Jn 2, 13-22, vendeurs chassés du Temple :Jésus révélateur de violence cachée ; Transfert du Temple sur le Corps de Résurrection
Qu'est-ce qui est en jeu dans l'épisode des marchands chassés du Temple tel qu'il est raconté par saint Jean ? Est-ce un combat contre la profanation du temple par des marchands, est-ce un combat contre un peuple qui en resterait à des sacrifices ritualistes, combat fait par un Jésus qui serait d'une spiritualité plus élevée, ou bien n'est-ce pas plutôt une authentique subversion beaucoup plus radicale, et si oui, laquelle ? Jean-Marie Martin, par son commentaire, nous emmène sur un chemin de réponse à cette question, et ce faisant il nous apprend à lire saint Jean, et même saint Paul à l'occasion[1].
Un nouveau message reprend ce texte un peu différemment puisqu'il y a quelques versets en plus : Jn 2, 13-25 Purification du temple et annonce de la mort-résurrection. Signes et foi.
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Jésus révélateur de violence cachée
Transfert du Temple sur le Corps de Résurrection
Comme la Pâque des Juifs approchait, Jésus monta à Jérusalem. Il trouva installés dans le Temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple ainsi que leurs brebis et leurs bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d'ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. »
Ses disciples se rappelèrent cette parole de l'Écriture : L'amour de ta maison fera mon tourment.
Les Juifs l'interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour justifier ce que tu fais là ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce Temple, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce Temple, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais le Temple dont il parlait, c'était son corps.
Aussi, quand il ressuscita d'entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu'il avait dit cela ; ils crurent aux prophéties de l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite.
(Jn 2, 13-22, Traduction Bible de la liturgie)
Le contexte de la lecture.
Notre thème de cette année est L'espace johannique et nous regardons à chaque rencontre un terme de lieu dans l'évangile de Jean. Nous n'étudions pas d'ailleurs de façon exhaustive parce que, pour être exhaustifs, il faudrait les énumérer tous ensemble parce qu'ils se tiennent, ils s'éclairent mutuellement. Nous avions étudié une première fois le rapport ciel/terre, et nous nous étions, la dernière fois, appesantis sur la tente en prenant appui sur le eskenôsen : "et il a habité (planté sa tente) parmi nous" (Jn 1,14).
Aujourd'hui, je voudrais tenter le temple. Et je vous signale qu'une des dénominations du Temple chez saint Jean, c'est "le lieu" : « de peur que les Romains ne viennent et ne détruisent le lieu et toute la nation » (Jn 11, 48), "détruisent le lieu", c'est-à-dire le temple.
Subversion du temps et de l'espace.
Ceci est de toute première importance dans l'Évangile parce que, si, d'une certaine manière, nos repères fondamentaux de la vie ont trait au lieu et au temps, Jésus se présente comme celui qui subvertit ces repères fondamentaux. Et c'est ce par quoi s'ouvre une nouveauté d'espace. En effet, un des principaux griefs adressés à Jésus, c'est le fait qu'il méprise le shabbat qui est un repère fondamental du temps, puisqu'il guérit le jour de shabbat. Et ici il est question de la destruction du Temple qui est le lieu des lieux.
Jn 2, 13-22
Le premier épisode par rapport au temple est au chapitre 2, verset 13 et suivants, il s'agit du temple de Jérusalem. Dans ce court épisode sont rassemblés le geste de Jésus de chasser les vendeurs du Temple, et puis la parole sur le temple relevé en trois jours. C'est une question des Judéens qui permet la transition entre les deux : « quel signe nous montres-tu pour que tu fasses cela ? », qui est une question usuelle chez saint Jean, on la rencontre par exemple après la multiplication des pains au chapitre 6.
1) Jésus monte à Jérusalem (v.13).
« 13Était proche la Pâque des Judéens, – chez saint Jean les épisodes sont mis autour d'une fête juive qui donne le sens l'épisode. Il faut tenir compte de cela pour entendre toute la suite – et Jésus monta à Jérusalem. » Au verset précédent Jésus descendait : « 12Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère et ses frères et ses disciples et ils demeurèrent là peu de jours. » Tout le début de l'évangile de Jean est ponctué par des allers et retours de Jésus.
Verbes de posture et d'allure.
On a ici le verbe monter. Avant d'aborder la question du lieu qui vient tout de suite après, j'en profite pour parler de la question des verbes de mouvement, c'est-à-dire des verbes de posture ou d'allure :
- demeurer est un verbe fondamental : "Où demeures-tu ?" Et d'ailleurs la parole de Dieu est une demeure : "si vous demeurez dans ma parole". Demeurer a ici un sens spatial et un sens temporel (persister). L'habitation est une autre façon de parler du lieu.
- venir et aller, entrer et sortir, s'approcher et s'éloigner, partir et arriver, marcher et courir : voilà des verbes qui sont dans toutes les pages de Jean.
- descendre et monter : ce sont les verbes employés pour dire que Jésus descend du Père, ou qu'il remonte au Père, mais ce sont les mêmes verbes employés pour dire que Jésus monte à Jérusalem, ou qu'il descend de Cana à Capharnaüm.
Cette remarque sur les verbes monter et descendre ouvre une question que je ne fais que soulever pour l'instant. Nous avons une solution très simple : il y a un sens propre qui est celui des allures géographiques qui ont trait au mouvement dans le pays, et puis, ensuite, il y a un usage métaphorique pour dire que Jésus descend du ciel. Bien sûr, rien ne descend, cependant il pourrait se faire que cette répartition-là ne soit pas du tout pertinente, et qu'il faille penser avec quelque réalisme – le mot réalisme est ici approximatif – la montée et la descente de Jésus, c'est-à-dire penser ce qu'il en est pour lui de monter à Jérusalem ou de descendre à Capharnaüm.
1/ La montée. Chez saint Jean monter à Jérusalem, c'est toujours aller à la mort. Le mouvement ascendant qui, dans un premier lieu, a été employé dans le Nouveau Testament pour dire aller vers le Père au sens de la résurrection, est simultanément employé par Jean pour dire la crucifixion : « quand j'aurai été élevé [de terre], je tirerai tout à moi » (Jn 12,32) et Jean fait ensuite l'exégèse du mot que Jésus vient de dire : « il parlait de la mort dont il allait mourir (donc de la mort de la croix). » Ceci est très simple chez Jean à la mesure où mort et résurrection sont le même à un micron de différence comme dit Jean au chapitre 16, un micron. Par ailleurs monter à Jérusalem c'est aller à la mort puisque c'est la ville qui tue les prophètes.
2/ La descente. D'autre part Jésus descend en Galilée, et parfois il est précisé qu'il faut traverser la Samarie comme au chapitre 4. Il descend en Galilée, et, en Galilée même, il descend de Cana à Capharnaüm, c'est-à-dire au rivage. Or la Galilée, c'est le Galil des goims (des nations). C'est l'annonce de ce que la résurrection se répand sur l'humanité tout entière.C'est donc la Pentecôte puisque la Pentecôte c'est la résurrection répandue sur le monde.
Ceci était une parenthèse qui ne concerne pas la question du temple, mais simplement le verset par quoi notre récit s'ouvrait. Voici maintenant le récit proprement dit.
2) L'épisode des vendeurs chassés du temple (v. 14-22).
« 14Et il trouva dans le temple des vendeurs de bœufs et de brebis et de colombes, et des changeurs assis, 15et ayant fait un fouet avec des lanières, il les chassait tous du temple, et les brebis et les bœufs, et il répandait l'argent des changeurs et renversait leurs tables. 16Et aux vendeurs de colombes, il dit : "Enlevez ça de là, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché. 17Les disciples se souvinrent de ce qui était écrit : "La ferveur (zélos) pour ta maison me dévorera".
18Alors, les Judéens répliquèrent et lui dirent : "Quel signe montres-tu pour que tu fasses ces choses ?" 19Jésus répondit et leur dit : "Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai." 20Des Judéens disent donc : "Ce sanctuaire a été construit en quarante-six ans, et toi tu le relèves en trois jours", 21mais lui parlait du sanctuaire qui est son corps[2].
22Quand donc Jésus fut ressuscité des morts, les disciples se remémorèrent qu'il avait dit cela, et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite. »
a) La qualité d'espace (v. 14-15).
Nous avons d'abord une gestuelle, une gestuelle violente, ce qui fait que parfois on pose la question : est-ce que le doux Jésus serait un violent ? En effet, fabriquer un fouet, frapper et chasser les animaux et les vendeurs, tout renverser, c'est une attitude étrange. Mais il pourrait se faire que la question : « est-ce que Jésus est un violent ? » ne soit pas une question pertinente. En effet, ce qui est en question n'est pas l'imputation à Jésus d'une violence comme ce n'est pas non plus, directement, l'imputation aux marchands d'être là.
Ce qu'il faut comprendre c'est que la violence n'est pas premièrement dans l'agresseur ou dans l'agressé, elle est entre les deux, c'est-à-dire que la violence est une situation, est une qualité de lieu. En effet, le lieu c'est ça : c'est ce qui, à la fois, est "entre" et maintient l'ensemble des éléments. Ce qui est en question ici, c'est donc la qualité d'espace. Nous sommes dans un espace de violence. Les vendeurs font violence à la qualité d'espace de la maison de mon Père, et Jésus, dans un geste prophétique, dévoile la qualité de violence qui est dans le lieu. Nous sommes habitués à ces gestes prophétiques par l'Ancien Testament. Par exemple Dieu enjoint au prophète Osée de s'unir à une prostituée pour manifester la prostitution idolâtrique de tout le peuple d'Israël.
Nous avons ici un geste qui est à la fois révélateur d'une qualité d'espace, d'une situation de violence, et qui est, par sa figure même, une sorte d'anticipation de la violence qui sera faite à Jésus ultimement par la flagellation, une sorte de dévoilement anticipé de la flagellation.
Alors, sur la question : attribuer la violence plutôt à l'espace qu'à l'individu, nous avons ici à réfléchir à cette forme de pensée. J'ai employé la notion de qualité d'espace. En effet, c'est approximatif comme formulation, mais c'est ce qui fait la différence entre deux espaces[3] :
– d'une part ce monde-ci est un monde de violence, c'est-à-dire un monde où nous sommes assujettis à la mort et au meurtre, puisque nous sommes mortels et meurtriers nativement,
– d'autre part le monde qui vient. En effet la nouveauté christique concerne l'annonce de l'espace qui vient, c'est-à-dire la venue de l'espace de la vie par-delà la mort, et de l'espace de l'agapê par-delà la haine ou le meurtre, car ces choses-là se tiennent ensemble. C'est pourquoi « Jésus est ressuscité » est la réponse à la question « Qui règne ? », c'est l'ouverture d'une qualité d'espace autre.
Voyez, un peintre sait que dans la surface de la toile, sont figurés, comme on dit, des objets. Le dessin des objets est important, mais ce qu'il y a entre les objets, l'espace, est d'égale importance. C'est ce qu'ils appellent la lumière, ce qui fait que les choses tiennent ensemble. L'espace ou la lumière c'est ce qui tient, ce qui tient la toile[4]. Je ne sais pas si ça vous éclaire.
Il y a ici donc la mise en œuvre d'un décentrement de notre mode d'attribuer et d'identifier. C'est ainsi que nous comprenons que notre question initiale, savoir si Jésus est un violent, est une question insignifiante. Ce n'est pas pour l'absoudre que je dis cela. Ce n'est pas le but. Il s'agit de mettre en évidence l'émergence à un espace comme question première.
b) La maison de mon Père ; les marchands (v. 16).
« Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché. » À propos de cette phrase il y a deux choses importantes à dire.
1/ « La maison de mon Père ».
D'abord l'expression "la maison de mon Père". Le lieu a été appelé to hiéron, le temple (v.14 et 15), ce qui correspond à une façon de dire le sacré en grec. Ensuite, dans le décours du texte, ce lieu est appelé le naos (le sanctuaire) à trois reprises (v. 19, 20, 21). Mais ici c'est l'expression la maison (oikos) de mon Père. Le thème de la maison est un thème très important, nous le trouverons à plusieurs reprises chez Jean même dans de toutes petites expressions johanniques qui sont pleines comme : « et l'odeur du parfum emplit la maison » (Jn 12). Et au chapitre 8, dans la deuxième partie, il y a tout un développement sur la maison, avec cette petite phrase pleine elle aussi : « le fils demeure toujours dans la maison », où le fils est expliqué, non pas par rapport au père, mais par opposition à l'esclave. L'esclave ne demeure pas, le fils demeure, il n'est pas là de façon précaire, il est là dans son propre. Et, comme le Fils est pensé à partir de la résurrection – toujours, dans le Nouveau Testament, "Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts" – donc le Ressuscité demeure toujours. C'est la maison du libre, du fils donc, et de l'aiôn, de ce qui demeure.
Et il faut bien voir que demeurer, c'est pouvoir entrer et sortir. Nous avons cela à propos de la bergerie au chapitre 10 : « Je suis la porte, dit Jésus, … et il leur donne d'entrer et de sortir ». Lorsqu'on est enfermé, c'est une prison ; lorsqu'on n'a pas de demeure, on est sans domicile fixe. Avoir une maison, habiter, c'est pouvoir entrer et sortir. Le libre mouvement d'entrer et de sortir, est très important pour la notion de maison.
Je vous signale que l'expression la maison de mon Père se trouve une autre fois chez saint Jean, au début du chapitre 14 qui a trait au départ annoncé de Jésus et au trouble que cela suscite chez les disciples avec la question « Où vas-tu ? » (v. 5), après que Jésus ait dit : « Et, dans la maison de mon Père, les fréquentations (les habitations) sont multiples –, c'est-à-dire qu'il y a place pour multiples dans "la maison de mon Père" – … je vais vous préparer un lieu » (v. 2)
Qu'est-ce donc que "la maison de mon Père » ? Ici c'est le ciel. Mais le ciel, c'est "tu ne sais" puisque la question où ? (« où vas-tu ? »…) restera toujours une question, et aussi parce qu'il est dit «Tu ne sais » à propos du pneuma. Par exemple quand je dis « Notre père qui es aux cieux », ça signifie « Notre Père qui es dans le "tu ne sais" » c'est-à-dire "Notre Père qui es dans le secret" comme dit Matthieu : « quand tu pries le Père qui est dans le secret (dans le secret de ta chambre), dis : "Notre Père qui es dans les cieux". » (Mt 6,6). Alors, quelle est la signification de ce "tu ne sais" ? Comment entendre la permanence de la qualité de question, et la transformation de la question qui est dans le où ? C'est quelque chose qui est développé surtout dans les chapitres 14, 15 et 16[5].
2/ Une maison de marché.
Dans notre texte il est question d'une maison de marché (emporiou), mais dans les synoptiques, c'est une maison de voleurs : Jésus « déclarait aux gens : “L’Écriture ne dit-elle pas : '"Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations ?" Or vous, vous en avez fait une caverne de voleurs (lêstôn).” » (Mc 11, 17).
Nous retrouvons ici quelque chose d'essentiel. Chez Jean ce qui fait le propre de l'espace de Dieu c'est d'être l'espace du don. Or, le don s'oppose à la prise violente, mais s'oppose aussi au droit et au devoir. Ceci est dit au chapitre 10 de Jean sur le bon berger : il est celui qui donne sa vie, et en cela il s'oppose au brigand, mais il s'oppose aussi au salarié, car le propre du salarié est de "n'avoir pas cure", n'avoir pas soin des brebis. Voyez ça.
Ici, nous avons quelque chose de décisif pour mettre en évidence quelque chose d'essentiel à la qualité d'espace, de l'espace à quoi nous naissons, à quoi nous émergeons par la foi, car naître de cette eau-là qui est le pneuma de résurrection, c'est entrer dans l'espace de Dieu, dans le royaume de Dieu. « Si quelqu'un ne naît pas d'eau et de pneuma (d'esprit) – de cette eau-là qui est le pneuma, c'est un hendiadys c'est-à-dire deux mots pour une seule chose – il n'entre pas dans l'espace régi par Dieu (le royaume de Dieu). »
Tout ceci se tient. Ce qui est important pour se laisser apprivoiser par le texte, c'est que ces éléments ne restent pas du donné disparate, mais circulent entre eux et s'éclairent toujours mutuellement. C'est ça, fréquenter un texte, fréquenter une écriture, fréquenter une parole. C'est ce que nous essayons de faire ici.
c) La critique et de la loi et de l'arbitraire.
► Pour moi c'est Jésus qui est violent. Pourquoi parlez-vous de la violence de la situation ?
J-M M : Une situation de violence peut n'être pas perçue. Autre chose est l'état de violence et le sentiment de violence. Il y a un état de violence qui peut être tout à fait pacifique apparemment, donc il a besoin d'être révélé comme état de violence. La violence dont je ne suis pas conscient est la pire violence, de même pour le péril, car si j'en suis conscient je peux essayer de m'en garder.
Or la loi est une secrète violence, c'est ce qui est à l'origine de la pensée de Paul, et la critique du droit et du devoir qu'on trouve chez Jean correspond à cette thématique paulinienne. Chez Paul il n'y a pas le mot de don, mais le mot charis, la grâce, la donation gratuite : l'homme est sauf non pas par l'observance de la loi mais par libre donation gratuite. Chez Paul, c'est donc l'opposition de la loi comme législation et de la libre donation gratuite, et c'est un thème qu'on ne peut pas lui arracher, c'est l'essence de son enseignement. C'est un équivalent de ce qui est chez Jean pour qui le droit et le devoir sont tous les deux en opposition au don. En effet ce qui correspond à la loi, c'est ce qui relève de la justice humaine, c'est-à-dire du droit et du devoir.
Donc, ce n'est pas seulement la violence qui est critiquée, mais aussi cet espace-là qui régit nécessairement d'une certaine façon nos différentes cultures. Il ne faut pas s'en offusquer. Je ne vois pas comment une culture pourrait tenir sans droit et devoir. Seulement, l'Évangile n'est pas l'instituant d'une culture. L'Évangile n'est pas une culture. L'Évangile est quelque chose qui s'adresse à toutes les cultures et qui dénonce la suffisance des cultures, qui ouvre l'espace neuf. Bien sûr, d'une certaine façon, le droit et le devoir sont des violences moindres que la violence du brigand, mais ce sont subtilement des violences. Et oui !
Donc chez Paul la différence est entre la justice de l'homme et la justice de Dieu : le bon ajustement humain de l'homme de ce monde-ci n'est pas l'ajustement de Dieu, n'est pas la justice de Dieu, dikaios, le bien ajusté. La difficulté c'est que, lorsque nous critiquons la suffisance de la justice de ce monde-ci, ce qui reste, nous ne pouvons le penser qu'à travers les catégories de l'arbitraire. Or ce qui est en question ici, c'est ce qui dénonce la suffisance et de l'arbitraire et de notre justice. L'Évangile n'est pas là pour trier entre nos catégories mais pour mettre en question la suffisance de nos répartitions. Nous n'avons pas de concept pour cela, et néanmoins nous avons le chemin qui permet de penser que notre répartition n'est peut-être pas ultime, qu'il y a place pour quelque chose qui n'est pas répertorié dans le cadastre, dans la répartition de notre pensée native.
Et c'est ce que j'ai toujours dit : ne pas entendre à partir de ce que nous savons, mais entendre à partir de ce que nous ne savons pas, que nous ne savons pas en soi, que nous ne possédons pas, que nous n'avons pas fixé, mais qui est tel qu'il redonne un sens aux choses que nous prétendions savoir. C'est cela le mouvement. Et le lieu fondamental de cela, c'est la résurrection. La résurrection, c'est le cœur de l'Évangile, et c'est ce que nous ne savons absolument pas. C'est le plus in-su, le plus mystérieux, et c'est pourtant ce qui arrose le reste de l'Évangile, donne sens aux autres mots qui s'y lisent.
3) Jésus prend l'initiative de provoquer sa mort (v. 17)[6].
« 17Ses disciples se remémorèrent qu'il était écrit : "Le zèle de ta maison me dévorera". »
On trouve ici le mot zélos qui correspond au geste violent de Jésus. C'est un mot difficile à traduire, il peut avoir des acceptions diverses. Ce qui est en question ici c'est l'ardeur de Jésus, en grec, il y a l'idée de quelque chose qui est en train de bouillir. Cela correspond à des attributs de Dieu comme la colère ou la jalousie.
Ce qui est très intéressant, c'est que Jésus provoque sa propre mort. C'est dit dans le texte : « le zèle que j'ai pour ta maison me dévorera ». Cela ne veut pas dire : je suis dévoré par toi, mais cela veut dire : « ce zèle me mangera », c'est donc sa mort. C'est quelque chose qu'on trouve toujours chez saint Jean : Jésus prend l'initiative d'un processus qui conduit à sa mort, il provoque au sens où il initie. C'est une des fonctions de notre texte. Il faut voir par exemple que cet épisode est situé beaucoup plus tard dans les évangiles synoptiques. Il est ici tout à fait initial du deuxième mouvement qui va vers la Galilée, donc il est un commencement.
Nous avons vu que la violence de Jésus dévoile quelque chose qui n'apparaissait pas comme violence, non pas la violence du brigandage, mais la violence sournoise du droit et du devoir. Donc il révèle cette violence en sachant que cette violence va le manger, le dévorer, qu'elle va se déchaîner ensuite sur lui. C'est de l'initiative du Christ de choisir là sa mort. Mais nous savons par ailleurs que la mort du Christ est ce qui a le pouvoir de mettre fin à cette chaîne de violences.
► Tu as l'air de laisser de côté ou même d'exclure une interprétation de l'immédiat de la scène d'après laquelle Jésus est exaspéré de voir le temple être envahi par le commerce, par l'intérêt qui prend prétexte des choses saintes. Tu as l'air de dire : non, ce n'est pas cela.
J-M M : C'est-à-dire que les exaspérations de Dieu, il ne faut pas les mesurer à nos propres exaspérations, pas plus que sa faim et sa soif quand il demande à boire. On est toujours content d'habitude quand on rencontre certaines choses que Jésus est en train de vivre : « Oh, il est bien comme nous ! » Moi, je vous avoue que je suis plutôt content quand il n'est pas comme nous, quand il annonce, quand il ouvre une possibilité, quand il dé-couvre une dimension des choses apparentes qui est plus radicale. Je pense que, pour être fidèle au texte, on ne peut pas être satisfait de la lecture banale, à mon sens.
► Je voudrais revenir sur cette parole des disciples. Pour moi il y a un mot qui revient à la mémoire des disciples, « le zèle de ta maison me dévorera », et devant la situation, ils découvrent tout un aspect de cette parole qu'ils n'avaient pas encore entendu.
J-M M : C'est cela. Alors, on peut entendre cette phrase-là à deux niveaux, c'est-à-dire qu'on peut situer cette mémoire au moment même anecdotique de l'acte, et dire : ils pressentent par là que Jésus s'offre à un danger, un danger radical. On peut aussi ne pas oublier que ce texte a été écrit, qu'il y a là déjà l'introduction à une relecture. C'est très clair dans la deuxième mention au verset 22 (« Quand donc Jésus fut ressuscité des morts, les disciples se remémorèrent qu'il avait dit cela »). Ce n'est pas dit pour cette première mention, mais, pour autant, cela peut ne pas être exclu non plus. Autrement dit, je pense que la lecture la plus radicale, c'est celle qui lit dans l'après-coup. Je pense que la distance qui représente l'après-coup de la résurrection est le bon site pour lire ce qui s'est passé. Néanmoins, je ne suis pas sûr que les choses se soient passées aussi simplement dans le décours même des rapports de Jésus à ses disciples.
► D'où vient la citation ?
J-M M : Elle est tirée du psaume 69 : « Car le zèle de ta maison me dévora[7], Et les outrages de ceux qui t'insultent tombent sur moi… Et, pour apaiser ma soif, ils m'abreuvent de vinaigre. » (v. 10-20). C'est un psaume qui a été longuement médité en fonction des détails de la Passion[8]. Par exemple Jésus utilise un fouet, et il n'est pas exclu qu'il y ait une flagellation qui s'indique à l'inverse, c'est-à-dire dans le sens de la provocation dont je parlais. Les pères de l'Église ont beaucoup cherché dans cette direction.
Mais dans le texte il y a aussi d'autres échos de l'Ancien Testament. Par exemple dans le prophète Malachie il est dit que le Messie viendra dans le sanctuaire et le purifiera comme on purifie l'or et l'argent[9]. Là c'est métaphorique.
4) Le signe donné par Jésus (v. 18-21).
« 18Les Judéens répondirent et lui dirent : "Quel signe nous montres-tu, pour que tu fasses ces choses ?"» La demande de signe est un trait caractéristique des Judéens comme Paul l'a remarqué : « Les Judéens demandent des signes, les Grecs demandent de la sagesse » (1Cor 1, 22). Chez Jean vous avez des passages où le signe est pris en bonne part, et des passages où la demande de signe est récusée.
« 19Jésus répondit et leur dit : "Détruisez ce sanctuaire – le temple de Jérusalem – et en trois jours je le relèverai". 20Les Judéens dirent donc : "Ce sanctuaire a été construit en 46 ans, et toi tu le relèveras en trois jours ?" 21Lui parlait du sanctuaire qui est son corps. »
Le « tu le relèveras (égérô) en trois jours » désigne la Résurrection, à la fois par la mention des trois jours, car cette expression fait signe vers « il est ressuscité le troisième jour » (1 Cor 15, 4), et par le verbe égeireïn qui est traduit par "relever" qui est en fait le verbe ressusciter ; le plus souvent ce verbe signifie éveiller, réveiller.
Et toute la symbolique spatiale, qui est résumée dans le monde juif par la référence au Temple, se déplace : le nouveau Temple, c'est le corps ressuscité de Jésus.
Faites attention à cette figure de la pensée hébraïque qui suppose que le lieu (ici le Temple) n'est pas un lieu parmi les lieux. C'est un mode d'abstraction qui n'est pas conforme à notre usage d'abstraction, mais qui est fondamental dans le Nouveau Testament, et dans saint Jean en particulier. « Je suis le pain de la vie … je suis le pain véritable », ça signifie justement que je ne suis pas un vrai pain : ce pain n'est pas un pain, ou n'est pas du pain.
a) La question de la destruction du temple en 70.
On a donc cette parole prophétique de Jésus dont le traitement est très intéressant : « Détruisez[10] ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai. » (v. 19). Ce qui est en question ici, c'est une méditation sur la destruction du temple qui a eu lieu en 70, destruction du temple qui est un moment décisif pour le judaïsme et pour le christianisme. Je parle de christianisme mais ce mot n'existe pas à l'époque ; le mot de judaïsme existe chez saint Paul en judaismo. Le mot de christianisme n'existe pas, le christianisme est une forme historique de l'Évangile qui n'a pas encore son existence à cette époque. Or la destruction du temple est à l'origine de la constitution du judaïsme post-chrétien. Bien sûr, le temple était le centre, et le judaïsme post-chrétien a reporté sur le livre, la Torah, ce qui était du temple[11]. C'était une très belle opération. Le texte, ici, a une signification prophétique par rapport à cela.
Ode 4 de Salomon.
Il y a un petit texte dans les Odes de Salomon, l'ode 4 qui porte sur cela. Je ne vais pas la lire tout entière, mais c'est difficile de voir la cohérence de ce genre de chant[12].
1Nul ne changerait ton Lieu sacré, mon Dieu,
ni ne le changera pour le poser en autre lieu,
2puisqu'il n'est sur lui d'empire.
Lors, ton sanctuaire, tu le pensas
dès avant de faire les lieux
3L'ancien ne sera pas changé
par ceux-là qui sont moindres que lui
….
11Lors, il n'est pas de repentir chez toi,
que tu te repentes de chose que tu promis.
12 la fin fut à découvert pour toi.
13Lors, chose que tu donnas, gratis, tu la donnas,
non certes pour l'extorquer, la prendre.
14Lors toute chose, comme Dieu,
fut à découvert pour toi,
fut fixée dès le principe devant toi.
15Toi, Seigneur, tu fis tout.
Alléluia.
« 1Nul ne changerait ton Lieu sacré, mon Dieu, ni ne le changera pour le poser en autre lieu… – Le souci est la question : est-ce que peut se substituer un autre temple, un autre lieu après la destruction du temple ? Or l'Ode va à dire que le véritable lieu de Dieu est immuable – 2Lors, ton sanctuaire, tu le pensas dès avant de faire les lieux – Nous avons ici ton lieu, le lieu sacré. – 3L'ancien ne sera pas changé par ceux-là qui sont moindres que lui. – L'ancien, ici, est pris dans un sens positif : le plus originaire ne sera pas changé par ce qui vient après.
11Lors, il n'est pas de repentir chez toi, que tu te repentes de chose que tu promis – oui, le temple, la présence : chose que tu promis – 12 la fin fut à découvert pour toi. – on a le rapport entre tu le pensas dès avant de faire les lieux, et la fin qui est l'accomplissement, le propos et le repos (ce n'est qu'un jeu de mots). – 13Lors chose que tu donnas, gratis, tu la donnas, non certes pour l'extorquer, la prendre – Dieu donne lieu, et il se donne car le Lieu est un de ses noms. – 14Lors toute chose, comme Dieu, fut à découvert pour toi, fut fixée dès le principe devant toi. 15Toi, Seigneur, tu fis tout (ta panta) – la totalité, le Plérôme, la plénitude. »
Nous avons là un lieu de débat dans lequel prend place la parole de Jésus. C'est la révélation que le véritable lieu n'était pas le temple car le véritable lieu est immuable, indestructible, et l'indestructibilité ou l'incorruptibilité est ce qui est manifesté par la résurrection, donc le véritable lieu, c'est le corps de résurrection, et ce que veut dire corps est aussi mystérieux que ce que veut dire lieu. Le corps est dans un lieu, peut-être que le lieu est dans le corps. On peut appeler lieu l'intervalle entre un corps et un autre corps, et on peut appeler lieu ce qui tient la totalité du corps et des intervalles. Vous avez un court texte de Heidegger dans Question IV, sur l'espace du point de vue de la sculpture où cette distinction-là est faite, je vous le signale.
b) Le Temple rebâti en trois jours[13].
► Jésus parle du temple rebâti en trois jours. Il me semble que cette mention figure aussi dans les évangiles synoptiques.
J-M M : Oui, mais elle n'est pas dans l'épisode des voleurs chassés du temple. Par exemple chez Marc l'épisode lui-même est au chapitre 11, et la mention apparaît à deux endroits : « Nous l’avons entendu dire : “Je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme.” » (Mc 14, 58). Ici la parole est mise dans la bouche de Jésus. « Les passants l’injuriaient en hochant la tête : ils disaient : « Hé ! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix ! » (Mc 15, 29-30). Ici la parole n'est pas mise dans la bouche de Jésus lui-même, et c'est dans le contexte de la Passion.
► Tu as dit que le troisième jour désignait la résurrection mais j'avais cru comprendre que la résurrection avait lieu au moment de la mort.
J-M M : Effectivement, dire que la résurrection a lieu le troisième jour ne dit rien d'anecdotique, et chez saint Jean Mort, Résurrection, Pentecôte et Ascension sont clairement rassemblées. Mais en un sens, dire que la résurrection a lieu à l'instant de la mort ne veut rien dire non plus. Ce n'est pas non plus à entendre anecdotiquement, car la résurrection en elle-même ce n'est rien. La résurrection s'accomplit à certains égards dans le temps où elle se donne à voir. Le fait que les disciples y croient entre dans le constitutif même de ce qu'est la résurrection, cela est dit par exemple au verset 22[14]. Il n'y a pas d'événement et même pas de vérité qui ne comporte une distance : il n'y a pas d'événement sans protagonistes et sans témoins. Et chez saint Jean, des témoins il en faut deux au moins pour fonder la vérité. Donc ne continuons pas à penser une factualité substantialisée lorsque nous disons par exemple qu'il y a une identité entre mort et résurrection. Ce n'est intelligible justement que pour autant que nous ne pensons plus à parler de fait ponctuel.
Mais c'est bien d'avoir donné occasion de préciser ces choses, parce que, quand on dit que dans saint Jean, la mort et la résurrection c'est la même chose, c'est radicalement vrai, pourtant cela peut être entendu d'une façon qui n'apporte rien, et qui, au contraire, compromette certaines choses. Ce n'est pas cela le but. Le but c'est d'apercevoir en quel sens probablement ces choses que nous pensons séparément, c'est-à-dire l'absence et la présence, sont le même ; "le même", mais cela ne veut pas dire "le pareil".
c) Le Temple qui est son corps (v. 21).
Notre texte se conclut par l'exégèse que saint Jean fait de la parole de Jésus. « Celui-ci parlait du temple qui est son corps. » Que le corps de résurrection de Jésus soit temple, nous en avons des équivalences chez Paul.
► Comment cela nous concerne-t-il que le nouveau Temple soit son corps ?[15]
J-M M : Cela signifie radicalement que le temple que nous sommes demande à être ressaisi de plus originaire, de fond en comble, puisque Jésus ne parle jamais de lui tout seul. Cela a simultanément rapport avec la présence, la signification même de Dieu pour nous.
En effet il faut d'abord savoir que dans la Bible le corps n'est pas une partie composante de l'homme, mais désigne l'homme tout entier sous un certain aspect[16]. C'est une première chose. Ensuite la question que tu poses c'est finalement le rapport du corps de Jésus ressuscité qui est la présence de Dieu, et de notre corps. Il est tout à fait normal de faire le rapprochement entre Jésus et nous-mêmes, mais il faut voir comment. La tentation serait de le penser sur le mode du pareil ou du semblable : de même que le corps de Jésus est présence de Dieu, de même mon corps est présence de Dieu. C'est plus que cela, mais autrement. Jésus ressuscité n'est justement pas un pareil qui fait nombre. Et l'accomplissement même du corps de résurrection, c'est qu'il re-suscite notre corps.
Comment entendre les mutiples Je du Christ (« Je suis la lumière », « Je suis la vie »…), c'est la question. Si nous projetons notre je psychologique pour entendre ces proclamations, nous n'entendons pas Jean et en plus nous faisons du Christ un bonhomme insupportable.
► Cela me fait penser à un passage de saint Paul dans la première épître aux Corinthiens où il est dit que nous sommes le temple de Dieu et que si nous détruisons l'homme, en quelque sorte notre détruisons Dieu.
J-M M : Tout à fait, et dans la ferveur de Jésus pour le temple, il faut entendre la ferveur pour l'humanité qui est appelée à être temple, lieu de Dieu :
► Voici ce passage « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira; car le temple de Dieu est saint, et c'est ce que vous êtes. » (1 Cor 3, 16-17).
5) L'évangile comme remémoration à la lumière de la Résurrection (v. 22).
Et Jean ajoute : « 22Quand Jésus fut ressuscité d'entre les morts, ils se remémorèrent de ce qu'il avait dit cela – ça c'est l'essentiel : l'évangile, le récit que nous lisons, est une remémoration à la lumière de la résurrection. Ça, c'est la structure d'écriture-même des évangiles qui ne sont pas une biographie. Ils sont une remémoration dans une lumière neuve – et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite. »
Ceci peut paraître étrange comme formule, mais la remémoration de l'Écriture néotestamentaire, c'est la remémoration des gestes et des paroles de Jésus, mais c'est aussi la relecture de toute la Graphê, c'est-à-dire de toute l'Écriture de l'Ancien Testament. L'Ancien Testament est semence, c'est-à-dire qu'il contient tout l'Évangile, mais séminalement. Il est semence, mais c'est au fruit qu'on reconnaît la semence, et l'Évangile est le dévoilement accomplissant de ce qui est tenu secrètement dans la semence de l'Écrit vétérotestamentaire. Nous avons là une constante pour bien poser ce qu'il en est de l'écriture de l'Évangile. Ne pas nous méprendre. Le questionner du point de vue de l'histoire, toutes les conjectures possibles, je veux bien, mais ça ne m'intéresse pas. L'Évangile demande à être lu sur le mode sur lequel il est écrit. Il est écrit comme une remémoration à la lumière de l'expérience de résurrection, de la vie et des paroles de Jésus, et aussi de la Graphê, de l'Écriture. Je ne connais pas, pour moi, d'autre lecture de l'Ancien Testament qui m'intéresse que la lecture qu'en fait l'Évangile. "Pour moi" je dis bien, on peut faire autrement.
La Résurrection est le site (ou l'expérience, on pourrait dire "la lumière") à partir de quoi s'entend rétrospectivement le sens caché de l'Écriture et le sens des paroles prononcées par Jésus. Ceci est à toutes les pages de l'évangile : Jésus dit bien des choses, mais« ils ne comprirent pas ce qu'il disait. » Le récit des évangiles n'est pas d'abord le récit de ce que les disciples ont vécu, c'est le récit de ce qu'ils ont manqué à vivre, c'est-à-dire de ce qu'ils n'ont pas vu dans ce qui était à voir.
Donc nous avons ici cette référence à l'Écriture : c'est l'expérience de résurrection qui donne le sens secret de ce qui était caché dans l'Écriture. C'est la Résurrection de Jésus qui donne de croire, c'est-à-dire d'entendre, de pénétrer le sens de l'Écriture (ici forcément c'est l'Ancien Testament) et de la parole que Jésus avait dite : la Résurrection est donc le site à partir de quoi se lit (se relit) et la vie mortelle de Jésus et l'Écriture.
COMPLÉMENT [17]
Transfert de regard.
Ce texte met en rapport la geste violente de Jésus et la violence qui s'abattra sur lui, puisque la référence à la Passion est évidente. J'ai suggéré qu'au lieu de nous poser les questions usuelles sur le caractère individuel de la violence qui pourrait être révélé ici, et par suite sur la recherche de la causalité ou de la responsabilité qui nous est tout aussi familière, nous pourrions transférer notre regard vers ce qui est le regard plus proche de l'Évangile, autant qu'on puisse le conjecturer du moins, c'est-à-dire sur la qualité d'espace qui est ici la violence. La première question n'est pas de savoir qui en est responsable, qui en est la cause, mais la question est de reconnaître un état de violence, une atmosphère de violence, un intervalle de violence, donc nous habituer à penser en termes de régions régies : le royaume de paix ; la région du meurtre.
Déplacer notre appui grammatical qui pose l'accent sur le sujet porteur d'une activité, et penser d'abord l'activité ou la situation d'activité qui détermine ce que nous appelons des sujets. C'est donc un changement de sens.
Tout se passe comme si j'étais en train de vous dire que l'intervalle est plus important à considérer que les limites ou que les points extrêmes.
Ici l'activité christique aurait pour fonction de manifester en clair, de révéler, une situation de violence qui caractérise le Temple, ce qui annoncerait par avance que la véritable purification du Temple, le véritable transfert du Temple, s'accomplira dans la violence de la Passion.
La mise en cause d'un repère fondamental de l'espace.
Ce qui est question dans le texte c'est la destruction du Temple. Or les deux choses sacrées par excellence pour les contemporains de Jésus sont les deux lieux de la présence, et les deux sont mis en cause par Jésus : le shabbat qui est dans la symbolique des jours et le Temple qui est dans la symbolique de l'espace. Le Temple est le centre de la nation et de la ville, toucher à cela c'est le plus subversif, un mot qu'on trouve dans notre texte : renverser, subvertir (« il renversait (anestrepsen) leurs tables »). Ceci nous invite à ne pas voir simplement ici la critique de quelque chose qui serait ritualiste par rapport à quelque chose qui serait une spiritualité éthérée. Et parler à propos de Lourdes des « marchands du temple », c'est complètement dégrader le sens de cette expression de l'évangile, parce que Lourdes ce n'est pas le Temple, et parce que ce qui est en jeu ce n'est pas exactement cela. Ce qui est en jeu n'est pas simplement un combat contre un peuple qui serait ritualiste par un Jésus qui serait d'une spiritualité plus élevée, mais c'est une authentique subversion beaucoup plus radicale.
Le corps de résurrection qui est pneuma
J'attire votre attention sur le texte chapitre 4 qui parle également du Temple dans la question de la Samaritaine : « Vous dites, vous autres Judéens – car elle croit que Jésus est judéen – que c'est à Jérusalem qu'il faut adorer ; nos parents ont adoré sur cette montagne de Garizim. Où faut-il adorer ? » (d'après v. 20). On a la question « Où ? » qui est une question essentielle[18]. Est-ce ici ou là ? Et Jésus répond : « ni ici ni là, mais l'heure vient où les véritables adorateurs adoreront le Père en pneuma et vérité ». Très souvent on pense simplement qu'il s'agit du passage d'un ritualisme matériel à quelque chose de spirituel. Seulement nous nous trompons toujours si nous pensons que ce texte évangélique concerne le passage de quelque chose de matériel à quelque chose de spirituel au sens où nous entendons ces mots-là. Ce n'est pas la matérialité par opposition à une sorte d'idéalité.
Deux choses ici :
- le mot pneuma que nous traduisons par Esprit désigne le souffle de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts (cf Rm 1, 4) ;
- « en pneuma et vérité » est un hendiadys c'est-à-dire deux mots pour dire la même chose : « dans le pneuma qui est vérité ». Et le mot vérité ne désigne pas ce que nous appelons vérité, car la vérité c'est le dévoilement[19]. Il s'agit donc du pneuma qui est dévoilement, ouverture. Il est ouverture d'un site, ouverture d'un lieu.
Le pneuma de résurrection est donc l'ouverture d'un lieu, d'un lieu qui est un non-lieu par rapport aux lieux de la géographie. C'est un lieu qui détruit la suffisance des lieux, donc la suffisance du Temple.
Il est très important de voir ce rapport entre les deux textes, et c'est même encore beaucoup plus important que vous ne pensez, parce que ce qui s'indique sous la question du Temple, c'est la question du lieu comme posture fondamentale, comme posture constitutive de l'homme. Dans le texte du chapitre 2 il s'agit du Corps de résurrection (« il parlait du temple qui est son corps ») et dans celui du chapitre 4 il s'agit du pneuma. Mais ceci n'est pas une difficulté parce que corps et pneuma sont deux mots qui disent la même chose. Autrement dit, Corps de résurrection et pneuma (ce que nous désignons par Esprit) ça dit la même chose, alors que dans notre langage corps et esprit disent deux choses qui s'opposent.
Par exemple, Paul dit : « Il y a un corps psychique et il y a un corps pneumatique (spirituel) » (1Cor 15, 44), c'est-à-dire qu'il y a un corps qui a pour essence d'être pneuma. Ceci montre bien que corps et pneuma (esprit) ne sont pas à prendre au sens que ces mots ont dans notre langage. Nous sommes invités à revisiter complètement nos évidences de langage.
[1] Ce message est composé essentiellement d'un extrait d'une intervention de Jean-Marie Martin à Saint-Bernard-de-Montparnasse sur le thème de "L'espace johannique", la quatrième rencontre sur ce thème, en décembre 2006. Certaines parties viennent de l'année 1988-89 où J-M Martin lisait les chapitres 2 et 3 de l'évangile de Jean, c'est signalé en note. Le texte de la liturgie du début a été ajouté ainsi que les notes.
[2] Littéralement dans le texte on a "le sanctuaire de son corps", mais J-M Martin interprète le génitif comme disant l'identité, comme dans notre expression "la ville de Paris" qui signifie "la ville qu'est Paris". Xaver Léon Dufour traduit de cette manière dans Lecture de l'évangile selon saint Jean.
[3] Cf. "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.
[5] J-M Martin analyse souvent le processus mis en jeu : au départ il y a le trouble ; celui-ci met en jeu la recherche ; celle-ci devient question, et le processus s'achève par la prière qui reste une demande. Cf. 4ème rencontre. Jn 14, 1- 14 : Le chemin qui va du trouble à la prière.
[6] Cette partie vient de l'année 1988-89.
[7] Ce verbe est l'aoriste dans la version de la Septante : « me dévora ». En Jn 2 il est au futur. C'est ce qui fait dire à Yves Simoens : « L'anticipation de la mort-résurrection est claire » (Selon Jean, 2. Une interprétation, éditions de l'Institut d'Études Théologiques de Bruxelles, p.173)
[8] Cf. Mt 27, 48 ; Jn 15, 25 et 19, 28 ; Ac 1, 20 ; Rm 15, 3...
[9] « 1Soudain, il entrera dans son sanctuaire, le Seigneur dont vous souhaitez la venue […] 3Il se mettra à fondre, à épurer de l'argent: il purifiera les fils de Lévi et les affinera comme l'or et l'argent, afin qu'attachés au service de YHWH, ils présentent des offrandes avec piété. 4Alors YHWH prendra plaisir aux offrandes de Juda et de Jérusalem. […] et dit YHWH-Sabaot…. 20 pour vous qui révérez mon nom, se lèvera le soleil d'équité, portant le salut dans ses rayons; et vous paraîtrez, et vous vous ébattrez comme de jeunes taureaux sortant de l'étable. » (Malachie 3, d'après la traduction de mechon-mamre).
[10] Le verbe employé en grec est lusate (déliez, dénouez). C'est le verbe qui est employé au chapitre précédent : « Je ne suis pas digne que je délie (lusô) la lanière de sa sandale » dit Jean-Baptiste. C'est le même verbe qui est employé pour Lazare : « Déliez-le » (Jn 11, 44).
[11] L'évangile de Jean est écrit après 70, dans sa rédaction définitive. On sait qu'après la destruction du temple en 70 les maîtres du judaïsme se réorganisent, entre 90 et 110, pour se situer vis-à-vis de ce qui arrive. C'est le courant pharisien qui devient déterminant dans l'interprétation de la Torah pour les communautés juives.
[12] Ce texte est extrait des Odes de Salomon, traduction par Marie-Joseph Pierre, éditions Brepols 1994. J-M Martin a participé au travail de M-J Pierre qui était une de ses élèves.
[13] Cette partie vient de l'année 1988-89.
[14] Pour les deux pôles du témoignage (l'Écriture, la nuée de témoins) comme constitutifs de la résurrection voir 1 Cor 15, 1-11: L'Évangile au singulier.
[15] Cette question-réponse vient de l'année 1988-89. Un autre aspect du corps est évoqué à la fin du a).
[16] Cf. Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
[17] Ceci est extrait d'une session à Nevers en 2001.
[18] Cf. La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[19] On explique souvent ce sens de dévoilement du mot vérité en remarquant que le mot grec correspondant est a-léthéia, qui signifie littéralement sortie de l'oubli.