Luc 23, 6-12 : La comparution de Jésus devant Hérode, article de M. Corbin, Christus 1979
Dans ce blog consacré à Jean-Marie Martin spécialiste de saint Jean, nous donnons place à une lecture faite par son ami Michel Corbin[1] et parue dans la revue Christus n° 98 en 1979. Il s'agit d'une lecture d'un passage de la Passion selon Luc. Sa question de départ est la suivante : "Comment se fait-il qu'un segment limité de l'histoire en récapitule la totalité ?" et il annonce que ce qu'il faut voir c'est que "la cessation des signes est le signe majeur de la foi, signe de la Croix". "Que la cessation des signes et de la parole se renverse, se retourne en signe et parole tellement décisifs qu'ils s'identifient à la réalité ultime de Dieu (...) ; que la non-parole soit, comme cessation et clôture de la parole, le centre d'où jaillira l'annonce pascale ; que la parole de l'Église naisse, à travers le hiatus radical de la mort, l'analyse de la structure du texte de Luc l'indique suffisamment"
Préalable à l'article de M. Corbin. Comme plusieurs thèmes sont communs à cette lecture faite par M. Corbin et à la lecture que J-M Martin fait de la Passion selon saint Jean, voici d'abord des extraits de la lecture de Jn 18-19 par J-M Martin[2] (le 1er extrait tient en une phrase) :
1 – « C'est dans le moment même de l'humiliation que se célèbre la gloire. C'est dans le moment même de la mort que triomphe la vie et que se manifeste la royauté du roi Messie. »
2 – « Ce qui paraît comme Passion en Jn 18-19 est simultanément intronisation royale du Seigneur. Cette lecture accomplit pour nous la promesse de Philippiens 2 que nous considérons comme le module des Évangiles, l'Évangile au singulier, c'est-à-dire l'annonce de la Résurrection. Mais cette Résurrection s'y annonce déjà dans la vie mortelle de Jésus, et singulièrement dans sa Passion et dans sa mort ; c'est-à-dire que la Passion du Christ et sa Résurrection sont deux aspects du même. […]
Dans la Résurrection et dans son recueil, nous trouvons la même structure que dans l'acte de foi où le non-constat est le voir (Jn 16, 16 sq[3]). Quand nous savons que l'acte de foi est essentiellement le recueil de la Résurrection de celui qui était mort, il est normal qu'il y ait une structure semblable dans la Résurrection et dans son recueil, et que la volonté de fonder sur le constat, fût-ce sous la forme moderne du constat qu'est l'histoire, cette volonté de fonder la foi, c'est la manquer parce que la foi est un non-constat.
Ce récit (en Jn 18-19) est le récit d'une Passion, ce récit est le récit de l'intronisation royale du Seigneur. Dans la première lecture (celle où on ne considère que la Passion) il y a méprise, et cette idée de méprise va structurer intégralement les deux chapitres. […] Et ce thème de la méprise par ignorance se trouve par ailleurs dans les Synoptiques à propos des récits de la Passion. Prenons par exemple Luc 23, 34, c'est le mot connu : « Père, pardonne-leur, en effet, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Par parenthèse, cela ne signifie pas : « pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font » comme si Jésus débitait une théologie morale et casuistique du XVIe siècle dans laquelle l'ignorance est une excuse. En réalité le sens est autre, c'est : « Pardonne-leur de ne pas savoir ». Ce qui nous intéresse ici, c'est que « les gens ne savent pas », ils ne savent pas ce qui se passe, ils ne savent pas ce qu'ils font. […]
Dès les premiers versets [de l'évangile de Jean] la vie est aux prises avec la ténèbre qui est puissance de mort, et la puissance de mort ne détient pas la vie. Nous verrons chez Jean qu'il en va de même pour la Parole, c'est-à-dire non plus sous la dénomination de "vie" mais sous la dénomination de "Parole". La Parole qui dit le Seigneur cherche à se dire, et se dit, mais elle se dit en dépit qu'on en ait. Comme la Parole court, la Parole d'intronisation royale court tout au long de nos deux chapitres et n'est pas entendue, et n'est pas détenue, et n'est pas étouffée. Voilà ce qui structure ces deux chapitres, et qui était ainsi annoncé dès le début de l'Évangile. »
Michel Corbin,
Lc 23, 6-12 : Jésus devant Hérode
Oserais-je avouer que la plupart des livres de théologie spirituelle me laissent de plus en plus sur ma faim ? Je me demande toujours où se fondent leurs affirmations et descriptions : sur une lecture des Écritures saintes ou sur une expérience purement individuelle ? Il me semble, d'autre part, que le temps de ces livres est comme achevé : il avait sa nécessité historique, lorsque la théologie proprement dite était devenue un pur jeu de concepts ou, si l'on préfère, une science ; il la perd quand la redécouverte de la Bible et des Pères de l'Église mettent au jour l'indissoluble lien qui conjoint méditation de l'Écriture et invitation à la perfection.
Le moi humain se trouve-t-il ailleurs qu'en se décentrant de lui-même VERS celui qui est l'unique chemin, étant à la fois vérité et vie ? Comme en témoigne Jean à Golgotha : « Ils regarderont à celui qu'ils ont transpercé » (Jn 19, 37). Et la liberté humaine se construit-elle autrement qu'en laissant dominer en elle l'icône du Père qu'est Jésus-Christ ? « Nous tous, qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, écrit Paul, sommes transformées en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur qui est Esprit » (2 Cor 3, 18).
Bref, je ne puis aborder la question centrale de la finitude du Christ qu'en revenant aux Écritures et, plus particulièrement, aux récits de la Passion ; je ne puis interroger qu'en cette direction : "Comment se fait-il qu'un segment limité de l'histoire en récapitule la totalité ?" qu'en acceptant d'approfondir la donnée majeure des évangiles, à savoir que la cessation des signes est le signe majeur de la foi, signe de la Croix. Dans cette conscience du rôle régulateur de la parole sacrée face à l'imagination et ses fantasmes, je propose donc de faire une lecture rigoureuse de l'épisode central de la Passion de Notre Seigneur Jésus Christ selon saint Luc : la comparution de Jésus devant Hérode (Lc 23, 6-12).
1 – Exégèse et structure.
Il suffit de repérer le contexte pour qu'apparaisse avec évidence la fonction centrale de ce récit. Il vient manifestement diviser en deux parties le procès de Jésus devant Pilate et renforcer la réponse que fait le gouverneur aux accusations des grands prêtres et des scribes : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation, empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi » (v. 2). L'intime conviction du Romain : « Je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation » (v. 4) se trouve en effet répété trois fois – vv. 14, 15 et 22 – après l'allée et venue chez Hérode. De plus, comme ces deux parties du procès (23, 1-5 et 23, 13-23) se trouve elle-même encadrée par deux épisodes attribuant la responsabilité de la mort de Jésus au chef des juifs : séance matinale devant le Sanhédrin (22, 66-71) au cours de laquelle sont passés en revue les trois grands titres de Jésus : Christ, Fils de l'Homme, Fils de Dieu ; capitulation de Pilate devant les clameurs des juifs : « Pilate prononça qu'il fût fait droit à leur demande… Il y aura Jésus à leur volonté » (23, 24-25), la comparution devant le Tétrarque de Galilée sert de pivot à un ensemble de scènes qui marquent le rejet par les juifs de leur Roi. Les grands discours des Actes, du reste, le confirment, ainsi celui qui suit la guérison de l'impotent de la Belle Porte : « Le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus que vous, vous avez livré et que vous avez renié devant Pilate, alors qu'il était décidé à le relâcher » (Ac 3, 13).
Le paradoxe de la Passion selon saint Luc est alors le suivant : la scène qui sert de pivot au rejet de Jésus par les siens n'a aucune fonction dramatique, en ce sens qu'elle ne pèse d'aucun poids dans la décision finale concernant Jésus. Elle est comme une icône au milieu des navettes de tribunal à tribunal, aussi immobile que celle de l'agonie et de la Croix où Jésus est montré en prière, tourné seulement VERS son Père : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ! » (22, 42), à quoi fait écho la reprise du psaume 31 : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (23, 46). Dans ces trois icônes, les deux extrêmes et la centrale, Jésus ne dit plus rien aux hommes, ne témoigne plus du Père, ne se défend plus contre ses accusateurs ; il est simplement en relation avec le Père, en l'état qui le rend capable « d'attirer tous les hommes à lui » (Jn 12, 32). Il n'a pas à nous dire ce qu'est son intimité avec son Père – nous ne pourrions le comprendre et nous fausserions son langage –, il est pour nous devant son Père. Et c'est ainsi qu'il est déjà le Roi, en possession d'une royauté que signifie l'histoire du glaive de Simon à l'arrestation et le jugement prononcé en faveur du bon larron (23, 42-43). Le vrai Roi en face du faux ROI ? Hérode ! Bref, en cette scène propre à Luc, que nous contemplons, Jésus se manifeste par son silence tel qu'il est : celui à qui toute souveraineté est remise et qui renouvelle toutes choses. « Demeurant en elle-même, la Sagesse renouvelle l'univers », annonçait le Salomon grec (Sg 7, 27).
Mais relisons le texte et disposons-le de telle sorte qu'apparaissent correspondances et symétries :
La structure en "symétrie concentrique" ainsi obtenue est particulièrement remarquable. Entre les deux renvois de Pilate à Hérode (A = situation initiale) et de Hérode à Pilate (A' = situation finale), s'effectue un passage de l'intimité à l'amitié qui demeure incompréhensible au niveau d'une simple interprétation historique. Certes, on peut imaginer que Hérode se soit senti flatté de voir Pilate lui déférer un accusé et qu'ainsi les rapports entre les deux hommes se soient améliorés. Mais, parce que cette explication rabaisse la portée des deux mots employés : ennemis, amis, il est préférable de lire en filigrane la réconciliation des juifs et des païens qui s'opèrent dans la mort de Jésus. « C'est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine » (Ep 2, 14), explique Paul dont Luc fut le compagnon. Cette proposition est vérifiée – elle ne sera plus loin, il est alors possible de voir entre B (Hérode qui désire un miracle) et B' (Hérode qui revêt Jésus d'un habit royal) un renversement aussi profond : c'est Hérode qui lui-même donne le signe et couronne, malgré lui, Jésus. Venu pour s'amuser de cet homme enchaîné, mû par la seule curiosité, le tétrarque fait ce qui ne viendrait à l'idée de personne en pareille circonstance ! Il réagit, comme les membres du Sanhédrin qui, quelques instants plus tôt, ont pris tellement au sérieux les déclarations de Jésus, cet homme réduit à rien, qu'ils décident sa perte. Devant tout autre on eût crié à la folie…
Si cette lecture est juste, la paix entre les peuples (A et A') et l'intronisation royale (B et B'), qui adviennent en l'épisode, surgissent d'une seule source : la non-action et la non-parole de Jésus ; il ne répond rien, il ne donne plus aucun signe, et son "destin" est comme scellé. Étrange silence, au centre de l'icône, qu'une parole aux juifs du Grand Conseil explique un peu plus haut : si je vous dis (que je suis le Christ) vous ne le croirez pas ; si je vous interroge, vous ne répondrez pas » (22, 67-68) ! Étrange passivité qui retourne la face des événements, forçant les ennemis de Dieu à se dévoiler et le confesser malgré eux ! En sept versets s'expose et se concentre l'essentiel de la Bonne Nouvelle de Résurrection.
2 – Théologie et mouvement
Le moment est maintenant venu de faire retour à la question qui mouvait notre regard sur l'icône : comment se fait-il qu'un segment clos et fini de l'histoire des hommes en "récapitule" (Ep 1, 10) la totalité ? Mais peut-être la forme que prend la question – comment se fait-il que ? – en interdit la solution ; peut-être faut-il attendre avant de nous prononcer sur ce point ; peut-être nous est-il seulement permis d'approfondir la découverte que nous venons de faire ?
Que la cessation des signes et de la parole se renverse, se retourne en signe et parole tellement décisifs qu'ils s'identifient à la réalité ultime de Dieu – sacramentum et res dans la langue ancienne de la théologie – ; que la non-parole soit, comme cessation et clôture de la parole, le centre d'où jaillira l'annonce pascale ; que la parole de l'Église naisse, à travers le hiatus radical de la mort, de la parole interrompue de Jésus, l'analyse de la structure du texte de Luc l'indique suffisamment. Qu'il s'agisse également de l'accomplissement des Écritures et de la réalité de « l'amour qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 19), voilà ce qui demeure à justifier et approcher, et qui sans doute permettra de juger de la validité de notre question.
Il y a, dans le livre des Actes des Apôtres qui fait suite à l'Évangile selon saint Luc, un texte qu'il est impossible de passer sous silence et qui dit, en quelque sorte, l'actualité que prend la Passion de Jésus dans les persécutions subies par l'Église. Pierre et Jean, après la guérison de l'impotent de la Belle Porte, ont été emprisonnés puis relâchés, malgré leur refus de cesser leur annonce du nom de Jésus. À leur retour dans l'Église, quand ils rapportent ce qui s'est passé, d'un seul élan, la communauté prie :
- « Maître, c'est Toi qui as fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve ; c'est toi qui as dit par l'Esprit Saint par la bouche de notre père David, ton serviteur :
“Pourquoi cette arrogance chez les nations, ces vains projets chez les peuples ? Les rois de la terre se sont mis en campagne et les magistrats se sont rassemblés de concert contre le Seigneur et contre son Oint.”
Oui, vraiment ils se sont rassemblés dans cette ville contre ton saint serviteur Jésus, que tu as oint, Hérode et Pilate avec les nations païennes et les peuples d'Israël, pour accomplir tout ce que, dans ta puissance et ta sagesse, tu avais déterminé par avance… » (Ac 4, 24-28).
Qu'il faille voir, derrière Hérode et Pilate, Israël et les nations païennes, c'est clair. Le plus étonnant est donc la citation du Psaume 2 (v. 1-2) qui appartient, disent les exégètes, aux psaumes d'intronisation messianique. Nous en connaissons deux autres emplois dans les écrits de Luc, son verset 7 : « Tu es mon fils, moi aujourd'hui, je t'ai engendré », étant utilisé : 1° en Luc 3, 22 c'est-à-dire au Baptême de Jésus ou il constitue le contenu de la voix céleste adressée à Jésus ; 2° en Ac 13, 33, dans la prédication de Paul aux juifs d'Antioche de Pisidie, où il désigne explicitement la Résurrection de Jésus. Cette merveilleuse correspondance, qui montre, en la personne de l'histoire de Jésus, l'accomplissement définitif des Écritures anciennes, doit se poursuivre jusque dans les images.
Le psaume comprend, on le sait, quatre parties :
- après avoir décrit son étonnement devant le vain remuement des nations (v. 1-2),
- le psalmiste voit Dieu s'amuser de cette agitation et la tourner en dérision : « Cest moi qui ai sacré mon roi sur Sion, ma sainte montagne » (vv. 4-6).
- Puis il laisse la parole au Messie puisqu'il rappelle le décret qu'il a reçu : « Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. Demande, et je te donne les nations pour héritage » (vv. 7-9),
- et termine sur un avertissement aux rois : « Servez le Seigneur avec crainte » (v. 10-12).
N'est-il pas alors évident que l'accomplissement de cette Écriture suppose une radicale inversion des situations ? Le Messie n'est plus devant Hérode le roi guerrier victorieux grâce auquel l'Éternel peut tourner ses adversaires en dérision, il est au contraire celui que les rois et les puissants tournent en dérision, l'humble serviteur de YHWH broyé et vaincu.
Ainsi l'accomplissement passe par un retournement qui contient, aux yeux de l'esprit géométrique, une véritable contradiction intérieure ; de la promesse à la réalité les rôles sont renversés ! Et nulle dialectique humaine, nul effort de pensée pour balbutier cette "union des contraires" ne peut venir à bout du paradoxe.
Plus exactement, nous resterions devant cet événement bouche bée (Is 52, 15), si la première génération chrétienne, celle qui a connu Jésus à la fois comme compagnon de route et comme Seigneur ressuscité, n'avait eu l'audace d'y lire le plus incommensurable de Dieu. Audace inspirée par l'Esprit et consciemment enracinée dans la parole de Jésus, seul capable de prendre la responsabilité de dire le franchissement du hiatus de silence ; audace de Paul écrivant aux Corinthiens :
- « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes (1 Cor 1, 23-25).
Plus sage que, plus fort que ! Ce "plus", au-delà de tout "plus" représentable par l'homme, appartient à la confession de Jésus comme Christ et Fils de Dieu. Non parce qu'il fournirait une base à partir de laquelle juger et mesurer la synthèse opérée dans la proposition de la foi : Jésus est le Christ (Ac 9, 22), mais parce qu'il enlève toute saisie possible et débouche sur le cœur de Dieu transpercé par la lance. C'est autour de ce centre qui n'en est pas un que se déploie, après le Nouveau Testament, toute la tradition théologie de l'Église, semblable au papillon fasciné par la lumière.
Lisons par exemple un court paragraphe du commentaire que Thomas d'Aquin donne des versets de Paul sur le langage de la Croix :
- « Quand l'apôtre dit : “Car ce qui est folie de Dieu… ”, il assigne la raison de ce qu'il avait dit plus haut, il dit ainsi comment ce qui est faible et fou peut être puissance et sagesse de Dieu. Il dit : “Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes” comme s'il disait : quelque chose de divin semble être, non pas parce qu'il est en défaut par rapport à la sagesse, mais parce qu'il surexcède (superexcedit) la sagesse humaine. Les hommes en effet pour l'habitude de réputer fou ce qui excède leur sens. Et il dit “Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes”, parce que quelque chose n'est pas dit faible en Dieu par défaut de puissance, mais par excès… » (In Co. cap. I, lect. III, Marietti $ 62)
Ces lignes tentent d'indiquer le dépassement de la contradiction dans ou plutôt VERS la Suréminence divine qui se manifeste d'autant plus transcendante qu'elle choisit pour se manifester ce qui paraît le plus éloigné de sa Hauteur. Elles témoignent que la Passion et la Mort de Jésus, loin de diminuer la distance qualitative infinie entre l'homme et Dieu – le hiatus de la non-parole et de la non-action ! –, ne font que creuser, davantage. Elles déploient un mouvement qui supprime toute représentation de distance spatiale et respecte la Présence, au-delà de présence et d'absence, que nous éprouvons comme absence comblée.
N'allons pas croire que ce renvoi au "plus" démesuré de Dieu et de son Amour soit une quelconque explication du mystère pascal de Jésus. Semblables explications donneraient naissance à de nouvelles idoles, à cela précisément dont la mort en croix a dénoncé le rien. Il y a ici rien d'autre à entendre que la parole du Christ johannique : « Et moi, une fois élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi » (Jn 13, 32) ; il n'y a que ce pur mouvement de Jésus VERS son Père, ce pur être tourné VERS-le-Père qui apparaît dans les prières de l'Agonie et de la Croix pour remplir le silence de Jésus devant Hérode ; il n'y a que cette pure dynamique vers le “toujours plus avant” de Dieu dans lequel nous sommes invités à entrer, et que nous ne pourrons jamais objectiver comme une chose, mettre à distance de nous-mêmes pour le définir et délimiter.
C'est pourquoi nous disions plus haut que la question : "comment se fait-il que ?" était sans doute insoluble. Elle est insoluble parce qu'elle ne peut être posée par qui regarde avec les yeux de la foi. Avec Jésus dans sa Passion, nous sommes confrontés à l'unique par excellence, privés de tout point de comparaison, emportés dans le sans-mesure de l'Amour divin. Oh ! Nous pouvons bien avoir, et nous avons, quelques approches de cette profondeur d'amour. Nous comprenons parfois qu'il faut beaucoup plus de force et certitude intérieure pour ne pas répondre à l'adversaire que pour se défendre et justifier devant lui ; nous entrevoyons aussi que le pardon n'est pas faiblesse mais force terrible, qu'accepter de tendre l'autre joue n'est pas démission mais compassion qui retourne toute agressivité en la rendant semblable au coup d'épée dans l'eau. Mais toutes ces expériences sont nées en nous d'images qui nous ont précédés et façonnés : histoires de certains starsi, dépouillés par des brigands, qu'ils convertissent en venant leur remettre l'argent qu'ils avaient réussi à cacher, visage du Pauvre d'Assise, plus près de nous message de la petite carmélite de Lisieux. Derrière cette innombrable cohorte de saints, se tient Jésus de Nazareth, le seul qui rend possible cette imitation de lui-même qui nous parle au cœur, le seul qui soit l'Amour désarmant parce que désarmé.
Qu'en un point de notre terre et de notre histoire soit apparu ce vide de parole et d'action qui fait refluer toutes choses vers leur source, qu'un signe ait été posé sur la colline de Golgotha qui marque la cessation des signes et la naissance de la foi qui transporte des montagnes, nous ne pourrons jamais le déduire, et partant le comprendre. Nous n'avons permission et commandement que d'une seule chose : laisser ce signe nous marquer le front d'une trace indélébile, laisser cet Inouï de Dieu produire en nous ses fruits de grâce et de paix, laisser l'icône de Jésus nous imprégner comme l'huile de l'onction. Et peut-être est-ce cela redevenir l'enfant de Royaume ravi VERS l'invisible Amour ?
[1] Michel Corbin a par exemple dédicacé le chapitre "La naissance de la parole" de son livre L'inouï de Dieu à J-M Martin. Michel Corbin a écrit de nombreux livres et a publié 9 articles dans la revue Christus.
[2] La 1ère phrase est extraite de La Passion comme intronisation royale. Résurrection et Pentecôte à la Croix (Jn 19, 28-37 et 1 Jn 5, 5-10) ; la suite est extraite de Jn 18-19 - La Passion selon st Jean.