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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 septembre 2016

Réflexions de J-M Martin à partir de deux fragments de l'Apophasis Megalê (La Grande Révélation)

L'Apophasis Megalê est un texte du IIe siècle dont nous n'avons que des fragments. Pour J-M Martin ce texte fait partie "des choses les plus précieuses". « Tout ce qui constitue le motif essentiel de méditation de saint Jean s'y trouve développé et médité. » « Dans le texte il y a un glissement continu des désignations et des dénominations, ce qui en rend difficile l'intelligence alors qu'il est lumineux à certains égards.» Mais attention, « il ne peut être entendu que si la chose du texte a été entendue sans le texte. »

Jean-Marie Martin, chercheur en théologie et philosophie dont je transcris les interventions sur ce blog (voir Qui est Jean-Marie Martin ?), fait souvent allusion à l'Apophasis Megalê. Il n'en a commenté longuement que deux passages, l'un en 2001 et l'autre en 2008[1], c'est ce qui se trouve ici avec des compléments venant d'autres interventions. Il ne s'agit pas d'un cours mais d'un recueil de réflexions faites de façon impromptue, où J-M Martin simplifiait parfois pour se mettre à portée de l'auditoire. Du fait qu'il s'agit de réflexions que j'ai extraites de leur contexte pour les rassembler, j'ai dû les modifier un peu, et il y a des redites[2].

Une table des matières figure à la fin.

Les fragments de l'Apophasis Megalê que nous possédons sont cités dans Philosophumena un livre écrit en grec et attribué à Hyppolyte. Sur le blog lui-même figurent dans un fichier pdf des photocopies du livre Philosophumena publié par l’abbé Patrice Cruice en 1860 (texte grec avec une traduction latine). Lors de ses interventions J-M Martin n'a pas fait une vraie traduction des passages qu'il commente, il a simplement glosé des parties du texte. Mon mari François Marmèche qui est professeur de Lettres classiques et auteur du site Évandre en a fait une traduction en français (elle est en téléchargement). La traduction mise au début du II et du III est un mixte de François et Jean-Marie.

                                                                                       Christiane Marmèche

 

Réflexions à partir de deux fragments de

l'Apophasis Megalê (La Grande Révélation)

 

 

I – Préalables

 

Un petit texte m'a alerté il y a cinquante ans[3], et depuis je vis presque quotidiennement avec lui. J'ai envie de m'excuser de vous présenter des choses pareilles parce que c'est inintéressant pour vous, mais on a parfois besoin aussi de parler des choses qu'on fréquente et qui sont les plus précieuses, et je n'ai occasion nulle part d'en parler. C'est quand même malheureux : passer sa vie à étudier quelque chose et n'en rien dire à personne !

●   Provenance des fragments du texte.

Ce texte s'appelle Apophasis Megalê (La grande Révélation). Nous n'en avons qu'une dizaine de fragments qui sont en outre mélangés à une présentation telle que les différents moments du texte peuvent venir de l'adversaire qui présente l'ensemble[4], ou d'un commentateur favorable au texte qui serait entre l'adversaire et le premier auteur, et enfin il y a sans doute des éléments fondamentaux de ce premier auteur. L'auteur qui le cite ne met pas de guillemets comme on le fait dans l'usage actuel, et il prend volontiers la parole entre temps. Le lire est donc un travail difficile.

Il y a 50 ans que je l'ai lu pour la première fois et j'ai su que je passerai ma vie sur ce texte. De toute façon je n'ai pas beaucoup de concurrents car il a très mauvaise presse, puisque c'est un texte qui est mis au compte de Simon le Mage dont il est question dans les Actes des apôtres : c'est lui qui a voulu acheter aux apôtres le droit de faire des miracles[5]. Évidemment un texte de cette tenue ne peut nullement être attribué au personnage des Actes des apôtres. Seulement cette attribution n'est pas inouïe, car dans d'autres directions le personnage de Simon a servi de nom pour rabaisser la doctrine de Paul : dans un milieu judaïsant, on a présenté des éléments de la doctrine de Paul en les mettant sur le compte de Simon de telle sorte que cette doctrine ne puisse pas être reconnue dans l'Église. Ceci est attesté : c'est ce qu'on appelle le roman pseudo-clémentin[6].

Mon petit texte n'appartient pas à la même lignée. Néanmoins on est absolument en droit de penser qu'une procédure d'attribution frauduleuse de ce genre dans le but de dénigrer s'est produite par rapport à ce texte.

Philosophumena, CruiceLes fragments de l'Apophasis Megalê sont cités dans un ouvrage du IIIe siècle qu'on appelle couramment Elenchos (Réfutation contre toutes les hérésies) mais aussi Philosophumena. Celui-ci a été en grande partie découvert seulement à la fin du XIXe siècle, et a été attribué à Hippolyte de Rome, mais il n'est probablement pas de lui[7]. On y trouve une collection d'hérésies. Les catalogues d'hérésies commencent à pulluler autour du IIe siècle. Il y en a de perdus. Le premier qui est celui de Justin est perdu, mais il doit y avoir des traces de lui dans l'Elenchos comme dans les catalogues de Tertullien, dans le Panarion d'Épiphane etc.

J'ai passé la moitié de ma vie là-dedans parce qu'il est intéressant de regarder les premières marginalités par rapport à l'écoute de l'Écriture. Elles ne sont pas l'indice seulement de choses négatives, elles sont l'indice de choses qui seront perdues dans notre lecture d'Occident.

Ce précieux texte se trouve au livre VI de l'Elenchos, il a peut-être connu plusieurs rédactions successives. Il a donc ensuite été résumé par un autre dont on ne sait pas exactement qui il est. Ce n'est pas proprement valentinien, c'est pré-valentinien[8]. C'est magnifique comme travail, je n'ai jamais rien lu de plus grand.

Donc je vous présente un peu ce texte en le situant. Pour que nous puissions en ouvrir des morceaux, il faut déjà en préparer l'intelligence.

●   La littérature chrétienne des premiers siècles.

Dans la littérature même la plus orthodoxe du IIe siècle et du début du IIIe siècle, la méditation du rapport du Père et du Fils n'introduit pas la distinction entre l'intra-trinitaire et le rapport au monde, et elle est très différente de ce dont nous héritons. Les Pères de l'Église sont appelés pré-nicéens ou anté-nicéens parce que c'est le concile de Nicée qui en 325 détermine une bonne fois pour toutes le langage, qui est un compromis entre l'écoute occidentale et les données de l'Évangile ; cette dogmatique vaut pour autant qu'elle répond à une question posée à partir de l'Occident, mais ceci n'épuise pas les possibilités de lecture de l'Évangile. Déjà, dans les premières lectures de l'Évangile, se recèlent des ressources d'intelligence qui seront à jamais perdues par la dogmatique suivante, et qui sont de toute première importance.

Par exemple les premières méditations sur le rapport de Dieu et du monde sont un discours narratif où les choses se suivent[9] : Dieu a auprès de lui sa Pensée, et sa Pensée en tant qu'elle cogite le projet du monde devient Sophia (la Sagesse). Sophia est projetée au-dehors par le « Fiat lux » sous la forme de Logos (de Parole) et aussitôt le monde est en obéissance.

Vous avez ici une espèce de continuité dont Tertullien, par exemple, est encore un témoin au début du IIIe siècle[10].

Au IIe siècle Hermogène était un dualiste qui disait qu'il y avait deux principes éternels : l'esprit et la matière c'est-à-dire le bien et le mal ; et son argumentation était : « Dieu est de toujours Seigneur, donc il fallait qu'il eut toujours une matière servante ». Alors Tertullien répond : « Mais pas du tout, avant qu'il y eut l'homme il n'était pas Seigneur ; de même qu'avant qu'il y eut le Fils il n'était pas Père »[11]. Donc Tertullien garde cela jusqu'au début du IIIe siècle et en même temps il est celui qui, dans le même Traité, introduit ce qui va casser ce récit, c'est-à-dire la distinction décisive entre créé et incréé, distinction qui n'est pas dans l'Évangile.

Par ailleurs au IIe et IIIe siècle, la méditation sur la nature divine de Jésus (mais on ne dit pas encore nature) se fait volontiers en référence à la Sagesse de l'Ancien Testament[12]. Je vous dis ceci pour que vous n'ayez pas l'idée que, pour parler de Dieu, il y a un passage déterminé une bonne fois pour toutes. Il y a des ressources dans l'Évangile et dans ses premières lectures qui ne sont pas du tout épuisées par le discours qui est devenu dominant dans la constitution tout à fait légitime et infiniment respectable de la dogmatique[13].

Le dogme a une signification irremplaçable, et cependant l'Évangile n'est pas de structure dogmatique. La structure d'écoute de l'Occident à qui l'Évangile est annoncé questionne dans ce vocabulaire, et, par rapport à une question, il y a une réponse bonne et une réponse mauvaise, mais il serait plus intéressant de savoir quelle est la bonne question.

Savoir si notre question est la meilleure question, la pensée c'est cela. La pensée c'est la question de la question, c'est chercher la question, ce n'est pas la réponse. Et chercher la question, c'est, au fond, être en attente du premier deux. La question ouvre le double, le doute si vous voulez. Une question c'est quelque chose qui, de soi, appelle une réponse dans une alternative, donc ouvre un espace de doute, ce mot n'étant pas à prendre ici dans un sens négatif.

La question, tant qu'elle est question, concerne le deux. Mais quel est le bon deux ? Quel est le deux constitutif du discours évangélique ?

 

II – Extrait du fragment VIII ter

 

 

Extrait du fragment VIII de l'Apophasis MegalêRemarque de Christiane Marmèche : J-M Martin n'a traduit que quelques passages de ce fragment. Pour avoir la totalité du passage qu'il a commenté, j'ai utilisé la traduction faite par François Marmèche (traduction en téléchargement en début de message). Les références des éditions sont en note[14]. J'ai numéroté les paragraphes pour faciliter le repérage et les renvois. 

 

Avertissement de J-M Martin.

Ce petit texte ne peut être entendu que si la chose du texte a été entendue sans le texte, sachant que ce n'est entendu que par celui qui a pensé sans le texte. On entend à partir d'où l'on est, dans le chemin dans lequel on est. Ceci est vrai pour le texte auquel je fais allusion, ceci est vrai pour les textes difficiles. Par exemple ceci est vrai pour Heidegger : si on n'a pas été quelque chose comme Heidegger, on n'entendra pas Heidegger. Même chose ici.

 

17 1 D'après Simon, cet [être] bienheureux et incorruptible réside dans le tout, il y est caché en puissance et non pas en acte. Il est celui qui se tient debout, qui a commencé à se tenir debout, se tiendra debout: qui se tient debout en haut dans la Dunamis (Puissance) inengendrée ; qui a commencé à se tenir debout en bas dans l'écoulement des eaux, devenu en image ; qui se tiendra debout en haut auprès de la bienheureuse Dunamis infinie, quand il accomplit ce dont il est l'image.

2 Car, dit-il, ils sont trois à se tenir debout, et, si les trois éons qui se tiennent debout n'étaient pas, l'être inengendré ne s'ordonnerait pas en cosmos, lui qui, selon eux (les Simoniens), est porté au-dessus des eaux, qui est reconstitué, pleinement accompli et céleste, selon la similitude, qui était devenu selon la seule Épinoia déficient par rapport à la Dunamis inengendrée.

3 C'est ce qu'ils disent : "Moi et toi, un ; avant moi, toi ; [ce qui vient] après toi, moi".

4 Cette Dunamis, dit-il (Simon), est une (mia), répartie en haut et en bas, s'engendrant elle-même, s'accroissant elle-même, se cherchant elle-même, se trouvant elle-même, étant sa propre mère, son propre père, sa propre sœur, sa propre épouse, sa propre fille, son propre fils, étant mère-père un (hen), racine du Tout.

 

a) Il y en a trois qui se tiennent debout (17, 1-2).[15]

17 1 Cet [être] bienheureux et incorruptible réside dans le tout, il y est caché en puissance et non pas en acte. – ça, c'est une formulation aristotélicienne qui n'est probablement pas de la première partie du texte. Ce qui structure tout le texte, c'est la distinction entre le caché et le manifesté.

Lui qui est celui qui se tient debout, qui a commencé à se tenir debout, se tiendra debout (o estôs, stas, stêsomenos– c'est le verbe istêmi (se tenir debout) sous trois formes : la première est un parfait (qui correspond à l'accompli hébraïque) ; et les deux autres sont deux modes de l'inaccompli, c'est-à-dire celui qui regarde du côté de ce qui est commencé mais qui n'est pas achevé, ou au contraire de ce qui est à venir ;

– qui se tient debout en haut dans la Dunamis (Puissance) inengendrée ;

– qui a commencé à se tenir debout en bas dans l'écoulement des eaux, devenu en image – le mot image on ne sait pas trop d'où il vient ;

– qui se tiendra debout en haut – le futur on le reporte en haut – auprès de la bienheureuse et infinie Dunamis, quand il accomplit ce dont il est l'image – l'image ici donne lieu à un accomplissement, c'est-à-dire que l'image se pense comme une semence qui arrive à fruit.

Esprit de Dieu plane sur les eauxAutrement dit nous avons trois postures mais deux en haut et une en bas. Cela commente : « Le Pneuma de Dieu se portait (était porté) au-dessus des eaux » (Gn 1, 1), qui se trouve de façon explicite dans la suite du texte où on a la formule "porté au-dessus des eaux".

17 2 Car, dit-il, il y a trois qui se tiennent debout, et, si les trois éons qui se tiennent debout n'étaient pas, ne s'ordonnerait pas en cosmos l'être inengendré qui, selon eux (les Simoniens) est porté au-dessus des eaux, qui est reconstitué, pleinement accompli et céleste, selon la similitude – celle de la Puissance (Dunamis) qui correspond au Père –, mais qui était devenu (génoménos) selon la seule (mia) Épinoia – du point de vue de la connaissance d'en bas – déficient (endeésteros) par rapport à la Puissance inengendrée (l'être d'en haut).

b)   La "petite phrase" de J-M Martin[16] (17, 3).

17 3 C'est ce qu'ils disent : "Moi et toi, un ; avant moi, toi ; [qui vient] après toi, moi" (Ego kai su hen, pro émou su, to méta sé, égo) – C'est ici quelque chose qui a toutes les chances d'être authentiquement pris à un ouvrage de sagesse de type gnostique.

C'est une phrase difficile à méditer. Elle est difficile tout d'abord parce qu'elle n'a pas de verbe : je dis "qui vient", mais il n'y a même pas le verbe "venir".

         Égô kai su hén   pro émou su     to  …………   méta sé égô.
            Moi et toi un    avant moi toi   ce [qui vient] après toi, moi.

Que peut signifier « Moi et toi un » : ce qui est premier, c'est un, au neutre ! Le mot neutre est ici très bon, parce qu'il y a là uneunité qui précède la distinction de toi et moi.

« Avant moi, toi ; ce qui vient après toi, moi » : cela ne signifie évidemment pas : ôte-toi de là que je m'y mette. Que veut dire avant et après – c'est toute la question – sinon précisément que c'est "toi" (le toi) qui donne "moi", et donc que "moi" se reçoit de "toi".

► Ça veut dire que "toi" et "moi" ne sont pas interchangeables ?

J-M M : En effet, toi ne se pense pas premièrement comme un autre je. Or, c'est ce que nous pensons. Pour nous il y a je et un autre je ; et cet autre je, quand je l'appelle, je lui dis “toi”.

●   Entendre le "un" qui donne "toi" puis "moi".

Et ce qui est très étrange, c'est qu'avant et après sont en même temps l'unité : “moi et toi un”. Cet avant et après, donc ce qui ouvre le temps d'une certaine manière, ce sont des mots dans le temps ; ils sont donc à entendre ici autrement que dans le sens qu'ils ont à l'intérieur du temps. C'est dans ce sens-là que je dis que cela qui n'est pas proprement temporel est cependant ce qui rend possible qu'il y ait du temps, donne sens au temps.

Le texte nous conduit à essayer d'entendre le "un" qui donne "toi et moi", mais qui donne dans l'ordre "toi" et "moi", puisque « après toi, moi ». "Toi et moi" est l'ordre qu'impose la politesse où "toi" précède "moi", mais ici c'est au sens de ce qui précède au titre d'une primauté et non pas au titre de la priorité.

●   La configuration il, tu, je.

Là il y a de l'être-je, il y a de l'être-toi et il y a de l'être-il. C'est ce rapport indéclinable, indéchirable, qu'il faut méditer, autrement, même si nous faisons une place à "l'être avec" (l'être avec autrui),ce sera une place seconde après la constitution solide d'un je. Jamais nous ne sortirons de ce présupposé.

Ce qu'il faut voir c'est que les deux premières dyades sont toutes les deux de l'ordre du je et du tu : ce sont père et fils et époux-épouse (ou encoreamant-amante, plus fréquents au théâtre, ou masculin-féminin), et enfin il y a le "il", qui est d'une extrême ambiguïté. En effet il peut être caractérisé comme "neutre", pas au sens classique du terme, mais au sens de neuter, c'est-à-dire ni l'un, nil'autre, ni père, ni fils (ou ni époux, ni épouse). C'est donc essentiellement un troisième, un tiers. Mais il y a une infinité de façons d'être tiers : ce peut être l'indifférencié à partir de quoi se différencient les deux pôles que nous avons nommés ; ce peut être la bonne unité de ces deux qui gardent leur distinction surmontée par une unité d'ordre plus grand ; ce peut être un tiers extérieur, je veux dire un tiers qui est pur spectateur, ou un tiers témoin car le témoin est un tiers ; ce peut être un tiers qui n'a pas du tout de visage et qui constitue néanmoins un regard, mais un regard qui ne voit pas. Un tiers peut-être on, le mauvais on, le tiers du "qu'en dira-t-on". Le tiers peut évidemment aussi être neutre, c'est à direni masculin, ni féminin, mais il peut être aussi elle...

Ce qui est en premier n'est jamais ego. Ce qui est premier est la configuration indéchirable de je, tu, il, ou plus exactement, peut-être, la configuration de il, tu, je, dans cet ordre ; mais si je renverse l'ordre, les termes ne restent pas ce qu'ils étaient. Cette configuration il, tu, je est celle qui est proposée dans le texte.

c) La racine du Tout (17, 4).[17]

17 4 Cette Dunamis, dit-il (Simon), est une (mia), répartie (diéréméné) en haut et en bas, s'engendrant elle-même, s'accroissant elle-même, se cherchant elle-même, se trouvant elle-même, étant sa propre mère, son propre père, sa propre sœur, sa propre épouse, sa propre fille, son propre fils, étant mère-père un (hen), racine du Tout.

Cette "racine" n'a donc pas encore la détermination tout à fait première de la distinction de mâle et de femelle, et n'a pas non plus une détermination liée à l'organisation familiale.

Les deux symboliques les plus fondamentales, ce par quoi les articulations premières se font dans la vie des hommes, c'est sans doute le générationnel, père-fils, et le conjugal, nuptial, époux-épouse. On sait que les articulations de la pensée sont calquées sur l'organisation familiale, Lévi Strauss a mis cela en évidence dans de multiples cultures. Donc nous avons ici quelque chose d'intéressant.

masculin féminin, soleil lune, Dan MorrisLes Anciens sont très embarrassés pour penser le premier deux, et d'un bel embarras, un embarras magnifique, parce que par exemple féminin-masculin, ce n'est pas simplement époux-épouse, c'est aussi mère et fils. La féminité n'est pas épuisée par les différentes fonctions d'être épouse, d'être mère. Il y a la féminité comme telle, précision faite de ces fonctions qui en sont des composantes éventuelles ou des aspects éventuels[18]. Cet embarras n'est pas dans saint Jean, mais c'est vraiment quelque chose que je subodore. Je subodore que cette difficulté est de penser un deux qui soit antérieur à la distinction générationnelle et à la distinction époux-épouse, ou à la distinction frère-sœur, parce que c'est aussi une des caractéristiques d'être femme que de pouvoir être "sœur de", entre autre. C'est ce qui a donné lieu aux monstrueuses divinités qui sont à la fois sœurs et épouses (Isis et Osiris etc.) Je pense qu'il y a quelque chose de ce genre, très intéressant, mais très difficile à justifier. De toute façon, on voit bien qu'il y a de l'embarras pour désigner le premier deux.

Par exemple chez saint Paul et saint Jean masculin et féminin se lisent dans la symbolique ciel-terre[19], donc d'une certaine façon père-fils, ce qui peut paraître étrange. Le premier deux est sans doute antérieur aux deux les plus usuels. C'est ce qui s'indiquerait d'une certaine façon par là. Magnifique ! Mais bien difficile à assurer. Il ne s'agit là que d'une conjecture.

 

III – Fragment X[20]

 

18 1 Voici ce que Simon dit en propres termes à ce sujet dans l'Apophasis :

deux troncs issus d'une racine, bonsaï2 « À vous donc je dis ce que je dis, j'écris ce que j'écris, les mots que voici. De la totalité des éons sortent deux rejetons, qui n'ont ni commencement ni fin ; issus d'une racine une (mias), qui est Dunamis, Silence, invisible, impréhensible.

3 L'un d'eux (des rejetons) se manifeste en haut : il est une grande Dunamis, le Noùs du Tout qui gouverne toutes choses ; il est mâle. L'autre rejeton vient d'en bas ; c'est une grande Épinoia qui est femelle et enfante toutes choses. Par suite, ces deux rejetons, qui se correspondent l'un l'autre de façon symétrique, forment une syzygie (un couple) et font apparaître dans le milieu (en meson) un intervalle (diastêma) qui les sépare, l'Air insaisissable qui n'a ni commencement ni fin. Dans celui-ci est le Père, celui qui soutient toutes choses et nourrit les êtres ayant un commencement et une fin.

4 C'est lui qui se tient debout, qui a commencé à se tenir debout, se tiendra debout ; il est une Dunamis androgyne (arsénothélus), conformément à la Dunamis infinie préexistante, laquelle n'a ni commencement, ni fin, et vit dans l'unicité. Car c'est de Lui qu'est sortie Épinoia qui était dans l'unicité, pour devenir deux. Ce Père était un (eis) : car, ayant celle-ci en lui-même, il était seul (monos). Certes, pas premier (prôtos), bien que préexistant mais, en se tirant lui-même de lui-même, il devint deuxième (deutéros). Cependant il ne fut appelé Père avant qu'elle (Épinoia) ne l'ait nommé Père.

5 De même donc que le Père, en se faisant lui-même sortir de lui-même, s'est manifesté à lui-même sa propre Épinoia, de cette manière aussi Épinoia une fois manifestée, n'agit pas. Mais, le voyant, elle cacha en elle-même le Père, c'est-à-dire Dunamis. Et Dunamis et Épinoia sont un androgyne (arsénothélus), par suite, ils se correspondent l'un l'autre de façon symétrique ; car Dunamis ne diffère en rien d'Épinoia, étant un (hen).

6 On trouve Dunamis dans les choses d'en haut, Épinoia dans les choses d'en bas. Est également ainsi ce qui est manifesté par eux : étant un, il est trouvé deux ; il est androgyne (arsénothélus) ayant la femelle en lui-même. Tel est Noùs dans Épinoia. Inséparables l'un de l'autre, étant un, ils sont trouvés deux.

 

1) Lecture suivie du texte.

a) La racine et ses deux rejetons (18, 2).

18 2 Il y a deux rejetons de la totalité des éons qui n'ont ni commencement ni fin, issus d'une racine une (mias) qui est Dunamis (Puissance), silence – le silence est quelque chose comme la mère de la parole : siguê (silence) en grec est un nom féminin, c'est la garde de ce qui se donne, la retenue de ce qui se déploie – invisible, impréhensible.

La suite est résumée : Cette "seule racine" n'a pas encore la détermination tout à fait première de la distinction de mâle et de femelle, elle n'a pas la distinction tout à fait essentielle de ciel et de terre. Je dis "elle n'a pas la détermination" pour dire qu'elle n'a pas d'être. Elle n'a pas d'être en ce sens que, probablement, elle est plus qu'être. Elle est plus qu'être puisqu'elle est plus que pensable et que être et pensable sont corrélatifs, co-appartenants. Elle n'a pas d'être parce que tout "étant" est "un étant". 

Le texte va nous dire que les deux rejetons de cette racine sont Noùs et Épinoia, à savoir le Ciel et la Terre, l'un étant mâle, l'autre femelle. Cette racine a donc en elle ses capacités à être car Épinoia c'est la possibilité de point de vue, la possibilité de donner à voir et donc donner à être. D'abord Noùs va produire Épinoia, et alors Épinoia, cette grande perspective, s'unira au Noùs et cette union manifestera leur distance, ou plus exactement c'est l'extériorité, donc la dé-cision, donc le fait d'avoir visage ou frontière, qui rendra possible leur union. C'est la même chose qui distingue et qui est la condition de possibilité d'une unité.

b) Les deux rejetons et l'intervalle qui les sépare (18, 3).

●   Noùs masculin en haut, Épinoia féminin en bas.

18 3 L'un d'eux (des rejetons) se manifeste en haut : c'est grande Dunamis, Noùs (Intellect) des totalités, gouvernant le tout, mâle ; l'autre (se manifeste) en bas, c'est grande Épinoia (grande Pensée), femelle, engendrant le Tout.

Noùs est le Ciel et Épinoia la Terre : l'un d'en haut, l'autre d'en bas ; l'un masculin, l'autre féminin.Voilà les toutes premières caractérisations qui sont liées à l'extériorité.

Dans nos Écritures aussi masculin et féminin c'est la même chose que ciel et terre. Par exemple tout se passe chez Paul comme si les deux affirmations suivantes de la Genèse se recouvraient exactement : « Dans l'arkhê Dieu créa le ciel et la terre » (v. 1) et « Faisons l'homme à son image… mâle et femelle il les fit » (v. 27).

●   L'intervalle qui les sépare.

le firmament, Beazley, The dawn of modern geography, 1897Comme ils se correspondent l'un l'autre de façon symétrique, ils forment un couple, et l'intervalle (diastêma) qui les sépare est constitué par l'Air insaisissable qui n'a ni commencement ni fin. – Entre Noùs et Épinoia (qui est donc le couple Ciel-Terre) est un air, une atmosphère, une distance ; et ce diastêma est quelque chose qui sépare mais aussi quelque chose qui unit.

●   Épinoia et Noùs, rapport et distinction.

Ciel et terre sont traduits dans ce texte par Noùs et Épinoia : l'Intellect et la Pensée. Comment comprendre le rapport entre les deux ? Est-ce que c'est un rapport entre une puissance et la mise en œuvre effective de cette puissance ? Est-ce que c'est la différence entre un monde intelligible et une pensée qui serait d'un autre ordre ?

Cette première distinction est en fait la distinction de Noùs qui est peut-être la pensée de la totalité et d'Épinoia qui serait une pensée aspectuelle déjà fractionnelle. Par exemple Origène n'est pas du tout favorable aux gnostiques, cependant pour lui les épinoiai de Dieu sont les différents aspects de Dieu.

Or dès qu'il y a deux, il y a un mot qui est employé dans ce cas-là dans la première triadologie (ce qui sera plus tard la doctrine trinitaire) : le Père "propulse" hors de lui sa Pensée intérieure[21]. Donc il y a comme la création d'un lieu et s'il y a un lieu, il y a un lieu d'où voir et il y a un point de vue. Et les premières distinctions sont sans doute, non pas des distinctions de choses, mais des distinctions de points de vue sur les choses.

●   Situation et rôle du Père.

Et dans celui-ci est le Père qui tient en ses mains toutes choses et nourrit les [êtres] qui ont commencement et fin[22] – ce qui est nommé "le Père" ici c'est le Fils en monde chrétien[23]. En effet il est le tout premier donc il est véritablement le père patronymiquement, et il est ce qui révèle et accomplit l'unité.

c)   La Dunamis androgyne d'où sort Épinoia (18, 4).

18 4 C'est lui qui se tient debout, qui a commencé à se tenir debout, se tiendra debout (O estôs, stas, stêsomenos)[24], il est Dunamis androgyne (arsénothélus) comme il convient à la Dunamis préexistante, infinie, qui n'a ni commencement ni fin, et vit dans l'unicité (monotéti) ; car c'est en sortant de lui qu'Épinoia qui était dans l'unicité (monotéti) forma la dualité.

Il (le Père) était un, car, en gardant celle-ci (Épinoia) en lui-même il était seul (monos) ; certes [il n'était] pas premier (prôtos) bien que préexistant, – en effet il n'y a de premier que lorsqu'il y a deux  – mais en se tirant lui-même de lui-même, il devint "deuxième"Le premier est toujours deuxième, en ce sens que le premier est toujours deux, c'est pourquoi il importe de méditer les deux premières choses. En effet, avant le deuxième il n'y a pas de premier, il y a le seul : le seul n'est pas le premier ! Et qu'il y ait deux donne ensuite la différence, donc une différenciation par rapport à l'indifférencié initial, une différence qui est en même temps ce qui lie et ce qui unit, car c'est la même chose qui distingue et qui unit et il ne fut pas non plus appelé Père avant qu'elle ne (Épinoia) l'ait nommé Père. – Qu'il ne soit pas appelé Père, c'est quelque chose qui se dit dans les premiers siècles, on le trouve chez saint Justin : « Le Créateur de l'univers n'a pas de nom, parce qu'il est non-engendré. Recevoir un nom suppose en effet quelqu'un de plus ancien qui donne ce nom. Ces mots Père, Dieu, Créateur, Seigneur et Maître ne sont pas des noms, mais des appellations motivées par ses bienfaits et ses actions ». (Justin, Deuxième Apologie VI).

d) Dunamis ("le Père") et Épinoia (18, 5).

18 5 De même donc qu'il s'est fait sortir lui-même de lui-même, se manifestant à lui-même sa propre Épinoia, ainsi Épinoia, une fois apparue, ne se mit pas à l'œuvre. Mais en le voyant, elle cacha en elle-même le Père, c'est-à-dire Dunamis. – Donc en premier elle ne l'appela par Père, en premier elle garda en elle caché le Père. –

Et Dunamis et Épinoia sont un androgyne (arsénothélus). Dès lors ils se correspondent l'un l'autre de façon symétrique, car Dunamis ne diffère en rien d'Épinoia, étant un (hen).

6 On trouve Dunamis dans les choses d'en haut, Épinoia dans celles d'en bas. Est également ainsi ce qui est manifesté par eux : étant un, il est trouvé deux ; androgyne ayant en lui la femelle. C'est ainsi que Noùs est dans Épinoia : inséparables l'un de l'autre, étant un ils sont trouvés deux.[25]

L'Épinoia qui était dans le Père et le Père qui est dans l'Épinoia, c'est la même chose, et cependant c'est deux, c'est-à-dire que c'est deux selon la perspective. Tout ce qui est vu du point de vue du deux est deux, mais pour "ceux d'en haut" ils sont trouvés un. Étant un ils sont trouvés deux, "trouvés" c'est-à-dire manifestés et révélés.

●   Caché-manifesté comme source du rapport un-multiples.

La structure peut être la plus fondamentale si on veut aborder les Écritures, est le rapport semence-fruit ou caché-manifesté. D'où vient cette décision entre caché et manifesté, en quoi y a-t-il mêmeté entre caché et manifesté, en quoi y a-t-il décision ?

Un autre thème johannique est celui de l'un et du multiple. Nous l'avons rencontré dans : « Si le grain ne tombe en terre et n'y meurt il demeure seul (monos) ; s'il meurt il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24)[26]

Nous avons à nous interroger d'abord sur ce qui a de grandes chances d'être le premier deux c'est-à-dire le caché et le manifesté, et ensuite par là sur la source du rapport de l'un et du multiple.

Ce thème du rapport de l'un et du multiple peut être pris en deux sens :

  • le monos (seul) peut être pris dans le grand sens : c'est le Monogenês par rapport aux déchirés et c'est par exemple médité dans le mot paradoxal et prophétique de Caïphe à la fin du chapitre 11 ;
  • mais en Jn 12, 24 c'est le contraire : le monos est pensé comme la solité qui est solitude négative, et le multiple est pensé comme l'accomplissement, c'est-à-dire les multiples en tant qu'unifiés dans le Monogène au sens positif.

Il y a un autre mot du même texte qui dit : « Toi et moi un. Ce qui est avant moi, toi. Après toi, moi. » (17, 3). Ce qui est énorme ici, c'est que nous passons, pour dire la même chose, au langage de toi et moi, qui chez nous est un langage purement psychologique. Nous avons déjà largement soupçonné que le Je christique ne doit pas du tout être pensé psychologiquement.

« Toi et moi un… avant moi, toi.» : qui dit cela ? Épinoia, c'est-à-dire ce qui est le point de vue perspectif. La même Épinoia ne peut être que postérieure, comme il nous échoit toujours de venir après. Nous venons après. Seulement, il n'y a d'avant que pour qui vient après. Et Épinoia est à la fois seconde et elle est le deux, elle a donc la capacité de dire « avant moi, toi ». Mais l'Épinoia accomplie – celle-là qui est l'union de Ciel et Terre qui est le meson diastêma – elle peut dire « moi ». Qui parle ainsi ? L'Épinoia. Mais qui est l'Épinoia accomplie ? Le Christ, autrement dit, c'est l'humanité, l'être homme comme christité[27].

Vous me direz, mais alors, qu'est-ce que ça fait pour nous ? Tout ! Parce que le même texte que nous lisons ici traite simultanément de la question de l'un et des multiples. Chacun de nos "moi" psychologiques ne peut pas dire cela, bien que certains adversaires de ce texte lui aient imputé cela par souci polémique, mais ce n'est pas du tout le sens originel. La révélation du Moi de Résurrection – pour parler cette fois le langage de Jean, – c'est-à-dire de la christité, voit la christité du Christ et son Pneuma (la christité répandue) précisément comme "un".

Vous vous rendez compte qu'il y a ici en même temps une méditation qui a à voir avec l'expression du temps, une méditation qui a à voir avec l'émergence du deux sur le mode du caché et du manifesté, et une méditation qui a à voir avec l'interprétation des multiples par rapport à l'unité ! Tout ce qui constitue le motif essentiel de méditation de saint Jean se trouve ici développé et médité.

 

2) Réflexions à partir du fragment X.

a) L'intervalle qui sépare les deux rejetons.

« Comme ils se correspondent de façon symétrique, ils forment un couple, et l'intervalle qui les sépare est constitué par l'Air insaisissable qui n'a ni commencement ni fin.» (18, 3)

●   Repères généraux.

De façon générale l'intervalle qui distingue est aussi celui qui unit ou celui qui sépare. Là nous avons l'intervention d'un des modes d'être trois : dès qu'il y a deux il y a trois puisque il y a les deux différents et la dif-férence, ce qui fait qu'ils se tiennent à distance, ils dif-fèrent, ils se portent de part et d'autre. Le "se porter de part et d'autre" peut être un porter qui se porte pour constituer l'unité de deux. Ce qui distingue peut être ce qui unit, ou bien ce qui sépare. Distinguer, ce n'est ni séparer ni réunir, en soi.

C'est Empédocle qui, le premier, a ajouté aux quatre éléments l'amitié et la haine, c'est-à-dire ce qui fait que ceux qui sont distingués le sont pour être unis en amitié ou sont distingués pour être ennemis.

Par ailleurs la question de l'intervalle entre ciel et terre peut être annoncée soit comme la verticalité qui est l'axialité, soit comme ce qui emplit l'intervalle. L'idée d'emplir a à voir avec l'idée de pneuma, donc le souffle, l'air etc. Il y a là tout un champ symbolique qui demande à être regardé de près.

« Béni soit celui qui vient dans le nom du Seigneur, le ciel et la terre sont emplis de la gloire (de la présence du Pneuma). » ; « Qui est celui qui est monté sinon celui qui est descendu » ; « Il est monté vers les hauteurs, il a donné des dons aux hommes », c'est-à-dire qu'il a empli de donation l'espace intervalle. Vous avez un certain nombre de textes fondamentaux qui sont très liés à la symbolique ciel-terre[28].

●   L'espace qui distingue et réunit Noùs et Epinoia.

Le texte indique que la disjonction Noùs et Epinoia est en même temps ce qui les réunit, mais les réunit en ouvrant un diastêma entre eux, une dis-tance, un espace qui préserve leur dif-férence et rend possible l'apparition de ce qui est à l'image du ni l'un ni l'autre. Désormais le ceci est l'un dans l'autre : pas seulement l'un et l'autre dans leur différence, mais l'un dans l'autre.

Le mot différence et le mot distance sont tous deux également possibles, et il est assez beau que les textes qui insistent sur l'aspect générationnel (père-fils) disent plutôt la dif-férence, donc "se porter à" ; dif-férer, c'est l'ouverture du temps. Et la dis-tance, c'est l'ouverture de l'espace : les textes qui parlent plus volontiers en perspective conjugale emploient plus volontiers le vocabulaire de l'espace. Il est remarquable qu'une méditation sur le temps et sur l'espace soit enracinée dans les toutes premières choses, y compris celles qui ont ensuite été appelées intra-trinitaires. Les conditions de possibilité de l'espace et du temps sont intra-trinitaires.

b) Visible et invisible comme disant le Père et le Fils.

On peut considérer que dans ce texte se trouve une méditation déjà trinitaire. En effet la première façon dont le rapport du Père et du Fils a été médité dès le début du IIe siècle, conformément à l'Évangile et à saint Paul en particulier, c'est la distinction de l'invisible et du visible : le Christ est image, c'est-à-dire visible de l'invisible. Ceci est dit par rapport au verbe être ; "être" qui est "venir", "apparaître", mais "apparaître selon". Cela a à voir profondément avec le temps.

Et dans le texte, ceux-là qui sont trois tout en étant le même sont médités dans un souci du même et de l'autre qui est infiniment plus proche du Nouveau Testament que la distinction d'unité de natures et trinité de personnes. Le mot de "personne" est un mot, en particulier pour nous, désastreux ; le mot de "nature", pas moins. Or ces mots n'arrivent qu'avec le IIIe siècle.

Dans le Nouveau Testament, visible et invisible ne sont pas à toujours à penser comme des choses différentes, mais comme des moments différents de la même chose, et pas des moments au sens temporel nécessairement, ce sont des aspects. Profondément le visible est gardé par l'invisible. Le dévoilement ce n'est pas : il y avait quelque chose derrière le voile qu'on ne voyait pas. Le dévoilement du mystère le dévoile en tant que voilé, ce n'est pas l'opposition simple : on voit ou on ne voit pas.

●   Le Christ comme le visible de l'invisible dans l'AT.[29]

Dans les premières réflexions chrétiennes on trouve des choses que la théologie classique a laissé tomber. Par exemple pour Justin (IIe siècle), les visiteurs d'Abraham à Mambré, le feu du Buisson ardent etc. c'est le Logos déjà en train de paraître jusqu'à ce que, en totalité il se recueille en Jésus Christ. Pour autant chez Justin il y a une distinction très nette entre ce qu'il appelle Dieu (Théos) et le Deutéros Théos (le Dieu second qui est le Logos). Ce qui les distingue c'est que le premier est in-nommable, invisible, non caractérisé, et nous retrouvons des termes utilisés dans le Platonisme et le néo-Platonisme à propos de Dieu.

Et vous voyez très bien qu'il y a une origine néo-testamentaire à ces considérations où le Christ est l'image et le visible de l'invisible ; il y a ce rapport du caché au manifesté qui est d'origine néo-testamentaire. Mais vous voyez aussi que cette simple idée, du fait qu'elle est pensée dans un langage emprunté à la philosophie grecque, se trouve d'une certaine façon compromise. Il y a une sorte de distance entre ce qui caractérise le Dieu invisible et le Dieu visible qui ne sera pas retenue lorsque la problématique sera celle de l'égalité du Père et du Fils (par exemple au concile de Nicée). Il est intéressant de voir que pour éviter le risque de subordinationnisme on a laissé tomber ce genre de spéculation. Et c'est dommage à la mesure où la notion du rapport du visible et de l'invisible est capitale, mais elle demande à être repensée autrement.

 

3) Les moments du récit de l'Apophasis Megalê.

M B[30] : J'aimerais revenir au rapport de ce que le texte appelle "la racine" et de ce qu'il appelle "le Père" (et qui, pour nous, est le Fils) : ce rapport je le pense forcément à partir de ce que j'ai entendu des textes johanniques ou pauliniens, « le Monogène du Père », « Le Père et moi nous sommes un » …

J-M M : « Le Père et moi nous sommes un » c'est forcément « Après toi, moi. » Mais il faut bien voir que "après" n'abolit pas, il accomplit.

Et il faut bien voir que le mot "Père" peut être employé à trois moments du schéma :

  1. Il y a le moment de l'aoraton, de l'invisible, de la racine : la racine c'est en haut toujours, elle est  appelée "père-mère, racine du Tout" (17, 4). D'elle sortent deux rejetons le Ciel et la Terre.
  2. Ensuite il y a la division du Ciel et de la Terre qui donne l'Air médian dans lequel est celui que le texte appelle Père. Ça fait trois termes.
  3. Enfin il y a l'union des divisés, cette union du Ciel et de la Terre étant identique au Père.

Nous avons donc quatre termes, et trois fois le mot "Père" peut être utilisé dans le cours de la narration. En effet, dans une grande partie de la littérature du IIe siècle, le mot "Père" n'est pas réservé à ce que nous appelons Dieu le Père[31], et « Jésus notre Père » est une chose qui se trouve dans des textes du IIe siècle[32]. Du reste, il hérite du Nom. Il s'appelle patronymiquement Père parce qu'il hérite le nom du Père.

Le Père n'est même pas un nom d'ailleurs pour la racine qui est an-onomaston. Ce que nous envisageons ici et qui est appelé racine, est in-nommable, « invisible, im-préhensible » (18, 2), c'est-à-dire qu'il n'a aucune détermination et il n'est même pas perspectif, je veux dire par là qu'il ne dépend pas d'un point de vue.

Lorsque paraît la dualité, le premier deux est double. Il est double comment ? C'est une chose que je n'ai pas dite aussi. Il est double en ce sens que, en lui, s'accomplit la manifestation. Or la manifestation peut être : ou la présence de ce qui est manifesté, ou ce qui cache le manifesté, à la mesure où il y a déjà deux. Voilà un thème, par ailleurs, qui est repris par Heidegger.

La première manifestation, première pour nous, c'est la dualité, c'est-à-dire que l'Épinoia ne manifeste pas le Père, elle le cache en elle, mais le mot de "caché" a lui-même une signification double, à savoir que toute la plénitude est dans le caché mais elle y est comme caché précisément par cela qui la révèle.

Pour notre auteur, l'Air médian est lui aussi appelé Père mais Père précisément des choses qui, elles, auront des limites, et il est assimilé au Pneuma de Dieu qui était porté sur les eaux[33] : « Dans l'arkhê Dieu fit ciel et terre, et le Pneuma de Dieu était porté sur les eaux. » (Gn 1, 1). Ce texte est un des premiers commentaires qui existent au IIe siècle des premiers versets de la Genèse dans la littérature chrétienne.

Or cette Épinoia comme toute manifestation est à la fois ce qui cache et ce qui révèle :

  • en tant qu'elle cache elle est seulement image.
  • en tant qu'elle révèle, elle est l'image accomplie, c'est-à-dire la venue à présence de ce qui n'a pas d'autre présence ou d'autre venue qu'elle, et qui est précisément cet espace médian ou ce Père médian.

Parenthèse :

Dans le texte il y a un glissement continu des désignations et des dénominations, ce qui en rend difficile l'intelligence alors qu'il est lumineux à certains égards.

Ce qui nous en rend difficile l'intelligence c'est que, quand nous voulons penser quelque chose, il faut que ce soit un sujet qui serait de préférence un homme (une substance qui par ailleurs serait un homme, un connaissant) ou une idée : un sujet ou une idée. Ce sont les deux sens du mot ousia. C'est : ou l'ousia au sens de "ceci que voici" c'est-à-dire ce sujet ; ou la définition de "ce que c'est". C'est donc du côté de la substance ou du côté de l'essence.

► Oui, puisque "ce que c'est", nous ne pouvons même pas y accéder : c'est un manifesté caché / révélé auquel nous n'avons pas accès puisque nous ne sommes pas en état de le recevoir.

J-M M : Alors, ceci à plusieurs titres : d'abord parce que ce qui précède est antérieur – nous aurons à réfléchir sur la situation de "antérieur" dans ce cas-là – il est antérieur à tout regard, n'est pas regardable, c'est-à-dire n'a pas de visage –, et en plus, cela qui le révèle est très précisément cela qui, en même temps, le cache.

► Pas seulement au titre de la méprise ?

J-M M : Si, là, en effet c'est au titre de la méprise qui consiste à prendre la chose manifestée "à la place de" et d'oublier le manifesté qui est le Père. Là nous nous approchons d'un langage de type heideggerien, mais les choses sont très proches avec des différences. Les deux sont très émulateurs pour essayer de penser cela.

Fin de la parenthèse.

Or cette Épinoia est grande quand elle est une avec le Père médian, mais elle l'est dans le moment où elle l'appelle "Père", car il n'y a pas de Père avant qu'elle ne l'appelle "Père". Ceci est un thème qui se trouve tout au long du IIe siècle, même dans les auteurs les plus orthodoxes (mais que veut dire orthodoxe à cette époque) c'est l'époque où on lit : « Il n'était pas Dieu avant qu'il y eu "quelqu'un" pour le nommer "Dieu". » Si j'appelle ce "quelqu'un" "l'homme", cela signifie "l'homme dans un sens éminent" et c'est celui qui, chez les chrétiens, a la signification du Christ, c'est-à-dire de l'unité effective de l'humanité tout entière. Et de fait il n'y a pas Père avant que le Christ ne l'appelle "Père". Vous voyez en quel sens je dis ça ?

Ce qu'il faut entendre ici, c'est qu'il n'y a pas de Dieu sans l'homme, à condition que cela ne signifie pas du tout que c'est l'homme qui fabrique le Dieu ! Dieu n'est pas Dieu sans l'homme, il est in-nommable et in-nommé puisque c'est l'homme qui nomme. Ça ne signifie pas que ce soit l'homme qui fabrique le Dieu, mais ça signifie que la possibilité de nommer Dieu et l'être-homme sont co-appartenants.

► J'entends que le verbe être en français réduit quelque chose. Pour nous "être" c'est quelque chose que nous voyons instinctivement. Et là en fait, on va de l'invisible (qui sera toujours invisible) au manifesté révélé dont nous n'avons pas la connaissance.

J-M M : Nous ne voyons rien, nous ne connaissons rien que nous ne disions être. Être et connaître sont coextensifs. Tout ce à quoi nous attribuons d'être, rien de cela n'est susceptible de nommer ce qui est visé avant qu'il y ait la distinction du dit et du disant, du vu et du voyant.

Tout le monde connaît le mot de Voltaire : « Dieu a créé l'homme à son image, l'homme le lui a bien rendu. » Ce mot, si on le prend dans un sens autre que celui que vise Voltaire, est un mot prodigieux. On peut en effet le prendre en deux sens :

– que l'homme ait fait Dieu à son image, c'est l'histoire de l'humanité. Nous ne cessons pas de faire cela. C'est l'idolâtrie. Adorer notre idée de Dieu, c'est-à-dire adorer un Dieu qui est dans le champ de notre capacité de dire "être", est idolâtrique comme le dit Paul quand il dit qui est Dieu : « Au Dieu qui peut, en surdébordement par rapport à notre capacité de penser et de désirer … » Un Dieu qui est à la pointe de notre désir est une idole.

– Mais dans un sens beaucoup plus profond « l'homme le lui a bien rendu », oui, le Christ a totalement rendu à Dieu d'être à son image. L'humanité christique est l'accomplissement de l'image.

Du reste dans les premiers siècles, l'expression du verset 26 de Gn 1, « Faisons l'homme à notre image », est lue dans le sens de « Faisons le Christ ressuscité » c'est-à-dire « Faisons le Christ dans sa dimension de résurrection ». Et au verset 27, « Mâle et femelle il le fit » : comme le dit saint Paul en Ep 5, 32, le Christ est l'époux et l'Ekklêsia (l'humanité rassemblée) est l'épouse, c'est-à-dire que là aussi nous trouvons simultanément la première apparition du deux et l'inclusion des multiples dans le deux, dans le deux quand il est réconcilié à l'unité.

 

IV – Réflexions en lien avec l'Apophasis Megalê

 

1) Dans quel contexte s'est développée l'idée de Trinité ?

a) Quatre relations à l'origine de la Trinité.

De qui parle le petit texte ? On ne sait pas. Mais, en fait, il parle de Dieu. Il m'intéresse pour cette raison que, très précisément, c'est un texte qui porte sur le quatre et pas sur le trois[34]. C'est une méditation qui peut nous aider à comprendre sur quel terrain, dans quel contexte, se développe quelque chose comme l'idée de Trinité.

●   Les deux dyades de la Trinité.

En effet il y a une infinité de façons de construire des triades (le rapport de trois). Or ce que nous trouvons dans notre Écriture, c'est bien sûr le Nom au singulier, du Père, du Fils et du Saint Esprit, mais ce qui est traité habituellement, ce sont deux dyades :

  • le rapport vertical Père-Fils qui a une importance considérable chez saint Jean,
  • et le rapport Christos-Pneuma, une sorte de rapport horizontal.

Cependant ceci, pour la théologie chrétienne, ne fait qu'un ternaire, parce qu'il n'y a pas de différence entre le Christos et le Fils.

●   Père, Fils et Esprit en termes de relations subsistantes.

Même la théologie la plus classique très tardive, la théologie de Florence au XVe siècle, dit qu'il y a quatre relations réelles en Dieu, mais trois termes distincts : « En Dieu tout est un, sauf là où il y a opposition de relation. »

Voici les quatre relations dont parle Jean-Marie Martin:

Il y a deux relations pour le rapport Père / Fils :

  • la paternité (Père -> Fils) : le Père engendre le Fils ;
  • la filiation (Fils -> Père) : le Fils est engendré par le Père ;

Il y a deux relations pour le rapport "Père et Fils" / Esprit :

  • la spiration[35] (Père et Fils -> Esprit) : Père et Fils spirent l'Esprit ;
  • la procession (Esprit -> Père et Fils) : l'Esprit procède du Père et du Fils.

Il y a opposition de relation entre paternité et filiation (d'où deux relations) ; et il y a opposition de relation entre spiration et procession, mais le Spirant, c'est le Père et le Fils qui sont déjà nommés, donc la spiration n'a d'opposition relative ni à la paternité ni à la filiation (donc elle ne définit pas de nouvelle relation),  par suite la procession définit une troisième relation, donc cela ne fait que trois relations qui correspondent à Père, Fils, Esprit[36]. C'est de la théologie tout à fait classique, loindes sources que nous essayons de réentendre, mais qui en garde des choses très précieuses.

b) Le Fils est le "Notre Père substantiel" en charge de l'humanité.[37]

Par exemple ceci peut nous aider à entendre que le Fils est le Notre Père substantiel. En effet les relations en Dieu ne sont pas inhérentes, c'est un pur être-tourné-vers, un pur être-pour-autrui ; ce n'est pas quelqu'un qui est en outre pour autrui ou tourné vers autrui, c'est le "pur être-pour-autrui". Ainsi le Père n'est pas "quelqu'un" qui a une relation au Fils ; être Père ce n'est rien d'autre qu'être vers ou pour le Fils.

De même le Christ est parole tournée vers Dieu, il est le Notre Père substantiel. Mais lorsque saint Jean parle de la relation du Christ au Père, il parle toujours du fait que c'est une relation dans laquelle le Christ est en charge de la totalité de l'humanité. Le Christ est ce jet (ou ce trajet) de l'humanité vers le Père : c'est ce qu'il est : il est parole (prière) tournée vers le Père (Jn 1, 1) ; c'est ce qu'il fait : « Je vais vers le Père » ;  c'est ce qu'il dit dans le tra-jet de la prière : « Levant les yeux vers le ciel il dit : "Père". » (Jn 17, 1). Ce sont de multiples modes d'expression de la relation constitutive du Père et du Fils.

c) Dieu époux et Père du peuple.[38]

Le thème du rapport de Dieu et de son peuple comme un rapport d'époux et d'épouse court tout au long de l'Ancien Testament. C'est un thème prophétique qui se trouve d'abord chez Osée, et qui est repris dans bien des endroits : Dieu est celui qui a tiré l'humanité du ruisseau etc. Presque tous ces textes sont rassemblés dans un petit volume du début du IIe siècle, l'Exégèse de l'âme[39]. C'est un texte gnostique très pertinent. Donc ce thème-là est un thème connu.

Par ailleurs le rapport de Dieu et du peuple est aussi un rapport de père et de fils : mon peuple, c'est mon fils. Dans l'Ancien Testament, l'expression "fils de Dieu" désigne le peuple, et a donc un sens spontanément collectif. Par exemple pour dire le retour d'Égypte de Jésus enfant après la mort d'Hérode, Saint Matthieu écrit : « J'ai rappelé mon fils d'Égypte » (Mt 2, 15). Cette phrase est prise au prophète Osée : « Quand Israël était jeune je l'ai pris en affection : du fonds de l'Égypte j'ai appelé mon fils » (11, 1), et d'après le contexte cette phrase signifie « J'ai rappelé mon peuple de la servitude d'Égypte. »

La double thématique père / fils et époux / épouse est donc déjà pensée dans l'Ancien Testament dans le rapport de Dieu et de son peuple choisi, et est reprise dans le Nouveau Testament par Paul avec les deux mêmes types de rapports : Père/Fils et Christos /Ekklêsia. Les incongruités qui en résulteraient si on voulait faire un arbre généalogique ou familial des rapports n'ont aucune importance. Nous avons ici à chaque fois la mise en œuvre de quelque chose qui précède les deux premiers deux.

d) Dieu Père/Mère.[40]

Le texte de l'Apophasis Mégalê commence par le couple (masculin/féminin) alors que la pensée dominante commence par Père / Fils. J'ai dit "commence", mais en fait il y va de cette antériorité qui n'est pas, bien sûr, chronologique.

En réalité dans le Nouveau Testament ces deux dualités se croisent, mais ne se croisent pas également de la même manière :

  • la première génération, Père-Fils, est sans mère ;
  • la première génération du Verbe (de Jésus) est sans père.

Autrement dit la gestion de ces choses-là est méditée très soigneusement et subit des répartitions, des mises en place.

À l'arrière-plan de cela, sans doute, ce qui est premier, comme le dit explicitement mon petit texte, c'est arsénothélus (masculo-féminin) dans une indifférenciation (18, 4-5). Et la première différenciation, la première distance est celle du masculin et du féminin. Cela rend possible l'union du masculin-féminin, ce qui fait que Dieu pourrait être considéré comme Père et Mère. Ceci n'est pas exclu, mais il faut être très attentif aux symboliques et ne pas inventer.

En Dieu, le féminin a sa place puisque le Pneuma est le féminin de Christos. En effet le mot pneuma est neutre en grec mais il traduit le mot rouah qui est féminin en hébreu. Seulement le Pneuma n'est pas la Mère du Fils.

Méditer sur les dualités est autre chose qu'utiliser des slogans d'humeur, même si ceux-ci peuvent être nécessités dans leur lieu. La question est passionnante : pourquoi  y a-t-il place pour du masculo-féminin ? Pourquoi une génération sans mère dans la Trinité et une génération sans père dans l'Incarnation, qui est une gestion des possibilités fondamentales de la symbolique première ? Et il y en a d'autres en même temps, à côté, etc.

e) Monogenês et Prôtotokos : Fils un et Fils premier.[41]

Le Monogenês est le Fils un, et le Prôtotokos est le Fils premier, ce qui n'est pas du tout la même chose. S'il est "un", il est seul fils et il est monogène premièrement ; s'il est "premier" c'est qu'il y en a d'autres, c'est-à-dire qu'on entre dans un ordinal : premier, deuxième, troisième… Comme le dit le texte : « Il est deux parce qu'il est le premier »[42]

Le monos est un, mais il n'est pas prôtos : le un n'est jamais premier, c'est ce que mon petit texte dit avec beaucoup de précision.

Par exemple si je prends l'une des deux dualités fondamentales, celle du masculin-féminin en tant que un (et il en même temps) le monos est toujours suspectable, il a plusieurs sens :

  • il peut être considéré comme l'indifférencié, celui qui n'est ni mâle ni femelle.
  • il peut être l'unité pleinement accomplie des deux après qu'ils se soient polarisés, ce qui n'est pas l'unité d'indifférenciation. Et ceci est très important à penser, puisque c'est une unité qui n'efface pas la vérité de je et de tu.

Suivant que je parle de l'indifférencié ou au contraire de l'union accomplie de ce qui a été différencié, je ne parle pas de la même chose. Ou plutôt,je parle de la même chose, mais je parle d'un moment séminal et d'un moment accompli de cette même réalité séminale.

Dans tout ce qui est de l'ordre des deux (du rapport père-fils ou du rapport masculin-féminin) à l'horizon reste, de toute façon, le rapport semence-fruit. Et il faut faire des distinctions :

  • le masculin seul et le féminin seul : l'un et l'autre sont inféconds,
  • le féminin est privatif, négatif par rapport au masculin seul, mais le féminin est l'accomplissement du masculin lorsque le masculin s'accomplit. C'est-à-dire que le féminin est dans l'ambiguïté : il est plus et il est moins.

 

2) Deux points de vue en Jn 4, 35 et en Apophasis Mégalê 18,5.

●   La vue d'en haut et la vue d'en bas (Jn 4, 35).

Van Gogh, champ de blé, 1988Saint Jean a le souci de mettre en cause notre mode d'être au temps. « Ne dites-vous pas encore un quadrimestre et vient la moisson ? Moi je vous dis, levez les yeux et contemplez les champs, ils sont blonds, prêts pour la moisson » (Jn 4, 35). Il y a deux regards :

  • il y a le regard pertinent du paysan qui dit « encore un quadrimestre et c'est la moisson » ;
  • et en revanche « Levez les yeux, c'est maintenant », il y a donc une vue haute.

Dans un premier temps on pensera qu'il y a une vue erronée et une vue pertinente, que la moisson est en train de venir et qu'elle n'est pas là. Cependant, ce n'est peut-être pas ça la différence parce que nous avons à l'oreille la phrase répétée très souvent : « L'heure vient et c'est maintenant ». Donc "elle vient". Et vous savez que le mot que nous traduisons par "futur", en grec c'est ta erkhoména, les choses qui viennent. Quelle est l'identité indiquée par "c'est maintenant" ? Pour l'instant nous ne savons pas, mais cela ouvre la question de ce qu'il faut bien appeler provisoirement deux points de vue : d'un point de vue on est dans un délai de quatre mois à venir, et d'un autre point de vue c'est maintenant, les champs sont blonds prêts pour la moisson.

Que signifie la notion de point de vue, de point d'où voir[43] ? Ceci est peut-être là pour nous indiquer qu'il y a un regard qui relève de notre natif et qu'il y a un autre regard sur le temps. Seulement il ne faut pas entendre les "points de vue" comme des dispositions aléatoires. Les points de vue sont des sites fondamentaux : on voit selon le site dans lequel on est.

●   Détour par des sentences de l'Apophasis Mégalê.

Évidemment ceci me fait penser à une phrase qui se trouve dans mon petit texte qui s'appelle l'Apophasis Mégalê (La Grande Révélation).

La phrase de ce texte que je retiendrai d'abord c'est celle-ci : « Moi et toi, un ; avant moi, toi ; ce [qui vient] après toi, moi » (17, 3). Voilà une belle énigme ! Ça fait longtemps que je médite cette phrase, presque tous les jours depuis 50 ans !

Il y a de magnifiques sentences dans ce petit texte. En voici une autre : « Le petit deviendra grand » (14). Ça, on est sûr que ça appartient au texte parce que, quand celui qui rapporte ces fragments se charge de les commenter, ça brouille tout, mais parfois il précise que c'est bien le texte[44].

Ce qui est intéressant dans la première formule que j'ai citée, c'est qu'il y a la question de l'unité et de la dualité : la question de l'unité est d'abord traitée en rapport de je et tu, une chose qui nous intéresse depuis toujours, et ici dans le texte je et tu sont dans un rapport d'avant et après : avant moi, toi ; après toi, moi. Alors n'allez pas penser que nous sommes une seule chose : avant moi c'était toi, mais maintenant c'est moi qui prends la place ! Non.

Là je pense que c'est un passage sur quoi nous reviendrons, d'autant plus qu'un peu plus loin, le texte dit qu'ils sont deux pour ceux d'en bas mais un pour ceux d'en haut (18, 6). Donc là aussi il y a deux vues – ils sont mis au pluriel, mais peu importe – : il y a une vue d'en haut et une vue d'en bas. La vue d'en haut voit un et la vue d'en bas voit deux. En un certain sens ces deux vues sont justifiées parce que la véritable unité, encore une fois, n'est pas la solitude. Ça correspond dans ce petit texte à la répartition du ciel et de la terre, le haut et le bas, la vue d'en haut et la vue d'en bas, autrement dit, ça n'est pas "nécessairement" la répartition d'entre une vue falsifiée et une vue correcte. C'est encore autre chose qu'en saint Jean.    

●   Le rapport je-tu et la nouveauté christique.

La notion de falsification est très importante. Nous avons abondamment dit que notre mode d'être à "je" et par suite à "tu" est nativement dans une certaine falsification[45], c'est-à-dire que l'humanité est dans une situation de déchirement, les hommes sont les dieskorpismena. L'unité est toujours en rapport à la fois avec le deux, mais aussi avec les multiples et l'Un[46].

Et il ne serait pas étonnant que, si les pronoms personnels sont touchés par la falsification, la temporalité aussi soit touchée par la falsification.

 

En guise de conclusion[47]

Souvent il faut faire des détours très patients, il faut lire pendant des années de vieux textes bizarres à première vue, pour trouver les choses les plus attirantes du texte de saint Jean dans son évidence première. Mais ce sont pour nous, à première vue, des textes bizarres. Il faut les entendre à partir des présupposés d'où ils parlent, c'est là qu'ils font sens, et non pas à partir de nos questions. Nos questions sont intéressantes, cependant elles ne seront jamais décisives, elles nous servent de chemin, elles ont besoin de se reformuler, de se redire.

Par exemple dans notre cosmographie ciel et terre ne sont pas deux complémentaires car la terre est un bout du ciel, tandis que, dans nos textes, ciel et terre c'est constitutif comme mâle et femelle, c'est la dénomination des deux premières choses dont l'union est la révélation de ce qui les précède, c'est-à-dire l'homme comme révélation de Dieu[48].

 « Ciel et terre » et « mâle et femelle » ne sont pas des notions cosmogoniques ou biologiques, ce sont des polarités constitutives de tout être : tout homme est le lieu de réconciliation (ou de divorce) du pôle céleste et du pôle terrestre, ou le lieu de conciliation (ou de divorce) du pôle masculin et du pôle féminin. C'est-à-dire que ciel et terre a à la fois une dimension que nous appellerions, rapidement, cosmique, et une dimension à l'intérieur de ce que nous appelons abusivement un individu (c'est-à-dire un indivisible) alors que nous sommes radicalement divisés dans une polarité unifiante. Ensuite ça prend place dans le rapport à autrui avec la signification du rapport masculin/féminin tel qu'il intervient chez nous. Il faut savoir que purusha et prakriti[49] en Inde, et yin et yang[50] en Chine, ont ces mêmes dimensions. Ce ne sont pas des dénominations sectorielles, l'un de la biologie animale et l'autre de la cosmographie physique spatiale. Ce sont des lieux fondamentaux de méditation. Cela fait plus de 50 ans que je médite ces lieux-là et je suis loin d'y voir clair.

 

Réflexions à partir de l'Apophasis Mégalê

PLAN     

I – Préalables.

II – Extrait du fragment VIII ter.
                   a) Il y en a trois qui se tiennent debout (17, 1-2)
                   b) La petite phrase de J-M Martin (17,3).
                   c) La racine du Tout (17,4).

III – Fragment X. 
         1) Lecture suivie du texte.
                   a) La racine et ses deux rejetons (18,2).
                   b) Les deux rejetons et l'intervalle qui les sépare (18,3).
                   c) La Dunamis androgyne d'où sort Épinoia (18,4). 
                   d) Dunamis ("le Père") et Épinoia (18, 5).
         2) Réflexions à partir du fragment X.  
                   a) L'intervalle qui sépare les deux rejetons.
                        b) Visible et invisible comme disant le Père et le Fils.
         3) Les moments du récit de l'Apophasis Megalê.

IV – Réflexions en lien avec l'Apophasis Mégalê.
         1) Dans quel contexte s'est développée l'idée de Trinité ?
                   a) Quatre relations à l'origine de la Trinité.
                   b) Le Fils est le "Notre Père substantiel"…
                   c) Dieu époux et Père du peuple.
                   d) Dieu Père/Mère. 
                   e) Monogenês et Prôtotokos : Fils un et Fils premier.
         2) Deux points de vue en Jn 4, 35 et en Apophasis Mégalê

En guise de conclusion.                                                                                          



[1] Un morceau du fragment VIII et le fragment X, ils correspondent respectivement aux paragraphes 17 et 18 de l'édition de P. Cruice. Les numéros des fragments (VIII et X) sont ceux de J. M. A. Salles-Dabadie  (voir note 14). Une traduction française du texte lui-même figure au début du II et du III de ce message : pour faciliter le repérage, dans chaque fragment cité, les paragraphes sont numérotés, mais cette numérotation n'est pas officielle.

[2] Mon amie Colette Netzer a relu ce travail avant que nous en donnions un exemplaire à J-M Martin en juin 2016 en lui demandant de le regarder. Il ne m'a rien demandé de changer... mais il est vrai qu'en général il nous fait confiance et ne relit pas de façon précise nos transcriptions !

[3] J-M Martin disait cela en 2008.

[4] À cette époque les auteurs chrétiens citent ceux qu'ils appellent hérétiques pour les combattre. Et justement l'Apophasis Megalê se trouve dans un livre de réfutation d'hérésies, voir plus loin.

[5] Voir Ac 8, 9-24. Simon le Mage offre de l'argent à Pierre pour obtenir le pouvoir de donner lui aussi le Saint-Esprit en imposant les mains (versets 18-19), de là vient le nom de simonie.

[6] Le roman pseudo-clémentin est un apocryphe du Nouveau Testament connu en deux recensions grecques, les Homélies et les Reconnaissances, la deuxième n'étant conservée que dans sa seule traduction latine effectuée par Rufin d’Aquilée. Elles remontent à une source commune, appelé « Écrit de base », qui date probablement de la première moitié du IIIe siècle.

[7] L'Elenchos est écrit après 222, ne subsistent que les livres I et IV à X. Le livre I, connu depuis longtemps, fut d'abord édité en 1701 sous le nom Philosophumena  en étant attribué à Origène, et le reste vient d'un manuscrit découvert au mont Athos et ramené à Paris. La première édition réunissant le tout date de 1851. En 1859 une édition grecque et latine fut insérée à la suite des œuvres d'Origène dans la patrologie grecque de Migne. Ensuite l'attribution à Origène fut contestée, et on attribua majoritairement l'ouvrage à Hippolyte.

[8] Dans les premiers fragments de l'Apophasis Megalê il est question de trois couples : Noùs-éponoia (Intellect-Pensée) qui correspond à Ciel-Terre, Phonê-Onoma (Voix et Nom) qui correspond à Soleil-Lune ; Legismos-Enthumesis (Raison et Réflexion) qui correspond à Air-Eau. Dans les fragments étudiés ici il n'est question que de Noùs-Épinoia. Dans la gnose valentinienne, ce ne sont pas les mêmes couples, voir par exemple le schéma dans Arbre généalogique de la gnose chrétienne et la présentation dans Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote. .

[9] Par exemple : « Dieu engendra son Verbe, qui était immanent en son sein, et le produisit avec sa Sagesse avant toute  chose. Il eut ce Verbe comme ministre de toutes ses œuvres, et par lui il a tout fait. On l'appelle  Principe, parce qu'il est le Principe et le Maître de tout ce qui a été créé par lui. C'est lui, Esprit de Dieu, Principe, et Sagesse et Force du Très-Haut, qui descendait sur les prophètes et racontait par leur bouche ce qui concerne la création du monde et tout le reste [...] Pour qu'on sache que dans son Verbe Dieu a fait le ciel et la terre et ce qu'ils contiennent: “Dans le principe, dit-il, furent créés par Dieu le ciel et la terre”. »  « [...] Le Verbe existe toujours immanent (Logos endiathétos) dans le cœur de Dieu. Avant que rien ne fût, il tenait conseil avec lui qui est son intelligence (noùs) et son sentiment. Et quand Dieu décida de faire tout ce qu’il avait délibéré, il engendra ce Verbe au-dehors (Logos prophorikos), Premier-né de toute créature, sans être privé lui-même de Verbe, mais ayant engendré le Verbe et s’entretenant toujours avec son Verbe » (Théophile d’Antioche, Trois Livres à Autolycus, II, 10 et 22 ; SC 20, p. 89 et 105).

[10] « Le Verbe lui-même prend sa forme et son ornement, c'est-à-dire le son et la voix, lorsque Dieu dit: “Que la lumière soit!” Voilà donc que la naissance du Verbe est complète, maintenant, qu'il a été manifesté par Dieu, créé d'abord dans la pensée sous le nom de Sagesse: “Dieu me créa au commencement de ses voies.” Il est ensuite engendré effectivement: “Lorsqu'il étendait les cieux, j'étais là.” […] Il n'a donc jamais été séparé ou différent du Père, puisqu'il dit: “Mon Père et moi, nous ne sommes qu'un.” Voilà de quelle manière la vérité entend l'émanation, gardienne de la vérité, et en vertu de laquelle nous disons que le Fils a été engendré, mais non séparé. Dieu a produit le Verbe hors de lui, ainsi que l'enseigne le Paraclet lui-même, comme l'arbre sort de la racine, le ruisseau de la fontaine, le rayon du soleil.»  (Tertullien, Contre Praxéas VII-VIII).

[11] « Dieu est père, Dieu est aussi juge; mais il ne s'ensuit pas qu'il ait toujours été père, ni qu'il ait toujours été juge, parce qu'il a toujours été Dieu. En effet, il n'a pu être père avant d'avoir un fils, ni juge avant qu'il y eût des offenses. Or, il y eut un temps où il n'existait ni offense pour faire de Dieu un juge, ni fils pour faire de lui un père...» (Tertullien, Contre Hermogène, III, traduction Eugène-Antoine de Genoude).

[12] En particulier en référence à ce que dit la Sagesse : « Le Seigneur m'a créée, commencement de ses voies, en vue de ses œuvres. Avant le temps, il m’a fondée, au commencement. » (Pv 8, 22-23, Septante)

[13] J-M Martin était professeur de dogmatique à l'Institut catholique de Paris, il l'a en haute estime, mais explique qu'il faut bien l'entendre (cf. Du bon usage des dogmes).

[14] En 1860, une édition de Philosophumena en grec (avec traduction en latin) a été publiée par l’abbé Patrice Cruice et imprimée par ordre de l’Empereur. Le texte a été divisé en grands paragraphes (sont cités ici les paragraphes 17 et 18 du livre VI). Les notes de Cruice contiennent des variantes et des observations. Il existe une traduction en français, Philosophumena, faite par A. Siouville, Archè Milano 1988. On trouve la liste des fragments dans Recherches sur Simon le mage de J. M. A. Salles-Dabadie, Revue biblique n° 10, éd Gabalda Paris 1969, l'intérêt de ce livre est d'avoir les fragments en grec mais la traduction en français n'est pas bonne.

[15] Cette partie est extraite de la séance du 17/12/2008 sur le Temps johannique à Saint-Bernard.

[16] C'est une phrase qu'il a citée à de très nombreuses reprises en disant qu'elle était dans son "petit texte".

[17] Le commentaire vient d'une des rencontres du cycle "Ciel-Terre" au Forum 104, début du II du Chapitre II – "Ciel et terre" chez saint Jean.

[18] Sur les différentes figures féminines, voir "L'Exégèse de l'âme", les figures féminines en st Jean : Marie est à la fois mère, épouse et sœur ; dans l'Exégèse de l'âme le Christ est à la fois le frère et l'époux de l'âme.

[19] Par exemple saint Paul lit Gn 1 de telle sorte que ciel-terre recouvre mâle-femelle (voir le commentaire de 18, 3 au III 1° b). Lors de la séance du 3 janvier 2001 dont la transcription figure au II, J-M Martin a dit en introduction : «Il nous revient de méditer sur le rapport du premier deux. Nous trouvons cette question méditée de façon prodigieuse dans quelques textes du IIe siècle. C'est la même question qui se trouve posée dans le texte que nous lisons dans nos études sur Heidegger, sur la différence du ciel et de la terre, qui sont les deux premières choses. Ces méditations se fortifient, se conjuguent. Je n'en tire rien d'un point de vue d'historien. » Cette année-là le groupe Heidegger lisait L'homme habite en poète.

[20] L'essentiel de cette partie vient de la rencontre du 3 janvier 2001 à Saint-Bernard-de-Montparnasse sur le thème de la Vie éternelle. J-M Martin a en partie cité le texte. Dans la partie où il l'a seulement glosé, le texte a été ajouté. L'introduction à cette séance figure dans la note précédente.

[21] Voir un peu plus loin au 2° b  § Le Christ comme visible de l'invisible (Justin).

[22] Dans le fragment IX, nourrir les êtres est qualifié d'action maternelle : « Le feu qui est simple, subit deux transformation : chez l'homme, le sang qui est chaud et rouge à l'image du feu, se transforme en semence, tandis que chez la femme ce même sang se transforme en lait ; la forme masculine devient génération, la forme féminine devient nourriture pour le nouveau-né. » Ensuite il applique cela à l'épée flamboyante  qui tournoie pour garder l'arbre de vie (Gn 3, 24) « Le sang se tournant en semence et en lait, la même puissance (dunamis) devient père et mère : père des êtres qui sont engendrés, nourriture des êtres qui grandissent. »

[23] Voir un exemple un peu plus loin au 2° b  § Le Christ comme visible de l'invisible (Justin).

[24] Voir l'explication de la traduction au II 2°.

[25] Il y a un glissement des noms : Père, Dunamis, Noùs. Sur les occurrences du mot "Père" voir au 3°.

[27] Sur le thème de la christité voir les messages du tag christité, en particulier La christité présente en tout homme. La figure de l'Eglise dans le monde

[28] « Le monde juif disait à l'époque de Jésus que le ciel et la terre étaient réciproquement fermés l'un à l'autre depuis que la prophétie s'était tue. C'est pourquoi l'Évangile s'ouvre par l'ouverture du ciel à la terre. Et ça parle : « Tu es mon fils » s’adresse à la totalité de l'humanité dans le Christos comme c'est bien précisé chez saint Jean. Telle est donc cette première salutation, cette ouverture : les cieux ouverts à la terre. Et la terre ouverte au ciel n'a pas le même sens que la terre fermée au ciel. » (J-M Martin, au II chapitre II du cycle Ciel-Terre).

[29] Extrait de Penser la Trinité. Lire la suite : § « Qui me voit, voit le Père ».

[30] Comme lors de chaque séance à  Saint-Bernard-de-Montparnasse, Maurice Bellet était à côté de J-M Martin. Il connaissait lui aussi le texte.  Plusieurs interventions viennent de lui, celle-ci étant légèrement modifiée.

[31] « Les Juifs persistent à croire que c’est le Père de l’univers qui a parlé à Moïse, tandis que c’est le Fils de Dieu…. » (Justin, 1ère Apologie, LXIII). « Lorsque mon Dieu dit : Dieu est monté d’auprès Abraham, ou le Seigneur a parlé à Moïse, et le Seigneur est descendu voir la tour qu’ont bâtie les fils des hommes, ou lorsque Dieu ferme du dehors l’arche de Noé, vous ne croyez tout de même pas que ce soit le Dieu inengendré lui-même qui descend ou qui monte de quelque part. » (Justin, Dialogue avec Tryphon, 127). Cf. La christo-théologie de saint Justin.

[32] Nous pensons prioritairement Jésus sous le nom de Fils, mais ce n'était pas le cas au début. « Au cours du IIe siècle la méditation sur Dieu utilise essentiellement les mots de Sophia et de Logos presque pas le nom de Fils. Elle le connaît certes. La raison en est qu'il est très difficile de faire entendre aux Grecs que Dieu a un Fils sinon dans un langage qui serait purement mythologique. Mais nous savons que le premier christianisme a choisi de réfuter la mythologie pour se confier complètement à la philosophie grecque. Or pour celle-ci, que Dieu ait un Fils paraît aberrant, en revanche que Dieu soit Logos convient parfaitement. » (J-M Martin, fin du 4° du Chapitre IX : Le mot logos  de la session sur le Prologue de l'évangile de Jean).

[33] Fragment VIII : « Si les trois éons qui se tiennent debout n'étaient pas, ne s'ordonnerait pas en cosmos l'être inengendré qui, selon eux (les Simoniens) est porté au-dessus des eaux » (17, 2).

[34] cf § "Trois moments et quatre termes au III 2° c

[35] Le mot "spiration" a été choisi en fonction du mot spiritus qui désigne l'esprit en latin : la "spiration" est l'acte par lequel l'Esprit Saint procède "du Père et du Fils" (si on admet le Filioque) : le Père et le Fils ensemble spirent l'Esprit. De même qu'on peut dire que Père et Fils sont Engendrant et Engendré, on dira que "Père et Fils" sont Spirant et que l'Esprit Saint est Spiré. À ce sujet voir  Penser la Trinité , § Relations subsistantes p. 117-118.

[36] Le XIe Concile de Tolède (en 675) précise cela : « Ce qu'est le Père, il ne l'est pas en référence à soi mais en relation à son Fils; et ce qu'est le Fils, il l'est, non pas en référence à soi mais en relation au Père; de la même manière, l’Esprit-Saint, en tant qu'il est dit Esprit du Père et du Fils, ne l'est pas en référence à soi mais relativement au Père et au Fils ».

[37]« Il est remarquable que les Écritures traitent beaucoup du rapport Père/Fils chez Jean, et du rapport Christos/Pneuma (ou Ekklêsia) chez Paul. La récapitulation de cela par mode trinitaire est esquissée dans le Nouveau Testament, mais le mot Trinité lui-même (ou plutôt le mot trias) ne se trouve pour la première fois que chez Théophile d'Antioche, en 180. La spéculation trinitaire n'est pas la première chose dans notre Écriture, mais elle donne tous les éléments pour que cela ait un sens. Le bénéfice de la méditation de la Trinité, c'est de passer à la méditation du rapport Père/Fils, à la méditation du rapport Christos/Pneuma…» (J-M Martin, session Absence Présence, tag JEAN 14-16-PRÉSENCE).

[38] Ceci est en lien avec la question du premier deux : « Les Anciens sont très embarrassés pour penser le premier deux, et d'un bel embarras, un embarras magnifique… Je subodore que cette difficulté est de penser un deux qui soit antérieur à la distinction générationnelle et à la distinction époux-épouse, ou à la distinction frère-sœur… » (Commentaire du 17, 4 au II)

[39] Cf. "L'Exégèse de l'âme", les figures féminines en st Jean, voir en particulier ce qui est dit au moment où est cité Osée 2, 4-9.

[40] Le commentaire de J-M Martin est extrait de la fin du chapitre III de la transcription "Les éclats du Notre Père en saint Jean" (NOTRE PÈRE. Chapitre III. Notre Père qui es aux cieux…)

[41] Le premier paragraphe a été dit par J-M Martin lors du commentaire du fragment X de l'Apophasis Megalê, la suite vient de la série de rencontres sur La prière en saint Jean (tag LA PRIÈRE)

[42] « Certes, pas premier (prôtos), bien que préexistant mais, en se tirant lui-même de lui-même, il devint deuxième (deutéros). » (18, 4). Voir III 1 c)

[43] Certaines fois J-M Martin insiste pour qu'on emploie l'expression "point d'où voir" et non pas "point de vue".

[44] « Il est une image, l'Esprit qui planait sur les eaux…. S'il arrive à être une image parfaite, cet Esprit, partant d'un point indivisible comme il est écrit dans l'Apophasis, de petit qu'il était deviendra grand (to mikron méga génêsétai) » (Fragment VII bis, § 14 de Siouville). ). J-M Martin a cité cette phrase une autre fois : « Le petit deviendra grand, on ne peut pas trouver plus banal ! Ce qui est en question ici, c'est d'apprendre à lire le grand dans le petit. C'est-à-dire que, pour le sage, il s'agit de voir la grande dimension de ce qui est apparemment petit : c'est de voir le fruit dans la semence, comme aussi la semence dans le fruit. Et tout Jean est écrit comme cela. Il n'y a aucun épisode mineur. Il n'y a pas des parties de spéculation et des parties de narration, c'est nous qui lisons les choses ainsi. La plus haute dimension de l'Évangile peut être lue dans la narration de l'épisode le plus infime. Voilà l'écriture de Jean.» (Cycle sur l'Énergie, chapitre 3, transcription mise en octobre 2016).

[45] Sur les deux façons de voir le rapport je-tu (selon le natif, selon la nouveauté christique), voir § "Penser à nouveaux frais notre rapport à Dieu" à la fin du chapitre VII de la transcription de Les éclats du Notre Père en saint Jean (Chapitre VII. Le verbe donner est la source insue du Notre Père).

[46] « La nouveauté christique qui s'annonce et qui vient ne repose pas purement et simplement de façon pacifique sur le je natif, elle révèle en moi un je plus profond que je ne savais pas et qui est dans un autre rapport avec le Je christique. Les pronoms personnels je, tu, il, nous, nous en parlons toujours selon l'expérience que nous en avons, naturellement. Or ici se découvre quelque chose de tel que le Je christique ne fait pas nombre avec notre je spirituel (notre je intime) sur le mode sur lequel je, tu et nous font nombre dans notre usage courant (notre usage psychique). » (J-M Martin, cycle Énergie en saint Jean et saint Paul au Forum 104)

[47] Extrait de la session sur Les Noces de Cana (au II 1° f du Chapitre II : Première visite du texte  ).

[48] « Nommer par mâle et femelle les premières choses, cela dérange notre mode usuel de pensée. Concepts régionaux de l'animalité, ils ne pourraient qu'orner métaphoriquement les premières articulations de notre logique. Concepts de l'humanité spécifique, ils n'ont pas l'ampleur cosmique de ce qu'évoquent Ciel et Terre, car nous avons appris à nommer le monde à partir d'ailleurs que de notre être-au-monde… Deux références régissent un grand nombre de textes : « En commencement Dieu fit le Ciel et la Terre » (Gn 1, 1) ; « En image… il les fit Mâle et Femelle » (Gn 1, 27). Commencement et Image, qui sont des noms du Christ (cf Col 1, 15 et 18), traduisent insuffisamment le sens des mots arkhê et eïkon à nos oreilles, mais prenons-les pour indices d'une structure commune, de ce qui tient ensemble à chaque fois les deux termes (ciel-terre et mâle-femelle).  » (J-M Martin, Masculin féminin chez saint Paul (Thèmes d'une symbolique).,  Christus n° 129, 1986)

[49] Le couple purusha-prakriti se trouve dans le Sāṃkhya, un des six darshana (points de vue) de l'hindouisme, cela sous-tend aussi la pensée du yoga. « Prakriti est le monde de phénomènes, mais elle ne se déploie qu'en présence de purusha, lequel lui est aussi indissociable que le yang l'est du yin. Ce mot masculin implique “plénitude” (puru), donc autosatisfaction, pour l'étymologie traditionnelle. Purusha est conscience pure et sereine, pour qui le non-manifesté se manifeste. Il n'est pas dit que purusha féconde prakriti, il suffit qu'il soit présent pour que se déclenche le processus créateur. Purusha n'est que le “spectateur” à qui la séductrice prakriti se donne en spectacle en ses émanations incessantes, en ses métamorphoses infinies, que l'on compare à des parures indéfiniment renouvelées. De même, en grec, le mot kosmos ne signifie-t-il pas seulement l' “ordre de l'univers”, mais les ornements, les parures féminines. » (Jacques Brosse, Pourquoi naissons-nous et autres questions impertinentes, Albin Michel 2007)

[50] Le rapport yin-yang est subtil et éclaire différemment le rapport masculin-féminin : « Dans le cercle du Tao, le poisson clair, yang, a un œil noir car, au plus profond de son expansion, il porte le germe de son contraire et complémentaire yin. Le poisson noir, yin, a un œil clair, car lui aussi porte l'amorce de son inséparable yang. Ainsi yin et yang se juxtaposent et se succèdent, se contrarient et s'équilibrent dans une danse sans fin d'où sort la multitude des êtres. » (Alain Delaye, fichier pdf téléchargeable sur http://famille.delaye.pagesperso-orange.fr/Ikebana/sagesseikbn.htm)

 

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