Le processus johannique : trouble, recherche, question, prière en Jn 14, 1-14 ; Jn 16, 16-30 ; Jn 20, 11-18
L'évangile de Jean est écrit de façon très précise et J-M Martin y a détecté plusieurs structures qui reviennent, dont certaines figurent déjà dans le tag structures de base. La structure en jeu ici est à quatre termes, elle concerne le chemin qui va du trouble à la prière. On la trouve en particulier dans les trois textes qui figurent ici, mais elle concerne le lecteur lui-même : « l'ébranlement donne lieu à recherche. Il n'y a pas de recherche sans ébranlement, et donc rien ne se trouve sans ébranlement. C'est très important pour nous, ici, parce que rien ne se trouvera dans l'évangile de Jean sans ébranlement de ce que nous croyons savoir. »... Et c'est quelque chose que J-M Martin intègre dans sa pédagogie : il aime bien bousculer les convictions de ses auditeurs !
J-M Martin a vraiment traité ce thème deux fois, et ce qui figure ici vient surtout des rencontres sur "La prière en saint Jean". Comme le but premier n'était pas de traiter seulement de cette question, pour que ce soit plus accessible, certains commentaires faits lors de ces rencontres ne figurent pas ici. Quelques compléments viennent de la session sur le thème "Absence/présence en Jn 14-16".[1]
- Pour télécharger, lire ou imprimer, le texte est ici en fichier pdf : structure_trouble_recherche_question_priere.
Le processus johannique :
trouble, recherche, question, prière
Le processus à quatre termes inauguré par le trouble[2].
Nous partons du début du chapitre 14 : « 1Que votre cœur ne se trouble pas. » La notion de trouble, de forte turbulence (taraxis), est évoquée ici. Jésus, en fait, prend acte de ce qu'un trouble s'est installé chez les disciples.
S'inaugure un processus qui est structurel chez saint Jean :
- ce processus commence par le trouble (taraxis) ;
- le trouble met en mouvement une recherche (zêtêsis), celle-ci n'est pas explicitement mentionnée au chapitre 14 mais elle l'est au chapitre 16 ;
- la recherche s'élabore en question (erôtaô, je questionne) ;
- et la question s'accomplit en prière (en demande adressée : aiteó, je demande).[3]
Nous allons repérer les éléments de ce processus dans la suite du texte, mais c'est constant. Le même processus sera repris et médité au chapitre 16 où le trouble est produit par une parole énigmatique, par l'énigme. Et le chemin va de l'énigme à la parole familière, la parole aisée, car c'est la même ! En effet, quelle différence y a-t-il entre la parole familière et l'énigme ? Simplement que la parole familière, c'est l'énigme entendue. Nous reviendrons sur ce passage du chapitre 16. D'ailleurs, cet élément est tellement structurel de la pensée de Jean qu'il commande des récits comme celui de Marie-Madeleine au tombeau au chapitre 20 : on trouve les pleurs qui sont l'équivalence du trouble ; la recherche : « qui cherches-tu ? », à laquelle répond la question : où ? (où l'as-tu posé ?)[4] ; cette demande l'amène à faire l'expérience de la présence du Ressuscité, expérience qui est la prière même.
a) Verset 1 : Le trouble.
Le chapitre 14 commence par : « 1 Que votre cœur ne se trouble pas. » Il commence donc en premier par l'évocation d'un trouble. Je ne dis pas que la parole « que votre cœur ne se trouble pas » suscite toujours un trouble, elle peut le faire, mais en tout cas elle prend acte d'une situation de trouble. En quoi consiste ce trouble ?
Dans le chapitre 13 qui précède se trouvent le lavement des pieds, le repas avec les disciples et la sortie de Judas. On lit à la fin de ce chapitre :« Simon-Pierre dit à Jésus : "Seigneur, où vas-tu ?" Jésus répondit : "Où je vais, tu ne peux me suivre maintenant." ». Déjà auparavant, il avait dit de façon plus large : « Je m'en vais, et où je vais, vous ne pouvez venir ».
Ici, c'est une absence annoncée – rien n'est dit de plus sur le mode de cette absence – une absence annoncée et une absence qui instaure ce trouble. C'est toute la question de la présence, de l'être auprès, de l'être avec. Cela qui s'est constitué comme un groupe qui vit de la présence mutuelle, voilà que cela se défait, et voilà que, par-là, chacun se trouve troublé.
Cette question de l'absence, et même ici de l'absence annoncée, est une question très importante, car nous sommes constitués de présence. D'une certaine façon, il y va de notre être. Nous sommes amputés de ceux qui nous quittent. Cela est dit ici de ce groupe des disciples et cela peut se vérifier à des niveaux multiples dans le courant de toute vie.
Cela pourrait être aussi un motif majeur de trouble que le mot de Dieu lui-même ne puisse guère se prononcer que dans le constat d'une absence. Cela a peut-être toujours été vrai. Ce l'est de façon majeure de nos jours : Dieu est visiblement absent.
b) Verset 2-3 : La question du lieu.
L’absence implique à la fois quelque chose qui a rapport avec le temps et quelque chose qui a rapport avec l'espace.
Jésus, après avoir dit : « Que votre cœur ne se trouble pas » ajoute : « 2Dans la maison de mon Père, il y a demeures pour la multitude». Vous savez que la traduction tout à fait littérale serait : « Dans la maison de mon Père, les demeures sont multiples ». Mais le mot les demeures ne désigne pas un aménagement de petites demeures dans la grande demeure. On utilise souvent cette phrase pour dire : il y a bien des façons d'être chrétien. Ceci est vrai, mais ce n'est pas contenu dans cette phrase. La maison de mon Père, pour Jean, c'est presque un pléonasme, à la mesure où la maison est par essence la maison du fils, c'est-à-dire que les habitants de la maison sont père et fils. […]
« Sinon, vous eussè-je dit que je vais vous préparer un lieu (topos). » Nous sommes donc ici dans une symbolique de l'espace : c'est la question « Où ? » qui régit tout l'ensemble. Elle est suscitée par l'annonce du départ, donc la menace de l'absence. Le vocabulaire est celui de la maison, de la demeure, du lieu (topos). […]
« 3 Si je m'en vais et que je vous prépare lieu, inversement (palïn) je viens et je commence à vous prendre auprès de moi ». Je vais signifie inversement que je viens. Ce point-là, nous allons le retrouver dans une prochaine lecture qui sera au chapitre 16.
Mais nous l’avons dit à maintes reprises : que Jésus s'absente d'un certain mode de présence est la condition même pour que s'instaure de ce fait un autre mode de présence. C'est la fameuse phrase : « Il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais, le paraclet (le pneuma) ne viendra pas », ce qui signifie : «je ne viendrai pas en tant que paraclet. »
Ce qui est recherché est un nouveau mode de présence, une autre présence. Nous avons deux modes de présence. La première présence est lointaine, elle est pour peu de gens, elle concerne un petit cercle. La nouvelle présence qui est en question ici, c'est la question de la présence de Dieu comme on le verra, une présence universelle pour les multiples (les polloï).
Le point très important est de concevoir qu'il ne s'agit pas d'un absentement et ensuite d'un retour à la situation antérieure. On sait bien que la résurrection est en question dans les textes que nous invoquons ici. C'est une invitation absolue à ne pas penser la résurrection comme ce qui récupère, par mode de retour, l'absence même qui est en question. Ce n'est pas le comblement de cette absence-là. Jésus est, de ce point de vue, irrémédiablement mort, irrémédiablement absent. Le fin du fin de cela consistera dans le fait que cette absence-là, en tant qu'elle demeure cette absence-là, est précisément la présence de résurrection.
Le texte poursuit : « En sorte que, là où je suis, vous aussi vous soyez. » Le mot où est un mot essentiel chez Jean.
c) Versets 4-5 : La question du chemin posée par Thomas.
Jésus ajoute : « 4 Et là où je vais, vous savez le chemin. »
Ici, le premier thème qui nous intéressait est déjà arrêté et cette parole est là pour susciter le passage suivant. On passe de la question du lieu à la question du chemin pour aller.
C'est pourquoi Thomas lui dit : « 5 Seigneur, nous ne savons pas où tu vas, comment pouvons-nous savoir le chemin ? » Nous entrons ici dans une question. Il y aura ensuite la question de Philippe.
Nous allons voir qu'il y a une structure constante chez Jean dont le développement complet est le suivant :
- premièrement il y a le trouble ;
- puis le trouble donne lieu à recherche (zêtêsis), c'est déjà une quête, ce moment n'est pas mentionné en tant que tel dans notre texte ;
- la recherche se tourne en question : érôtaô (je questionne) question articulée cette fois, puisque la zêtêsis était une quête, une question non articulée qui est d'ailleurs beaucoup plus importante que la question articulée ;
- et ce processus aboutit chez Jean à la prière qui est ici la "demande dans le nom" (« Si vous demandez quelque chose dans mon nom, je le ferai »).
Voilà le chemin qui, concrètement, décrit chez Jean le mouvement qui conduit à la prière.
Le trouble peut être induit simplement par une parole énigmatique de Jésus, c'est ce qui se passe au chapitre 16, verset 16 et suivants où le moment de la recherche est clairement mentionné : « Vous cherchez » (v. 19) dit Jésus.
Pour qu'une réflexion de ce genre soit valide, il faut que ce soit une structure qui se remarque à plusieurs reprises, qu'elle ait une certaine constante.
Ici nous avons le trouble, puis les questions des disciples (Thomas et Philippe), et la réponse de Jésus conduit vers l'évocation de la prière : voilà un chemin.
● De quel trouble s'agit-il ?
► Est-ce que quand Jésus dit « Que votre cœur ne se trouble pas » il s'agit du même trouble que Jésus éprouve devant la mort de Lazare et à d'autres moments ?
J-M M : Tout à fait, le mot taraxis est un mot qui se trouve à quatre reprises dans les chapitres avoisinants, trois fois au compte de Jésus et une quatrième fois au compte des disciples.
► Mais le trouble est une bonne chose puisqu'il induit la recherche.
J-M M : … d’autre part, le trouble est une chose mauvaise, c'est le mode sur lequel cela est vécu. Et ce qui est bon, c'est que puisse s'inverser la signification du trouble. En ce cas, précisément, et surtout rétrospectivement, on s'aperçoit que des troubles qui ont été pénibles à franchir ont été la meilleure des choses. Il est possible que nous ne puissions pas, simultanément ou dans la proximité, vivre la difficulté du trouble et puis le trouver très bon. Peut-être que Jésus le peut, car le trouble et la résolution du trouble sont souvent chez lui dans le même verset. Ce qui n'est pas le cas ici pour les disciples.
► Sauf à sa mort.
J-M M : Là c'est difficile de répondre parce que la mort constitue un espace de temps assez long, ce n'est pas simplement le bref moment d'une parole dite. Et je crois bien que, d'une certaine manière, chez Jésus, la persistance du trouble et la persistance de l'action de grâces ne sont pas une question d'avant et d'après, ce qui ne peut pas être résolu par notre psychologie. Aussi bien, la psychologie du Christ n'est d'aucune signification, n'a aucun intérêt.
En effet, qu'est-ce que l'eucharistie, sinon de prendre le pain et d'eucharistier pour le pain en eucharistiant simultanément pour l'événement de sa mort, puisque ce pain, c'est la chair donnée : « ma chair donnée, mon sang versé ». Donc, la posture eucharistiante, probablement, peut cohabiter chez lui avec l'authenticité du trouble. Mais c'est une invitation à ne pas lire psychologiquement l'Évangile, et il y a beaucoup d'autres incitations, nous l'avons expérimenté à plusieurs reprises. […]
d) Verset 6 : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. »
Nous entrons là dans les dénominations sur le mode des multiples « Je suis » : « Je suis la vie », « Je suis le pain »… Ce point, nous l'avons souvent évoqué, il faut encore que nous y revenions une autre fois, car très précisément, les dénominations sur le mode des « Je suis » sont les éclats du Nom. Le Nom n'est pas un nom. Justement, c'est le Nom parce que ce n'est pas un nom. Ces dénominations (la vie, le pain, le chemin, le berger etc.) sont des noms, au sens où il y a des noms.[5] […]
« Je suis le chemin, la vérité, la vie. » Les différents noms disent évidemment des choses différentes, et cependant, s'ils sont entendus au plein d'eux-mêmes, c'est-à-dire à partir de la lumière de résurrection, ils ne s'ajoutent plus les uns aux autres. Autrement dit, le chemin, ici, n'est pas un chemin pour aller à la vérité. Si je suis pleinement en chemin, je suis à la vérité. Le chemin est un mode d'être de la vérité. […]
e) Versets 7-11 : la question de Philippe.
« 7Si vous me connaissiez, vous connaîtriez mon Père également. Et dès maintenant, vous le connaissez et vous l'avez vu. ». Ici commence le thème de l'unité du Père et du Fils : ils sont le même avec une altérité. Pourquoi ? Parce que fils et père ne sont pas pensés à partir de nos expériences psychologiques de paternité et de filiation. Père et fils, voilà ce qu'il faut méditer. Ce n'est pas notre sujet cette fois-ci, mais je le dis en passant.
Jésus a évoqué la connaissance du Père, ce qui fait que Philippe pose une question étrange, une question magnifique : « 8Philippe lui dit : "Seigneur, montre-nous (deïxon) le Père et ça nous suffit." » À cette magnifique question, Jésus fait une réponse qui est plutôt un reproche. « 9Jésus lui dit : "Tout ce temps je suis avec vous et tu ne m'as pas connu, Philippe ? Celui qui m'a vu a vu le Père." » Bien sûr que Philippe n'a pas "vu" Jésus du voir johannique. En effet voir chez Jean c'est voir Jésus dans sa dimension de résurrection, car c'est cela qui l'identifie, qui l'identifie précisément comme Fils. Nous avons vu cela : « Père, glorifie ton Fils, ce qui est que le Fils te glorifie » (Jn 17), donc nous retrouvons des constantes.
« Comment dis-tu : “Montre-nous le Père ?” 10Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ?» Nous avons ici le thème de l'unité, de l'inséparabilité du Père et du Fils, c'est-à-dire de l'extrême proximité, car l'unité la plus haute n'est pas dans le monos de la solitude mais dans la proximité du plus proche, la proximité du prochain. « Le Père et moi nous sommes un » (Jn 10, 30) : ce thème se trouve dans notre texte mais il est surtout développé au chapitre 17 que nous avons commencé de lire.
« Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » L'unité du Père et du Fils se manifeste par l'expression être dans, un être dans réversible, réciproque. Ce dans demande à être pensé, parce que le mot dans évoque surtout chez nous l'emboîtement : il y a quelque chose qui est dedans et quelque chose qui est autour, qui est dehors. Ici, comme c'est réversible, nous sommes absolument obligés de penser dans d'une façon plus fondamentale, plus originelle. Chez saint Paul, c'est la même chose : « Nous sommes dans le Christ »mais aussi« le Christ est en nous. »
Ceci est d'ailleurs une invitation à penser l'essence du lieu : le dedans et le dehors, comme le vide et le plein, comme le proche et le loin, sont les données essentielles de caractérisation de la symbolique de tout lieu, de ce que veut dire un lieu ; sans compter par ailleurs les directions : le haut, le bas, la droite, la gauche, devant et derrière. Tout cela ce sont des choses qu'il faudrait méditer profondément, indéfiniment.
La chose qui vient d'être dite sous cette forme se dit aussi sous d'autres formes qui vont être énumérées ici et que nous avons déjà rencontrées dans d'autres lieux.
« Les paroles que je dis ne sont pas de moi, mais le Père qui demeure en moi fait ses œuvres. » "Les paroles que je dis", ce sont les paroles du Père. L'œuvre que je fais, ce n'est pas mon œuvre, c'est l'œuvre du Père. Être dans, dire, faire et donc œuvrer : tout cela est un.
« 11Croyez que je suis dans le Père et que le Père est en moi, sinon croyez à cause des œuvres elles-mêmes. » C’est l'invitation à percevoir que la résurrection, avec tout ce que cela implique, est ce par quoi le Christ accomplit l'œuvre. Et ceci, c'est l'œuvre du Père. Désormais, l'œuvre (ou les œuvres), c'est cela. Quand le mot "œuvres" est au pluriel, il peut désigner à la rigueur aussi des miracles signifiants que Jésus fait.
f) Verset 12 : Le "Je" de résurrection.
« 12Amen, Amen, je vous dis, celui qui croit en moi, celui-là fera les œuvres que je fais – c'est déjà beaucoup mais ce n'est pas assez – et fera de plus grandes que celles-ci, car je vais vers le Père. »
« Celui qui croit en moi fera des œuvres plus grandes que celles que je fais » : c'est là qu'il faut bien entendre ce que veut dire "Je" ici. En effet le "vous" qui correspond à « celui qui croit en moi » inclut le "Je" de résurrection car "plus grand" est un nom de la résurrection chez Jean, nous l'avons dit maintes fois.
Nous lisons ici : « Il fera des œuvres plus grandes, puisque je vais vers le Père. » Et nous avons à la fin du chapitre : « Je vais vers le Père puisque le Père est plus grand que moi. » Il y a un usage remarquable du mot plus grand qui est lié au Père dans les deux cas et qui a à voir avec la résurrection. Tant que Jésus n'est pas vu dans sa dimension de résurrection, il n'est pas vu comme Fils, et du même coup, il ne glorifie pas le Père : « Père, glorifie ton Fils, ce qui est que le Fils te glorifie », c'est ce par quoi nous commencions le chapitre 17 la dernière fois. Tout ceci est d'une cohérence extrême. […]
g) Versets 13-14 : le thème de la prière.
Saint Jean nous conduit au mot "prière" au terme d'un processus qui passe par la prise de conscience que c'est Jésus qui prie. Nous arrivons aux versets que je vous avais annoncés.
« 13Ce que vous demandez dans mon nom » : mon Nom ! Le Nom, c'est l'être du Christ. Et puis ensuite, quand la chose va être reprise, alors qu'il vient de nous dire qu'il faut prier, que la prière sera exaucée, aux versets 15 et 16 il dit : « Si vous m'aimez, vous garderez ma parole et moi je prierai le Père. » Est-ce une autre prière? Non ! Il n'y en a qu'une. Il n'y a qu'un "Notre Père qui es aux cieux. » Il n'y a qu'une prière adressée.
L’important, dans le chemin que nous avons fait aujourd'hui, c'est que nous ayons aperçu d'abord une constante de démarche à partir d'où Jésus enseigne sur la prière. Et la deuxième chose, c'est que cela nous reconduit à ce que nous essayons de suggérer depuis le début : ne pas considérer en premier la prière comme une activité à laquelle nous pouvons nous adonner quelquefois ou pas, en tentant dans ce cas de penser ce qu'il en est de la prière à partir de la conscience de prier. La prière n'est pas notre conscience de prier.
D'ailleurs, et la raison est excellente, il peut très bien se faire de toute façon que nous priions authentiquement en n'ayant pas conscience de prier, et que probablement nombreux sont ceux qui ont l'impression de prier et qui ne prient pas du tout. Je ne suis pas fondé à dire lesquels parce que je n'en sais véritablement rien ! Mais on est fondé à penser cela parce qu'il n'y a pas égalité entre la conscience de prier et la prière authentique. Souvent, on confond la prière et une espèce de confort mental ou de conscience heureuse, de conscience apaisée. Je ne dis pas que, en soi, cela soit nul, mais je dis c'est que ce n'est pas l'essence de la prière : l'essence de la prière n'est pas dans le confort ni dans le réconfort.
Revenons au verset 13 : « 13Et ce que vous demandez en mon nom, cela je ferai en sorte que soit glorifié le Père dans le Fils. – Le Père est glorifié dans le Fils, c'est-à-dire par le Fils. Mais notre glorification du Père est aussi une glorification dans le Fils. – 14Si vous demandez quelque chose dans mon nom, je le ferai. »
Retour sur le processus :
Nous avons vu que la mention de la prière arrivait au bout d'un processus qui est constant chez Jean même si les quatre moments ne figurent pas toujours tous :
- le trouble : celui-ci était mentionné au début du chapitre 14.
- la recherche suscitée par le trouble (elle n'est pas mentionnée au chapitre 14 mais elle l'est au chapitre 16),
- la question posée : nous avions les deux questions des disciples Thomas et Philippe,
- et enfin cette question se tourne en prière qui est ici une "demande dans le nom", et une demande exaucée : « Si vous demandez dans mon nom, je ferai. » (v. 13)
Nous retrouverons ce processus au chapitre 16, et cela montrera qu'il s'agit bien d'une analyse structurelle de l'avènement de la prière chez saint Jean.
2) Le texte de Jn 16, 16-30 : énigme et parole claire ; parabole de la femme.
Nous allons ouvrir Jn 16, 16 sq, texte dans lequel il y a une énigme répétée trois fois. L'énigme initiale ouvre une recherche (zêtêsis). L'énigme est l'équivalent du trouble (taraxis) que nous avons vu au début du chapitre 14 de l'évangile de Jean dans un chemin qui conduisait à la prière: le trouble provoque la recherche (même si elle n'est pas mentionnée au chapitre 14), la recherche se tourne en question (érôtaô, je questionne) et la question s'accomplit lorsqu'elle se change en aïtêsis (prière). Ce chemin, Jean le fait plusieurs fois et il l'articule même dans une scène que nous verrons plus tard.
L'énigme du chapitre 16 c'est « Un peu et vous ne me constaterez plus, ce qui est qu'un peu inversement vous me verrez. » (v. 16). Donc "ne pas constater" et "voir" c'est la même chose au sens johannique, cela lorsque les deux mots sont mis en concurrence l'un avec l'autre.
Alors inutile de vous dire que cela n'est pas dans la plupart des traductions où vous avez : « Un peu de temps vous ne me verrez plus et un peu de temps après vous me verrez. » Or la phrase traduite ainsi n'est pas énigmatique donc il ne s'agit pas du tout de cela puisqu'elle est répétée par trois fois intégralement et que les disciples se posent la question : « Nous ne savons pas ce qu'il dit, qu'appelle-t-il micron ? »
a) Jn 16, 16-19 : Énigme, recherche, questionnement, prière
« 16Un peu et vous ne me constaterez plus et inversement un peu et vous me verrez. » Le mot d'énigme est important puisque plus loin nous avons « Je vous ai dit ces choses en énigme » (v. 25).Je ne vais pas l'élucider aujourd'hui, je rappelle simplement la différence entre les verbes constater et voir : voir dit le voir qui identifie Jésus en son propre ; constater est le mode sous lequel les disciples ont connu Jésus dans le courant de la vie prépascale. Par ailleurs « Un peu… un peu… » ce n'est pas un moment et un moment. C'est l'invitation à repenser l'absence et la présence comme n'était pas une simple opposition, mais comme étant deux dénominations de la même chose.
« Certains disciples se disaient les uns aux autres : "Qu'est-ce qu'il nous dit là ? Un peu et vous ne me constatez plus et inversement un peu et vous me verrez ! Et je vais vers le Père !" Ils disaient donc : "Qu'est-ce qu'il dit ? Qu'est-ce qu'il appelle un peu ? Nous ne savons pas ce qu'il dit." – L'énigme les a ébranlés. C'est Jésus qui va dire ce qui leur arrive : ils cherchent mais pour l'instant ils ne questionnent pas. – 19Alors Jésus connut qu'ils désiraient le questionner et il leur dit : “Vous cherchez les uns avec les autres à propos de ce que j'ai dit : un peu et vous ne me constatez plus et inversement un peu et vous me verrez.” », donc il cite à nouveau la phrase intégralement, cette même phrase énigmatique.
Deux mots ici sont importants pour caractériser tout le passage : le mot de trouble (d'ébranlement) et le mot "chercher". Rappelez-vous, nous avons dit que l'ébranlement donne lieu à recherche. Il n'y a pas de recherche sans ébranlement, et donc rien ne se trouve sans ébranlement. C'est très important pour nous, ici, parce que rien ne se trouvera dans l'évangile de Jean sans ébranlement de ce que nous croyons savoir.
Ici c'est Jésus qui donne le nom à ce qu'ils sont en train de vivre :
- « vous cherchez (zêtéité : zêtêsis, recherche) »
- et « ils veulent le questionner (érotan) », c'est-à-dire que la recherche peut devenir recherche verbale, recherche formulée lorsqu'elle questionne : érôtaô (je questionne).
La question vient culminer ensuite dans un autre mot qui dit la demande sur mode de prière (aïtêsis). Tout cela culmine donc dans la prière : tout est dans l'axe de ce cheminement qui s'achève dans la prière. Tel est le chemin de la prière chez saint Jean. Nous avions déjà remarqué cela au chapitre 14 et c'est développé ici de façon plus explicite encore.
b) Jn 16, 20 : Tristesse et joie (quatre termes).
« 20Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez, mais le monde se réjouira. Vous, vous serez dans la tristesse mais votre tristesse deviendra pour être joie (se tournera en joie). »Voilà ce qui justifie le souci de mettre en évidence la tonalité : tristesse et joie, choses qui ici s'opposent. Tout cela est peut-être moins aisé à entendre qu'il n'y paraît, mais nous allons déjà en dire quelque chose, avant d'aborder, au verset 21, la parabole de la femme qui enfante : sa tristesse se tourne en joie, son heure, etc.
Dans « vous pleurerez et vous vous lamenterez tandis que le monde se réjouira, vous vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se tournera en joie »il n'y a pas deux termes, la tristesse et la joie, il y en a quatre, parce que la joie en question à la fin de ce verset n'est pas la joie du monde (au sens johannique du terme) qui se réjouit en ce moment. Il y a donc deux sortes de tristesse et deux sortes de joie. L'essentiel, c'est de savoir :
- qu'il y a une tristesse (celle des apôtres par exemple) qui est, en vérité, semence de joie, une joie qui est cachée sous la tristesse,
- et qu'il y a une joie (la joie du monde) qui peut être, en réalité, semence de tristesse, la tristesse fondamentale de ceux dont c'est l'heure quand ils rigolent, cette tristesse fondamentale qui prend la forme d'un semblant de joie.
Ceci est très important parce que c'est assez facile de comprendre ce rapport tristesse/joie tandis que le « un peu… un peu… », quand il s'agit du temps, est plus difficile à saisir. C'est le même mouvement de pensée qui est en question. Nous sommes ici dans quelque chose de très fin. Mais j'anticipe peut-être en disant que c'est la même chose. Il n'est pas sûr que ce soit audible à première écoute. Je vous l'indique…
La première chose à faire serait de bien se persuader que le mot de joie ne désigne pas la même chose dans : « le monde se réjouira » et dans : « votre tristesse se tournera en joie ». Donc le mot de joie est ambigu, le mot de tristesse est ambigu aussi. Autrement dit, il y a joie et tristesse authentiques et joie et tristesse vaines.
Vouloir le bonheur est la chose la plus ambiguë qui soit : « Vous ne voulez pas le bonheur des gens, Monsieur ? » Peut-être ! En effet le bonheur, précisément, en tant que ressenti, n'est nullement la fin des choses. Le bonheur fallacieux est la pire chose. Le malheur est préférable, parce qu'au moins il peut susciter question et recherche. Alors que la joie repue, sans question, c'est la pire chose. Je ne sais pas si vous comprenez cela.
Nous avons trouvé une structure de même type chez Paul en disant que la vie et la mort ne sont pas deux choses. Ce sont quatre termes : d'une part il y a la vie mortelle qui est la même chose que la mort d'une certaine manière ; et, d'autre part, il y a la vie de résurrection qui est la même chose que la sainte et belle mort christique.
Évidemment, des assertions de ce genre peuvent ouvrir à toutes les perversions possibles, si on n'y est pas attentif. C'est très clair. Mais ce n'est pas parce qu'il y a ce risque qu'il ne faut pas voir rigoureusement ce qui est en question dans ce texte. Il ne faut pas se laisser intimider par les perversions, et alors aller dans la perversion inverse. Il s'agit de prendre recul par rapport à cela si on veut entendre ce que dit la parole.
C'est là le point que je voulais noter pour cette petite phrase qui peut paraître simple et insignifiante : « Vous pleurerez et vous lamenterez et le monde se réjouira. Vous, vous serez dans la tristesse et votre tristesse se tournera en joie. » Une autre perversion serait d'entendre cela simplement comme deux termes où on échange des choses : c'est tantôt eux qui sont contents, tantôt nous.
Et il ne s'agit pas de maintenant et plus tard : maintenant vous êtes dans la tristesse et puis plus tard vous serez dans la joie. Mais c'est ceci : la tristesse dans laquelle vous êtes maintenant est déjà la joie non pleinement éclatée, non pleinement dévoilée, non pleinement révélée. Tout cela se tient. Ce point aussi est capital et c'est pourquoi j'ai voulu insister là-dessus.
c) Jn 16, 21 : La parabole de la femme qui enfante.
Intervient alors une petite parabole, comme il s'en trouve quelques-unes chez Jean. Elles sont peu nombreuses, la parabole de la vigne au chapitre 15 est déjà développée, le pneuma qui souffle, au chapitre 3, également.
« 21La femme, quand elle enfante, a tristesse de ce que son heure est venue. » Nous avons la mention de l'heure. L'heure, c'est le moment de l'accomplissement. Et quand le Christ dit : « Mon heure», il dit de façon indissociable« ma mort et ma résurrection ».
L'heure est ici non pas un moment dans le temps, mais, comme la saison, l'être même dans son accomplissement. « Mon heure » c'est moi-même comme accompli, comme accomplissant mon avoir-à-être. Les saisons ne sont pas simplement des répartitions quantitatives de mois. La moisson est d'une autre qualité que la saison. Mais curieusement, le mot saison justement signifie semailles, donc il n'a pas d'autre qualité que la semaille. Ensuite, le mot a été pris pour dire les quatre saisons.
« Mais quand le bébé (to pédion) est né, elle ne se remémore pas sa souffrance à cause de la joie qu'un homme est né vers le monde. » Il y aurait là infiniment de choses à dire. Tout d'abord regardons l'écriture de Jean, son mode de dire, pour nous approcher ensuite de ce qu'il dit. Il est intéressant d'entendre la tonalité ou le mode d'articulation de son dire.
● Le mode d'écriture de Jean.
Nous n'avons pas véritablement ici une fable. Je pense aux fables de La Fontaine qui comportent un récit puis une morale ; la morale n'intéressant pas spécialement La Fontaine, c'est le récit qui est merveilleux. Ici, les deux ne sont pas séparés : le sens intime de ce qui est dit (qui n'est pas une morale) pénètre et travaille le vocabulaire dès le début.
Vous avez cela par exemple dans la parabole du pneuma au chapitre 3. Prenons le verset : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né du pneuma (de l'Esprit) » (v. 8). Le« ainsi en est-il » n'est pas du tout l'autre versant de la comparaison, sa morale, en quelque sorte. Pas du tout ! Le pneuma et le vent c'est un seul et même mot en grec (en hébreu aussi) : vous pouvez donc, sous le mot pneuma, entendre le vent et vous pouvez entendre l'Esprit. Cette ambiguïté demeure et demeure à dessein.
Ici également, il ne s'agit pas de décrire purement et simplement les émois et d'analyser les attitudes psychologiques de la femme. Je ne pense pas qu'une femme « se réjouisse de ce qu'un homme soit venu au monde ». Cela ne se dit pas sous cette forme. Mais qu' « un homme vienne au monde », veut dire que « l'homme, dans le monde, soit accompli ». L'intériorité de ce qui est à dire travaille même ce qui est, apparemment, une comparaison. Je me fais comprendre ? Mais ce n'est pas très grave, c'est une question d'écriture...
Pour moi, les questions d'écriture sont très importantes, tellement importantes que je n'y touche pas. Je veux dire par là qu'il ne faut pas prendre cela bêtement pour une comparaison. D'ailleurs, aucun poète n'écrit des comparaisons. Mais l'important est de savoir qu'il y va du sens d'un authentique symbolisme qui est autre chose qu'une comparaison. Ce mode d'expression culmine chez Jean. […]
● Jn 16, 21 et l'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine.
Jean va se servir intégralement de tous les traits qui sont ici, pour décrire l'apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Or ce n'est pas une scène de maternité, mais une scène dans la symbolique de l'épousaille. De même nous savons que le dialogue avec la Samaritaine au chapitre 4, est une scène de fiançailles puisque les patriarches trouvaient toujours leur fiancée au puits. Cela est attesté par les échos réflexifs, comme toujours chez Jean. Ici, nous sommes dans un moment réflexif qui est mis en œuvre dans le récit.
Nous aurons à montrer dans le détail le rapport qui existe entre, d'une part l'analyse qui est faite ici de l'état d'oppression et de la situation de joie qui est dans la symbolique de la maternité, et d'autre part la même analyse dans la symbolique des épousailles, qui se trouve dans le récit de l'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine. Nous verrons que ce rapport entre les deux se trouve dans le détail même du vocabulaire : nous verrons que l'état d'affliction de Marie-Madeleine provoque sa recherche (zêtêsis).
Marie-Madeleine est en pleurs et en lamentations au bord du tombeau ; elle cherche ; on lui pose une question, elle y répond ; elle "constate" un homme présent, mais elle ne l'identifie pas avant d'avoir entendu son nom à elle, ce qui la retourne intérieurement. Et ce retournement de l'affliction en joie est en même temps ce qui lui permet de dire :« J'ai vu – là, c'est le verbe "voir"– le Seigneur. »La distinction entre le verbe constater et le verbe voir est absolument respectée dans ce passage. Nous avons le thème de la zêtêsis (de la recherche), et la recherche dans la méprise, puisqu'elle cherche un cadavre… Or elle ne le trouvera pas, mais justement dans cette méprise de sa recherche, la parole de Jésus qui lui dit « Mariam » éveille ou réveille ou ressuscite le véritable sens de sa recherche, et lui permet de pourvoir dire : « J'ai vu le Seigneur », c'est-à-dire le Ressuscité. Vous avez exactement ici, au chapitre 16, comme l'épure théorique de ce qui régit la mise en œuvre du récit de l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine.
c) Jn 16, 22-30. Fin de l'énigme et du questionnement.[6]
● Versets 22-23. Le thème de la prière.
« 22Et vous, maintenant, vous avez tristesse. En retour je commence à vous voir et votre cœur commence à se réjouir, et cette joie personne ne vous la tirera (ne vous la lèvera). – On retrouve la distinction entre constater et voir. Le "ne plus constater", qui est apparemment une tristesse, est aussi, en semence, la joie du voir, la joie de la présence. C'était le début de notre énigme. Or nous en sommes au point maintenant où nous ne pensons plus simplement ceci comme des alternances, mais la révélation de ce que la joie, pour celui qui voit, est déjà présente dans le moment même de la tristesse.
23Mais en ce jour, vous ne me demanderez rien (erôtêsete ouden) – Voilà venir le thème de la question, erôtaô (je demande au sens de "je questionne"), le troisième après taraxis et zêtêsis. C'est celui qui amène aussitôt après lui le thème de la prière, aitesis, la demande qui est prière.
Amen, amen, je vous dis, si vous priez (aitêsête) le Père... – dans le processus que nous avons ici il y a suite mais pas équivalence exacte entre erôtaô, je demande au sens de "je questionne" et aitesis, la prière de demande, une demande non seulement formulée mais adressée.
…si vous priez le Père dans mon nom il vous donnera. – Certains traducteurs écrivent : « si vous priez le Père, il vous donnera dans mon nom », d'autres : « si vous priez le Père dans mon nom, il vous donnera », les deux sont possibles, et finalement je crois qu'il faut entendre simultanément les deux choses. La prière se fait dans le nom et on reçoit dans le nom. Vous vous rappelez ce que nous avons dit du nom. Peut-être que cela n'est pas bien intégré parce que c'est difficile pour nous. Donc : « il vous donnera dans le lieu essentiel, dans le propre, dans l'intime, dans le nom ».
…24Jusqu'ici vous n'avez rien demandé dans mon nom… – Ici, ce n'est pas "recevoir dans le nom". Cela confirmerait qu'il faudrait traduire "demander dans le nom" au verset précédent puisque nous avons ici : « vous n'avez rien demandé dans mon nom. »
Demandez et vous recevrez – nous trouvons là, chez Jean, une formule qui est fréquente dans les synoptiques. […] en sorte que votre joie soit pleinement accomplie. » Ici, à nouveau, revient le thème de la joie qui est récurrent tout au long de ce passage. L'expression "joie" est souvent accompagnée du verbe accomplir, au parfait du point de vue grammatical, c'est pourquoi je traduis "pleinement accomplie", "définitivement accomplie". Accomplir ou emplir, c'est le même verbe, un verbe du pneuma.
● Verset 25. Énigmes et paroles claires.
« 25Je vous ai dit ces choses en paroïmiaïs (en énigmes). – J'ai déjà expliqué ce mot. Pour traduire paroïmia, le mot comparaison est trop faible. D'ailleurs, le livre des Proverbes s'appelle Paroïmiaï dans la traduction grecque. On a traduit en latin par "Proverbes". Or ce ne sont pas exactement des proverbes au sens courant du terme. Pour le sens, proverbe est proche de parabola (paraboles) qui vient du latin ecclésial. Je vous signale que le mot parole en français vient de parabole. C'est une parenthèse insignifiante.
Vient l'heure… – encore l'heure. "L'heure vient et c'est maintenant", très souvent. Cette année, j'ai commencé par là, puisque nous traitons du temps chez saint Jean : relever toutes les mentions de l'heure. Beaucoup sont "L'heure vient et c'est maintenant", une fois "Mon heure n'est pas encore venue", ensuite "l'heure vient". Elle est en train de venir ? Oui "et c'est maintenant". Le "pas encore", le "est en train de venir" et le "maintenant" sont des choses qui seront évidemment à méditer.
Vient l'heure que je ne vous parlerai plus en énigmes mais en paroles ouvertes (parhêsia) que je vous annoncerai au sujet du Père. » Le mot de parhêsia est très difficile à traduire et il est important, à la fois chez Paul et chez Jean. Très fréquent chez Paul, il se trouve à plusieurs reprises chez Jean. Il est fait du mot rhêma, autre façon de dire la parole en grec (logos, rhêsis, rhêma) ; et du préfixe para qui signifie auprès, proche. Une parole proche, une parole de proximité. C'est un mot souvent utilisé dans le rapport père/fils, donc une parole familière, sinon familiale ; une parole simple, une parole aisée, une parole de proximité. Ce n'est pas la même chose que Paraklêsis que nous avons traduit par parole assistante, c'est un autre mot.
● Verset 26. Prière du Fils et prière des disciples.
« 26En ce jour, vous demanderez dans mon nom. – Aïtêsesthé, "vous prierez", c'est la demande de prière. Ce n'est pas le mot erôtaô, c'est "vous prierez dans mon nom".
Il faut rapprocher ce "vous prierez" d'un des quatre termes[7]. Jésus disait « et je prierai le Père. » Désormais, un chemin a été fait. La prière efficace n'est pas seulement celle du Fils, mais la prière des disciples à cette heure-là : « vous demanderez dans mon nom. » Et voyez comme nous avions raison de mettre en épochê, entre parenthèse, les sujets et les compléments : qui prie. Nous n'avons pas retenu "je prierai", nous avons retenu "prière". C'est en effet que le sens du mot de prière avait ici son importance, mais savoir qui prie, et prie qui, devait se dévoiler tout au long du chapitre. C'est bien de s'apercevoir, rétrospectivement, qu'on a bien fait, au début, de ne retenir du mot prière que sa valeur sémantique en laissant de côté son articulation syntaxique de sujet et de complément.
… et je ne dis pas que je demanderai au Père pour vous. – la différence est explicite entre ce qui était dit auparavant : "je prierai" et ici : "je ne dis pas que je prierai… " – 27car le Père vous aime (phileï) de ce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti d'auprès du Père. » Donc Jésus est identifié, identifié comme le Fils.
● Versets 27-30. La parole est claire, il n'y a plus besoin de questionner.
«27Car le Père vous aime du fait que vous m'avez aimé et vous avez cru que je suis venu d'auprès du Père. – c'est-à-dire, "le Père et moi nous sommes un", "le Père m'envoie", "je viens d'auprès du Père" : il y a indissolubilité entre l'être au Père et la reconnaissance du Fils. – 28Je suis sorti d'auprès du Père et je suis venu vers le monde. Alors voici que je quitte (j'abandonne) le monde et que je vais vers le Père. – Et cet "aller vers le Père" atteste qu'il est venu d'auprès du Père – 29Les disciples lui disent : "Voici que maintenant tu parles en parhêsia (paroles ouvertes) et que tu ne dis plus aucune énigme" – Il n'a, au fond, rien dit de différent tout au long ! La différence entre l'énigme et la parole ouverte, c'est que la parole ouverte, c'est l'énigme entendue.
30Maintenant nous savons que tu sais toutes choses et que tu n'as pas besoin que quelqu'un te questionne. En ceci nous croyons que tu es venu d'auprès de Dieu. »
Rappel du processus.
Vous vous rappelez le processus que nous avions indiqué ? Le trouble, la recherche, la question, la prière :
- nous avons ici le trouble ("Nous ne savons pas") ;
- qui met en route la recherche (Jésus lui-même dit : "vous cherchez") ;
- la question (la question qu'ils n'osent pas formuler et que Jésus va les aider à formuler) ;
- et enfin, au terme, la prière (un des quatre termes) qui revient dans son processus même ici : « 23En ce jour-là vous ne me questionnerez pas. Amen, amen, je vous dis, ce que vous demanderez en prière au Père dans mon nom, il vous le donnera. ».
3) Jn 20, 11-18 : Marie-Madeleine au tombeau.[8]
Voici ce que je voulais faire : je voulais montrer que ce qui est fait en Jn 16, 16-22 dans une sorte d'analyse – ce mot "analyse" je l'emploie faute d'avoir d'autre mot, ce n'est pas une analyse logique au sens usuel du terme, ni a fortiori une analyse psychologique – met en évidence les éléments d'une structure constitutive de l'être christique. Ce qui me fait dire cela, c'est que, lorsque Jean entreprend un récit, il met en œuvre ce qu'il a ici analysé dans le discours de Jésus aux disciples.
Ainsi, par exemple, la femme qui passe des pleurs à la joie, de la recherche à l'avoir trouvé, c'est-à-dire de la "constatation" de mal-voir (en prenant constater au sens du verbe théoreïn) à la capacité de dire « J'ai vu » (voir étant le verbe horân qui a un sens plein), cette femme-là, c'est Marie-Madeleine. La parabole de la femme qui enfante et les deux versets qui l'entourent, donnent la structure d'écriture de l'épisode qui est l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine, au chapitre 20.
« 11Marie se tenait près du tombeau, à l'extérieur, en pleurant. – Nous retrouvons : « Vous pleurerez »– Tandis qu'elle pleure, elle se penche vers le tombeau 12et constate (théôreï) – nous avions : « un peu et vous ne me constaterez plus…" Elle constate : ce n'est pas le véritable voir – deux anges en blanc – ça, c'est fort par contre, car c'est justement parce qu'elle voit des anges qu'elle ne voit rien du tout ! Les anges[9], ça nous arrête, mais pour elle aucun problème ! Mais le mot constater va être repris ensuite de façon plus pertinente pour nous – assis l'un du côté de la tête, l'autre du côté des pieds où avait été posé le corps de Jésus – ici sôma (le corps) de Jésus, c'est le cadavre, un emploi du mot corps qui n'est pas l'emploi paulinien – 13et ils lui disent : “Femme, pourquoi pleures-tu ?” Elle leur dit : “Ils ont levé mon seigneur et je ne sais où ils l'ont posé.” ». Les verbes lever et poser sont très intéressants. Évidemment elle cherche un cadavre, un corps mort. Et bien évidemment, elle ne peut pas trouver un corps mort, puisque Jésus est ressuscité. Elle ne peut pas trouver ce qu'elle cherche. Mais peut-être que ce qu'elle cherche en réalité, ce n'est pas "ce qu'elle sait qu'elle cherche". On verra cela par la suite.
« 14Et disant cela, elle se retourne en arrière – que signifie ce retournement ? – et elle constate (théôreï) Jésus, debout, mais elle ne savait pas que c'était Jésus – théôreïn (constater) c'est le voir qui ne voit pas – 15Jésus lui dit : “Femme, pourquoi pleures-tu – Jésus dit la même chose que l'ange, mais il poursuit par le mot qui confirme et éclaire sa posture d'être en recherche – qui cherches-tu ?”Elle, pensant que c'est le gardien du jardin, – la mention du gardien du jardin est très intéressante parce qu'Adam, c'est-à-dire l'humanité adamique, a été mis dans le jardin pour qu'il le garde et l'œuvre, or nous sommes dans un jardin – lui dit : “Monsieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai.” 16Jésus lui dit : “Mariam.”» Elle est désormais susceptible de voir, mais non pas à partir de ce qu'elle croyait chercher ; en effet s'ouvre en elle ce qu'elle ne sait pas d'elle-même, cela qui cherchait dès le début au-delà de ce qu'elle croyait chercher.
Tout commence donc par la parole. C'est la parole qui donne de voir. La référence ici est l'énumération que fait Jean :« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu…» (1 Jn 1, 1). Autrement dit, c'est entendre qui accommode le regard, c'est entendre qui donne de voir. C'est là une chose que nous avons dite très souvent et qu'il faudrait re-méditer pour qu'elle ne reste pas un slogan, c'est une chose à penser.[10]
Il est intéressant de voir que ce que Jésus lui dit, c'est son nom propre, c'est-à-dire que la parole, ici, s'adresse à son propre. C'est une parole qui appelle, une parole qui nomme. Nous avons réservé la question du nom (prier dans le nom, au nom de...) en réserve pour la suite de nos rencontres. Il y a ici une attestation de quelque chose d'intéressant.
« Et elle, se tournant, dit en hébreu : “Rabbouni”, ce qui signifie : “Maître”. » Du même coup elle se laisse constituer en disciple, elle est la disciple. Or nous sommes dans l'évangile de Jean, où Jean est"le disciple par excellence" puisqu'il est « le disciple que Jésus aimait », donc ce titre de disciple est extrêmement important. Et même elle est "la disciple" en cela qu'elle aura une fécondité de femme, puisqu'il lui sera demandé « d'aller dire aux frères »: là, elle va enfanter la fratrie.
Il y a différents aspects de la symbolique féminine qui se trouvent dans cet épisode. Le rapport de ce texte avec le Cantique des cantiques a souvent été fait, et montre que le rapport entre Jésus et Marie-Madeleine est un rapport d'époux à épouse, c'est déjà ce que nous avons vu à propos de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine. Le fait que Marie-Madeleine soit dans la figure de l'épouse est attesté explicitement par saint Jean, je pourrais vous le montrer. Mais simultanément ici, Marie-Madeleine est la femme de l'enfantement.
« 17Jésus lui dit : “Ne me touche pas – si on rapproche cela de ce que saint Jean dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nous avons touché de nos mains… », on peut se demander pourquoi Jésus dit : « Ne me touche pas. »L'explication se trouve dans la phrase suivante – car je ne suis pas encore monté vers le Père. – Nous avons lu : « Encore un peu et vous me verrez »(Jn 16, 16)c'est-à-dire que la résurrection, pour être pleinement accomplie, a besoin de l'annonce aux frères. – Mais mets-toi en marche auprès de mes frères et dis-leur : "Je monte vers mon Père qui est désormais votre Père, mon Dieu qui est désormais votre Dieu." ” 18Marie-Madeleine s'en va et elle annonce aux disciples : “J'ai vu le Seigneur.” » C'est la présence de résurrection.
Il est intéressant de noter que cela s'accomplit au chapitre 20, versets 19 et 20, pour l'ensemble des disciples : « 19Le soir du même jour… 20Les disciples se réjouirent grandement, voyant le Seigneur. » Ils passent de la tristesse et de la peur à la joie. Le thème de la joie est important ici, il est en rapport avec la résurrection, c'est même un nom de la résurrection. On trouve le verbe voir : voir Jésus comme Seigneur, c'est le voir dans la dimension de Ressuscité. Cet épisode suit donc rigoureusement les structures, le vocabulaire et les articulations que nous avions détectés dans notre chapitre 16.
[1] La majeure partie de ce qui est mis ici vient de ces rencontres sur la prière (tag LA PRIÈRE), les , […] indiquent qu'un passage est sauté. Quelques éléments viennent de la session sur Jean 14-16 (tag JEAN 14-16-PRÉSENCE), ils sont indiqués en note. Pour savoir qui est J-M Martin : Qui est Jean-Marie Martin ? ; sur la prière il y a aussi les rencontres sur le Notre Père (tag NOTRE PÈRE)
[2] Cette introduction vient de la session Jn 14-16 (voir note précédente).
[3] La distinction des deux derniers moments n'est pas nette puisque le mot utilisé pour dire la prière est souvent traduit par "demander" : « Si vous demandez (aitêsête) quelque chose dans mon nom, je ferai » (Jn 14, 14)
[4] Cette question est elle aussi structurelle chez saint Jean. Cf La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[5] Cf. Les "Je suis" chez saint Jean : le "Je suis" comme Nom de Dieu (Jn 18, 5); les "Je suis" avec attributs (vie, lumière...)
[6] Cette partie vient de la session "Présence/absence, Jean 14-16" et non des rencontres sur la prière.
[7] Il s'agit du thème quadriforme (garde de la parole, agapê, prière, don du pneuma), traité de nombreuses fois, par exemple Jn 14, 15-16: les 4 formes de la Présence du Ressuscité. Écriture musicale de Jn 14-17.
[8] Ici la lecture est très rapide, pour une lecture plus approfondie du texte voir deux messages extraits de la session sur Jean 14-16 : Jn 20, 11-18 : Apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Première lecture et Jn 20, 11-18 : Relecture à la lumière de Jn 16, 16-32. Le double retournement.
[9] Deux messages traitent des anges : LES ANGES. Première partie : les anges dans la Bible et aux premiers siècles et LES ANGES. Deuxième Partie : Textes du N T et de chrétiens des 1ers siècles.
[10] Sur l'énumération entendre, voir, toucher… cf. 1 Jean 1, 1- 4 : L'expérience de résurrection. Entendre, voir, toucher le Logos de la Vie.