Lecture mystique et lecture typologique de l'AT ; les rapports du Christ et de l'humanité
Il n'y a pas qu'une seule manière de lire un livre, et en particulier les Écritures. Notre lecture d'aujourd'hui est centrée sur le fait mais ce n'était pas le cas pour les premiers chrétiens. Pour schématiser leur lecture de l'AT - par exemple celle de saint Paul -, on peut parler de deux types de lecture : la lecture typologique et la lecture mystique. C'est ce que Jean-Marie Martin - à qui est dédié le présent blog (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?) - développe ici en donnant des exemples en Philippiens 2, Ephésiens 5, Romains 5. Il précise les différentes façons de penser les rapports du Christ et d'Adam, c'est-à-dire de l'humanité. Cette réflexion se situe dans le cadre de rencontres hebdomadaires.
Lecture mystique et lecture typologique de l'AT
Les rapports du Christ et de l'humanité
Nous abordons maintenant une remarque qui a pour objet de montrer que la relation du Christ à Adam n'est pas simple, autrement dit que les deux termes Christ et Adam se rapprochent selon un certain nombre de relations qu'il ne faudrait pas constamment penser sur le même schéma.
1) Différentes lectures de la figure d'Adam par rapport au Christ.
Cela s'insère dans une réflexion fréquente dans le judaïsme et le judéo-christianisme des premiers siècles, dans laquelle la figure d'Adam a toujours une grande importance mais n'est pas lue de façon constante.
Pour donner les limites extrêmes, et cela en dehors de Paul, nous dirons que :
– Parfois Adam est purement et simplement égalé au Christ (ou plus exactement au Logos) – par exemple chez Philon d'Alexandrie, un juif contemporain du Christ, Adam de Gn 1 est distingué de l'Adam modelé de Gn 2, c'est l'homme qui réalise parfaitement l'image et qui est le Fils ou la Parole de Dieu (le Logos de Dieu). Du reste, on retrouvera cela dans une autre perspective, par exemple chez les Ébionites[1] où – disons hâtivement – Adam s'est réincarné à plusieurs époques et ressurgit finalement en Jésus-Christ.
– À l'extrême opposé Adam est parfois considéré comme le pécheur irrécupérable, c'est-à-dire l'absolue antithèse de Jésus, le Christ. Nous avons une attestation de cela chez Tatien par exemple, un disciple de saint Justin devenu hétérodoxe après les années 150, et dont les hérésiologues rappellent constamment, comme trait caractéristique, que pour Tatien, par la venue du Christ, Adam n'est pas sauvé.
Cela peut vous paraître une question mineure, en réalité ce qui est impliqué par là comme compréhension de la situation de la totalité de l'humanité est d'extrême importance, et les discussions de l'époque (qui ne nous sont pas du tout familières), attestent que ce qui est en cause ici est quelque chose qui touche effectivement le sens même de l'être-homme.
Donc ce sont les deux extrêmes, et c'est à l'intérieur de ces deux extrêmes que se situent les différentes utilisations thématiques qu'un saint Paul va faire lorsqu'il provoque à la relation du Christ et d'Adam.
● Exemple de Ph 2, 6-11.
Nous avons vu[2] par exemple qu'en Philippiens 2 le Christ est morphê de Dieu, c'est-à-dire eikôn : le Christ est image de Dieu. Il y a en effet un certain rapport entre les deux termes morphê et eikôn avec une allusion à ce qui est dit dans la parole « Faisons l'homme à notre image ». En effet, ce « Faisons l'homme à notre image » est réalisé par le Christ, c'est le Christ qui est l'homme à l'image. Et parce qu'il est l'image, pour cela il n'a pas fait le geste adamique de "vouloir saisir l'égalité à Dieu"
Tout ce passage est construit sur l'antithèse d'une façon christique de vivre et d'une façon adamique de vivre. Dans cette deuxième façon de vivre la référence est Adam de Gn 3, c'est-à-dire Adam comme pécheur.
Autrement dit il y a deux attitudes inconciliables : l'attitude qu'on pourrait appeler eucharistique du Christ, qui accueille ; et l'attitude adamique qui essaye de saisir, d'empoigner le fruit, attitude que Ph 2 caractérise comme "vouloir saisir l'égalité à Dieu".
Ce passage de Ph 2 ne fait pas autre chose que de mettre en opposition ces deux attitudes, opposition entre Adam de Gn 3 et le Christ qui lui, se réfère à Adam de Gn 1.
2) Lecture typologique et lecture mystique de la figure d'Adam.
À propos de la lecture de la figure d'Adam il y a une autre différence, suivant que
- l'on considère l'histoire d'Adam comme "figure de ce qui devait venir dans le Christ",
- ou bien au contraire si on lit le texte de façon mystique.
Ce que nous faisons intervenir ici, c'est la distinction entre deux façons de lire :
- une première façon que nous pourrions appeler typologique
- une deuxième façon que nous pourrions appeler mystique ou mystérique.
Nous verrons que saint Paul utilise les deux façons.
Ce rapport des deux lectures est une question qui dépasse le problème d'Adam lui-même. À propos d'Adam cette double lecture est en quelque sorte contractée.
a) La lecture typologique.
Qu'est-ce que typos (la figure) ?
Pour répondre nous allons prendre une expression de Tertullien (début du IIIe siècle) :
« Figura – mot qui traduit typos – a lieu lorsque les choses charnelles précèdent et annoncent les spirituelles. » Il y a là comme une sorte d'interprétation de l'Ancien Testament comme réalité qui n'est pas encore spirituelle mais qui est une préparation historique, pédagogique, pour l'avènement du spirituel qui apparaît dans le Christ.
Nous sommes là dans un domaine de réalités historiques en quelque sorte dans leur succession, où la réalité historique d'une figure antérieure – qu'il s'agisse d'Abraham, de Moïse, d'Adam – n'est que l'ombre (ou l'annonce) de ce que sera le Christ.
Cette lecture n'est pas étrangère au texte de saint Paul, par exemple en Rm 5, où Paul présente Adam comme « figure (typos) de celui qui devait venir[3] ».
Notez en passant que la lecture typologique a été fortement retenue par les exégètes modernes lorsqu'ils se posent la question des rapports entre l'Ancien Testament et le Nouveau Testament. En fait, dans la première littérature chrétienne, cette typologie n'est pas du tout privilégiée, elle s'insère dans une lecture de type symbolique beaucoup plus vaste, beaucoup plus complexe.
Mais, à la mesure où aujourd'hui, nous ne sommes pas tentés de faire nôtre le type de "lecture symbolique", et où cependant il nous faut bien retenir quelque chose de ce qu'elle implique, l'ensemble de ce qu'elle implique a été retenu dans la figure de la typologie.
Du reste, certaines figures de l'Ancien Testament ont été expliquées assez fréquemment par les premiers Pères de l'Église comme disant, une sorte de préparation pédagogique pour amener au Christ : d'abord des figures, des ombres, des signes ; puis on arrive à la réalité pleine qui est en Jésus-Christ. Voyez ce genre de justification pédagogique qui se trouve chez Irénée, chez Clément d'Alexandrie, dans une certaine première patristique indiscutablement.
b) La lecture mystique ou mystérique.
La lecture typologique n'est pas la seule, elle n'est même pas la première, elle n'est même pas la plus importante si l'on veut considérer la façon dont les auteurs du premier christianisme rapprochent l'Ancien et le Nouveau Testament.
Il en est une autre, en effet, beaucoup plus difficile, beaucoup plus étrangère d'accès, la lecture mystique ou mystérique.
Cette lecture considère :
- que dans le texte de la Bible, ce qui est en cause, c'est beaucoup moins l'histoire que le texte même de la Bible,
- que ce texte recèle en caché quelque chose sur le Christ,
- que la venue du Christ découvre ce qui était déjà dans le texte de la Bible mais de façon cachée.
C'est à peu près cela que fait Paul lorsqu'il attribue plus ou moins implicitement au Christ la notion d'image, nous l'avons vu en Ph 2. En d'autres termes, lorsqu'il est dit « Faisons l'homme à notre image », Paul entend directement dans le texte que ce qui est dit parle sur le Christ, mais de façon cachée. Paul ne dit pas que le personnage de l'Adam est une ombre qui préfigure le Christ, il dit que dans le texte même, de façon cachée, il est question du Christ – voyez la différence.
Cette lecture est une lecture qu'on l'on peut appeler "mystique" ou "mystérique" puisque le mot muein désigne le silence ou le caché : cette lecture est la détection de ce qui est en cryptique, en caché, dans le texte biblique.
La différence entre les deux lectures est que dans un cas on dit qu'Adam est une ombre du Christ à venir, et que dans le second cas on dit que le texte parle déjà du Christ, mais de façon cachée.
Remarque. C'est cette lecture que nous sommes tentés aujourd'hui d'appeler "allégorique". Mais la distinction entre typologie et allégorie est une distinction à notre usage, en réalité elle ne fonctionne absolument pas de l'intérieur même de la lecture que fait le Nouveau Testament. Vous avez vu la différence qui existe entre ces deux types de lecture, typologique et mystérique : la typologique porte sur les événements, l'autre sur le texte même. Dans le premier cas les événements sont la préfiguration inférieure de quelque chose à venir ; dans le second cas, le texte est le recel caché de la totalité qui se découvre dans le Christ.
Vous avez explicitement un exemple de lecture mystique en Éphésiens 5, où Paul cite le texte de Genèse : « L'homme quittera son père et sa mère et il s'accolera à sa femme, et de deux qu'ils étaient, ils seront pour être un ». Après avoir commenté ce texte, Paul ajoute : « Touto to mystêrion (ce mystêrion) est grand – c'est ce qui justifie chez nous l'expression "sens mystique", "lecture mystique" : le caché de ce texte est grand, il prend sa grande dimension – quand je l'interprète du Christ et de l'Église. » Autrement dit le texte « L'homme quittera… pour être une seule chair », parle de façon cachée du Christ et de l'humanité pour saint Paul.
Il faut bien voir ce que Paul fait en introduisant ainsi un type de lecture qui ne nous est pas familier du tout mais qui est très fortement attesté. Cela nous étonne aujourd'hui parce que, lorsque nous ouvrons un livre, nous ne l'ouvrons jamais de façon innocente ; quelques livres que nous ouvrions, y compris la Bible, nous exerçons un geste qui est déjà tout entier commandé par une certaine précompréhension de ce que doit être un livre. Et un livre qui parle d'une chose ancienne, qui est un auteur ancien, d'emblée nous ne l'ouvrons comme un témoignage sur un fait qui s'est passé jadis. C'est pour cela que d'emblée notre étude exégétique est une étude de type historique avant même que nous y pensions. Et nous avons l'impression que c'est cela ouvrir un livre !
Or le livre de la Bible a été ouvert de vingt autres façons dans le cours de l'histoire chrétienne. La façon de se tenir devant un livre, de l'ouvrir, se comporter ; la façon de comprendre ce que c'est qu'un livre, ce que c'est que lire, il faut pour bien prendre garde que cela n'est pas constant, que cela est lié à notre histoire.
Si vous étiez quelque peu culturellement alertés un jour ou l'autre à différents types de lecture qui ont eu cours au long de l'histoire du christianisme occidental, vous verriez combien cette réflexion est justifiée. Voici quelques exemples :
– Il y a une lecture médiévale qui ouvre le livre pour y chercher une doctrine, parce qu'au Moyen Âge le modèle du livre est Aristote, celui qui donne une doctrine.
– La kabbale ouvre le livre encore d'une façon tout à fait différente.
– Nous aujourd'hui, lorsque nous ouvrons le livre, nous y trouvons une histoire que nous lui avons injectée par rapport à notre façon de nous tenir.
Il faut voir que la manière de lire qui nous est plus spontanée est très récente. Nous sommes en effet constitués par le présupposé que l'être c'est le fait, et quand nous ouvrons un livre, c'est pour chercher derrière le livre le fait dont il parle. Or que la notion de fait soit aussi structurante et dominante, c'est une chose tout à fait récente. Et que le livre soit ouvert toujours implicitement comme un livre d'histoire, c'est une chose qui finalement commence à s'attester vers le XVIe siècle.
Or il y a une tout autre tradition, primitive, primordiale, qui est attestée par les Pères de l'Église jusqu'à Origène et même au-delà, et qui ouvre le livre comme le signe cryptique que Dieu me fait. Et c'est ce qui donne naissance à ce que nous appelons en ce moment une lecture de type mystique ou mystérique.
Parenthèse ajoutée. Notez en passant que nous lisons délibérément tout ce qui est de l'Ancien Testament à la lumière du Nouveau Testament. C'est une perspective délibérée qui est justifiée par la façon dont Paul et Jean et aussi la littérature contemporaine, qu'il s'agisse de Philon d'Alexandrie ou du christianisme qui suit immédiatement, lisent ces textes. Par exemple dans ce judaïsme les patriarches ne sont pas d'abord des nomades perdus dans le désert de l'histoire, ils sont d'abord des états de spiritualité, des états d'être à quoi l'on accède. C'est le principe d'une certaine lecture mystique de l'Ancien Testament qui ne contredit en rien les résultats de nos questions historiques mais qui parle d'autre chose.
Nous avons déjà réfléchi sur entendre, sur dire, nous avons pris distance par rapport à ce que nous croyons spontanément de ces choses, et en ce moment nous sommes en train de réfléchir, sur lire. Mais notre lire spontané et aussi quelque chose à partir de quoi nous avons un espace de jeu, pour prendre distance, pour voir par exemple que Paul ne lit pas l'Ancien Testament comme nous serions tentés de le lire.
3) Similitude et opposition entre Adam et le Christ
Il y a encore une autre distinction à faire lorsque nous abordons le thème des rapports entre le Christ et Adam. Quelquefois ce rapport est fait dans le but de manifester une similitude, et quelquefois dans le but de manifester une diversité, une opposition. Mais même dans le cas d'une opposition, il y a toujours du semblable et du renversé. Nous voulons dire qu'en Rm 5, où Adam comme principe de la mort pour le monde est opposé au Christ comme principe de la vie, il y a une opposition, une antithèse ; mais il y a ce minimum de semblable que l'un et l'autre sont considérés comme principe de quelque chose, ce qui permet l'opposition du reste. Il y a en effet cette similitude pour tous les deux qui est d'être le principe d'un découlement[4].
Et au fond, c'est cela qui nous intéresse très fortement en ce moment puisque nous recherchons le schéma selon lequel se pense le rapport de un à tous, à savoir le rapport du Christ à la totalité de l'humanité. Ce qui s'esquisse ici c'est donc l'idée d'un commencement et de son découlement, nous pourrions dire aussi d'une prémice et de la masse ; ou encore principe et totalité, ou bien encore tête et corps. Le mot "découlement" est du reste explicitement employé par saint Paul à différentes reprises.
Et ce schème du découlement est un élément de similitude qui s'exprime selon une certaine inversion : le découlement du péché et le document de la justice. De même le découlement de la mort avec par opposition le découlement de la vie s'exprime dans une inversion ; en effet on pourrait dire que le premier est entendu ici au sens de ce qui suscite l'extériorité, c'est-à-dire la division, un certain type de multiplicité, la haine etc. ; et que l'autre sera créateur d'unité, d'intériorité au sens que nous avons dit c'est-à-dire de paix.
C'est une image qui n'est pas explicitement dans les textes mais qui paraît assez parlante, que de considérer le Christ comme principe coagulant de l'humanité. Ce n'est pas tout à fait étranger à nos textes à la mesure où il y a au point de vue schéma quelque chose de semblable dans le rapport de la prémice à la totalité, et dans le rapport évoqué ailleurs du levain par rapport à la masse (l'image de la prémice apparaît en 1 Cor 15, 21 : le Christ est ressuscité des morts, prémice de ceux qui se sont endormis).
Finalement c'est donc la question de l'un et du multiple qui est traité dans ce rapport de similitude inversée entre le Christ et Adam,
Ce rapport "de l'un et du multiple" est en fait le rapport de "l'un et du deux" en tant que le deux est entendu comme principe du multiple.
Si nous donnons quelques précisions sur cela, c'est effectivement que c'est une question qui se pose au temps de Paul et nous voyons mal comment l'éviter. Ce sera nommé d'une autre façon dans l'histoire de l'Occident.
Il faut bien voir en effet comment l'hellénisme contemporain de Paul porte aussi cette question avec lui. Nous pensons ici au monde de Philon d'Alexandrie que nous trouvons merveilleux : lorsqu'il dit que deux, la dyade, est "image tes hyles", mot qu'on traduit littéralement par "image de la matière", mais comme le mot "matière" n'a pas du tout le sens de ce que nous appelons aujourd'hui matière, il est préférable de le traduire par "image de la multiplicité". C'est-à-dire que deux est la racine de la multiplicité.
Cette dernière remarque, ce dernier point est là pour montrer que dans la recherche de ce qui est au fond un schéma – puisque nous cherchons la structure schématique qui permet de comprendre la relation entre le Christ et l'ensemble de l'humanité – dans l'étude de ce schéma qui est implicite au texte de Paul, si l'on veut entendre le texte de Paul il importe de s'aider de ce dans quoi Paul parle ; "ce dans quoi" c'est le grec de son époque, le grec hellénistique ; il parle à partir de la résurrection mais il parle dans le grec, c'est-à-dire dans un certain type de préoccupation, de compréhension des rapports. Nous ne disons pas que nous ayons à emprunter purement et simplement ce langage, vous savez bien que non, mais si nous voulons entendre le texte de Paul, il faut nous appliquer à quelque chose de ce genre.
[1] Voir Jean Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, p. 68sq.
[2] Cf. Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation et Un discours originel sur le Christ, ch. 2 du cours de J-M Martin sur "le Mystère du Christ" à l'Institut Catholique de Paris.
[3] Cf. Aspects positifs et négatifs de la doctrine du péché originel ; La lecture que saint Paul fait de Gn 3 en Rm 5
[4] Voir note précédente.