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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 août 2025

L'homme est un être sous le regard

L'homme est un "être sous le regard", sous un regard qui juge, qui déprécie… un regard qui suscite la peur, et la peur qui suscite la violence… ou bien sous un regard d'amour…

Jean-Marie Martin a abordé ce thème de l'être sous le regard à diverses reprises au détour d'une lecture biblique. Voici des extraits reprenant plusieurs de ses interventions, le plus gros du 2° vient de la session sur La Passion en saint Jean, mais (surtout la fin) cela vient aussi d'interventions à Saint-Bernard-de-Montparnasse.

 

L'être sous le regard

 

Jean-Marie Martin

 

 

1) Extrait d'une session à l'Arbresles.

 

On peut reprendre la condition humaine où l'homme est considéré comme "être sous le regard", sous un regard qui juge, qui déprécie… un regard qui suscite la peur, et la peur qui suscite la violence ; il y a un rapport mystérieux entre la peur et la violence, donc au fond entre la peur et la mort. Cet espace-là est régi par le prince de ce monde qui est le prince de la mort et du meurtre.

C'est pourquoi, que survienne un autre espace (c'est l'annonce même de l'Évangile) et alors l'espace de la mort et du meurtre est défait, défait dans son principe, dans son prince même s'il va survivre longtemps. Et voici que s'ouvre un règne, un espace régi, donc une région d'espace qui est caractérisée antithétiquement comme région de la vie et de la paix ou bien, dans d'autres lieux, comme région de la vie et de l'agapê, étant entendu que vie et paix sont une seule chose sous deux noms, de même qu'être meurtrier et être mortel c'est une seule chose.

 

 

2) Extraits de la session sur la Passion avec des ajouts

 

« Ils le crucifièrent et avec lui deux autres, ici et là, et au milieu, Jésus. » (Jn 19, 18)

► Dans le texte Jésus se trouve entre les deux. J'ai relevé les mots : « et au milieu, Jésus », et c'est aussi la place de la femme adultère : « Les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en délit d'adultère, ils la placent au milieu. » (Jn 8, 3) ; et « Jésus reste seul, et la femme est au milieu. » (Jn 8, 9)

J-M M : Ce qui est mis en évidence au verset 18, c'est à nouveau la position médiane de Jésus entre ceci et cela (méson). Et vous avez raison de faire référence à la femme adultère, parce qu'effectivement il y a le même mot “en méso”.

Les désignations locales chez Jean ont toujours une signification, et comme c'est le même vocabulaire on peut se poser la question.

Par rapport à votre suggestion, dans un premier moment, j'ai un mouvement de retrait. En effet, il y a une indéfinité de façons d'être deux, et par suite une indéfinité de façons de lire l'intervalle entre deux, c'est-à-dire la médiété. Or j'avais plutôt compris que la médiété de Jésus entre “ceci et cela” était sa position constante entre deux qui faisait de lui, soit un moment de distinction, soit un moment de réunion entre deux choses ; et il me semblait que, dans le cas de la femme adultère, elle était au milieu en ce sens qu'elle était exposée au milieu d'un cercle d'accusateurs, donc pour Jésus au Golgotha, c'était plutôt dans une médiété un peu différente.

Souvent, quand on me fait des suggestions, je les récuse parce que je ne les entends pas. Ensuite j'y pense, et parfois j'y reviens. Donc je me dis que, néanmoins, ce n'est peut-être pas impossible que pour Jésus ce soit aussi une “médiété de l'exposition” : être exposé entre deux et avec deux, donc être sous le regard, et sous le regard accusateur (ou sous le regard méprisant, négatif).

 

Je suis depuis longtemps très intéressé par « l'être sous l'appel » mais je suis aussi très intéressé par « l'être sous le regard » qui, d'abord, me paraît absolument constitutif de "je" dans son rapport avec "tu", sans oublier qu'il y a aussi le regard de "il" qui est très intéressant :

– je suis sous le regard de celui qui me fait face et à qui je m'adresse ;

– mais aussi nous pouvons être tous les deux sous le regard d'un tiers, d'un "il".

 

Cette expression d'être sous le regard me paraît un moment décisif de la définition de ce qu'il en est de l'être homme. Nul n'est d'abord enfermé en soi, il est sous le regard. Nous naissons sous le regard.

La façon d'être à l'altérité, c'est sans doute d'être sous le regard, ce qui veut dire que tu es antérieur à je et que tu n'est pas simplement un autre je. Tu est de la structure même du je.

D'où l'importance extrême phénoménologique – et non simplement psychologique, encore qu'il y ait des incidences psychologiques susceptibles d'être méditées – de l'interprétation de la qualité du regard comme du temps qu'il fait. Le temps qu'il fait, c'est le regard, c'est-à-dire que je suis sous un regard hostile (vindicatif, judiciaire, accusateur, soupçonneux) ou je suis sous un regard qui me reçoit, qui m'accueille.

Il y aurait beaucoup de choses à dire là. Ça me paraît un moment très important pour essayer de méditer ce qu'il en est de l'être homme.

Nous sommes nativement sous un regard de juge. Et d'ailleurs quand on dit au petit enfant : « Fais pas ça, Dieu te regarde », nous le mettons sous ce regard.

Et pour moi l'impérissable qui rend compte de cet état, c'est la scène 3 de l'acte premier de Phèdre, la belle scène de l'aveu de Phèdre à Œnone. Elle vient, elle est en plein soleil, et elle ne peut le supporter parce qu'il révèle sa culpabilité pour ce qu'elle a osé penser ou désirer : « Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts ! / Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière / Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ? » La culpabilité, qui se trouve être sous l'œil du soleil, recherche l'ombre. Le soleil effectivement révèle comme saint Jean le dit : « Tout homme qui fait des choses honteuses hait la lumière et ne vient pas vers la lumière de peur que ses œuvres ne soient dénoncées. » (Jn 3, 20). Mais le soleil est de la famille de Phèdre puisqu'il est le père mythologique[1]. De plus c'est la famille des Minoens, Minos étant un des trois juges des Enfers. Donc le soleil ici c'est le regard qui juge, le regard solaire implacable.

Être nativement sous le regard c'est cela.

Et c'est pourquoi l'Évangile s'ouvre en ouvrant un espace de regard. Ce regard est interprété par la parole qui me dit « Tu es mon fils », et qui le dit à l'humanité : « Tu es mon fils bien-aimé ». Autrement dit, l'agapê est la qualité de ce regard alors que nativement nous sommes loin de naître et de vivre sous cette qualité de regard, sous ce soleil. La météorologie spirituelle de notre naissance est souvent beaucoup plus pluvieuse et tempétueuse que cela.  

Je dis cela parce que « le ciel s'ouvre », c'est l'équivalent de l'horizon ou de l'atmosphère. Ça a à voir avec la qualité sensible, mais "sensible" étant pris au grand sens d'être-au-monde. Ainsi, d'un côté on a des mots aussi importants que parhêsia (être en présence à l'aise, être dans un espace de libre parole), et d'un autre côté on a des mots qui disent le contraire comme aiskhunê (la honte).

Le mot de parhêsia est très difficile à traduire et il est important, à la fois chez Paul et chez Jean. Très fréquent chez Paul, il se trouve à plusieurs reprises chez Jean, par exemple « Vient l'heure que je ne vous parlerai plus en énigmes mais en paroles ouvertes (parhêsia) que je vous annoncerai au sujet du Père. » (Jn 16,25). Ce mot parhêsia est fait du mot rhêma, autre façon de dire la parole en grec (logos, rhêsis, rhêma) ; et du préfixe para qui signifie auprès, proche. Une parole proche, une parole de proximité. C'est un mot souvent utilisé dans le rapport père/fils, donc une parole familière, sinon familiale ; une parole simple, une parole aisée, une parole de proximité.

Aiskhunê (la honte) est un mot de Paul en Rm 1, 27 où c'est un des noms du péché. Ceci ne veut pas dire que le "sentiment de honte" est le péché au sens biblique. Pour nous, la honte est un sentiment, mais pas dans nos sources. Ce mot apparaît par exemple dans le mythe de Sophia[2], où la honte concerne le geste de méprise que Sophia a accompli, la honte d'avoir manqué son pro-jet : sa volonté déçue de vouloir saisir le Père a suscité la honte constitutive d'elle-même. Dans le récit, ce qui est en question, ce n'est pas un sentiment mais c'est le statut ontologique de la honte, c'est la condition de possibilité de ce que s'éprouve la honte.

 

► Tu as parlé de l'être nativement sous un regard culpabilisant, mais n'est-ce pas aussi le cas pour la mort ?

J-M M : On peut tout à fait poser cette question à la mesure où jadis il y avait un lien étrange entre la mort et la culpabilité. Notre être ici est toujours être-sous-le-regard, et la question se posait (il est possible qu'elle ne se pose pas aujourd'hui) : « Sous le regard de qui serai-je après ma mort ? » Ce n'est pas une question idiote. Elle est très profonde et très importante, et elle est liée à l'idée de jugement. Mais cette idée de jugement n'est pas spécifiquement chrétienne : vous avez les trois juges des Enfers dans la mythologie grecque. C'est une idée qui a cours depuis bien des siècles sans doute où la frayeur est suscitée par le jugement et par une culpabilité insurpassable : la peur de l'après-mort a peut-être dépassé la peur de la mort. Mais je ne suis pas sûr qu'il n'en reste pas des traces même si cela est facilement dénié aujourd'hui. Et j'ai bien peur là que quelque chose d'essentiel ne vienne plus à expression.

 

****

 

Être au monde et être sous le regard ne sont pas deux choses différentes. Nous sommes nativement sous des regards contrastés : des regards qui aiment, des regards qui tuent, des regards qui excluent etc. Toute la tâche de l'Évangile ne consiste peut-être qu'à révéler que l'humanité est, ultimement, non pas sous un regard de loi, de jugement, mais sous un regard d'agapê. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre à dire. Si nous le savions, tout changerait. Malheureusement, nous l'avons entendu et nous y acquiesçons plus ou moins, mais cela ne signifie pas que nous l'avons véritablement entendu.

Or l'Évangile n'a rien d'autre à dire que : "Tu es mon fils agapêtos (mon fils que j'aime)".  Et cela est adressé à l'humanité. Le mot agapê désigne la première salutation que Dieu fait à l'humanité. Nous sommes accueillis, et accueillis précisément comme fils. C'est le geste patriarcal de la bénédiction, le dire-bien patriarcal qui nous constitue fils et héritiers, comme dit Paul. Tout l'Évangile est compris dans ce simple petit mot agapêtos. Il n'y a rien d'autre à ajouter et tout ce qui est dit en dehors peut s'y rapporter.

 

[1] « Noble et brillant auteur d'une triste famille / Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille / Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois / Soleil, je te viens voir pour la dernière fois. » (Phèdre, Acte ; scène 3).

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