"Le grand est dans le petit" : structure de l'évangile de Jean, de la parabole du grain de sénevé (Mc 4 et Mt 13)
Jean-Marie Martin parle souvent de la structure caché/manifesté qui structure la Bible[1]. Le présent message donne des exemples de cette structure à propos de l'adage : "Le grand est dans le petit" que J-M Martin a trouvée sous la forme "Le petit deviendra grand" dans un texte du IIe siècle[2].
– La première partie de ce message donne des indications à propos de l'évangile de Jean, en rassemblant plusieurs interventions relativement récentes.
– La deuxième partie s'intéresse à une parabole qui se trouve en Mc 4, 30-32 et Mt 13, 31-32, celle du grain de sénevé (ou de la graine de moutarde) qui est très connue[3] et qui est en général considérée comme une parabole de la croissance. En 1978-79, dans son cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris, J-M Martin proposait d'y voir une structure de base qu'il avait repérée dans l'évangile de Jean : la structure du petit et du grand qui est finalement celle du caché et du manifesté. Un extrait de ce cours figure donc en deuxième partie.
"Le grand est dans le petit"
Introduction
En octobre 2016, lors du cycle sur l'énergie, J-M Martin a cité la phrase "Le petit deviendra grand" en disant : « Le petit deviendra grand, on ne peut pas trouver plus banal ! Ce qui est en question ici, c'est d'apprendre à lire le grand dans le petit. C'est-à-dire que, pour le sage, il s'agit de voir la grande dimension de ce qui est apparemment petit : c'est de voir le fruit dans la semence, comme aussi la semence dans le fruit. Et tout Jean est écrit comme cela. Il n'y a aucun épisode mineur. Il n'y a pas des parties de spéculation et des parties de narration, c'est nous qui lisons les choses ainsi. La plus haute dimension de l'Évangile peut être lue dans la narration de l'épisode le plus infime. Voilà l'écriture de Jean. »[4]
I – "Le grand est dans le petit" comme structure de base de l'évangile de Jean
Ce qui constitue la difficulté d'écrire sur l'évangile de Jean, c'est qu'il n'est pas possible de trouver un ordre qui soit heureux, car pour entendre le premier mot, il faut avoir entendu tous les autres. Le premier mot suffit, seulement il ne résonne en son sens plein que pour autant que la totalité est dans chacun des mots.
« Le grand est dans le petit », c'est une structure fondamentale de l'évangile de Jean.
Je vous donne en exemple la rencontre de l'aveugle de naissance (Jn 9).
Saint Jean a l'air de raconter une histoire : « Jésus rencontre un homme sur le bord du chemin ; il se trouvait que cet homme était aveugle, aveugle de naissance… » Et puis on raconte qu'il le guérit. C'est petit, c'est même si petit qu'on peut se demander si ça a eu lieu… Peut-être, pourquoi pas… mais c'est indiscernable. Seulement, saint Jean ne raconte pas le petit, il raconte le grand dans le petit : il raconte que l'humanité est nativement aveugle, aveugle-né, c'est-à-dire que sa première naissance est une naissance qui n'est pas celle de l'avoir-à-vivre… en effet, « La vie, c'est qu'ils te connaissent » (Jn 17, 3). Et nous naissons dans l'ignorance de Dieu en ce que nous ne l'avons pas entendu, d'un entendre qui donne de vivre et qui donne de naître. C'est toute la question du dialogue avec Nicodème, au chapitre 3.
Dans tous les épisodes, qu'il s'agisse d'épisodes de guérison ou autres, Jean raconte autre chose que ce qu'on croit entendre à première lecture. Ce qui est en question dans l'un et l'autre épisode, c'est la guérison de l'humanité. « Un homme » c'est l'humanité. Donc nous sommes invités à lire grand. Dans saint Jean le grand est dans le petit. Ça, c'est une première donnée.
De plus, si on regarde le récit de l'aveugle-né et le récit du lavement des pieds on peut remarquer que la structure est la même : nous avons un très court récit, très bref, et ensuite un long développement dans le chapitre. C'est fréquent (mais pas constant) chez Jean. Or tout est contenu mais de façon cachée, dans le court récit, et le développement ensuite déploie des aspects implicites qui s'y trouvent et les met au jour, soit par mode de dialogue soit par mode de discours de Jésus. C'est le mode d'écriture d'un bon nombre de chapitres johanniques.
Je prends l'exemple de l'aveugle-né. Il y a cinq ou six versets dans lesquels se trouve un récit très court : « 6Il cracha à terre et fit de la boue à partir de la salive, il lui enduit de cette boue les yeux, 7et lui dit : « Va, lave-toi dans la piscine de Siloé » (ce qui s'interprète « envoyé »). Il alla donc, se lava, et revint voyant », et ensuite commence tout un débat avec les pharisiens, les voisins, les disciples, les parents, et tout ce long débat occupe ce chapitre assez long[5]. Il faut savoir que tout est déjà contenu pratiquement dans la première partie, et que les discours ou les dialogues qui suivent développent quelques aspects, quelques points de ce qui est contenu dans le premier ensemble.
Dans le lavement des pieds, nous avons une grande introduction, puis les deux versets qui contiennent la gestuelle, puis le dialogue avec Simon-Pierre. Ce dialogue n'est peut-être pas du même auteur que ce qui précède, mais ce n'est pas notre problème. Néanmoins, il gère une question déterminée mais celle-ci n'épuise pas la signification de la gestuelle simple qui, elle, reste plus riche.
Jean lit la grandeur de ce qu'il en est du Christ à l'intérieur de sa moindre gestuelle : il lit le grand dans le petit. Le grand est dans le petit comme le fruit est dans la semence en mode non déployé, non révélé. Rappelez-vous le deux que nous avons étudié, le rapport semence / fruit qui est une structure de base de notre Écriture
II – La parabole de la graine de moutarde (Mc 4, 30-32)
On s'accorde à reconnaître dans le chapitre 4 de saint Marc un groupement de trois paraboles, et ces trois paraboles ont pour trait commun de s'exprimer dans le langage végétal.
- La première, du verset 3 au verset 23, celle à laquelle nous venons de faire allusion : la parole semée par rapport à la terre et à l'oreille qui accueille.
- La seconde, des versets 26 à 30, une courte parabole qui a l'air de marquer la puissance auto-germinative de cette parole.
- Enfin, des versets 30 à 32, ce que nous appelons "le grain de sénevé" ou "la graine de moutarde", s'installe la symbolique de la plus petite graine et de la plus grande plante (ou du plus grand arbre), donc le petit et le grand. […]
Je considère maintenant cette troisième parabole, qui est la parabole du petit et du grand[6].
- « Il (Jésus) disait encore : “À quoi allons-nous comparer le règne de Dieu ? Par quelle parabole pouvons-nous le présenter ? Il est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, il est la plus petite de toutes les semences sur la terre. Mais quand on l’a semée, elle monte et devient plus grande que toutes les plantes potagères ; et elle fait de longues branches si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid sous son ombre.” »
On serait tenté de dire, à première lecture, que c'est une parabole de la croissance. Et on imagine assez volontiers que la signification de cette parabole est que l'Évangile à l'origine est historiquement tout petit mais qu'il est appelé à s'accroître d'une croissance historique qui est perceptible dans l'histoire du christianisme jusqu'à l'accomplissement terminal du royaume qui sera la totalité additionnelle des éléments de cette croissance… Ou bien alors, si l'on prend la lecture non pas de "royaume" mais de "parole", on est enclin à penser que l'Évangile est une parole minimale qui n'a pas encore pris sa structure et que le cours des siècles de pensée chrétienne développera de façon continue et progressive et harmonieuse cette structure de discours, jusqu'à ce qu'on en arrive à une doctrine plus complète et plus parfaite que celle qui était énoncée dans les balbutiements du commencement. Autrement dit, dans les deux cas, dans l'idée de croissance, nous avons interjeté notre idée d'histoire.
Or il n'y a pas de croissance organique du discours chrétien qui irait du "moins formé" au "plus formé", ce n'est pas cela l'histoire de la pensée chrétienne bien que certaines époques se soient posé cette question, notamment le XIXe siècle avec l'idée de croissance, d'évolution du dogme. En effet l'évolution du dogme a été conçue de manière croissante sous l'imagerie même du végétal, puisque le terme crescit (du verbe croître) a été employé en passant par le Concile de Vatican I. Or l'histoire de la pensée chrétienne ne se laisse pas lire de cette façon.
Ce qui est dans cette parabole, c'est autre chose, c'est le rapport du petit et du grand, l'identité du petit et du grand, c'est-à-dire de la semence et de l'arbre. Cette notion appartient à la symbolique végétale, et elle recoupe un autre aspect que nous allons apercevoir dans l'identité du caché et du manifesté.
[…]
Après la première parabole Jésus s'était adressé à ses disciples en privé et avant de leur parler de cette parabole, il leur avait dit :
- « C'est à vous qu'a été donné le mystère (mustêrion) du royaume de Dieu ; mais pour ceux qui sont dehors tout se passe en paraboles, afin qu'en regardant, ils regardent mais ne voient pas, et qu'entendant ils entendent et ne comprennent point, de peur qu'ils ne se convertissent, et que les péchés ne leur soient pardonnés. » (Mc 4, 11-12)
Il y a donc un rapport étroit entre le mustêrion et la parabole, rapport tel que la parabole joue à la fois le rôle de voile et le rôle de dévoilant. Nous avons une idée extrêmement simpliste des rapports du caché et du manifesté, parce que nous pensons en alternance et en opposition, alors que ce qui manifeste vraiment le caché le voile en même temps parce qu'il le manifeste encore comme caché. Et il n'y a pas une conception et une conception, il y a deux aspects fondamentaux de cette réalité qui est la Révélation[7].
Vous me direz : oui, mais ici ce n'est pas cela qui fait difficulté, c'est la différence entre ceux du dedans et ceux du dehors, et aussi que c'est fait pour enténébrer (« Pour ceux du dehors, tout arrive en paraboles… pour qu'ils ne voient pas… qu'ils ne comprennent pas »). Ces deux difficultés sont assez faciles à dissoudre parce qu'elles ne sont pas au cœur de la question.
1/ Il faut bien voir que le dedans et le dehors ne sont pas "les uns" et "les autres", mais c'est toujours au cœur de nous qu'il y a le dedans et le dehors. C'est très important, et en rapport avec notre façon habituelle de lire l'Écriture ici.
Le débat violent avec l'extérieur qui a pour type le débat avec les pharisiens n'est pas une anecdote passée. J'entends l'Évangile à la mesure où ce débat est débat du Christ et du pharisien en moi : le débat est dans l'auditeur.
2/ Par ailleurs, dans la question du "pour" enténébrer : « Pour ceux du dehors, je parle en paraboles pour que, regardant, ils ne voient pas, pour qu'entendant ils ne comprennent pas…», il faut savoir que les conjonctions notamment causales, finales etc. dans le Nouveau Testament, ne correspondent pas à notre grammaire occidentale, et très souvent le "pour" final devrait se traduire plutôt de façon consécutive : « de telle sorte que », ou « ce qui est que »[8]. Nous avons en particulier fait une réflexion de ce genre à propos de saint Jean où c'est très clair[9]. L'étude des conjonctions de subordination chez Jean est très importante. On retrouve quelque chose de semblable à propos des rapports entre sauver et juger : « le Fils de l'homme n'est pas venu pour juger, mais pour que par lui le monde soit sauf ; et celui qui n'entend pas est déjà jugé »[10], il est jugé du fait de ne pas entendre. Il y a là cette krisis qui est la condition même de l'avènement[11], en ce que, pour que du neuf advienne, il se fait que de l'ancien s'en va. C'est dans le même mouvement.
La structure caché / manifesté.
Ici Jésus fait explicitement œuvre de didascale (d'enseignant). Mais la recherche de Jésus didascale ne s'arrête pas là ! Elle continue dans la recherche d'intelligence, dans le don d'intelligence de ces textes que nous ne cessons d'approcher, de chercher à approcher. Je fais allusion ici à la symbolique du caché et du manifesté.
On la voit apparaître après l'explication que Jésus donne de la première parabole à ses disciples :
- « Il leur dit encore : “Apporte-t-on la lampe pour la mettre sous le boisseau, ou sous le lit ? N'est-ce pas pour la mettre sur le chandelier ? En effet, rien n'est caché (krupton) que pour être manifesté (phanérôtê), rien de secret (apokrupton) n'advient que pour venir à manifestation (phanéron)”. » (Mc 4, 21-22)
La structure caché/manifesté n'est pas structurante chez nous, et d'autres structures se sont substituées. Nous avons notamment chez nous la structure du prévu et du réalisé, du plan de Dieu et de l'effectivité de choses, c'est-à-dire finalement la structure du programmateur et de l'accomplissement du programme : nous retrouvons toujours ces choses qui courent dans l'idée de Dieu créateur.
Mais dans le texte évangélique, nous avons la structure du caché au manifesté, ce qui met en question les rapports de temps. C'est cela qu'on trouve au verset 22 avec la question du krupton (caché) et du phanéron (manifesté). Nous savons par ailleurs que cela a une signification par rapport à la symbolique végétale, à la mesure où la graine est l'arbre en caché, et l'arbre est le même que la graine dans le manifeste, dans le manifesté[12].
À la façon dont nous marchons ici, il apparaît peu à peu que nous ne considérons pas, sous le terme de "parabole", simplement un genre littéraire particulier qui occupe quelques pages de l'Évangile, mais nous considérons en un certain sens que toute l'Écriture et toute parole sur Dieu, sont, en ce sens-là, essentiellement paraboliques. Je ne dis pas que toute page est de la structure particulière du genre parabole ; je dis, au sens où j'ai essayé de penser ce qu'il en est profondément de la parabole, que toute parole sur Dieu est essentiellement parabolique.
[2] « Il est une image, l'Esprit qui planait sur les eaux…. S'il arrive à être une image parfaite, cet Esprit, partant d'un point indivisible comme il est écrit dans l'Apophasis, de petit qu'il était il deviendra grand (to mikron méga génêsétai) » (Apophasis Megalé, Fragment VII bis, § 14 de Siouville). Cf. Réflexions de J-M Martin à partir de deux fragments de l'Apophasis Megalê (La Grande Révélation).
[3] On la trouve aussi en Mt 13, 31-32 : « Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches. »
[6] On la trouve aussi en Mt 13, 31-32 : « Il leur proposa une autre parabole : « Le Royaume des cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a grandi, elle est la plus grande des plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel font leurs nids dans ses branches. »
[7] Cf. Le dévoilement garde référence au caché, et donc cache ce qui est dévoilé, dans Jn 12, 20-26 : « Nous voulons voir Jésus », La mort féconde du grain de blé, le b) du II sur Jn 12, 24.
[8] Dans le texte d'Is 6,9-10 il n'y a pas de finalité. En effet ce texte fait suite à la grande vision dans le Temple qui inaugure la mission du prophète. Isaïe s'entend dire par Dieu : « Va, dis à ce peuple : ‹ Entendez, entendez, et vous ne comprendrez pas. Voyez, voyez, et vous ne connaîtrez pas.Rends insensible le cœur de ce peuple, alourdis ses oreilles, bouche ses yeux, qu’il ne voie de ses yeux, n’entende de ses oreilles, que son cœur ne discerne, qu’il ne retourne et sois guéri. ».
[9] Cf. Syntaxe hébraïque : y a-t-il de la causalité en notre sens ? Conséquences pour la lecture du NT
[11] Ceci est tellement important que la citation d'Isaïe se retrouve à de nombreux endroits du Nouveau Testament avec des variations : en Mc 4, 12; Lc 8, 10 ; Jn 12, 40 ; Ac 28, 26-27 ; Rm 11, 8. Il y a une phrase de Jésus du même genre dans le chapitre de l'aveugle-né :« Je suis venu vers ce monde pour un jugement, que les non-voyants deviennent voyants, et que les voyants deviennent aveugles » (Jn 9, 39). Voir ce qu'en dit J-M Martin dans Jn 9, 1-41 : Guérison de l'aveugle-né suivie d'une enquête à son sujet.