Comment notre vie est-elle l'acte créateur de Dieu ?
À partir des questions : “Est-ce que nous sommes la création de Dieu ?” et “Est-ce que notre vie ensemble, c’est l’acte créateur de Dieu ?” Jean-Marie Martin nous fait découvrir que dans la Bible, la création est pensée à partir de la garde du troupeau et de la croissance de la semence, ce qui n'a rien à voir avec notre propre façon de la concevoir sur le mode de la causalité et de la fabrication (Dieu cause et fabricateur du monde). Le débat ainsi commencé se prolonge et nous fait découvrir la façon biblique de nous considérer comme semences de Dieu, fils (ou fille) dans le Fils un et unifiant.
Ce dialogue est extrait d'une session animée par J-M Martin en 2002, lors d'un temps où les participants étaient invités à poser des questions. Ce message fait suite à : "Repenser le rapport à la Terre avec J-M Martin et d'autres".
Repenser l'acte créateur
► J'ai une question à propos de ce qu’on appelle la création de Dieu : est-ce que nous sommes la création de Dieu ? Est-ce que notre vie ensemble, c’est l’acte créateur de Dieu ?
Jean-Marie MARTIN : Nous vivons sur un concept de "création" qui est indigent car il a été pensé surtout à partir de la causalité qui est une notion qui appartient à la philosophie, donc à la culture grecque. Quand je dis "philosophie", il ne faut pas vous effrayer. Les philosophes sont les gens qui sont voués à révéler ce qu’il en est d’une culture et aussi ce qu’il en est de tel moment d’une culture – dans notre culture à nous.
Dans la Bible, la création n’est pas du tout la causalité, surtout pas la causalité. Le mot de "création" y est pensé, non à partir de la fabrication, mais à partir de la garde. Pourquoi ? Parce que nous sommes des techniciens qui fabriquons, tandis que le support culturel de nos Écritures, c’est le cultivateur qui cultive et le berger qui garde, ce cultivateur n'était pas à l’ère industrielle, et ça a une grande importance. En particulier, ça a de l’importance en ce que ce qui a quelque chance d’être dominant dans ces cultures, c’est le soin : on soigne le jardin et on soigne l’animal. Pour le cultivateur, ça suppose par ailleurs qu’il est attentif à deux choses : la déposition des semences et le soin de la croissance, des semailles jusqu’à la moisson. Prendre conscience de cela, ça fait apercevoir que les articulations majeures, même celles de la grammaire et de la philosophie, sont différentes dans l’un et l’autre cas (la fabrication et le soin).
Pour ce qui constitue la tradition évoquée dans la Bible – qui n’est pas notre tradition d’Occident –, le mot de "création" invoque deux moments : il y a d'abord l’œuvre des six jours qui est le moment de déposition des semences ; cette œuvre "cesse" le septième jour, mais le septième jour commence une autre œuvre qui est l’œuvre de la croissance. Le Dieu donne la semence et là, ce n’est pas de la fabrication c’est de la donation, et il a ensuite la charge de faire croître ce qu’il a semé ; et toute l’histoire du monde est dans le septième jour. Je pourrais citer les lieux de Paul et de Jean qui touchent à ces choses, je ne fais qu'indiquer[1]...
Donc, nous sommes dans un registre tout différent du registre de la fabrication. Historiquement la notion de création ex nihilo et le fait que la distinction première soit la distinction du créé et de l’incréé, cela n’est pas du tout présent à l'origine, cela se manifeste au début du IIIe siècle. Cette précompréhension et cette distinction du créé et de l’incréé, au sens où nous l’entendons n’appartient pas aux Écritures proprement dites. Il faut prendre conscience que le mot de "création" dit cela dans notre langage et dans notre théologie classique, mais pas dans les Écritures.
Cependant le mot "création" a un autre usage dans notre langage dont il faut prendre acte, qui est d’être employé dans le champ artistique, et ça peut être intéressant à la mesure où nous ne considérons pas l’artiste lui-même comme un fabricant, ce que sournoisement néanmoins nous sommes tentés de faire.
► En fait, ma question était en rapport avec la notion d’avoir-à-être, de ce qui nous est donné d’avoir-à-être et donc, qu’est-ce que cela qui est donné par... Je ne sais pas... Par Dieu mettons ! Est-ce que cet avoir-à-être participe de la "création" divine ?
J-M M : Notre avoir-à-être, c’est notre semence, c’est ce qu'une plante a à être. Et c’est ce que les Anciens appellent le moment de la “volonté”, c’est-à-dire que la volonté ne s’oppose pas à l’intellect, la volonté ou le désir est la semence de l’œuvre qui est le fruit de ce désir. Le désir n’est pas employé dans un sens proprement psychologique. “Que ta volonté soit faite” n’est pas pensé dans la problématique de ma volonté contre ta volonté ; comme "ta volonté" à toi Dieu, c’est ma semence. « Que ta volonté soit faite » veut dire : que ta semence vienne à fruit. “ Que ta volonté soit faite”, ça signifie la même chose que : "Que j’aie l’entretien de mon avoir à être".
« Que ta volonté soit faite » et « Donne-nous notre pain », ça va ensemble. C’est la réponse de Jésus à la situation que j’évoquais l’autre jour : « Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m’a envoyé et que j’accomplisse son œuvre. » Le rapport volonté-œuvre, c’est cela qui m’entretient, qui me constitue, qui me tient dans mon être, c’est que ta volonté, qui est mon être le plus intime, vienne à œuvre.
Ces choses-là sont ce que l’on peut lire attentivement dans l’Écriture. C’est donc très éloigné de ce que la théologie a élaboré à propos de tous ces mots-là et, néanmoins, cet éloignement' est très normal puisque nous n’entendons que pour autant que cela nous est donné. Or cette parole neuve qu'est l'Évangile tombe toujours dans un terrain qui est déjà constitué par une écoute, toute culture étant constituée par une écoute ; donc, il y a une négociation entre nos capacités d’écoute et le propre de l'Évangile. Alors, au moment où ces pensées de l’Occident se sont constituées, elles étaient grandes et belles, elles étaient une authentique pensée ; mais quand elles sont ensuite répétées sans qu’on réentende à quoi nous sommes convoqués, c’est là qu’elles deviennent autres, qu'elles ne sont plus entendues dans ce qu'elles disaient à l'origine.
Faire l’histoire de la théologie est une chose passionnante, à condition précisément qu’on pense bien que toute cette histoire n’est pas ce que nous avons à répéter. C’est instructif à bien des égards, même quand ça marque des distances. Quand je marque la distance entre ce que dit la théologie classique et ce qui est donné à entendre dans les Écritures, ce n’est pas dans une volonté de dépréciation, c’est dans le but de voir la tâche qui nous incombe à nous, non pas de répéter ce que les autres ont fait, mais de réentendre de façon neuve ce que disent nos sources, avec des ressources qui sont les nôtres aujourd’hui.
Personnellement, de par mon histoire, je n’ai pas véritablement de raisons de ressentiment à l’égard du catéchisme ou des longues années d'étude de la théologie classique elle-même ; je n’ai pas de ressentiment. D’autres ont pu en avoir parce que ça a pu avoir des incidences, ça a pu être mortel même dans leur vie. Seulement, en principe, il est plus fructueux d’éprouver des différences sans la difficulté du ressentiment, parce que le ressentiment n’est pas bon conseiller, mais l’absence de ressentiment qui viendrait de la confusion ou de la croyance qu’il n’y a pas de problèmes, là, serait plus nocive. C’est toujours cela : comment se comporter, par rapport au négatif, qui ne soit d'une part ni le déni, c'est-à-dire ne pas voir qu’il y a problème, et d'autre part ni le dépit c'est-à-dire avoir du ressentiment quand l’on voit qu’il y a un problème, parce que le dépit, il est ce qu’il est, je ne dis pas qu’il n’en faut pas, seulement ce n’est pas le bon lieu pour corriger quelque chose.
► Tu parles souvent de l’avoir-à-être de Jésus et de sa dimension de Résurrection...
J-M M : Pour te répondre je vais d'abord préciser les deux modes de pensée qui sont radicalement opposés, à savoir la pensée de la fabrication et la pensée du dévoilement, mot qui se dit apocalypsis en grec.
Toute l’Écriture est selon le dévoilement, elle est “apocalypsis” (dévoilement) du “mystérion” (de ce qui est en secret). C'est un dévoilement accomplissant qui fait voir et fait venir en même temps ce qui était en semence ou en secret.
Dans la perspective du dévoilement, rien ne peut être qui n’ait été : ce qui vient est l’accomplissement dévoilant de ce qui était en semence. Par contre, dans notre pensée qui est celle de la fabrication de ce qui n’était pas,« on ne peut pas en même temps être et avoir été », puisque “avoir été”, correspond à ne plus l'être maintenant
[Note : "être et avoir été" est un dicton, avec l'exemple : "on a été jeune ; on ne l'est plus" ; J-M Martin l'emploie surtout pour la retourner. Lui est proche de la phrase de Parménide "Rien ne vient de rien" traduite en latin par Lucrèce : "Ex nihilo nihil fit"]
Dans la pensée du dévoilement, on ne peut être que si on a de toujours été. Autrement dit, ce qui est en question dans “l’avoir-à-être”, c’est notre semence en Dieu. Nous sommes fils de Dieu, nous naissons de Dieu. Et puisque le Christ est le Fils “un et total”, nous ne naissons en Dieu qu’en lui, nous sommes séminalement en lui.
Ceci fait une différence radicale, et c’est peut-être un des lieux les plus décisifs entre le mode de pensée biblique de la création et notre notion théologique de "création" qui n’est pas une notion néotestamentaire.
► En fait, ce qu’on a été est amené à disparaître ou à rester là ?
J-M M : Les deux. Là aussi, il y a quatre termes quand on en prononce deux.
En réalité, dans l’avoir-été, il y a deux choses :
- il y a mon avoir-été en Dieu qui est aussi mon avoir-à-être en Dieu, c'est-à-dire ce que je suis et ce que je serai.
- il y a ce que j’ai été et qui ne sera plus, je vais préciser.
Autrement dit, il y a deux lignes de lecture simultanées : d'une part le rapport de l’avoir-à-être et de l’avoir-été au sens proto-eschatologique qui n’est pas dans la ligne de la représentation temporelle et d'autre part la ligne de lecture selon l’imaginaire du temps passé-présent-futur.
Pour penser cela, l’exemple le plus parlant pour nous, c’est l’exemple de la semence et du fruit qui est paulinien et qui est johannique, même quand c’est sous la forme du semeur et du moissonneur.
La semence dit quelque chose d’ambigu. En effet, pour une part, la semence dit la même chose que le fruit : le fruit n’est pas une autre chose que la semence. Le fruit est selon son “génos”. Par exemple la cerise est selon son noyau : en tant qu’elle n’est que semence (le noyau), elle est déjà présente mais dans un non-dévoilement. Mais il y a quand même le chemin qui va de cette semence au fruit (selon l’imaginaire du temps passé-présent-futur). Si, à certains égards, rien ne bouge de la semence au fruit, il y a quand même une modification puisque l’état séminal disparaît et l’état fructifiant apparaît. La semence enfouie dans le froid de l’hiver et le fruit de l’été c’est la même chose (même si ce n'est pas pareil), mais l’état séminal de l’hiver s’en va pour que l'état fructifiant de l’été paraisse. Il y a donc ce qui demeure et ce qui s’en va. Ainsi, le mot “avoir été” est ambigu suivant que je parle "de ce qui a toujours été et qui est le même" ou suivant que je parle "de l’état de semence et de l’état de fruit, chacun en lui-même".
C’est très important pour entendre ce que Jésus dit en Jn 12 : ”Si le grain de blé ne tombe en terre et n’y meurt, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.” Certains disent : “Mais voyons, la semence ne meurt pas !” En fait, elle meurt à son état séminal, mais elle ne meurt pas dans la mesure où le fruit est contenu dans la semence. D'après le texte son état séminal c'est le moment où elle est seule, alors que l'état accompli c'est le moment des fruits nombreux. Ce que dit ce verset c'est que pour pouvoir porter du fruit il faut que le grain de blé meure à sa solitude, meure à l'état où il était seul.
Il y a là un lieu symbolique, c’est-à-dire un lieu de méditation sur le rapport de deux choses qui est de toute première importance. [Murmures des participants]
C’est obscur ? Écoutez, je vais vous dire une chose : moi, j’ai été longtemps dans l’état où vous êtes, j’ai fait le chemin pour que ce soit tel que ça ne me pose plus aucun problème ; au contraire, c’est très éclairant. Je ne suis pas sûr de pouvoir, en mots et rapidement, rendre compte du chemin total. Peut-être que le chemin, il faut que vous le fassiez aussi.