Jean 16, 16-32 : L'énigme (constater / voir) ; la parabole de la femme qui enfante
Ces versets 16-32 sont des versets auxquels J-M Martin se réfère très souvent, en particulier : l'énigme des versets 16-18 avec la différence des verbes constater et voir ; la parabole de la femme qui enfante (v. 21) avec les mots de tristesse et joie qui demandent à être entendus dans la strucure caché / manifesté (ou semence-fruit avec une double semence) ; le thème de la naissance de l'homme, ; et aussi le thème de la prière et celui de la parole claire. Ce texte éclaire le récite de Marie Madeleine au tombeau (Jn 20) qui fera l'objt d'un prochain message.
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- un autre message reprend ce texte en se centrant sur le processus qui va du trouble à la prière : Le processus johannique : trouble, recherche, question, prière en Jn 14, 1-14 ; Jn 16, 16-30 ; Jn 20, 11-18.
Jean 16, 16-32
L'énigme ; la parabole de la femme qui enfante
« Un peu et vous ne me constaterez plus, ce qui est qu'un peu à rebours vous me verrez. » Ces mots en forme d'énigme ouvrent le texte majeur qui structure le chapitre 16, et qui est notre programme d'aujourd'hui. Que veut dire cette phrase avec la différence entre le verbe constater et le verbe voir ? Quelle est la réponse que le Christ fait aux apôtres ? Il fait allusion à la recherche, à l'épisode des pleurs, à l'heure de la femme, à la tristesse qui se tourne en joie. Tout cela est contenu dans ce texte majeur.[1]
I – L'énigme des versets 16-18
« [Jésus dit aux disciples] « 16Mikron (un peu) et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. » 17Certains des disciples se disaient donc les uns aux autres : « Qu'est-ce qu'il nous dit : “Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez”, et “je vais vers le Père” ? » 18Ils disaient donc : « Mais qu'est-ce qu'il appelle mikron, nous ne savons pas ce qu'il dit.» » C'est votre cas aussi ?
Je situe rapidement la phrase du Christ puis la qualité de cette phrase.
1°) Premier temps : situer la phrase de Jésus.
a) Les annonces plus frustres du départ de Jésus.
Cette phrase entre dans une série d'annonces (la première est celle de Jn 7, 33 et la dernière est ici), annonces faites aux Judéens, puis aux disciples. La forme première en est : « Un peu de temps et vous ne me constaterez plus (ou vous ne me verrez plus), et un peu de temps et vous me verrez. » Ceci est une forme première, frustre, non méditée, de la question. Dans les premiers textes nous avons :« un peu de temps », et ici c'est mikron tout court : un peu. Et c'est toujours lié à : « Je vais vers le Père. »
Nous sommes ici dans une situation remarquable qui est annoncée dès le chapitre 7, mais qui est surtout méditée de façon de plus en plus profonde dans le cours des chapitres 14, 15 et 16 qui constituent un ensemble appelé « le discours après la Cène ». C'est un discours difficile à lire, qui paraît complexe, mal organisé, alors qu'il a une rigueur de structure extraordinaire qu'il faut découvrir. À ces trois chapitres on peut d'ailleurs ajouter le chapitre 17 qui est la grande prière du Christ : « Père, glorifie ton Fils… »
Cette annonce de Jn 16, 16-18 est entendue comme l'annonce du départ de Jésus. C'est la même chose que l'annonce de la passion et de la mort chez Marc. Mais ici, c'est énoncé plutôt du point de vue du retentissement sur les auditeurs de ce qui est vécu comme absence. En effet la mort est la mort de celui qui meurt, mais c'est aussi une rupture, un manque pour ceux qui restent. Et ces chapitres sont à lire à un double niveau : le niveau de ce qu'ont pu vivre les disciples par rapport à cette annonce, et le niveau des premières communautés qui souffrent de l'absence de Jésus. Pour comprendre cette absence, il faut considérer ces deux niveaux de lecture qui interfèrent. Autrement dit, le moment de l'écriture johannique pour sa (ou ses) communautés, est un moment qu'il faut bien prendre en compte, parce que c'est celui qui, d'une certaine façon, nous concerne nous aussi. Nous vivons dans l'absence de ce que nous disons !
b) Le thème uni-quadriforme qui régit les chapitres 14-17.
Pour indiquer la situation, je dirai que Jean vise à montrer en quoi cette absence est une autre présence, en quoi la mort est présence du vivant et résurrection. Jean retient quatre termes pour dire en quoi consiste la présence ressuscitée de Jésus. C'est le thème uni-quadriforme qui régit les chapitres 14 à 17. Nous avons, pour parler dans l'analogie musicale, une sorte de prélude qui se trouve au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Il s'agit de prendre acte du trouble (taraxis) suscité par l'annonce de l'absence, ou par l'absence vécue par la première communauté. Ensuite le thème s'entend pour la première fois dans sa totalité aux versets 15-16. Il a quatre membres :
« 15 Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (entolas)
16 et moi je prierai le Père et il vous enverra un autre paraclet (une autre présence.) »
Mais il ne faut pas que nous lisions cela selon nos articulations conditionnelles. C'est une règle générale chez saint Jean : si n'est pas conditionnel, oti (parce que) n'est pas causal et hina (afin que) n'est pas final. Par ailleurs le mot entolêqui est généralement traduit par "commandement" est en fait la disposition qui me constitue[2].
J'ai montré en d'autres endroits[3], en étudiant ces versets 15-16, que les quatre noms de la présence du Ressuscité dans sa communauté peuvent être dites sous la forme :
l'agapê (aimer); la garde de la parole ; la prière ; la présence du pneuma (de l'Esprit).
L'absence, sur un certain mode, est guérie par la prise de conscience du nouveau mode de présence de Jésus dans la communauté. Cette nouvelle présence s'appelle agapê, s'appelle garde de la parole, s'appelle prière, s'appelle venue du pneuma.
Ces quatre thèmes régissent les chapitres 14-17. Ainsi au chapitre 16, les versets 1 à 16 concernent l'envoi du pneuma, et les versets 16 à 23 débouchent sur la prière : deux des quatre thèmes sont décisifs dans ce chapitre. Par ailleurs, chaque fois que l'un des quatre thèmes vient en premier, mémoire est faite de deux ou trois des autres, même rapidement ; et quand on passe au thème suivant, celui qui vient d'être traité est remémoré. C'est une écriture très musicale.
Ce sont les premières choses que je voulais dire pour situer la phrase de Jésus « 16Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. », et il faut essayer de les tenir ensemble.
2°) Deuxième temps : la qualité de cette parole de Jésus.
a) C'est une énigme.
L'autre chose que je veux dire, c'est : quelle est la qualité de cette parole : « 16Mikron (un peu) et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez » ? C'est une énigme. Qu'est-ce qui me permet de dire cela ? On pourrait le dire simplement en fonction de la situation des disciples, puisqu'ils ne comprennent pas ce que Jésus dit. Mais le mot énigme viendra au verset 25 : « Je vous ai dit ces choses en énigme. Vient l'heure où je ne vous parlerai plus en énigme. Je vous annoncerai au sujet du Père de façon ouverte. » Et les disciples disent ensuite au verset 29 : « Voilà que maintenant tu nous parles de façon ouverte et tu ne dis aucune énigme. » Et cependant, il n'a pas dit grand-chose de neuf. Quelle est alors la différence entre une énigme et le parler ouvert ? C'est que le parler ouvert est l’énigme entendue. Ce parler ouvert est l'entente de ce qui était vécu comme énigme. Énigmes (paroïmiaï) est le nom du livre des Proverbes. C'est la signification d'une vérité, dite sur un mode concentré, et qui est donc, d'une certaine façon, énigmatique.
J'ai donc trouvé le mot par lequel le discours de Jésus est caractérisé à la fin de la péricope. Ils le vivent évidemment comme une énigme, et c'est Jésus qui le leur dit : « 19Jésus connut qu'ils voulaient le questionner et il leur dit : "Vous cherchez les uns avec les autres sur ce que j'ai dit... » Ici, deux mots importants : la recherche et la question, la recherche qui apporte un désir de question : « sachant qu'ils voulaient le questionner, il leur dit : "Vous cherchez"… »
b) Jésus révèle la situation de recherche.
Nous avons déjà rencontré « Qui cherchez-vous ? » à plusieurs reprises. Mais c'est parfois Jésus qui révèle la situation de recherche. Par exemple il y a cette recherche chahutée et maritime qui a lieu dans le deuxième petit épisode maritime qui suit la multiplication des pains, au chapitre 6. Ça court de partout, ça prend des barques, ça va le long de la mer : on cherche Jésus. Et Jésus interprète la situation en disant : « Vous me cherchez » et en même temps il interprète la qualité de leur recherche qui est ici négative : « Vous me cherchez non pas parce vous avez vu des signes mais parce que vous avez mangé des pains et que vous êtes rassasiés. ».
Ici aussi c'est Jésus qui dit le mot qui interprète la situation : « Vous cherchez » Et le moteur de la recherche est le côté énigmatique d'une part, mais aussi que cette énigme porte sur l'embarras ou l'inquiétude profonde ou le remuement (la taraxis) que vient de susciter l'annonce du départ, l'annonce de l'absence.
Dans l'écriture de ce passage, Jean veut souligner que cela est vraiment énigmatique. C'est une phrase qui mérite d'être indéfiniment méditée, parce qu'elle est intégralement reprise trois fois : « "16Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez". 17Les disciples se disaient etc… qu'est-ce qu'il nous dit ? – et ils citent la phrase – "Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez." » Et Jésus lui-même : « 19Vous cherchez au sujet de cela que j'ai dit : "Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. »Jean prend la peine de souligner trois fois pourmarquer que nous ne savons pas ce que cela veut dire. Nous ne savons même pas ce que le mot initial signifie : « Qu'appelle-t-il mikron ? » En effet, ce mikron-là est très important puisque c'est la même chose avec une toute petite différence. Si je voulais répondre d'une certaine façon à une question posée hier sur la mort du Christ et sa résurrection, je dirais que c'est la même chose avec une toute petite différence qui est celle qui est marquée par les jours absents, du vendredi au dimanche matin : mikron !
La question étant ainsi posée, vous voyez que ce texte est plein d'enseignements si on le regarde de près, non pas seulement pour ce qu'il dit, mais aussi pour la posture de recherche, pour l'attitude que nous-mêmes devons avoir par rapport à cette écriture. Et cette attitude importe même plus que le contenu, parce que le contenu, nous en sommes loin pour l'instant, alors qu'apprendre à se tenir par rapport au texte se fait progressivement. Il faut donc commencer et c'est ce que nous essayons de faire.
II – La tristesse et la joie (v. 20)
« 20 Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse et votre tristesse se tournera en joie – et c'est ensuite qu'intervient la courte parabole – La femme quand elle enfante a tristesse parce que son heure est venue, etc. » Nous reviendrons sur cette courte parabole.
1 – Joie et tristesse comme qualités d'espace.
Tout d'abord, le terme de joie est un terme qui court au long de ces chapitres. Il n'est pas connuméré dans le thème uni-quadriforme, pas plus du reste que le thème de l'absence ou du trouble, car ceci ne donne pas lieu à thème proprement dit, mais à indication de tonalité. Joie et tristesse sont des tonalités. La tonalité a à voir avec une qualité d'espace. Nous savons qu'il y a deux espaces, deux royaumes (celui du Christ-Roi et l'autre) et tout le problème est de savoir quel espace nous est ultimement réservé.
Une des dénominations de l'espace qui vient est le pneuma. L'une des entrées possibles, pour penser ce qu'il en est du pneuma, est de l'étudier comme un espace. Le pneuma est un lieu, le lieu en quoi il faut adorer : « adorer en pneuma et vérité » (Jn 4) c'est-à-dire en pneuma qui est vérité. Cependant il est important de ne pas dire seulement espace, mais qualité d'espace. Si je voulais donner une approche, je dirais que le pneuma est une ambiance. Une ambiance, c'est une qualité d'espace. Bien sûr, de même que le mot de voir n'est pas à prendre au sens de l'œil charnel, de même ambiance, ici, n'est pas nécessairement celle qui est ressentie psychologiquement.
Nous pensons tout quantitativement. Le règne de la quantité est ce dans quoi nous sommes. Or, grand, petit, loin, près, sont d'abord des qualités. Lorsque Heidegger fait la phénoménologie de l'éloignement, il dit : il ne faudrait pas croire que l'éloignement soit justement dit quand il est précisé en kilomètres ou en centimètres, et que loin soit un terme vague qui n'a lieu que lorsqu'on n'a pas eu le temps ou le goût de mesurer ; ce qui est premier dans le loin ou dans le près, c'est précisément d'être dans le sentiment du loin ou du près. Je vous donne cette analogie pour vous aider à entrer dans ce que j'évoquais.
Les versets que nous lisons ici sont là pour nous indiquer dans quelle qualité d'espace nous sommes. Et je répète : toujours penser à partir des questions «Qui règne, et dans quel royaume, dans quel espace ? Quelle est la qualité de cet espace ? » Les noms majeurs se réfèrent aux deux espaces et pas d'abord à des individus. Pour l'espace qui vient, on connaît les noms : il y a agapê qui est une qualité d'espace, il y a joie. On peut nommer cet espace : espace de résurrection.
2 – Les quatre termes de tristesse et joie.
C'est maintenant que la difficulté commence.
« 20Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez tandis que le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse sera pour devenir joie (eïs kharan génêsétaï). » Ceci est difficile à traduire parce que génêsétai signifie bien devenir, mais cependant ce n'est pas changer radicalement, et ici c'est génêsétai avec eis et l'accusatif qui indique une transformation en cours. Il y a ici non pas deux termes, mais quatre pour le sens. Parce que le mot de joie ne dit pas la même chose quand il désigne la joie du monde qui se réjouit maintenant et quand il désigne la joie de résurrection. De même pour la tristesse. Il y a deux joies et deux tristesses : la mauvaise joie et la bonne joie, la mauvaise tristesse et la bonne tristesse : la bonne joie ne peut être que le fruit d'une bonne tristesse. Cela nous ouvre au fait que joie et tristesse ne désignent pas ici simplement des sentiments en tant qu'ils sont ressentis. Nous ne sommes pas au niveau psychologique où la joie est toujours la joie et la tristesse toujours la tristesse (encore qu'on puisse faire aussi des différences sur les qualités de joie et de tristesse). Autrement dit il y a une tristesse qui est semence de joie non encore manifestée, ce n'est pas la même que la mauvaise tristesse, la tristesse punitive, la tristesse qui est le fruit d'une mauvaise joie. Le mot joie ici quand il est pris de bonne façon ne dit pas simplement un sentiment mais une qualité d'être accomplie, et quand il est pris de mauvaise façon il dit une qualité d'être déficiente.
Il y a donc une joie qui est semée, qui n'est pas apparente, qui est sous le couvert d'une tristesse ; et il y a une tristesse qui est secrètement sous le couvert d'une certaine joie. Autrement dit, nous avons ici une analyse de joie et de tristesse où ces mots ne sont pas univoques mais tels que le rapport de la passion (donc du pâtir) et de la résurrection se trouve pensé. Nous savons que le mot de joie sera un mot pour la résurrection. Mais la résurrection est de cette joie qui est d'abord, hivernalement, sous le couvert de la passion. Il y a une essence de joie qui est secrète, qui est secrètement même dans le pâtir.
3 – Parenthèse sur l'intelligence de mots comme tristesse et joie.
Tout ceci est un point crucial pour l'intelligence des mots. Les grandes structures qu'on peut opposer sont la structure du tri où les choses se séparent, et la structure de la transformation où une chose passe d'un état à un autre état. Or dans une pensée de la semence par rapport au fruit, puisqu'une mauvaise semence ne peut pas produire un bon fruit, les deux structures se cumulent si bien qu'il y a ambiguïté dans le mot tristesse et dans le mot joie. Le mot tristesse peut être une joie cachée, et le mot joie peut être une tristesse cachée, non encore révélée.
Ce que je dis ici de tristesse et joie peut se dire à nouveau à propos de la mort et de la vie. Ce que nous appelons la vie de façon courante, c'est pour l'Évangile la mort, c'est l'être mortel, l'être voué à la mort et à une mort qui reste dans le champ du meurtrier. C'est pourquoi il est dit que « nous avez été transférés de la mort à la vie » (1 Jn 3, 14) alors que nous ne sommes pas morts au sens banal du terme. Ça vaut également pour les mots fondamentaux comme le mot de chair ou le mot de monde[4].
Ici se trouve l'indication d'un travail qui est à accomplir pour entrer non pas simplement dans un usage du vocabulaire univoque, mais au contraire dans un travail sur les mots, ce qu'on a pu appeler au IIe siècle le baptême des mots. En effet on ne peut lire l'Évangile qu'avec les mots usuels. Or les mots usuels sont tous des témoins de la vie mortelle, ils sont issus de notre vie mortelle et sont là pour la dire. Pour dire quelque chose d'autre qui est nouveau, la vie de résurrection, il faut que ces mots meurent à leur sens premier pour se relever, pour ressusciter à un sens neuf. Le baptême, pour Paul, c'est cela.
À l'imitation du Christ qui, lui, l'accomplit en plénitude pour lui et pour nous, nous sommes invités à inverser, à notre mesure, le sens de ce que nous vivons comme servitude, par un acquiescement qui fait, de ce qui était servitude, un moment de liberté fondamentale. Ceci est essentiel à l'intelligence du rapport du pâtir et du jouir dans le Christ. La référence est : « Le Père m'aime pour cela que je pose ma psukhê (psychê) en sorte que je puisse la recevoir » (Jn 10, 17). Ce n'est pas : « je la donne pour pouvoir la recevoir » ce qui serait une stratégie, cela signifie que mon mode de donner est la condition même pour qu'il y ait réception ; c'est-à-dire que je ne peux me recevoir que si je ne me retiens pas, que si je me donne : « J'ai cette capacité de poser ma vie qui est cette capacité même de pouvoir en retour la recevoir ». Pourquoi ? « J'ai reçu cette disposition (entolê[5]) d'auprès de mon Père » (v.18). Autrement dit cela constitue la disposition christique en son propre. Ne nous targuons pas de donner notre vie pour autrui au sens où le Christ la donne. Son être pour autrui relève de cela qu'il est le Fils pour les enfants, et cela lui est donné de par le Père. Donc le rôle du Christ est axial, il est unique. Et son être c'est son œuvre.
4 – Dé-psychologiser tristesse et joie.
Il est important de voir que pour tristesse et joie nous ne sommes pas au niveau du repérage de sentiments psychologiquement successifs. Ce n'est pas seulement le passage de l'un à l'autre, de la tristesse à la joie. Nous ne sommes pas non plus ici, en visant l'identité éventuelle d'une joie et d'un pâtir, dans l'intelligence d'un masochisme – ce qui nous obligerait à rester sur le terrain psychologique et ce serait très néfaste pour notre texte – car l'identité de la joie et de la souffrance s'entend psychologiquement comme étant, éventuellement, masochisme. Quand je demande de dé-psychologiser notre texte j'apporte ici une raison supplémentaire.
Une façon de dépsychologiser notre texte serait de le phénoménologiser. En effet lire phénoménologiquement est la façon dont la pensée contemporaine a tenté de sortir du psychologisme. Mais c'est difficile à faire, et c'est difficile de savoir si on l'a fait. L'histoire de la phénoménologie est celle d'un perpétuel combat contre la tentation de ré-entendre psychologiquement.
5 – La structure semence-fruit.
Je dis souvent qu'il faut entendre les mots johanniques dans leur portant propre, dans leur structure propre. Or la structure de base de l'évangile de Jean est la structure caché / manifesté, ou semence / fruit[6]. J'ai parlé d'une part d'une joie qui est semée mais qui est sous le couvert d'une tristesse, et d'autre part d'une tristesse qui est secrètement sous le couvert d'une certaine joie. Il faut ici se rappeler que l'évangile de Jean n'est pas écrit selon la pensée de la fabrication pour laquelle on ne peut faire que ce qui n'est pas encore fait, mais selon la pensée de l'accomplissement pour laquelle on ne peut accomplir que ce qui est déjà. On ne peut accomplir que ce qui est, à savoir ce qui est sur mode caché, et qui advient donc sur mode dévoilé lors de l'accomplissement.
Dans la pensée du faire, s'il y a de la tristesse, on peut la remplacer par de la joie, et cette joie est sans rapport avec la tristesse. Dans nos versets, au contraire, il y a la tristesse qui est la joie en mode caché (séminal), mais il y a aussi une autre joie qui est en fait l'absence de joie, puisqu'elle est la tristesse en mode caché.
Nous allons retrouver le thème de la joie dans la deuxième partie : « Je vous verrai, et votre cœur se réjouira, d'une joie que personne ne peut vous lever » (v. 22), Il s'agit d'une joie essentielle. Tout notre texte est orienté par la présence de résurrection, par la présence nouvelle et éternelle, de Jésus. Et la joie est un des noms de la résurrection.
III – La parabole de la femme qui enfante (v. 21)
« 21La femme, quand elle enfante, a tristesse parce que son heure est venue. » La femme ici est vue sous l'aspect de la maternité, puisqu'elle est en gésine. Son heure est l'accomplissement de son avoir à être : en tant que mère son avoir à être est le moment où cela s'accomplit. Jésus dit toujours : « mon heure », qui est du reste la même chose que son œuvre, c'est-à-dire l'accomplissement de ce qu'il est, de son avoir à être qui est sa mort-résurrection, et qui est en même temps l'accomplissement de l'homme, de l'humanité tout entière. Le mot œuvre désigne à la fois la mort-résurrection de Jésus et l'accomplissement de la totalité de l'humanité. Ce n'est pas par hasard que ces deux choses-là sont dites simultanément. Je ne vous demande surtout pas de comprendre en quoi et comment l'un est la même chose que l'autre. Pour l'instant je repère que dans l'évangile de Jean le mot œuvre dit à la fois les deux. Ce repérage suffit pour l'instant.
« Mais quand est né le bébé (to païdion) elle ne se remémore plus son affliction (thlipsis) – ce mot vise à la fois la contraction au sens gynécologique et l'oppression au sens psychologique – à cause de la joie de ce qu'un homme est venu au monde. » La femme ne se souvient plus. Qu'est-ce que c'est que cet oubli qui coïncide avec la découverte de la joie qui était cachée dans la tristesse antérieure ?
Par ailleurs j'attire votre attention sur l'écriture de cette parabole qui a à voir avec le mode d'écriture de Jean. Habituellement, nous pensons qu'une parabole est une histoire suivie d'une morale, c'est-à-dire une leçon qui peut profiter à tout homme, un peu à la façon des fables de La Fontaine. Or chez Jean, le sens et le récit se travaillent mutuellement, ce n'est pas l'un après l'autre. Jamais une femme ne se réjouit parce qu'un homme est venu au monde. Ce n'est pas cette généralité-là qui intéresse Jean, mais c'est que l'homme soit venu au monde : c'est la génération de l'humanité qui est en question ici. Le sens profond de la chose modifie, régit l'écriture même de ce qui devrait être un récit préalable. Voilà qui est grand, et plus joli que la distinction du récit et de la morale. Lorsque la distinction se fait comme chez La Fontaine, c'est le récit qui est joli, la morale n'a pas grande importance. Ici c'est le sens qui œuvre le récit lui-même : elle est parabole en ce sens-là parce que les deux sont l'un dans l'autre et se conditionnent mutuellement.
IV – La joie d'être vu qui est celle de voir (v. 22)
« 22Et vous, vous avez maintenant tristesse, et je vous verrai à nouveau et votre cœur se réjouira et votre joie personne ne vous la lèvera », parce que cette joie est la joie authentique. Elle était semence de joie, même à l'intérieur de l'hiver dans le moment de l'ensevelissement. Par parenthèse, autre chose (mais c'est la même) : l'ensevelissement a beaucoup d'importance dans notre Credo parce que c'est une des dénominations de la mort, celle de l'effacement du corps. Et ceci est repris dans la petite parabole du grain qui tombe en terre, s'il meurt il porte beaucoup de fruits, mais s'il ne meurt pas, il ne porte pas de fruit. L'ensevelissement, et puis tomber en terre. Tout fait écho à tout.
► Dans ce texte, Jésus dit qu'il les verra, mais n'est-ce pas aussi eux qui le verront ?
J-M M : Tout à fait. C'est l'exemple même de ce que le verbe "voir" sémantiquement a plus d'importance que le fait de savoir qui voit et qui est vu. Ils le verront, et ça peut être ressenti comme une énigme parce que c'en est une.
Il faut essayer d'entendre certaines pages à partir de la signification des mots majeurs plutôt que de la façon dont ils sont grammaticalement articulés. Ici l'articulation c'est de savoir si c'est lui qui voit ou si c'est eux. Mais ce qui est important c'est le verbe "voir", c'est ce qui est premier, ce qui vient en avant. Parce que l'accomplissement (ou la plénitude) de l'être-vu c'est de voir. C’est la même chose pour aimer qui est l'accomplissement d'être aimé : « L'agapê ne consiste pas en ce que vous m'aimeriez mais en ce que, le premier, je vous aime » (d'après 1 Jn 4, 11) ; et que nous aimions est l'accomplissement du fait d'être aimé. Qui n'est pas aimé ne peut pas aimer. Qui n'est pas vu ne peut pas voir.
► Mais entendre, c'est la tonalité ?
J-M M : Le mot tonalité je l'emploie pour deux choses : j'ai dit que les notions de joie et de tristesse étaient de l'ordre de la tonalité, c'est-à-dire de la qualité d'espace ; et d’autre part, détecter le mot pour son sens avant l'articulation, c'est aussi la tonalité. C'est ça que tu voulais dire et c'est très bien.
► J'ai l'impression qu'on dit toujours ça dans un rapport de temps, en récit, or ici le temps n'existe plus, il y a simultanéité.
J-M M : Oui et c'est essentiel. Le temps johannique, c'est la question qui reste à l'horizon de toutes nos lectures. Nous avons déjà indiqué par exemple les répartitions lucaniennes entre les moments (Ascension, Pentecôte...), et le resserrement du temps au sens johannique, ce qu'on appelle l'eschatologie johannique, l'eschatologie accomplie. Jean est la mise en question non seulement de notre mode d'être au temps, mais déjà du mode d'être au temps de son époque. Et ça consiste essentiellement en ceci que l'annonce de la résurrection, c'est l'annonce de la mort du temps mortel, mortel et mortifère, autrement dit c'est l'ouverture à l'aïôn (qu'on traduit par éternité mais c'est très mauvais). C'est tout à fait dans cette direction-là qu'il faut aller voir. Nous n'allons évidemment qu'effleurer cela, mais c'est parfait d'avoir souligné ce point.
Disons que c'est aussi là qu'intervient le mikron : mort et résurrection c'est la même chose sauf un mikron (un peu). Oui, parce que si c'était tout à fait la même chose sans altérité (mais il n'y a pas de même sans autre) il n'y aurait pas deux mots pour le dire. Si je dis mort de Jésus et résurrection de Jésus, je dis quand même deux choses, et du même coup il y a un mikron. Qu'appelle-t-il mikron ?
V – Le thème de la prière (v. 23)
« 23Ce jour, vous ne me questionnerez en rien (ou : vous ne me demanderez rien). – Le mot érôtaô comporte deux sens : questionner ou demander. Et le mot suivant glisse également vers deux sens – Amen, Amen, je vous dis : si vous demandez au Père (ou : si vous priez le Père) dans mon Nom – nous arrivons authème de la prière. Nous avons le glissement : recherche (zêtêsis) ; demande : érôtaô (je demande) ; et la résolution, c'est : "je prie". Ce qui veut dire que le caractère questionnant trouve sa réponse dans la progression même de la demande ou de la question – il vous donnera. » La prière,singulièrement la prière de demande, est éminente, parce qu'elle est l'attestation que nous sommes dans l'espace du don. Or ce qui est suprêmement à donner, c'est le don lui-même. Si je prie, j'atteste que je suis déjà dans l'espace du don. Donc ma demande est exaucée du simple fait qu'elle soit énoncée. Autrement dit, il m'est déjà donné que je prie, et cela atteste que je suis dans l'espace du don. En ce sens-là, toute prière est exaucée, toute prière qui est dans « mon nom ».
Il serait facile de caricaturer la phrase de Jésus : chaque fois que vous me demanderez ce que j'ai envie de vous donner, je vous le donnerai. Cependant, le mot est en toutes lettres chez saint Jean : « Si nous demandons quelque chose selon sa volonté, il nous écoute. » (1 Jn 5, 14). Il s'agit donc de prier dans le Nom ou dans la volonté. « Prier dans mon nom » peut alors se diriger dans deux directions d'intelligence : ça veut dire que nous sommes dans l'identité du Christ, du Christ priant ; et ça veut dire aussi que c'est selon la volonté du Père puisque c'est « demander selon sa volonté. », le mot volonté étant à entendre au sens de semence, et non en notre sens.
Nous voyons que tout ce chemin conduisait à la question de la prière :« Je prierai le Père », l'un des quatre thèmes quadriformes. Ici, la forme du même thème est : « Vous prierez »et cela sera même précisé encore plus au verset 26 : « Je ne dis pas que je prierai le Père pour vous, vous prierez… etc. » Ce thème subit donc ici cet approfondissement, ce creusement, ce développement. Nous sommes dans l'accession à l'espace de liberté, à l'espace de demande. Car l'attestation de la liberté n'est pas la maîtrise, c'est la demande.
J'ouvre ici une parenthèse. Si on vous demandait en quoi se réalise la présence du Ressuscité dans la communauté, vous pourriez dire : l'eucharistie. Jean n'en parle pas ? Mais si ! Il le dit dans ce passage ! L'eucharistie est premièrement prière, non pas sous la forme de la demande, mais sous la forme de l'action de grâces, et c'est la même chose. Il n'y a pas de différence, sinon un mikron ! Car ces deux modalités expriment le sens du don, expriment que je ne suis pas dans la prise mais dans le don, et c'est ce qui se demande et ne se prend pas de façon violente. Je ne rends pas grâce pour quelque chose qui est dû. Or Jésus est la demande et l'eucharistie vivantes : « Je prierai. » Notre eucharistie est dans l'eucharistie qu'est le Christ, dans la demande qu'est le Christ. Le Christ est parole tournée vers Dieu. L'essence de la parole, c'est la prière. Il est prière substantielle et notre prière prend place dans cette prière. Il est la lancée, le trait vers le Père : « Levant les yeux vers le ciel, il dit : "Père" »[7] (Jn 17, 1). Et quand nous disons « Notre Père » nous entrons dans le Notre Père que nous ne sommes pas individuellement, dans le « Notre Père » (c'est-à-dire la prière) qu'est Jésus.
VI – La parole claire et l'annonce de la mort (v. 24-32)
« 24Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez – voilà un thème qu'on trouve souvent dans les Synoptiques, et qui est posé ici en situation explicative. Les Synoptiques sont faits d'énigmes, et les paraboles, qui sont des modes d'énigme, y pullulent. Les mots des Synoptiques sont, chez Jean, médités et donc plus accessibles. On pourrait en donner beaucoup d'exemples. Jean est le plus simple. Il est ce par quoi il faut commencer, pour, un jour, accéder peut-être à la lecture des Synoptiques. Je n'en suis pas là encore ! – en sorte que votre joie soit pleinement accomplie. » La plénitude, l'accomplissement de la joie, clôt, d'une certaine façon, les problématiques de la peine et de la joie qui ont été indiquées ici.
« 25Je vous ai dit ces choses en énigme. Vient l'heure où je ne vous parlerai plus en énigme, mais ouvertement (parrêsia) – le mot parrêsia est un mot très difficile à traduire, qui n'a pas son exacte équivalence car il y a à la fois l'idée de la proximité dans une familiarité, et l'idée de la parole. Rhêma, rhêsis, c'est la parole familière et ouverte, la parole aisée, la parole confiante, qui est présence confiante. C'est un mot important chez Paul et chez Jean, qui se retrouve aussi dans sa première lettre, à plusieurs reprises – Je vous annoncerai au sujet du Père. » Oui, « au sujet du Père » parce que « je vais vers le Père » est dans l'énigme. Rappelez-vous : « "Un mikron et vous ne me constaterez plus… " et "Je vais vers le Père" » (v.17). Cette annonce-là, je le disais d'entrée, est une annonce qui peut avoir bien des sens et qui n'est pas comprise d'abord par les Judéens : il s'en va, ça veut dire qu'il va s'exiler, ou bien qu'il va passer chez les païens, ou bien qu'il va se suicider etc. ? Et cette parole qui n'est pas entendue dans ce sens-là par les disciples, néanmoins est génératrice en eux de tout le trouble que nous avons évoqué. Et « Je vais vers le Père » cela indique la vection de la prière, la portée de la prière.
« 26En ce jour, vous prierez dans mon nom. » Le jour, c'est l'espace qui vient : « mon jour» c'est l'espace de Résurrection. « Le jour » est un des noms du Christ : il est « le jour ». Et c'est un mot très intéressant parce qu'il a à la fois : une connotation par rapport au temps ; une connotation par rapport à l'espace, c'est-à-dire à la qualité éclairée de l'espace, par rapport à la lumière ; et une connotation par rapport à la détermination du temps.
Vient alors la précision « et je ne vous dis pas que je prierai le Père pour vous – c'était le thème annoncé et ici c'est l'accomplissement, l'achèvement du thème – 27car le Père lui-même vous aime puisque vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. » Notre prière est prière au Père, dans le nom.
« 28Je suis sorti du Père et je suis venu vers le monde. En retour (palin), je quitte le monde et je vais vers le Père. » Cet "aller vers le Père" c'est précisément qu'il vienne et qu'il ouvre l'espace du jour.
« 29Ses disciples lui disent : "Voici maintenant que tu parles ouvertement et que tu ne dis aucune énigme." » Oui, c'est l'énigme même, mais c'est l'énigme qu'ils entendent. Car il n'y a pas de différence entre la parole énigmatique et la parole simple et ouverte, c'est la même, sauf que la parole ouverte c'est l'énigme entendue. On entend toujours parce que cela est donné, à qui c'est donné, et quand c'est donné. C'est même vrai pour ce que je dis, a fortiori pour la parole de Dieu dans un sens beaucoup plus éminent. On entend ce qu'on a à entendre, quand on l'entend, quand c'est le temps de l'entendre. Ce genre de réflexion est plus intelligent que rationnel, mais ça demande à être longtemps médité parce qu'il faudrait prendre conscience de ce que la raison est un moment très étriqué de l'intelligence. Il faudrait expliquer pourquoi, parce qu'il ne faut pas comprendre cela comme le goût du flou au détriment de ce qui est rigoureux. Cette intelligence est plus rigoureuse que la raison, mais d'un autre type de rigueur.
« 30"Maintenant nous savons que tu sais toutes choses, et que tu n'as pas besoin que quelqu'un te questionne. En ceci nous croyons que tu es sorti de Dieu." 31Jésus leur répondit : "Vous croyez ? 32Voici que vient l'heure et elle est venue…" » L'heure, c'est la Résurrection. Que l'heure vienne ou qu'elle soit venue, c'est la même chose ; c'est son trait caractéristique. Nous parlions de la mise en question de nos répartitions du temps dans la contraction du temps johannique, c'est cela. N'oublions jamais que « mon jour » c'est le dernier jour, mais que le dernier jour est là, sauf que nous ne sommes pas tous, ou toujours, au dernier jour, parce que subsiste encore l'appartenance au monde, au sens johannique et négatif du terme, et que l'annonce consiste en ceci : que « le jour déjà luit » et que « la ténèbre est en train de partir ». Nous sommes dans cette double appartenance, provisoire mais constante. « La lumière vient », ce n'est pas il y a 2000 ans, c'est à chaque fois. Chaque fois que nous accédons à l'espace de Résurrection, c'est l'avènement du "jour". En effet : « Vous dites que vous croyez », ce n'est pas encore sans doute totalement vrai.
« 32Voici que vient l'heure, et elle est venue, que vous serez déchirés …» Ici un thème capital chez Jean, celui de la déchirure. Le troupeau dont il s'agit ici est dispersé (mais le mot dispersé n'est pas suffisant : le troupeau est démembré, déchiré) et à cette "dispersion" de la totalité correspond, à chaque fois, un démembrement, une déchirure interne de chacun des éléments de l'ensemble. C'est là qu'est l'annonce majeure de Jésus, qui donne à penser le rapport de Jésus à l'humanité, à savoir que les enfants de Dieu (les tékna)sont les diéskorpisména (les déchirés), les uns d'entre les autres, et chacun à l'intérieur de soi ; et Jésus n'est pas un des tékna, mais le Monogénês (le Fils un), c'est-à-dire celui qui a en lui la semence de la totalité des enfants de Dieu déchirés (des diéskorpisména). En cela, il reprend la figure d'Isaac, car Isaac est le fils mongénês, le fils un, c'est-à-dire celui qui a en lui la semence de la promesse. Il est le fils de la promesse, il a la totalité de la semence séminalement. La figure d'Isaac est reprise d'autant plus que le titre de "bien-aimé" est aussi un des noms d'Isaac (cf Gn 22, 2). Pour éclairer ce thème du monogénês, il faut aller voir du côté des Grecs où il y a un rapport entre l'un (le monos) et le pluriel, mais aussi du côté biblique simultanément. C'est une conséquence du côté métissé de notre texte. Le Nouveau Testament est tout entier « selon les Écritures », et est écrit dans ce grec que nous essayons de lire maintenant.
« … Vous serez déchirés chacun vers son propre, et moi vous me laisserez seul (monos). » Vous avez une utilisation inversée des termes propre et seul tels qu'ils sont habituellement utilisés par Jean :
– « aller vers son propre » c'est aller vers son essence essentielle, et nous sommes le propre de Dieu, nous sommes sa propriété, la propriété de Jésus car « le Père lui a donné la totalité entre les mains ». Nous sommes ses propres, dans le bon sens du terme. Mais ici, le propre signifie « chacun de son côté, individuellement ».
– et monos (seul) qui signifie d'habitude l'unité de la totalité, a ici la signification, non pas de la solité mais de la solitude, c'est-à-dire qu'on le laisse seul. Jean a également d'autres emplois négatifs du mot monos, comme par exemple :« Si le grain ne tombe en terre, il demeure seul (monos) »,ce n'est pas le monos du mongénês.
Voyez avec quelle attention il faut être au registre dans lequel les mots s'entendent à chaque fois. Un mot n'a pas de sens en soi, il tire son sens de son entour. Ce n'est pas la connaissance des mots qui permet de connaître le texte, c'est la texture qui permet d'entendre ce que les mots veulent dire. D'autant plus que ce monos est aussitôt corrigé, car le monos, envisagé dans la solitude, n'est jamais le fait du Christ qui ajoute : « et je ne suis pas seul (monos) parce que le Père est avec moi. » Ici, le mot est repris et ressaisi. C'est une écriture prodigieuse.
► Sur la croix il a été monos pourtant.
J-M M : Oui, justement, c'est un des lieux. Mais voici une précision. La phrase : « Pourquoi m'as-tu abandonné », qui n'est pas chez Jean mais dans les Synoptiques (Mt 27,46 et Mc 15,34), correspond à ce que vous êtes en train de dire. Mais ce n'est probablement pas la bonne traduction si on passe par l'hébreu. Henri Meschonnic qui fait partie de ces Juifs soucieux d'écriture et de parole, prétend qu'il faut traduire par : « À quoi m'as-tu abandonné ? »[8]. "Pourquoi" ou "à quoi" : peu importe, la question, ici, c'est toujours, et ceci est capital, celle de la proximité extrême en Jésus de deux choses : l'authentique marasme de la mort en même temps que l'eucharistie, c'est-à-dire l'acceptation de la situation avec joie, louange et remerciement. L'extrême proximité est telle même qu'elle n'est pas, pour nous, psychologiquement pensable. Comment quelqu'un qui sait sa résurrection, peut-il endurer une telle souffrance, comment cela peut-il se tenir ensemble ? Il y a extrême proximité et authenticité, c'est-à-dire que la vérité de la joie de résurrection n'efface pas l'authenticité de la passion christique, ne jette pas de soupçon sur la passion christique. Restituer psychologiquement comment il a pu vivre cela, ce n'est pas la question, c'est même une question idiote dans une perspective évangélique. Ça peut être la nôtre mais il peut nous arriver d'être idiots ! Et je ne le dis pas méchamment, c'est même gentil.
[1] Ce texte vient de la session sur la Résurrection (Jn 20-21) à Saint-Jean de Sixt en 2003. Il servait de prélude à la lecture de Marie Madeleine au tombeau (Jn 20) qui fait l'objet d'un autre message sur le blog.
[2] « Il est clair que, chez Jean, entolê ne se laisse pas traduire par précepte, mandement ou mandat pas plus que par commandement. Le mot "disposition" traduit littéralement entolê. Nous sommes conduits à cela du fait que le vocabulaire du droit et du devoir est un vocabulaire récusé par le Nouveau Testament comme disant notre rapport constitutif à Dieu. Parfois il est vrai que le mot entolê, quand il est dans la bouche des Judéens qui s'opposent à Jésus, peut être traduit par précepte car c'est ainsi qu'ils l'entendent. » (J-M. Martin, Versailles février 1998).
[3] Cf, dans les rencontres sur la prière : 5ème rencontre. Jn 14, 15-16 : La prière, une des 4 formes de la Présence . C'est fait aussi de façon plus argumentée dans Jn 14, 15-16: les 4 formes de la Présence du Ressuscité. Écriture musicale de Jn 14-17.
[4] Cf. par exemple : L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage.
[5] Voir note 2.
[6] Cf : Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... (dans le tag "structures de base").
[7] C’est un écho du Notre Père, la forme qu’il prend dans l’évangile de Jean.
[8] Sur cette question, voir l'article paru dans : Études Théologiques et Religieuses, N° 1, 2004, pages 65 à 68, ou Henri Meschonnic, « Gloires », Desclée De Brouwer, Paris, 2001, note sur le Psaume 22, v. 2, page 389.