitère-t-il sa réponse ensuite ?

Il est intéressant de voir comment Jésus se comporte par rapport à ses interlocuteurs. Quand on lui pose une question pour le prendre, le prendre au piège, ce qui est fréquent dans les évangiles, ou bien il ne répond pas, ou bien il réitère son affirmation en l'aggravant encore pour marquer que la pensée de l'interlocuteur s'épaissit et que ce n'est pas répondable – car une question du mauvais cœur n'est pas répondable. Dans le cas où c'est une question de disciple qui ne cherche pas à le prendre, Jésus explique, déploie. C'est très important, les questions que nous posons. De quel cœur posons-nous des questions ?

Ici Jésus réitère mais d'une façon qui est peut-être explicative. Il n'est pas dit que Nicodème n'entend pas, mais néanmoins c'est suggéré. Ce personnage de Nicodème est une figure étrange. Dans les dialogues de l'évangile, en général il y a une résolution : ou bien l'interlocuteur refuse et s'en va, ou bien il professe la reconnaissance en Jésus. Ici, il n'y a pas de réponse finale, on ne sait même pas exactement où s'arrête le dialogue. Pourquoi ? Probablement parce que Nicodème représente, au moment où Jean écrit, un certain nombre de Juifs qui sont sympathisants, bienveillants, mais pour des raisons diverses ne se déclarent pas. Et probablement il ne veut pas préjuger de ce qui arrivera de ce cheminement. Probablement.

 

2) Verset 5 : Naître de plus originaire ; la structure semence/fruit.

La réitération est celle-ci : « 5Jésus répondit : « Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma, il ne peut entrer dans l'espace de Dieu (dans le royaume de Dieu) ». Nous allons revenir sur la signification de ces choses-là.

●   Accéder à l'Évangile c'est naître de plus originaire.

Accéder à l'Évangile n'est pas ajouter quelque chose à ce que je sais déjà, accéder à l'Évangile c'est naître. Une seconde naissance ? Seconde si l'on veut parce que c'est une naissance à partir de plus originaire que mon état natif dans ce monde-ci, car le monde qui vient vient de plus loin. Autrement dit c'est le dévoilement de ma propre identité, antérieure à ce dont témoigne ma carte d'identité, je veux dire mon identité sociale. C'est naître, c'est venir au monde qui vient, et non pas demeurer dans ce monde-ci quitte à avoir quelques certitudes supplémentaires qui me seraient enseignées par ailleurs. C'est une ré-identification de moi-même à partir de plus originaire. C'est l'ouverture en moi d'un espace que je ne connaissais pas, d'un espace de vie. Le mot royaume que nous avons ici désigne cet espace nouveau – le olam ou l'aïôn qui vient – et donc me donne lieu autrement.

●   Le rapport de la semence et du fruit.

D'autre part, ce que veut dire naître, ce que veut dire la paternité, toute la symbolique de la semence qui a rapport à la paternité, ce sont des choses qu'il faudrait regarder de très près car elles sont tout au long de notre Évangile et désignent même des structures porteuses de tout l'Évangile.

Ainsi le rapport de la semence et du fruit correspond au rapport du Père et du Fils : le Père est la semence et le Fils est la venue à visibilité, la venue à corps de ce qui était séminal, et le séminal est interprété comme le désir de Dieu.

●   Le rapport semence/corps chez les anciens, en particulier chez les stoïciens.

Vous avez ici quelque chose de très ancien qui se trouve même chez les stoïciens archaïques, à savoir que le désir se fait semence et la semence prend corps progressivement jusqu'à ce qu'elle arrive pleinement à corps accompli ou à fruit. Voilà qui est tout à fait étranger à la signification du mot corps dans cette séquelle du platonisme qu'est la distinction du corps et de l'âme, alors qu'ici le corps désigne l'homme pleinement accompli, l'accomplissement de ce qui était tenu en semence.

●   Le désir que Dieu Père a de l'humanité.

Le Père représente la semence qui comme telle est invisible, et désigne le désir que Dieu a de l'humanité : désir ou volonté ; le mot volonté signifie le désir pris en bonne part, et parfois ce qu'on traduit par désir se laisserait traduire plutôt négativement par concupiscence – c'était le mot d'Augustin – désir au sens négatif du terme.

●   La paternité de Dieu c'est l'annonce de mon identité que je ne savais pas.

Donc le thème de la paternité de Dieu est un thème très important puisqu'il a rapport avec le thème de la naissance : Dieu Père, c'est quelque chose qu'on n'entend pas, bien qu'il ait une signification symbolique extrêmement profonde, et c'est cela qui est touché ici. C'est donc l'annonce de mon identité que je ne savais pas.

Acquiescer à Jésus, c'est acquiescer à une identité neuve et plus originelle que celle que je connais de moi-même. Je dis bien : "que celle que je connais" et il vaudrait mieux dire, ici, “celle que je sais”. Savoir va avoir son importance dans la suite immédiate du texte.

 

3) Verset 6 : Chair et pneuma.[1]

« Ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né du pneuma est pneuma. »

Que signifient ici les mots chair et pneuma ?

●   Qu'est-ce que la chair dans la Bible ?

Chair ne désigne pas une partie composante de l'être humain mais l'humanité de ce monde-ci, l'homme tout entier dans son aspect de faiblesse. La faiblesse (asthénéia) de l'homme de ce monde-ci consiste en deux choses qui se tiennent : avoir à mourir et avoir à être meurtrier (ou excluant, ce qui est la même chose). Nous sommes dans un monde qui est régi par le prince de ce monde, le Satan, qui est lui-même le meurtre, qui est l'arkhê du meurtre et de la mort. Mort, péché et meurtre sont des dénominations du prince de ce monde. C'est ce qui règne, c'est ce qui régit. Nous sommes asservis à mourir.

Tout l'essentiel de l'Évangile est là : le Christ change le sens de la mort par une mort librement acquiescée, ce qui lui est enlève son caractère de servitude, et c'est ce que nous ne pouvons pas faire. Le rapport liberté-servitude joue ainsi dans le mode d'être à la mort. Ce sont des choses essentielles, mais on ne lit pas ça couramment dans ce texte.

●   Que veut dire "naître d'eau et pneuma" ? 

Je reviens un petit peu en arrière en prenant la deuxième réplique de Jésus : « Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d'eau et pneuma, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu ». On connaît cette interprétation : si quelqu'un n'est pas baptisé, il n'ira pas au ciel. Or, premièrement les si chez saint Jean ne sont pas conditionnels, de même que les oti(parce que) ne sont pas d'ordre causal, et les hina (afin que) ne sont pas d'ordre final. Cette articulation de notre grammaire est issue, comme la plupart des choses, des quatre causes d'Aristote ou des catégories – mais il s'agit ici des causes. Les quatre causes d'Aristote constituent notre type de discours. Or le rapport des quatre causes ne joue pas dans la langue hébraïque. Jean parle un grec qui n'est pas le grec classique et qui garde dans l'esprit les structures de pensée hébraïque.

Dans ce passage, il est très important de supprimer le si et de traduire comme ceci : « naître d'eau et esprit, c'est cela qui donne d'entrer dans l'espace de Dieu ». Nous avons une sorte d'équivalence qui est alors bien dans l'esprit de l'écriture biblique, psalmique, qui dit la même chose avec des mots légèrement différents : « Mon âme magnifie le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon sauveur » (Lc 1, 46) : mon âme / mon esprit ; mon seigneur / mon sauveur ; exalter / exulter. C'est de Marie mais c'est de structure psalmique. C'est une sorte de rime de sens qui constitue la poématique dans ce domaine.

Naître d'eau et esprit ne veut pas dire : être baptisé matériellement dans l'eau qui est un signe d'une réalité spirituelle intérieure, selon la théologie sacramentaire qui se développera par la suite. Cette théologie a du reste une certaine validité en son lieu, mais ce n'est pas ce qui est en question ici. “Eau et pneuma (esprit)”, c'est un hendiadys, c'est une figure de style qui est connue d'ailleurs même dans le monde des rhétoriciens latins (Quintilien, etc). Hendiadys signifie : dire une seule chose à travers deux mots. Autrement dit, il faut que nous traduisions par « naître de cette eau-là qui est le pneuma ».

●   Qu'est-ce que le pneuma ?

Ce que pneuma signifie, on le lit par exemple dans le dictionnaire rabbinique de Jastrow : à rouah en hébreu vous avez : souffle, eau, feu. Ça se comprend parce que, comme dit saint Justin, le pneuma est porteur de tous les noms et peut paraître sous toutes les formes : il est polymorphe et il est polyonyme. Donc c'est le lieu d'une autre symbolique.

●   Eau et pneuma en Jn 7, 37-39.  

Par ailleurs saint Jean lui-même explique cela au chapitre 7. C'est le dernier jour de Soukot où Soukot est la fête d'automne, la fête de l'eau, qui dure huit jours. « 37Dans le dernier jour qui est le grand jour de la fête, Jésus se tint debout et cria – voilà une posture, une situation, un lieu, une heure, un moment décisif – disant : “Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et boive, 38celui qui croit en moi, selon que le dit l'Écriture, des fleuves d'eau vivante couleront de son sein (de son ventre)”– et saint Jean en fait l'exégèse – 39Il parlait du pneuma que devraient recevoir ceux qui croiraient en lui – quand il dit “eau”, il parle du pneuma, donc pneuma et eau ne sont pas deux choses ici, ce sont deux désignations du pneuma. Et il ajoute  – car il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié », c'est-à-dire que le pneuma n'avait pas encore été manifesté et répandu sur le monde parce que Jésus n'était pas encore ressuscité.

Autrement dit ceci me dit comment il faut penser le pneuma : c'est le pneuma de Résurrection, c'est-à-dire le pneuma d'avènement de la vie neuve, parce que la Résurrection, ce n'est pas pour demain. La Résurrection, c'est la qualité première de l'espace dans lequel déjà je suis introduit, expression fréquente chez Jean, donc c'est l'aïôn qui vient.

Il y a une dimension ouverte en moi de laquelle je puis vivre, qui coexiste encore à la dimension de ce que Paul appelle le vieil homme (ou l'homme ancien). Ce sont là des structures de base, ce sont les nervures du texte néotestamentaire. Mais au cours des siècles tous ces textes vont être pris pièce à pièce et reposés dans une autre construction, une construction à l'occidentale où ils perdront tout leur sens. Il faut les entendre dans leur mouvement.

●   L'opposition chair / pneuma et la coexistence des deux.

Il y a chair et pneuma :

  • chair désigne le mode de vie de maintenant, ou l'espace dans lequel je vis maintenant,
  • pneuma désigne l'espace de Résurrection qui est l'espace ouvert par l'accueil du monde qui vient.

Quand Jésus dit par exemple : « je le ressusciterai au dernier jour », il faut traduire : « je commence à le ressusciter dans ce dernier jour dans lequel nous sommes » car nous sommes dans le septième jour. Les six jours sont les jours de la déposition des semences ou de la manifestation du désir de Dieu – la prothésis, la déposition. Et le septième jour est le moment où les semences déposées croissent, c'est le moment de la croissance. Le septième jour Dieu est à l'œuvre, il n'est pas à l'œuvre de création mais à l'œuvre de croissance, et c'est le jour dans lequel nous sommes. Nous ne sommes pas à la dernière heure du dernier jour, mais nous sommes dans le dernier jour. La temporalité chez Jean est extraordinaire et très différente de ce que nous appelons le temps.

Prenons notre verset 6 : « Ce qui est né de la chair est chair; ce qui est né du pneuma est pneuma. » donc on ne passe pas de l'un à l'autre, ce qui ouvre la coexistence pour maintenant des deux choses, chair et pneuma.

C'est le principe de la semence qui a été énoncé par Jésus par exemple dans « un bon arbre porte de bons fruits et un mauvais arbre de mauvais fruits » (Mt 7, 17) et qui a pour sens : le fruit est déterminé par la semence. En effet, si je sème des petits pois je ne m'attends pas à recueillir des lentilles. Cela désigne une sorte d'identité.

●   Quelle dimension d'être la rencontre avec Jésus ouvre-t-elle ?

Donc j'ai une identité intime, et nous verrons que c'est même une identité insue. Ça ne veut pas dire que je n'ai pas de rapport à elle, mais elle n'est pas en moi sur le mode du savoir. Elle est sur un autre mode qui va être précisé par la suite du texte. Autrement dit le chrétien (l'homme christique) se laisse découvrir une dimension intérieure qui fait que l'homme qu'il était lui semble plat. Il y a une sorte de dimension d'être, une espèce d'espace qui s'ouvre, d'espace de souffle, de grand souffle, de pneuma de Résurrection qui est en question dans l'accueil, dans la rencontre. Voilà la rencontre comme elle s'effectue ici.

Encore une fois, ceci n'est pas l'étude du deux essentiel mais c'est bien vraiment initial, primordial. Il faut commencer par là.

 

4) Verset 8 : Le pneuma "tu ne sais… tu entends sa voix".

Nous arrivons à quelque chose qui va préciser un point important sur ce qu'il en est du pneuma. « 8Le pneuma souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va ; ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma. » Voilà une des phrases les plus importantes de l'Évangile – on peut le dire de beaucoup.

« Le pneuma pneï (souffle) où il veut », cela ne signifie pas comme ça lui chante. Il souffle selon son vouloir, selon son désir. Le mot thélêma (vouloir) dit la même chose que la semence dont nous parlions tout à l'heure, c'est-à-dire que son souffle donne du désir, et donne que je naisse et que je naisse comme fils. L'importance du pneuma dans la filiation est soulignée par Paul également. « Tu ne sais d’où il vient ni où il va» : ce « Tu ne sais » s'entend d'abord épisodiquement par rapport au contexte : il y a une sorte de sourire de Jésus par rapport à l'entrée de Nicodème « Nous savons » ... « Tu ne sais ».

Le verbe savoir n'a pas la même signification que le verbe connaître chez Jean. Le mot connaître, chez Jean est toujours pris en bonne part. Il ne désigne pas d'ailleurs exactement ce que nous appelons connaître non plus. Jean emploie le verbe gignôscô, il n'emploie pas le substantif gnôsis, Paul emploie gnôsis, même dans l'expression épignôsis, une connaissance pertinente. Savoir indique ici un mode du connaître qui est un connaître de prise : « tu n'as pas prise » – qui est contenu par exemple dans notre verbe français comprendre ou dans notre mot concept : capere, prendre. Or ce qui est en question dans l'Évangile, c'est quelque chose qui se donne et que, du même coup, je manque si je tente de le prendre, de m'en saisir. Donc le recueil de ce qui est en question ici ne se fait pas sur le mode de la prise ni sur le mode du com-prendre.

C'est à partir de l'expression tu ne sais que j'ai utilisé le mot d'insu qui est certainement un des mots les plus pertinents quand nous parlons de Dieu. Mais c'est un bienheureux insu, ce n'est pas insu malheureusement, c'est insu parce que le savoir – le savoir prenant – est trop petit pour ce qui est en question-là.

a) L'appel.

●   De quel entendre et de quelle voix s'agit-il ?

Mieux qu'un savoir il y a « tu entends sa voix ». Entendre est plus grand que comprendre. Alors, entendez bien entendre. Entendre n'est pas simplement acoustique au sens banal du terme : « Vous m'entendez ». C'est là que nous pouvons citer le mot de Heidegger : « Nous croyons que nous entendons parce que nous avons des oreilles, alors que nous avons des oreilles parce que nous entendons ».

« Tu entends sa voix ». Le terme de voix est très important, il ne désigne pas simplement ici le bruissement du vent comment on traduit parfois : « le vent souffle ». On ne peut pas traduire ainsi, il faut garder le mot de pneuma parce que Jean dans son traitement des petites paraboles – c'est une petite parabole –, ne fait pas d'abord un sens anecdotique auquel s'ajoute ensuite une morale ou une signification spirituelle ; la signification est à l'intérieur du texte et travaille le texte dès le début.

On pourrait examiner les quelques petites paraboles qui se trouvent en Jean, c'est toujours traité comme cela, donc de façon assez différente de la parabole courante qui demande ensuite une explication, bien que cela se trouve sous une autre façon chez Jean au chapitre 16.

●   "Le nom et la voix" ou "le nom et l'appel (klêsis)".

« Tu entends sa voix ». Le terme de voix est un terme classique, c'est un mot qui est souvent couplé au mot de nom : le nom et la voix. To onoma, le nom, ne désigne pas ce que nous appelons un nom. Même si nous ne sommes pas simplement nominalistes, le nom reste de toute façon chez nous une sorte d'étiquette extérieure qui est posée sur quelque chose qui préexiste. Alors que le nom dans le monde biblique est constitutif de l'être. Le nom est à la fois le propre et le proche, c'est-à-dire qu'il a cette double fonction qu'il est d'autant plus propre qu'il est plus proche. Le nom, c'est ce qui me donne la capacité d'être appelé et c'est ce qui appelle. Le couple onoma (le nom) / phonê (la voix) correspond au couple le nom / l'appel (klêsis).

Ce mot klêsis a une grande importance dans le monde biblique, chez Jean et Paul en particulier. C'est sur ce mot qu'est formé le mot ekklêsia, la convocation dans laquelle l'appel est adressé à la totalité de l'humanité.

Et l'appel est une activité tout à fait primordiale de Dieu comme nous le voyons dans le premier chapitre de la Genèse. Je commente ça rapidement.

●   Parenthèse : Dire, voir, séparer, appeler en Genèse 1.

« Dieu dit», la parole donne d'être. La parole de Dieu n'est pas une parole de loi, c'est une parole donnante. C'est le b-a-ba de la pensée paulinienne : une parole qui donne ce qu'elle dit. Le dire de Dieu – c'est le début de la Genèse – : « Lumière soit » est suivi de trois autres verbes qui déploient la signification de cet amar, de ce dire. Vayomer : et il dit. [amar est un mot hébreu qui désigne le dire ou la parole, vayomer est le verbe correspondant].

 « Et il vit que cela était bon » : la parole donne de voir. L'essence de la parole se résume, se rassemble dans le petit mot voi-ci : la parole donne de voir, d'avoir en vue. Et nous sommes près de « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu … » (1 Jn 1). C'est vrai au niveau le plus banal : vous croyez que vous voyez indépendamment de. Vous ne voyez que dans la parole, la parole a articulé d'avance les répartitions des choses. La parole accommode l'œil, donne de voir, elle dit « Voici », elle donne que je voie. Vayar : et il vit.

Troisième verbe, vayavdel : et il sépara. « Et il sépara la lumière de la ténèbre ». Nous avons ici un deux éminent et une fonction éminente de la parole qui est d'être tranchante, c'est-à-dire discernante. Le mot discerner est très intéressant parce qu'il a dans sa racine le verbe cernere qui signifie voir, précédé de dis : le 2 (dis-cerner). Le deux peut être le deux des contraires : discerner la lumière de la ténèbre, ça peut être discerner l'intérieur de l'extérieur de Dieu puisque en Dieu tout est lumière : en lui il n'y a pas de ténèbre, la ténèbre est tout entière hors de lui (toutes ces phrases ont pour référence le Prologue) ; hors Dieu est la ténèbre, d'où l'expression “les ténèbres extérieures” dans nos Écritures, ce qui est un pléonasme. La ténèbre, c'est l'extériorité, c'est donc aussi la région de l'exclusion, du refus, du meurtre, etc. et la lumière, c'est l'agapê [mot qu'on traduit habituellement par amour], c'est le lieu de la rencontre. Donc il sépare lumière et ténèbre. Seulement lumière et ténèbre ne sont pas toujours un deux totalement exclusif. Dans le cas de la Genèse, lumière et ténèbre sont la répartition d'une belle alternance. Ce n'est pas seulement l'alternative : ou bien c'est lumière ou bien c'est ténèbre, c'est ici l'alternance du jour et de la nuit.

« Et il appela la lumière jour… » : on entre dans la belle alternance. « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours » : Jean Racine écrivait cela quand il était chez son oncle à Uzès. Là nous avons un mode d'être deux qui comporte une incompatibilité simultanée, mais ouvre une possibilité d'alternance et de belle alternance. Sans compter qu'il y a néanmoins une certaine mixité qui se produit, et qui est aussi alternante, celle des deux crépuscules : le crépuscule du matin qu'on appelle aussi l'aurore ou l'aube, et celui du soir qu'on appelle habituellement tout simplement le crépuscule. C'est un mélange. Le crépuscule est considéré comme les portes du jour et de la nuit, de même que les solstices sont les portes de l'année.

Les anciens ont des expressions formidables pour désigner les rapports des choses. Nous parlions des différentes portes. Et quand Jésus dit « Je suis la porte », que dit-il sinon précisément ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur, du dedans et du dehors ? Ce rapport peut être négatif si le dehors est une exclusion, mais il peut être aussi la belle alternance de l'entrer et du sortir, parce que la demeure, c'est la porte, le seuil, c'est ce qui me permet d'aller et venir – le berger leur donne d'entrer et de sortir (Jn 10, 9) Un intérieur d'où je ne peux pas sortir, c'est la prison, et un extérieur qui ne me permet pas d'entrer, c'est le sans-toit. Nous avons là des exemples de mode d'être deux – je le dis en passant puisque c'est notre sujet – qui sont vraiment dignes d'être médités.

Je reviens à Gn 1 où on a vayomer (et il dit), vayar (et il vit), vayavdel (et il sépara), et où le quatrième terme hébreu vayikra (et il appella)est le verbe que nous cherchions puisque nous parlions de l'appel (klêsis en grec). Et dans « Et il appela la lumière jour et la ténèbre nuit » appeler est pris dans les deux sens, c'est-à-dire que Dieu donne le nom (« je t'appelle comme ceci ») et il hèle, appelle, invite. Le mot employé garde ces deux sens qui sont également ceux du mot français.

b) La dimension insue de chacun.

Retournons au verset 8. « Tu entends sa voixla voix, c'est à la fois la révélation d'un nom secret (d'un nom intérieur, donc d'un être puisque le nom c'est l'être, c'est-à-dire d'une dimension intérieure) et une invitation à venir mais tu ne sais d’où il vient ni où il va.»

●   Les enfants de Dieu ont une dimension insue sur laquelle ils n'ont pas prise.

Et ce qui est très intéressant, c'est que ceci est dit du pneuma, à savoir ici du Pneuma Hagion, de l'Esprit Saint (mais il vaudrait mieux traduire le Pneuma de Consécration que Esprit Saint) mais Jésus ajoute : «Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma ». Autrement dit les enfants de Dieu (pour prendre le langage de Jean) ou les fils de Dieu (pour prendre le langage de Paul) “tu ne sais” : ils ont une dimension insue qui est ainsi révélée par un mode d'entendre, mais qui n'est pas susceptible d'être prise parce qu'elle est donnée et que le donné ne se prend pas, ne se capte pas par mode violent.

Nativement nous avons une prise violente sur le monde. Ceci se manifeste de plus en plus avec la prise technologique sur le monde, mais c'est très ancien et bien antérieur à cela.

« Les hommes nativement n'ont pas le sens du don »  (d'après Rm 1, 21). Quand je dis cela, je ne fais que commenter Paul. Dans le premier chapitre de l'épître aux Romains, il veut décrire l'entrée du péché dans le monde. En quoi consiste ce premier moment du péché ? « Ils n'eucharistièrent pas » : les hommes n'eucharistièrent pas. Ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas célébré la messe, ça veut dire qu'ils ne rendirent pas grâce, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas eu le sens du don. Qu'est-ce que rendre grâce ? C'est avoir le sens du don comme don. Or ils sont au monde sur le mode de se trouver là, d'être jetés là… Ils n'ont pas le sens du don comme don. Et le don est un élément majeur de l'évangile de Jean et c'est charis (kharis), la grâce chez Paul, qui mériterait d'être examiné en détail.

Je trouve en passant beaucoup de thèmes, des thèmes qui nous sont familiers, que j'ai déployés chacun pour lui-même un jour ou l'autre. Je les ai rassemblés donc je ne donne que des indications en passant pour que vous ayez une première vue d'ensemble.

●   Connaître cette dimension insue.

 « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma  ». Il a été dit : « si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma », naître du pneuma, c'est donc entendre que s'ouvre en moi une dimension qui demeure insue, qui sera toujours insue, mais à laquelle néanmoins j'aborderai par mode de connaissance plénière : « nous le connaîtrons comme nous sommes connus » dit saint Jean dans sa première lettre. Donc connaître est un verbe qui reste positif, tandis que le savoir captateur est négatif.

●   Parenthèse : Les trois récits que Paul fait de l'entrée du péché dans le monde.

Nous venons de voir Paul réciter l'entrée du péché dans le monde : « Il n'eucharistièrent pas » (Rm 1, 21), eucharistier étant le contraire de prendre.

Quand Paul récite l'entrée du péché à d'autres moments, il le récite en commentant Adam. Or, en quoi consiste le geste d'Adam ? C'est le geste de prendre le fruit. Saint Paul désigne ce geste comme harpagmon (saisie, prise) au deuxième chapitre de l'épître aux Philippiens.. On connaît Harpagon aux doigts crochus. Prendre, c'est le contraire de recevoir. Adam veut prendre l'égalité à Dieu : « Le jour où vous en mangerez vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). C'est la non-reconnaissance du don comme don.

Autrement dit Paul a la liberté de traiter de la figure d'Adam en disant “il” (Adam), et d'en parler dans la figure de “ils” (les hommes) : c'est la même chose.

Et au chapitre 7, c'est Adam “je” : il dit je en parlant d'Adam, c'est-à-dire qu'il parle de son humanité de maintenant. En effet il dit : « Je vécus jadis sans la loi » ; or jamais Paul n'a vécu sans la loi, il a toujours été sous la loi. Il est juif de naissance, pharisien, hébreu, il le revendique. Or le je du « Je vécus jadis sans la loi », c'est le je adamique d'avant la parole qui dit « Tu ne mangeras pas » qui n'est pas l'archétype de toute loi. En effet la parole « Tu ne mangeras pas » dite par Dieu n'est pas une parole de loi : la parole de Dieu est une parole donnante qui n'est pas une parole de loi, et cependant elle n'arrive à l'oreille d'Adam que par la reprise qu'en fait l'adversaire, le Satan – le serpent –qui en fait une parole de loi dite par jalousie et assortie de châtiment. Ce qui était une parole de précaution donnante n'est pas efficace. Pourquoi, puisque toute parole de Dieu est efficace ? Mais là, elle a été désœuvrée, désactivée, comme le dit Paul en Romains 7, parce qu'elle arrive aux oreilles d'Adam par la reprise du diabolos et c'est là qu'elle devient une parole de loi. Or une parole de loi est pour Paul une parole meurtrière, une parole qui révèle le péché mais qui ne guérit pas du péché. Et l'Évangile n'est pas une parole de loi, thème fondamental dans la doctrine de Paul, en particulier dans l'épître aux Romains et dans l'épître aux Galates.

 

5) Versets 9-10

« 9Nicodème répondit et lui dit : Comment cela peut-il se faire ? ». C'est une réponse qu'on serait fondé à prendre pour bonne parce que c'est aussi la parole de la Vierge Marie : « Comment cela se fera-t-il ? », donc une parole qui questionne. Cependant ça n'empêche pas Jésus de répliquer à Nicodème sur un mode que je considère comme légèrement ironique : « 10Jésus répondit et lui dit : Tu es didascale d'Israël et tu ne connais pas ces choses ! » Ceci est la réponse à « Nous savons que ».

Donc le thème du savoir ici est mis en question au bénéfice d'une sensorialité spirituelle, d'une écoute de la parole qui donne ce qu'elle dit.

Les choses que je dis à propos de ce passage sont attestées aussi dans de nombreux autres passages et sous d'autres formes chez Jean.

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