Lecture de Romains 8, 1-11 par Joseph Pierron, 1ère approche
Le chapitre 8 de l'épître aux Romains est un passage extrêmement important de la pensée de saint Paul. Joseph Pierron (Cf. Qui est Joseph Pierron ?), un ami de Jean-Marie Martin en a fait la lecture à Saint-Merri. Les versets 1-11 ont occupé les deux séances du 14 avril et du 5 mai 1991 d'où deux messages sur le blog :
- Dans ce premier message, après une lecture rapide des versets 1 à 11, J. Pierron précise certains mots (loi, esprit…) en écartant de mauvaises interprétations, puis commente les versets 1 et 2.
- le message suivant contient le commentaire des versets 3-11 (ce 2e message sera publié une douzaine de jours après le 1er).
Sur le présent blog dédié à J-M Martin figurent aussi des lectures partielles de Rm 8, voir tag épître-Romains, en particulier Méditation à partir de Rm 8, 14-30 : INVOCATION et foi ; vocation ; espérance ; "au Père, par le Fils, dans l'Esprit" et Rm 8, 15-27 : Prière et pneuma
Lecture de Rm 8, 1-11 par Joseph Pierron
Première approche
1) Présentation des chapitres 1 à 8 de l'épître aux Romains
Ce chapitre 8 de l'épître aux Romains est un passage extrêmement important de la pensée de saint Paul. Dans cette grande partie doctrinale il s'agit d'expliciter ce qu'il en est de l'acte fondateur du christianisme, donc de ce qui prend la place du Sinaï et du passage de la Mer Rouge. En effet, Paul est très conscient que le sens, tant du passage de la Mer Rouge que du Sinaï, que des promesses à Abraham ainsi que de la création d'Adam, ne trouvent origine et donc accomplissement que dans la mort et la résurrection du Christ.
Dans cette épître aux Romains :
- dans un premier temps (ch. 1 à 4), Paul s'est tourné vers le passé et il a lu comment Abraham et aussi Adam étaient déjà en fait porteurs de la promesse qui était celle du Christ, et que déjà la parole qui sauve – la parole de celui qui va mourir en croix – était au cœur même de leur foi.
- dans une deuxième partie (ch. 5 à 7) Paul applique cela à la vie présente, d'une part à partir de l'expérience chrétienne puis d'autre part à partir de la rencontre du mal.
- Dans la dernière partie (ch. 8 à 16) il se tourne vers l'avenir.
Le chapitre 8 est articulaire aussi du fait que le chapitre 7 décrit l'humanité sans le Christ, et que le chapitre 8 concerne au contraire l'humanité avec le Christ.
Le chapitre 8 est très riche ; on a là probablement les plus belles pages de Paul (avec certaines des Philippiens et des Éphésiens), mais il est très difficile à entendre, au moins dans le début. Avec la fin du chapitre 2, ce chapitre 8 est un des endroits où Paul essaie d'approcher au plus près la mort et la résurrection du Christ.
Il s'inscrit dans ce monde nouveau, dans cet espace créé par le Christ, dans cette autre qualité de vie que le monde ancien. D'où il utilise des mots qui sont tous piégés. Autrement dit, si je traduis à partir de mon dictionnaire grec, je suis certain d'aboutir à des contresens, et il est clair que ce que dit Paul ne sera pas compris. Il va donc falloir que je reprenne tous les mots et que je les situe bien en face de l'événement de la mort et de la résurrection du Christ.
Paul ne pouvait pas écrire autrement, c'était là qu'était pour lui la nouveauté, et c'est pourquoi les mots apparaissent quelquefois comme contradictoires.
Je prends par exemple le thème de la loi. Le mot "loi" chez Paul ne correspond pas du tout à ce que nous mettrions, nous, sous ce mot, ni en négatif, ni en positif. Si je prends les mots "chair" et "esprit", cela ne correspond pas à ce que ces mots signifiaient dans la mentalité grecque de l'époque, et en plus, il y a toujours, à l'arrière-plan, l'insu de la Mort et de la Résurrection.
Le chapitre 8 s'articule autour de différents thèmes :
- aux versets 1-11 : l'opposition chair/esprit,
- aux versets 12-17 : l'esprit et la liberté,
- aux versets 18-27 : le grand thème neuf,
- aux versets 28-30 : ce qu'on appelle généralement "le plan de salut".
La traduction de la TOB n'est pas très bonne, celle de la Bible de Jérusalem est meilleure.
2) Lecture des versets 1-11
Nous allons aborder Rm 8, 1-11. Je vais d'abord lire le texte en suivant de plus près le grec que ne le fait la TOB.
Verset 1. « Donc – il tire une conclusion. En fait, souvent, quand Paul fait une conclusion, c'est qu'il ouvre à une nouvelle dimension – maintenant – on a là un mot extrêmement important de Paul : maintenant, c'est véritablement le lieu où se passe la radicalité des choses dernières, c'est la situation dans l'espace et le temps du salut, c'est là où Dieu me tient, là où j'ai trouvé un espace solide, ce que Jésus appelle "la vérité", ce qui est solide, qui ne peut pas bouger, ce qui me maintient, qui m'entretient par le fait même, ce qui m'apporte une parole qui me fait vivre. Dans ce "maintenant" Paul indique : Attention, ici c'est le point essentiel pour moi : – il n'y a plus aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus – certains manuscrits ajoutent « qui ne marchent pas selon la chair », et c'est aussi dans le latin ; d'autres manuscrits ajoutent « qui ne marchent pas selon la chair mais selon l'Esprit », et je pense que ces manuscrits ont ajouté ce qui venait du verset 4. Je ne garde donc pas ces ajouts.
Verset 2. « En effet, la loi de l'Esprit de vie dans le Christ Jésus t'a libéré de la loi du péché et de la mort. » On voit tout de suite qu'on bute sur un mot qui était assez négatif dans le chapitre précédent, le mot "loi", et avec un contraste : d'une part la loi de l'Esprit et d'autre part la loi du péché et de la mort. L'opposition n'est pas entre la chair et l'esprit, elle est entre le péché (et la mort) et l'Esprit, et cela est certainement voulu.
Verset 3. C'est là qu'on a une des plus grosses difficultés, et la traduction elle-même est très difficile.
« En effet, ce qui est impossible pour la loi dans laquelle on était impuissant à cause de la chair, Dieu a envoyé son propre Fils, dans la similitude de la chair de péché, et au sujet du péché a condamné le péché dans la chair. »
C'est donc une phrase qui commence par une anacoluthe : il y a un bout de phrase qui est suspendu. Paul dit d'abord « ce qui était impossible à la loi », puis « dans laquelle on était faible (sans force, pratiquement des malades) à cause de la chair » et la phrase s'arrête là. En effet le sujet (ce qui est opposé à "l'impossible de la loi") c'est Dieu lui-même : « Dieu ayant envoyé son propre Fils dans la similitude de la chair du péché et à propos du péché a condamné le péché dans la chair. » Voilà un des versets les plus difficiles à approcher.
Voici la traduction de la TOB : « Ce qui était impossible à la loi – cela va à peu près – car la chair la vouait à l'impuissance – c'est contourné mais cela ne fausse pas le sens – Dieu l’a fait : en envoyant son propre Fils dans la condition de notre chair de péché, en sacrifice pour le péché, il a condamné le péché dans la chair. » Leur traduction est déjà une interprétation. En disant : « en envoyant son propre fils dans la "condition" de notre chair de péché – ils ont opté pour que la similitude soit une similitude de condition, de situation, et je me demande comment ils ont pu en arriver là car il y a simplement dans la similitude de la chair de péché ; et de plus ils mettent "en sacrifice pour" le péché » alors qu'il n'y a pas un mot de sacrifice dans le texte grec, il y a simplement "au sujet du péché" !
Personnellement je pense que le texte de Paul se situe dans la perspective de la révélation. Il se tourne vers ce qu'il en est de cette parole qui dit : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie », c'est-à-dire qu'il se tourne vers cette parole qui dit « Je te sauve ». Or Paul sait qu'une parole est accomplie quand elle est entendue. L'enjeu de ce passage va donc être de dire aux juifs : « Est-ce que vous avez bien écouté la parole ? Est-ce que vous avez bien entendu ? »
Il faudrait revenir sur la fin : « au sujet du péché, il a condamné le péché dans la chair. »
Versets 4-5. « Afin que la justice de la loi soit accomplie en nous – de nouveau une introduction extrêmement importante ; Paul va tenter d'expliquer comment la loi qui a été l'instrument du péché et de la condamnation est pourtant accomplie en nous parce qu'il y a la justice – nous qui ne marchons pas selon la chair mais selon l'Esprit – la TOB traduit « nous qui ne marchons pas "sous l’empire de" la chair », elle a l'air de voir la chair comme une domination alors qu'il s'agit peut-être simplement d'une zone, d'une région, d'un emplacement. De toute façon je n'ai pas le droit d'imposer un sens a priori à un texte, et le texte ici dit : « à nous qui ne marchons pas selon la chair mais selon l'Esprit ». Et Paul va expliquer.
5En effet ceux qui sont de la chair, phronousin (pensent, sentent, désirent, ont le goût de) – c'est un des mots les plus vagues du vocabulaire grec – les choses de la chair, ceux qui sont selon l'Esprit [phronousin : désirent…] les choses de l'Esprit. »
C'est typiquement la phrase de Jean : « Ce qui est chair est chair, ce qui est esprit est esprit », on est dans la même réalité.
Versets 6-8. « 6En effet le désir (phronêma) de la chair [est] la mort, le désir de l'Esprit [est] la vie et la paix. 7C'est pourquoi le désir de la chair [est] ennemi contre Dieu ; en effet elle n'est pas soumise à la loi de Dieu et elle ne le peut pas. 8Ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. »
Versets 9-11. Puis brutalement : « 9Mais vous, vous n'êtes pas dans la chair mais dans l'Esprit, puisque aussi bien l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, celui-là n'est pas de lui. – Puis il y a un changement de registre : passage de l'Esprit de Dieu à l'Esprit du Christ. – 10Si par contre le Christ [est] en vous, d'une part le corps meurt à cause du péché, d'autre part l'Esprit, lui, [est] vie à cause de la justice. 11Si donc l'Esprit de celui qui a éveillé Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a éveillé Christ d'entre les morts fera vivre même vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. »
3) Précaution à prendre à propos du mot Esprit.
Surtout, derrière le mot Esprit, ne mettez pas immédiatement le Saint-Esprit sous la forme de la troisième personne de la Trinité. En effet je ne pense pas que Paul parle de ça. Cette formulation des trois personnes en un seul Dieu est une formulation tardive[1].
Jamais Paul n'essaie de dire ce qu'il en est de Dieu, pas plus que Jean ne cherche à définir l'essence de Dieu. Pour Paul comme pour Jean, Dieu reste l'inconnaissable et l'insu, si bien que le visible de Dieu ne peut pas être autre chose que le Christ lui-même : « Celui qui me voit, voit le Père » dit Jésus (Jn 14, 9). Il n'y a pas d'autre approche de Dieu que la visibilité dans l'homme Jésus. C'est peut-être le point le plus fort de notre question de foi, c'est là qu'on se sépare très nettement et avec difficulté, et des juifs et des musulmans. Le visible de Dieu, cela ne peut pas être le nom commun que je donne à Dieu ; ce que je peux dire de Dieu, ce n'est pas des notions abstraites. Le visible de Dieu, ce ne peut être que le Christ.
Donc, ne faites pas de l'Esprit, ici, immédiatement, la troisième personne de la Trinité. On reviendra certainement là-dessus pour voir comment le problème de l'Esprit s'est posé à Paul. À cause de nos catéchismes, on a tendance à penser que dans les lettres de Paul, il y avait déjà le Père, le Fils et l'Esprit, et qu'il y avait un seul Dieu. Ce n'est pas de cette façon que Paul approche le mystère de Dieu. On avait déjà un peu signalé ça quand on avait vu qu'il avait été constitué Fils de Dieu par sa résurrection comme le dit Paul au tout début de l'épître.
On a donc ici la mention de l'Esprit, il était déjà annoncé au chapitre 5. Dans le chapitre 8, Paul fait une synthèse de tout ce qu'il a dit, et c'est du très bon Paul : il repart en arrière, il reprend pour tout assumer sous une nouvelle forme. Il avait dit : « L'espérance ne nous déçoit pas – elle ne peut pas nous décevoir, nous apporter la honte au front – parce que l'amour de Dieu a été versé dans nos cœurs par l'Esprit Saint, celui qui nous a été donné. » (Rm 5, 5).
4) Mouvement du texte
Il semble y avoir des redondances, des redites dans ce texte qui n'est pas facile à aborder. Cependant, pour voir le mouvement de ce texte, pour bien le saisir dans son ensemble, je dirais que les versets 1 à 4 paraissent la base, le principe, la thèse, ce qui est le fondement pour Paul : c'est le nœud de l'épître qu'il reprend, c'est apparenté au chapitre 3, verset 21 et suivants. Et c'est à partir de là qu'on a une série d'oppositions, la plus importante étant l'opposition de la chair et de l'Esprit qui apparaît au verset 4. Il y a aussi trois mots qui reviennent assez souvent :: la loi, l'esprit, la chair.
Donc, dans ce passage, on sent bien qu'il y a des éléments extrêmement importants, mais peut-être difficiles à approcher. Et on sent qu'il y a une difficulté majeure, celle du verset 3 dont la traduction a été très hésitante, on ne sait pas trop vers quoi tourner. Et puis il y a une deuxième difficulté, c'est la relation entre le Christ et l'Esprit, et ce n'est pas par hasard que l'Esprit apparaît avec la liberté.
5) Le rapport chair/esprit et le thème des deux voies.
Au verset 1 il est question de la condamnation (katakrima) : « Maintenant, il n'y a donc aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. » – ce mot était déjà donné en Rm 5, 18 : « Par la faute d'un seul ce fut la condamnation pour tous les hommes, aussi de même par la justice d'un seul c'est la justification de vie pour tous les hommes » –,
On retrouve la condamnation dans le verset 3 : « Il a condamné le péché dans la chair. » Les versets 4 et 6 concernent cette condamnation : Afin que la justice de la loi soit accomplie en nous qui ne marchons pas selon la chair mais selon l'Esprit (v. 4) et « le désir de la chair [est] la mort, le désir de l'Esprit [est] la vie et la paix. (v. 6)
Ici je fais une remarque extrêmement importante. Au verset 4 on voit apparaître l'équivalent de ce qu'on appelle les deux voies puisqu'il y a "ceux qui sont selon la chair" et "ceux qui sont selon l'Esprit". Or je ne peux pas en faire deux catégories d'hommes ; par exemple je ne peux pas mettre les juifs d'un côté et les chrétiens de l'autre côté ; ou bien : d'un côté ceux qui feraient le bien et de l'autre ceux qui feraient le mal.
Cette conception des deux voies vient du Deutéronome (« Vois, je mets aujourd'hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal… » Dt 30, 15). Elle a été développée certainement sous l'influence du zoroastrisme, donc sous l'influence perse. Elle est très fortement marquée chez les gens de Qumran. Par exemple dans le Livre de la Règle de Qumran (L Q5 3,12 – 4,23) une séparation (un tri) se fait entre les fils de lumière et les fils de ténèbres, et là, il s'agit bien de deux catégories d'hommes : les impies, les païens, les juifs apostats sont des fils de ténèbres ; les fils de lumière sont ceux qui appartiennent à la secte, ceux qui acceptent la Loi interprétée.
On retrouvera ces deux catégories d'hommes dans des écrits chrétiens, mais postérieurs. Par exemple l'Épître de Barnabé reprend les deux voies avec la distinction entre deux catégories d'hommes. La Didachè des apôtres[2] les reprend aussi.
Mais quand je lis saint Jean ou saint Paul, je ne peux pas penser à deux catégories d'hommes, il faut que je pense plutôt à deux régions, à deux espaces qui habitent en chacun d'entre nous. Quand Paul parle de la chair, cela concerne tout ce qui relève de la chair en moi, tout ce qui relève de l'éphémère et de la gloriole ; quand il parle de l'Esprit, cela concerne tout ce qui, en moi, est accueillant pour le message et la bonne nouvelle, tout l'aspect du dynamisme nouveau. Donc, pour Paul comme pour Jean, la frontière ne passe pas entre les personnes, elle passe au cœur de chaque homme et de tout homme.
Pour saint Jean la krisis, le jugement par séparation, s'opère sur la croix. C'est la croix dressée qui est le jugement. Or, ou bien on reste sans passer au travers de la croix avec le Christ vers la résurrection et alors on est condamné, ou bien on passe avec le Christ au-delà.
Ici, chez saint Paul, le jugement, c'est pareil. Pour Paul, c'est à partir de l'événement de la mort et de la résurrection du Christ que le jugement doit jouer, d'où cette formule que nous allons ré-étudier : « Il a condamné le péché dans la chair. » (v. 3)
Mais alors, où Paul fait-il passer le jugement ? Où se fait la séparation des ténèbres et de la lumière ? Ce n'est pas dit explicitement dans notre texte, mais il y a d'autres textes de Paul qui y conduisent. Je pense donc que ce qui est le fondement de la pensée paulinienne, c'est que la parole de Dieu, dès qu'elle est entendue, elle est accomplie, mais il faut qu'elle soit entendue. La Parole n'est donc pas faite pour condamner mais pour sauver ; seulement, si j'ai le malheur de l'entendre comme condamnant, je ne suis plus dans l'Évangile. C'est ce qu'il y a probablement de plus fondamental : si j'entends la parole de Dieu au travers de la mort du Christ comme apportant la condamnation, je ne suis pas dans l'Évangile. Quand Paul dit ici qu'il a condamné le péché dans la chair, il ne dit pas qu'il a condamné les pécheurs, mais qu'il a condamné ce qui était le principe d'exclusion. La parole de Dieu n'est faite que pour inclure et pour rassembler.
Le problème de l'intérieur et de l'extérieur se pose beaucoup aujourd'hui dans l'Église au point de vue de la foi : ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors ; ceux qui habitent dans le Christ et ceux qui n'habitent pas dans le Christ. Si je fais passer le principe d'exclusion à partir d'une institution, à partir d'une morale, à partir de quelque chose qui exclut, je tombe sous le jugement ; et celui qui exclut s'exclut aussi lui-même, il y a une mutualité entre exclure et être exclu. Si bien que c'est à l'intérieur de chacun d'entre nous que se trouvent et la région d'exclusion et la région d'inclusion. Pour Paul s'est toujours au cœur même du vivant qu'est la séparation, il n'y a pas deux réalités opposées en tant que telles.
J'ai dit que cette distinction entre la chair et l'Esprit est en rapport avec le chapitre 5. En effet, Paul fait surgir à l'horizon ce qu'il en est de l'Esprit, mais c'est toujours en liaison avec l'événement de la mort et de la résurrection du Christ.
Par ailleurs, je ne peux pas dire "il a condamné le péché dans la chair" en pensant qu'il a condamné tous les pécheurs qui font des péchés de la chair" ! C'est une énormité à laquelle Paul n'a jamais pensé. Si j'interprète en disant « il a condamné les pécheurs », je suis à l'opposé de la mentalité paulinienne puisque, seuls les pécheurs peuvent être sauvés car « Dieu est celui qui justifie l'impie » (Rm 4, 5).
Alors, qu'est-ce que signifie katakrima (v. 1) ? Quelle est cette séparation que Paul établit ? Il va dire que cela se joue sur la croix du Christ : il y a la zone de mort dans laquelle on peut rester, et il y a au contraire l'espace de la vie et du vivifiant que l'on peut accueillir.
6) La question de la loi, et les versets 1 et 2
a) Approche de la question de la loi
Pour traiter cela je vais repartir du concept de "loi". Ce que nous dit Paul, c'est une thèse que l'on connaît bien : si je me situe sous la Loi, si je dois faire ce qu'il en est de la Loi, à ce moment-là ma justice c'est les bonnes œuvres que je fais. Or ces bonnes œuvres ne sont jamais à la mesure de ce qu'est la Loi. Même si je l'accomplis parfaitement, je ne fais que reproduire ma justice. Comme le dit Jésus à propos des pharisiens : « ils ont leur justice ». Et pour Paul, c'est la faute par excellence, c'est le fait de ne pas saisir que, pour exister authentiquement, il faut être-avec. L'important n'est pas de faire des commandements c'est d'être à Dieu, d'être avec Dieu.
Donc, pour Paul, si je me dis : « il faut faire la Loi » je suis forcément jugé par elle, parce que je suis incapable de l'accomplir. En fait je ne pourrai accomplir la Loi qu'en entendant la Parole qui l'a accomplie ; je ne pourrai accomplir le sens de la Loi que si je comprends comment le Christ qui est parole de Dieu a accompli cette Loi. Ce n'est pas en m'abstenant de sang, en faisant la circoncision, en faisant tous les commandements que je peux donner sens à la Loi. Le sens de la Loi, ce n'est que la Parole qui est le Christ, c'est en lui que la Loi a été accomplie. Donc la Loi n'est accomplie que si je l'entends, que si je le reçois, lui.
Ceci, c'est ce qu'il y a de plus fondamental, c'est ce qui permet de dire que si vous entendez cette Parole qui dit « Je te sauve », vous ne pouvez pas être condamné. Si vous êtes en lien avec le Christ qui dit « Je suis la lumière », vous ne pouvez qu'être éclairé, vous ne pouvez plus retomber dans la zone du jugement.
Et c'est pourquoi Paul dit au verset 1 que maintenant il n'y a plus aucune condamnation pour ceux qui… – non pas ceux qui croient à une doctrine du Christ, mais ceux qui sont dans le Christ Jésus, ceux qui "sont à", ceux qui acceptent que leur vie n'ait de sens que liée à lui.
Le problème aujourd'hui, c'est que quand j'entends l'expression "la loi de l'Esprit" (v. 2), je suis tenté d'interpréter le message chrétien en termes de morale ; et l'ayant interprété en termes de morale, de bon comportement, de bien, je pense être véritablement dans la lignée du message chrétien, je ne m'aperçois même pas que je deviens semi-pélagien hérétique, que je suis celui qui veut faire son salut à la force du poignet. Tandis que, ce que dit essentiellement l'Évangile, c'est que le salut ne peut être que de l'ordre de la gratuité ; il ne peut donc être que de l'ordre de l'écoute. Et c'est cela que Paul va essayer de re-dire.
Il ne faut pas oublier qu'il s'adresse à des juifs, pour qui le système de référence, le lieu de compréhension d'une vie, l'interprétation d'un destin, le sens de l'appartenance d'un peuple, c'est la Loi. Pour les juifs à l'époque où Paul écrit, il n'y a pas de doute que la Loi est l'origine et le référentiel. Or pour Paul il y a là le plus profond du malentendu parce qu'il faut relire les Écritures à la lumière de la résurrection.
On verra, dans l'Évangile d'aujourd'hui[3] que quand le Christ se manifeste, de nouveau il est obligé de relire l'Écriture : « Commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Lc 24, 27). Il ne va pas chercher dans l'Écriture des petites prophéties indiquant qu'il devait être mis à mort, il ne va pas dire « c'est dans le chapitre 53 d'Isaïe qu'il était dit que je devais mourir », il va dire : « L'homme était dans l'être même du Christ dès le point de départ, et le mouvement de toute la révélation ne pouvait aboutir qu'à cela : “maintenant, il n'y a plus aucune condamnation pour ceux qui sont en Christ Jésus” », et il faut commenter les Écritures pour montrer que c'est là.
Donc on est tombé sur le thème de la "loi". Mais on peut entendre ce mot "loi" de plusieurs façons, voici les deux plus importants :
- il y a la possibilité de la prendre comme étant la Torah, mot entendu au sens juif à partir d'une racine yara qui veut indiquer, montrer, enseigner, éduquer, et alors le mot Torah est de l'ordre de l'indication, de l'enseignement, et pas directement du commandement, et ça a un sens large ; ce n'est que dans les déterminations qu'on parlera de la loi et de ses commandements , de ses décrets.
- il y a un deuxième sens du mot loi, un sens plus large qui pourrait être derrière la pensée de Paul puisque ça correspond au mot grec, nomos. Par exemple la nomothétique (l'établissement des lois) est une partie de la philosophie d'Aristote. C'est un mot qui a pour racine le verbe nemô : couper, trancher, décider. La loi c'est alors quelque chose qui sépare, qui exclut ou qui inclut, c'est "quelque chose qu'il faut faire".
Par ailleurs le mot "loi" a une très grande valeur dans la pensée paulinienne parce qu'en langage stoïcien, la loi rationnellement établie correspond à la loi divine, c'est-à-dire à l'ordre divin qui commande le mouvement régulier des astres, qui détermine l'ordre du monde. Donc le mot "loi" peut aussi être pris ici dans ce langage stoïcien, à savoir "ce qu'il faut faire pour être dans l'ordre dernier".
D'autres enfin disent qu'il faut prendre ici le mot loi d'une façon très large : il faut l'interpréter comme étant quelque chose qui n'est pas précis. Chez Paul il y aurait un jeu de mots du fait de l'imprécision des termes.
Je pense personnellement qu'il y a tout à la fois dans ce texte-ci, en particulier l'influence de la prophétie de Jérémie et d'Ézéchiel dont je vous parlerai tout à l'heure, mais en même temps le maintien profond du sens de la loi comme Torah donc comme indication, comme ouverture.
b) « La loi de l'Esprit de vie… » (v. 2)
Je relis le verset 2 : « En effet, la loi de l'Esprit de vie dans le Christ Jésus t'a libéré… »
Dans la TOB ils ont mis « m'a libéré » car quelques manuscrits portent en effet "m'a" : le A Vaticanus, le C et le D ; mais les grands manuscrits, le Sinaïticus, le codex de Bèze (qui est à Lyon), le G ont tous "t'a libéré", un autre a mis "nous a libérés". Moi je maintiendrai « t'a libéré ». Pourquoi ? On pourrait penser que "m'a libéré" va mieux parce que, avant, Paul disait "je". Mais je maintiendrai le "tu" du point de vue du sens même de ce que Paul dit. En effet, dans la loi il y a un impératif, et c'est toujours "tu" : « Tu ne prendras pas la femme de ton frère ». C'est ce qui est véritablement le déterminant de l'orientation, "tu", et c'est quelque chose de régulier dans la situation de la loi. Or il est nécessaire que pour Paul cette parole s'adresse à tous et à chacun, et c'est pour cela qu'il parle de "la loi de l'Esprit de vie".
« La loi de l'Esprit de vie dans le Christ Jésus … » Je pense qu'il prend le mot "loi" au sens de Torah, et non pas au sens de commandement, donc au sens de l'indication, de l'orientation, de la désignation : il indique vers quoi il faut se tourner. Pour Paul, la Loi ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle m'indique vers quoi me tourner.
En effet, pour Paul comme pour Jean, le péché originel c'est d'avoir transformé une indication (une orientation) en un commandement. En effet, c'était donné comme indiquant la perspective, la façon d'être tourné vers… Or ce qui est essentiel pour Paul, c'est d'"être tourné vers" – "être tourné" ou "entendre" c'est la même chose – or "se tourner vers" c'est ne pas pouvoir se replier sur soi, c'est ne pas pouvoir se refermer sur soi, c'est donc accepter qu'il y ait une vie, mais une vie de communion.
C'est ce qu'indique l'expression « la loi de l'esprit de vie (nomos tou pneumatos tes zôês) ». Dans la TOB ils ont traduit « de l'Esprit qui donne la vie », mais on peut tout aussi bien traduire par « la loi de l'esprit de vie » dans le sens de « la loi qui est l'Esprit et qui est la vie », car tou pneumatos et tes zôês sont des génitifs qui sont équivalents, et de plus ce sont des génitifs qu'on appelle "subjectifs", on a ça en français dans l'expression "la ville de Paris", qui désigne la ville qu'est Paris.
Donc la Loi, pour Paul, je peux la prendre comme une parole qui m'indique et qui m'ouvre, et cela c'est l'Esprit. En effet, pour Paul ce qui est essentiellement l'Esprit, c'est de ne plus pouvoir être seul, enfermé, c'est le fait d'être dans une dynamique et dans un mouvement qui est celui même de Dieu.
Il ne faut pas oublier que Paul ne se pose pas la question de l'être de Dieu en dehors du temps, il n'en a que faire, cela n'existe pas dans sa pensée. Son Dieu est un Dieu qui advient, et qui advient continuellement. Au début de l'épître aux Romains il dit que le Christ a été constitué fils de Dieu par la résurrection, ce n'est pas une formule maladroite, ce n'est pas dit par quelqu'un qui n'a pas une bonne théologie ! Je pense que cette théologie est probablement supérieure à celle de saint Thomas d'Aquin et que des gens comme Paul ont mieux senti combien Dieu était mouvement, comment il était impossible de l'enfermer dans un en-soi.
Pour Paul, la Loi, c'est véritablement l'Esprit : si tu es capable de lire la parole, de ne pas en faire un commandement, mais d'être tourné vers quelque chose, alors tu es sauvé. Dès le moment même où tu es tourné vers un avenir, l'avenir t'appartient ; une fois que le tombeau est ouvert, tout est ouvert si tu l'acceptes.
« La loi de l'Esprit de vie t'a libéré » : Paul introduit pour la première fois ici le grand thème de la liberté. Mais qu'est-ce que la liberté ?
La liberté paulinienne n'a probablement plus rien à voir, ou à peu près plus rien, avec la liberté telle que les juifs la comprenaient. Ils comprenaient en effet la liberté comme le fait d'être libérés de l'esclavage, le fait d'être libérés des autres peuples, de redevenir autonomes, de pouvoir se glorifier d'être juifs et d'avoir le pouvoir et le gouvernement. Paul ne tient pas compte de cette liberté-là parce que, pour lui, ce n'est pas cela qui est la liberté. La liberté n'est pas non plus chez Paul la liberté de 1789, et ce n'est pas non plus le libre examen, le libre choix.
Pour Paul, la liberté c'est d'être établi fils de Dieu, c'est d'être dans un autre rapport, dans une autre qualité d'être, à tel point que cela dépasse tous les devoirs et tous les droits de l'homme. On n'a jamais fini d'apprendre ce qu'il en est d'être frère et ce qui s'appelle "donner", or pour Paul, il n'y a de liberté que si l'autre existe par moi et si j'existe par l'autre. Il ne peut y avoir de liberté que dans la communion (koinônia).
Le dernier mot de la théologie de Paul, celui sur lequel il centrera son regard, ce sera la communion, en particulier dans Colossiens et Éphésiens. Donc pour Paul, la liberté c'est un nouvel espace qui est à la fois un moment, une décision, qui est un maintenant mais qui est aussi un lieu, un temple, qui est aussi une communauté. C'est là où, dans la même confession de foi, dans la même acceptation du Christ ressuscité, le Christ est authentiquement présent ; et c'est là que peut se traduire la fraternité.
On voit donc tout de suite le sens du verset 2 : « car la loi – c'est-à-dire le sens de la parole dite – c'est l'esprit, c'est la vie – ça l'est en Jésus-Christ – et cela t'a libéré de la loi du péché et de la mort. » Sans chercher à en savoir l'origine, Paul dit que dans l'état où nous sommes il y a le péché et la mort, il y a des péchés et la ténèbre, et que si je tente de les combattre par ma propre action, je ne fais qu'accentuer la loi et la condamnation, mais que si j'accepte la parole première qui dit « Que la lumière soit », si je la vois véritablement réalisée dans le Christ Jésus, à ce moment-là, je suis sauvé, je ne peux pas être du côté des ténèbres.
Bien sûr, la barrière entre lumière et ténèbres passe au milieu de moi : la mort et la vie me sont données, la lumière et les ténèbres aussi. En effet il y a toujours les deux aspects d'une même réalité : « Que la lumière soit » suppose qu'il y ait des ténèbres ! Cela veut dire qu'il faut comprendre autrement l'être de Dieu.
J'approche là ce qui est peut-être le plus mystérieux. Ce que dit Paul c'est que je n'ai pas le droit simplement de localiser le péché sur la faute d'un homme ; et par contre que, là où il y a véritablement la Parole il y a en même temps la possibilité de ne pas l'entendre, et donc il y a le malentendu, et donc il y a le péché, et donc il y a la mort. Il y a toujours en moi cette possibilité de ne pas entendre la Parole et de ne pas m'y confier. C'est le sens que je donnerais à ce texte de Paul.
c) Les paroles prophétiques de Jr 31 et Ez 36-37 sur la Loi.
Mais je pense que Paul s'inspire de Jérémie et d'Ézéchiel dans la question de la Nouvelle Alliance. Je pense en particulier à deux passages :
- Jérémie 31, surtout le verset 33 : « Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël après ces jours-là, oracle du Seigneur : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, Je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. »
- Ézéchiel 36 et 37. Dans ces grands chapitres est annoncé ce qui sera la Loi nouvelle.
Ce qu'entraperçoivent les prophètes Jérémie et Ézéchiel c'est que si je me tiens sous la Loi, je me tiens sous la condamnation, si bien que, pour être sauvé, il faut qu'il y ait un renouvellement. Et Jérémie dit : il faut que la Loi ne soit plus extérieure, il faut qu'il y ait la Loi au fond du cœur. Le cœur c'est le lieu de la pensée, c'est le lieu de la décision, le lieu de l'orientation ; ce n'est pas le lieu des sentiments. Donc la loi du cœur chez Jérémie c'est la nouvelle possibilité de s'orienter. Même s'il n'a pas pensé, comme Paul, au fait de la Parole qui sauve, cependant il est déjà dans la même direction. De même Ézéchiel dit : il faut qu'il y ait le don de l'Esprit.
Cette situation créée par la parole prophétique qui ne rejetait pas la Loi, mais qui en montrait l'insuffisance a été interprétée à l'époque de Paul, par d'autres que lui.
On a cela en particulier chez les hommes de Qumran pour qui la Nouvelle Alliance consiste à faire la Loi, à l'accomplir jusqu'au bout. Ils reprochent aux pharisiens d'être des adoucisseurs de la Loi – ils les accusent d'avoir - comme ils disent - des paroles flatteuses, c'est-à-dire des paroles qui minimisent l'intransigeance de la Loi. Eux disent : il faut faire la Loi dans toute sa rigueur, selon la nouvelle interprétation, celle du Maître de Justice. Si bien qu'eux se considèrent comme les hommes de la Nouvelle Alliance, les hommes du salut et de la lumière. Mais en même temps, ces hommes-là, quand ils prient, ils sentent qu'il leur est impossible de faire la Loi et de se justifier devant Dieu. En particulier, dans le rouleau des Hymnes, on a des textes de supplication pour que Dieu les sauve et les sauve gratuitement.
On voit donc bien où se situe la pensée de Paul : il est contre ceux pour qui la Loi est la dernière référence, ceux pour qui la Loi est ce qui décide, pour qui la Loi a été donnée à Israël comme un privilège à tel point que toutes les nations sont condamnées, à tel point que pas un païen ne peut se sauver. Ces considérations-là vous les avez en particulier dans les Testaments des 12 patriarches, dans Le Livre des jubilés, dans les Psaumes de Salomon : des paroles d'une intransigeance terrible qui frisent le racisme, où tous les autres sont exclus, il n'y a pas de salut possible.
En face de cela, Paul se dresse et dit : « Vous n'avez pas compris, Israël n'a pas de sens s'il n'est pas universel ; la parole de Dieu adressée à Israël, si elle ne vise pas tout l'homme et tout homme, n'a pas de sens. » C'est justement ce qu'il explique dans les chapitres 9 à 11[4].
[1] C'est au premier concile de Constantinople, convoqué en 381 que sera définie la divinité du Saint-Esprit.
[2] Prononcer "didakè". C'est est un document du christianisme primitif, écrit fin du Ier siècle ou début du IIe. Le manuscrit retrouvé est intitulé « Doctrine du Seigneur transmise aux nations par les douze apôtres ». Le mot grec didachè signifie "enseignement".
[3] Joseph Pierron parle à Saint-Merri avant la messe du dimanche.