Le Royaume de Dieu n'est pas régi par la loi, le droit, le devoir, l'argent
« L'ordre qui régit le royaume de Dieu n'est pas celui de ce monde-ci où règne l'ordre du marché, du droit, du devoir. Tant qu'on a enseigné le devoir, fut-il conjugal, et le droit, fut-il le droit des peuples, on n'a pas encore ouvert le premier mot de l'Évangile. Alors demandons-nous de quoi s'est occupée de façon prioritaire la prédication, l'enseignement, sinon d'enseigner les commandements, les devoirs et le mérite, donc le droit. C'est troublant ! »
Voilà ce que disait Jean-Marie Martin à la session qu'il a animée sur le Notre Père. Comme dans cette session il a traité de cela à plusieurs reprises, il a semblé intéressant de regrouper ces diverses interventions. C'est ce qui figure ici dans les deux approches du 1°) et du 2°). Au 3°) figurent des compléments qui viennent d'autres sessions, ils sont mis sous forme de réponses à des questions.
Le Royaume de Dieu n'est pas régi
par la loi, le droit, le devoir, l'argent
Quand on lit l'évangile, la question qui se pose est : dans un épisode donné, quel milieu, quel espace est révélé, dévoilé ? Par exemple, dans les vendeurs chassés du Temple (Jn 2), c'est la révélation prophétique d'un milieu violent, qui est de la violence propre de l'argent qui occupe la place du don.
1°) Première approche de l'espace régi par le don.
Ce qui est l'essentiel de l'Évangile c'est que la parole de Dieu est une parole donnante, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit. Cela fait qu'elle se distingue d'une parole de loi, c'est-à-dire d'une parole de droit et de devoir, comme aussi bien elle se distingue d'une parole de violence.
Quand je dis cela je médite la parole du Notre Père : « Pardonne-nous nos péchés » qui, en saint Matthieu se lit ainsi : « N'exige pas la dette », donc « Sors de la sphère du devoir ».
On trouve ici la critique paulinienne de la loi qui chez saint Jean est une critique de l'exigence de la dette, et de la revendication du droit.
Dans notre Écriture il est parlé beaucoup de la dette, et dans le Notre Père le mot "péché" lui-même désigne également une dette, puisque c'est le mot qui, chez Luc, correspond au mot "dette" chez Matthieu. Or il est question de la dette (du péché) dans l'Écriture non pas pour que la dette soit exigée mais pour que cette dette soit levée.
Plusieurs termes sont ainsi récusés : le droit, le devoir, la loi, la parole de jugement…
La parole de jugement, il en est traité au chapitre 3 donc au chapitre qui précède celui de la Samaritaine : « 17Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour qu'il juge le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf – le monde ici ce sont les siens qui sont dans le monde – 18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est déjà jugé d'avance du fait qu'il n'a pas cru dans (pas entendu) le nom du Fils Monogène de Dieu. » Il y a donc apparemment quand même du jugement, et cela semble contradictoire, mais c'est dû au fait que nous sommes nativement dans une parole de jugement et que, si je n'entends pas la nouveauté de la parole de Dieu comme parole de don et non pas parole de jugement, je reste dans l'espace de jugement.
Ça correspond à ce que disent les Synoptiques : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés », ce qui ne signifie pas : « si vous avez la gentillesse de ne pas juger vos camarades, en récompense plus tard, Dieu ne vous jugera pas ». Ça signifie : l'espace de jugement, je suis dedans pour autant que je juge ; et pour autant que je juge, je suis jugé puisque je suis dans la qualité d'espace de jugement.
Donc voilà des termes qui sont donc d'une certaine façon récusés : la loi, le droit, le devoir, le jugement. Il faudrait bien voir ce que cela signifie. Tout l'Évangile est fait pour dire que la parole de Dieu n'est pas une parole de ce genre, mais que c'est une parole qui donne, et c'est pourquoi on peut lui dire : « Donne-nous ».
Alors nous avons beaucoup de mal à entendre cela parce que nous pouvons l'affirmer et être constitués de telle façon que tout cela soit par notre oreille sourdement perverti : la parole donnante est impérieuse dans le moment même qu'elle donne.
Et ce n'est pas par hasard que cette parole est difficile à entendre, puisque le verbe "donner" qui est ici en question est un verbe que nous n'entendons pas au sens où il est dit. C'est Jésus en saint Jean qui nous le précise au chapitre 14 : « Je ne donne pas comme le monde donne » c'est-à-dire que le concept mondain de don, celui dont nous héritons dans notre langue et qui est issu de nos usages, ne rend pas compte de ce que veut dire donner quand Jésus dit « Je vous donne ». Et il vient de dire juste avant « Je vous donne ma paix ».
Ce que j'ai voulu marquer ici c'est donc ceci : la parole de Dieu est une parole donnante, mais nous l'avons toujours entendue comme une parole de loi. Si bien que Paul se pose la question : d'où cela vient-il ? En effet, la parole de Dieu est une parole efficace puisque quand elle dit « Lumière soit » la lumière est. Par contre, quand elle dit « Tu ne mangeras pas du fruit », ça mange : alors, qu'est-ce qui se passe ? La façon mythique de rendre compte de cette situation, c'est de dire qu'il y a entre la parole de Dieu et l'oreille d'Adam la réinterprétation du falsificateur. En effet le serpent reprend la parole de Dieu et la redit presque dans les termes où Dieu l'a dite, mais dans une tonalité telle que cette parole devient une parole jalouse, une parole de propriétaire qui veut se garder pour soi et donc qui interdit. D'où ce thème du falsificateur qui est la première chose pour caractériser le fait que nous ne sommes pas dans l'espace de Dieu.
Le monde, chez Jean, c'est le monde régi par le prince de ce monde qui est premièrement le falsificateur, ensuite le meurtrier puis l'adultère, vous avez ces titres en Jean 8.
La garde de la parole authentique et l'agapê du frère sont deux choses qui se tiennent ensemble, dans l'évangile de Jean en général, mais tout particulièrement dans sa première lettre. Par exemple, quand Jean veut caractériser le bon berger qui donne sa vie, il le caractérise négativement par opposition au salarié (au mercenaire) et par opposition au violent. Cela veut dire que la loi, le droit, le devoir appartiennent à la région non proprement christique et sont des violences, mais de moindres violences ; pour autant cela ne les constitue nullement sauveurs de l'essence humaine.
Dans le Notre Père la violence est mise sous le thème de l'épreuve de force qu'on traduit par "tentation" et qui, elle, est de l'ordre de la violence proprement dite.
Cette définition du propre de la parole par opposition aux différentes paroles qui structurent notre natif, notre vie courante, cette distinction court au long de l'évangile de Jean, ne serait-ce que dans le passage du chapitre 4 de la Samaritaine : les disciples arrivent et ils viennent d'acheter des nourritures, ce qui prépare le chapitre 6 où c'est Jésus qui pose la question à Philippe pour le tenter, donc pour l'éprouver : « Où achèterons-nous des pains ? » Et cette question prépare à comprendre que le pain véritable ne s'achète pas, et donc n'est pas de l'ordre du droit et du devoir, de la justice distributive, mais il se donne : « Le pain que je donnerai c'est moi-même pour la vie du monde ». C'est au cœur du chapitre 6.
Nous avons là un ensemble tenant très précis, très rigoureux auquel il faut faire attention. Il y a une grande consonance entre Paul et Jean sur ce point, dans un vocabulaire différent : saint Paul est surtout dans la critique de la loi, pas simplement de la loi mosaïque, mais du concept même de loi (nomos), et saint Jean est plutôt dans la critique de la dette, du salaire, du jugement, autant de choses qui appartiennent à notre mode d'être.
Ne vous inquiétez pas, le droit a le bénéfice d'être une violence moindre, donc c'est très précieux et très important, mais ce n'est pas à partir de cela que peut s'entendre le rapport le plus intime de l'homme à Dieu ni de l'homme à l'homme. Le rapport le plus intime de l'homme à l'homme et de l'homme à Dieu n'est pas de l'ordre de la loi, ni du jugement, ni du droit ou du devoir, pas plus que de la violence déclarée comme telle.
(…)
Dans nos Écritures, il y a deux régions différentes fondamentales, c'est la distinction de ce monde qui est soumis à l'esclavage de la mort et du meurtre, et du monde qui vient, qui ne cesse de venir, et qui est le royaume de Dieu. Chaque monde est un royaume régi : d'une part le prince de ce monde et d'autre part le Christ-Roi qui annonce le "royaume" (le "règne" que nous demandons dans le Notre Père, c'est le même mot). Cela c'est la distinction néo-testamentaire, mais dans la pensée occidentale elle a toujours été recouverte par d'autres distinctions fondamentales issues, comme celles de l'intelligible et du sensible, de l'immobile et du mouvement…
2°) Deuxième approche de l'espace régi par le don.
En gros j'ai dit que, de même que chez Paul la grâce ou la donation s'oppose essentiellement à la loi, de même chez Jean, la donation s'oppose au droit et au devoir, c'est-à-dire aussi bien à l'ordre éthique qu’à l'ordre juridique. Je prends éthique, ici, respectueusement, au sens qui est accrédité par la naissance de ce mot, tout ce qui régit ensuite son sens dans le cours de l'histoire et permet la production des trois Éthiques aristotéliciennes.
- Le droit, cela s'appelle le salaire ou le mérite dans nos Écritures, c'est ce que je peux, en justice, revendiquer : j'y ai droit.
- Le devoir, c'est ce qui s'appelle la dette. Je suis en dette de… C'est le même mot, dette et devoir.
Le salaire ou mérite, la dette : ce sont les mots néotestamentaires qui disent nos régions du droit et du devoir.
► Pour moi c'est difficile de mettre l'éthique à la poubelle !
J-M M : Je n'ai jamais mis l'éthique à la poubelle…
► Oui mais je me pose des questions éthiques en ce moment, par exemple en bioéthique. Or entendre ces questions sous l'angle de la donation je ne sais pas faire.
J-M M : Bien sûr ! C'est quelque chose sur quoi il faut que nous venions parce que ce que j'énonce ici pourrait paraître très scandaleux, alors que je ne fais rien que de tenter d'écouter les thèmes majeurs et insistants qui ne sont pas dits en passant, qui constituent la texture de Paul et de Jean. Ce que j'ai dit est une formulation, il y en aurait d'autres.
Nous nous réservons d'être très attentifs à cela et d'apporter une réponse à cette question. Mais, si on ne prend pas le temps d'admirer, de recevoir ce que veut dire la donation, donc sans se précipiter et dire : oui, mais quand même… Non ! Prenez le temps, prenez le temps d'entendre largement l'étonnante et formidable nouvelle ! Bien sûr, par rapport aux questions que cela peut susciter, il y aura une mise en place, il y aura à répondre. Mais prenez le temps. Je pourrais vous donner des réponses tout de suite, des formules si vous voulez, mais ce serait tout de suite annuler la nouveauté évangélique. Et même, la grandeur de cette nouveauté mérite qu'on pâtisse, qu'on endure un temps les questions qu'elle suscite.
● Illustration à partir des vendeurs chassés du Temple, Jn 2, 16
Il faudrait illustrer ceci, et nous serons obligés de solliciter, d'appeler des textes de Jean pour justifier ce que je viens de dire.
L'épisode des vendeurs chassés du temple culmine dans la phrase : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché. » (Jn 2, 16) [1]
C'est une critique faite par Jésus pour mettre en évidence que l'ordre qui régit le royaume n'est pas celui de ce monde-ci où règne l'ordre du marché, du droit, du devoir. Il y a une petite phrase qui me plaisait bien : tant qu'on a enseigné le devoir, fut-il conjugal, et le droit, fut-il le droit des peuples, on n'a pas encore ouvert le premier mot de l'Évangile. Alors demandons-nous de quoi s'est occupée de façon prioritaire la prédication, l'enseignement, sinon d'enseigner les commandements, les devoirs et le mérite, donc le droit. C'est troublant !
Dans ce passage du chapitre 2 il est question à la fois de qualité d'espace, de qualité de violence, de la violence gestuelle du Christ, de même que sa violence au chapitre 8.
Le marché est une violence secrète, et ici, singulièrement, par l'incompatibilité fondamentale que ce rapport de droit et de devoir a avec le lieu essentiel (le Temple).
Ultimement, notre rapport à Dieu et le profond de notre rapport à autrui n'est pas régi par le droit, le devoir, la loi, le jugement etc. Le "jugement" se trouve également chez Jean dans la même situation que le droit et le devoir.
Ce que je viens d'évoquer, ce sont des violences secrètes. En revanche, il y a la violence avérée qui s'oppose aussi à la donation, c'est-à-dire que la prise s'oppose à la donation. Donc, la donation s'oppose à deux choses : au droit et au devoir d'une part, et à la violence d'autre part.
Le thème de la violence se trouve dans le Notre Père : « Ne nous introduis pas dans la tentation », c'est-à-dire dans l'épreuve de force, l'épreuve de force qui est un emploi de la violence là où elle n'est pas de mise. Ce mot de "tentation" est un mot difficile, il a des sens complexes, il a une histoire qui a rapport avec l'épisode du tentateur, et puis il a pris un sens où la séduction plaisante, gentille, l'emporte sur… cette "tentation", ce pourrait être un nom de parfum, de lingerie… Ce n'est pas le sens authentique. C'est donc un mot qui a besoin d'être réentendu.
● Illustration à partir du Bon Pasteur (Jn 10).
Je fais maintenant allusion au chapitre 10 de Jean où le Bon Pasteur se caractérise en ce qu'il donne sa vie pour ses brebis, et il s'oppose en cela au brigand qui entre par force et au salarié (au mercenaire) qui n'a pas cure des brebis : le violent (donc la violence) et le mercenaire (donc le droit et le devoir).
Autrement dit, il y a là des articulations qui ne sont pas simplement dites une fois en passant, mais qui sont de la structure même de certains épisodes johanniques.
● Dans le Notre Père.
Nous entendons légitimement l'écho de cela dans les paroles du Notre Père en Matthieu : « Lève-nous nos dettes. » Il y a de la dette, mais la dette n'est pas faite pour être payée, elle est faite pour être, comme Jésus dit parfois, "levée" c'est-à-dire enlevée (c'est le mot de saint Jean où l'agneau de Dieu "lève" le péché du monde), ou parfois "abandonnée" ou "laissée tomber" (c'est le mot du Notre Père). La dette est faite pour qu'on la laisse tomber.
Du reste cette levée de la dette est soulignée dans la formule même du Pater, et elle est reprise ensuite au chapitre 6 de Matthieu qui parle de remise de dette [et non de pardon de péchés comme dans la traduction liturgique[2] ] : « Car, si vous remettez aux hommes leurs dettes, votre Père céleste vous remettra aussi. Mais si vous ne remettez pas aux hommes, le Père non plus ne remettra pas vos dettes » (Mt 6, 14-15) C'est donc un trait important dans lequel il y a par ailleurs une sorte d'équivalence entre le fait que Dieu pardonne et que nous pardonnions, entre le fait que Dieu ne juge pas si nous ne jugeons pas, et juge si nous jugeons. Ceci est constant. Il juge même précisément rien d'autre que cela : il juge que nous jugions.
Ceci est à entendre bien. Il ne s'agit pas d'entendre ici une sorte de conséquence : si vous avez la bonne volonté de ne pas juger, en récompense, plus tard, moi je ne vous jugerai pas. Il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de comprendre comment l'acte de juger me juge, fait que je suis jugé, donne que je suis jugé.
3°) Compléments sous forme de réponses à des questions ► Saint Jean et saint Paul ont une écriture différente, mais vous semblez dire qu'en fait ils disent la même chose…. [3] J-M M : Ils sont différents d’écriture, même parfois de vocabulaire, mais les structures porteuses fondamentales sont identiques, et ce qui est beau, c’est qu’ils disent la même chose dans des langages différents. Par exemple : toute la problématique du don, du don gratuit de Dieu qui est de l’essence même de l’Évangile, s’exprime chez Paul sous la forme : l’homme n’est pas sauvé par la pratique des commandements, mais par libre grâce de Dieu. Chez Jean, le don se caractérise en ce qu’il n’est pas de l’ordre du droit et du devoir – dans son langage, le droit, c’est le gain, le devoir, c’est la dette – ni de l’ordre de la violence bien sûr. Le don se caractérise comme étant gratuit. Ainsi, la récusation du droit et du devoir chez Jean correspond au refus de la justification par les œuvres chez Paul. Ce n’est pas le même vocabulaire et c’est exactement la même chose. Dans les Synoptiques vous trouveriez d’ailleurs quelque chose de semblable dans le traitement de l’argent. L’argent, c’est ce qui permet de compter les choses sous une dénomination commune, c’est ce qui permet des échanges à égalité, selon les règles du contrat, du droit, du devoir. Dans les Synoptiques, vous avez une critique fameuse de l’argent. Ce n’est pas une critique de l’argent sale, c’est une critique de l’argent comme argent, c’est le principe même d’une égalité disant quelque chose sur l’essentiel de l’homme. Ça ne veut pas dire qu’il faut supprimer l’argent, pas plus que la critique du droit et du devoir n’appelle à supprimer les tribunaux. Pourquoi ? Parce que l’Évangile n’est pas la constitution d’une culture. L’Évangile est une parole adressée à toutes les cultures du monde, il n’est pas une culture en plus. Il est même une dénonciation de la suffisance des cultures. Les cultures sont indispensables. Israël d’avant le Nouveau Testament est la constitution d’un peuple particulier parmi les peuples. C’est pourquoi il a une langue sacrée, il a une ville sacrée, il a une terre sacrée, une loi sacrée etc. L’Évangile n’a rien de tout cela. L’Église s’est fait un droit canonique, mais il ne fait pas partie de la révélation christique. Alors on peut se poser la question : pourquoi y a-t-il ce droit ? On peut répondre à cette question, mais ce n’est pas mon sujet. Ce qu’on appelle les religions – c'est un terme vraiment malheureux, “religio”, qu’il soit au singulier ou au pluriel – appelons-les, de façon vague et provisoire, les différentes sources ou instances spirituelles parce qu’il n’y a pas intérêt à les dénommer de façon commune, ce serait les réduire toutes. Religion est un mot qui ne convient pas du tout pour désigner l’Évangile. Religion, c’est la religio romana de l’empire romain, c’est le constitutif même de la culture romaine.
Les cultures sont indispensables mais elles ne sont pas suffisantes, et le principe constitutif des cultures n’est pas ce qui régit le rapport de l’homme à Dieu et le rapport ultime de l’homme à l’homme.
► Cette critique de l'argent, est-ce qu'elle ne culmine pas dans le geste de Judas qui vend Jésus ?
J-M M : Judas, c'est celui qui vend l'homme. Cet épisode de la vente de Jésus pour trente deniers se trouve seulement dans les Synoptiques. Chez Jean il est dit que Judas est voleur et qu'il tient la bourse, et qu' "il prenait ce qu'on y jetait" (Jn 12, 6). Que Judas tienne la bourse et qu'en plus il soit voleur, ce sont deux choses. Qu'il soit voleur n'a pas grande importance, mais qu'il tienne la bourse, oui, car ceci désigne la région de l'argent, la région où il y a des choses qui sont substituables, quantitativement, échangeables. Nous avons dans tout ceci la révélation que l'homme, en vérité, désigne ce qui peut "se donner" et ce qui ne peut pas s'acquérir, se prendre, s'acheter.
Cela rejoint ce que nous avons évoqué à propos de la question de Jésus à Philippe au chapitre 6 : “Où achèterons-nous des pains ?” ; il dit cela pour le tenter, donc pour l'éprouver. Et cette question prépare à comprendre que le pain véritable (l'homme essentiel) ne s'achète pas, qu'il n'est donc pas de l'ordre du droit et du devoir (de la justice distributive), mais il se donne : « Le pain que je donnerai c'est moi-même pour la vie du monde ».
► Est-ce que vous pourriez préciser le don que le Bon Berger fait de lui-même ?[4]
J-M M : Je vais vous donner trois indications
Première indication : le bon berger est caractérisé en cela qu' "il se donne pour". Même si nous ne comprenons pas comment et en quoi, ni de quelle donation il s'agit, nous faisons ce repérage. Le verbe "donner" est éminent chez Jean – « Si tu savais le don de Dieu » ; « Je ne donne pas comme le monde donne ». Ce verbe "donner" recèle toute la nouveauté christique.
Deuxième indication. Nous savons que le don parfait est le don de soi-même… ce qui m'amène à commémorer une autre caractéristique : de même que le par-fait est la perfection du fait, le par-don est la perfection du don. Le pardon est probablement le thème premier de l'Évangile, c'est une des dénominations de l'œuvre christique. La demande du pardon et la demande d'avoir la capacité de pardonner se trouvent dans le Notre Père : « Pardonne-nous nos dettes comme tu nous donnes de pardonner à ceux qui nous doivent ». Et dans son évangile, à la suite du Notre Père, Matthieu ne commente qu'une seule chose, et c'est celle-là. Lever la dette (ou laisser tomber la dette) introduit une qualité d'espace particulière qui caractérise l'espace nouveau qui est induit par la venue christique.
Troisième indication. Le don se caractérise enfin par ce à quoi il s'oppose. Or d'après le texte de Jean 10, il s'oppose à deux choses : 1/ il s'oppose à la prise violente qui est figurée par le voleur et le brigand – deux termes qui sont souvent accolés – en effet l'essentiel est quelque chose qui ne se prend pas par force ; 2/ il s'oppose aussi au salarié.
Je vais développer ce thème du salaire. Le salaire est une façon de dire l'égalité de droit et du devoir. Par exemple au début de Romains 4 Paul utilise ce mot pour dire qu'Abraham ne peut pas recevoir de gloire personnelle en ce qu'il n'est pas justifié par salaire mais par don gratuit « Car que dit l'Écriture ? Abraham crut à Dieu, et cela lui fut compté pour justification. Or, à celui qui œuvre, le salaire n'est pas compté selon la grâce (gratuitement) mais selon la dette. » Cela rejoint une autre thématique de Paul qui est équivalente, à savoir que le salut ne tient pas au mérite. Le mérite, le droit, le devoir… pour Jean aussi, ne sont pas de l'essence de l'Évangile. Bien sûr, nous ne pouvons pas vivre, constituer des cultures et des sociétés sans droit, sans devoir, sans jugement, sans lois… cependant l'Évangile ouvre un autre espace que cela qui est "l'espace du don".
Cet espace n'est donc pas réductible à la prise violente, il n'est pas réductible non plus à la revendication du droit et à l'accomplissement du devoir. C'est un point essentiel chez Paul et chez Jean.
► Vous nous dites que dans l'Évangile il n'y a pas de loi, de devoir, pourtant le mot commandement se trouve à plusieurs endroits…[5]
J-M M : Le problème c'est justement que dans la traduction que vous avez, le mot "commandement" est pris pour traduire le mot grec du texte qui est entolê. Personnellement je ne traduis pas ce mot par "commandement", car "commandement" est pris dans un contexte qui implique une sorte de chantage implicite : voici la loi, il y a la transgression possible, et à la transgression répond le châtiment.
Chez saint Jean le mot entolê a clairement un autre sens. Par exemple dans sa première lettre il dit : « Je vous écris un commandement nouveau qui est vrai, en lui et en vous, à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière véritable déjà luit. » (1 Jn 2, 8). Ici il ne s'agit pas d'un commandement mais d'une annonce. Nous avons donc une sorte d'inversion de vocabulaire entre entolê et angelia (annonce qui est un avènement annoncé ou bien l'annonce de l'avènement). Cela indique que cette annonce qu'est l'entolê est simultanément ouverture d'un espace de vie et de voie de vie (espace et voie) c'est-à-dire de possibilité de se mouvoir librement, et des indications de chemin.
Quand Jean utilise le mot entolê on n'est donc pas dans le cadre de la signification de la loi, soit la loi prise dans le complexe soupçonnable que je viens de dire, soit même "la loi sauvée" c'est-à-dire entendue de façon positive structurante et nécessaire dans le champ de la psychologie etc., Ce n'est pas de cela qu'il est question.
Ultimement l'entolê johannique est une parole qui fait ce qu'elle dit. Ce n'est pas une parole qui dit « tu dois », c'est une parole qui donne de faire, non seulement de pouvoir faire mais de faire. Et par exemple je pense que le mot disposition est un bon mot pour traduire entolê, mais une disposition qui est dans l'ouverture d'un chemin, on peut dire d'un "avoir à être"…
► Oui, mais dans “avoir à être”, c’est presque un “il faut”...
J-M M : Voilà ! Seulement, le “il faut” – deï en grec, ou “khrê (χρή)” – peut être entendu dans la tonalité de l’injonction (“Tu dois…”), ou dans la tonalité de la donation ("Il t’est donné de pouvoir…").
Je viens de prononcer un autre mot qui est “la tonalité”, qui pourrait être aussi l’intonation. Le mot “tonos”, c’est la même racine que le “ten” de tendre et de tenir. Entendre la parole, c’est essentiellement l’entendre dans sa tonalité. C’est l’ultime. Il est important d’essayer d’entendre la teneur des mots, et très important d’entendre le tenant des mots car finalement, ils ne parlent qu’à la mesure où ils s’entretiennent déjà mutuellement dans le texte. Mais ce qui est décisif, c’est qu’il nous soit donné d’entendre le texte dans sa tonalité ou dans son intonation.
D’ailleurs, c’est la première chose que le bébé entend : il entend la tonalité affective avant de savoir le sens des mots, et la même phrase qui peut avoir apparemment une teneur sévère n’est pas entendue de la même façon si c’est dit dans la voix de la mère dont il sait qu’il est aimé ou si c’est dit dans la tonalité d’une voix étrangère qui peut donner à entendre qu’il se sente rejeté. La voix affectueuse de la mère ne rejette pas.
Les paroles sévères de l’Évangile – car il y a des paroles sévères –, je ne les entends vraiment que si je les entends dans la tonalité première qui est une tonalité d’accueil.
L’Évangile s’ouvre par la parole adressée à l’humanité : « Tu es mon fils ». C’est une façon de dire « Bonjour », c’est un salut. Dieu salue le monde. C’est ce que les Anciens appellent la bénédiction, la bénédiction patriarcale qui donne le nom, l’héritage etc. La naissance dans le monde biblique a lieu lorsque le bébé est posé sur les genoux du père qui dit « Tu es mon fils. » C’est la parole qui donne le Nom, qui donne l’avoir-à-être. Essentiellement, dans ce qui est en question ici, c'est donc l’héritage spirituel, ce qui ouvre la question : En quelle tonalité fondamentalement je me reçois ?
Je reviens à "mon avoir-à-être". En fait, c’est ma semence en Dieu, et c'est ce qui est appelé "ta volonté" dans le Notre Père. Le “Que ta volonté soit faite” du Notre Père n’est pas à penser dans la problématique de ma volonté contre ta volonté. Mais, puisque je sais que “ta volonté", c’est ma semence, “Que ta volonté soit faite” ça veut dire : “Que ma semence vienne à fruit”. Autrement dit, “Que ta volonté soit faite”, ça signifie la même chose que « que ta volonté – qui est mon être le plus intime – vienne à œuvre. »
► L'Évangile est une critique du droit et du devoir, pourtant il y a beaucoup de droit dans l'Église !
J-M M : Le problème c'est que l'Évangile est toujours au risque de la culture à laquelle il s'adresse. Et en un certain sens l'Évangile s'est trop adapté contrairement à ce qu'on dit.
On peut se poser la question de savoir pourquoi une doctrine, qui est fondamentalement contre le principe du droit, s'est constitué un droit. Le droit qu'utilise l'Église, qu'on appelle droit canonique, n'est pas sacré, il n'est pas l'égal de l'Écriture sacrée, pas plus qu'un dogme n'est sacré. Il est l'attestation non-sacrée de quelque chose de sacré, c'est-à-dire qu'il ne révèle pas, qu'il ne dévoile pas, il ne fait qu'arbitrer entre des intelligences de ce qui est révélé.
Le Christ lui-même a institué un service de vigilance qu'il a confié à Pierre, le service de veiller sur le troupeau. Et c'est Pierre et ses successeurs qui ont choisi la forme du droit romain parce que c'était la seule qui était là. Il y a là un choix qui est révisable. L'Église pourrait choisir de ne pas s'exprimer dans le langage du droit, en principe, ce serait un travail énorme avec des risques énormes, mais ça se pourrait.
[2] Voici la traduction de la liturgie de ce passage : « Car, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne pardonnera pas vos fautes »
[3] Extrait de la série de rencontres sur la gnose chrétienne au Forum 104.
[4] Extraite d'une séance à Saint-Bernard-de-Montparnasse en 2010-2011, année où J-M Martin traitait du verbe "connaître". C'était au moment où il lisait Jn 10, 1-18.
[5] Ce paragraphe et le dernier sont extraits de Comment entendre le mot "commandement" dans le NT ? Exemples chez saint Jean