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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 juin 2016

CIEL-TERRE. Chapitre II – "Ciel et terre" chez saint Jean

Voici la suite de la transcription du cycle animé par Jean-Marie Martin qui a eu lieu au Forum 104  à Paris en 2008-2009 sur le thème Ciel-Terre. Ce qui fait le trait particulier d'intervention de ce chapitre est la distance ciel-terre, ce qui les relie, ce qui les unit, les références étant prises en saint Jean, et tout à la fin dans le recueil des Odes de Salomon. Cela correspond à la deuxième séance et au début de la troisième.

Plan global : Travail préparatoire : lecture néo-testamentaire ; I - Le Baptême du Christ : Voix du ciel et voix de la terre ; II - L'intervalle entre ciel et terre en saint Jean.

 

Chapitre II

"Ciel et terre" chez saint Jean

 

Nous allons entrer aujourd'hui dans ciel et terre chez saint Jean.

N'oublions pas que, dans notre travail ici, nous voulons étudier ciel-terre, mais aussi en profiter pour apprendre à nous mouvoir dans un espace symbolique. Ce que nous allons dire pour ciel-terre, vaut pour beaucoup d'autres choses quand elles sont entendues dans une texture symbolique.

 

Travail préparatoire : lectures néo-testamentaires

 

●    Comment entendre : « Dieu fit Ciel et terre » en Gn 1 ?

Ciel et terre, Baptistère St-Giovanni, mosaïquesUne bonne partie de notre Nouveau Testament se puise au premier chapitre de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». C'est la première phrase de la Bible où nous trouvons cette répartition. Il ne faudrait pas croire que nous entendons cette phrase-là aujourd'hui dans la première façon dont elle a été écrite, ou dans la façon dont elle est lue par le Nouveau Testament, parce que, s'il faut mettre un mot en rapport avec un autre mot pour l'entendre, il faut aussi situer le couple dans une question.

Notre écriture, notre articulation verbale, notre discours, est en fait toujours plus ou moins une tentative de mettre au clair quelque chose qui est comme une question, une question portée peut-être simplement par un malaise par rapport à quelque chose. J'y ai déjà fait allusion : tout nouveau regard naît d'un trouble portant sur la suffisance de ce que nous savons déjà. Donc ce trouble est un bon trouble, c'est un trouble qui nous met en marche, qui ouvre la recherche (la zêtêsis) et qui se tourne ensuite en question formulée. J'évoque cela maintenant parce qu'une phrase ne répond pas à n'importe quoi. La question n'est pas forcément formulée avant sa réponse.

Que veut dire par exemple pour Moïse, en tout cas pour l'écrivain de la Genèse puisque le Pentateuque est sous le patronage de Moïse : « Au commencement Dieu fit ciel et terre » ? À quelle question répond cette écriture ? Probablement sa volonté est de dire : le ciel et la terre ne sont pas des dieux – dans le contexte initial. Quand nous disons aujourd'hui : « Dieu fit ciel et terre », nous pensons qu'il faut poser quelque chose, quelque principe premier avant le big-bang. Rien à voir ! Et c'est la même phrase ! Y a-t-il celui qui a fait tout ça ? La science n'atteint pas celui qui a fait tout ça. Non, mais faut-il le postuler par une autre source : y a-t-il un Dieu créateur ? Et là, nous restons dans une certaine idée de création. La phrase répond donc à autre chose[1].

Quand le Nouveau Testament lit cette phrase de la Bible, il ne répond sans doute ni à l'une ni à l'autre de ces questions-là. Par exemple, nous allons prendre un mot de Paul qui fait allusion de façon tout à fait évidente à notre texte. C'est en 2 Cor 4, 6 : « Le Dieu qui dit : "que de la ténèbre, lumière luise – c'est le Fiat lux –, c'est celui qui fait luire dans nos cœurs – le lieu de la Genèse est dans nos cœurs – pour cette luminance qu'est la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage de Jésus Christos – de Jésus ressuscité. »[2] Donc, ici, ça fait référence à une sorte d'expérience intime, d'expérience au cœur (cardia).

●  Comment entendre le mot "cieux" dans le Notre Père ?

L'expression "ciel et terre", nous la professons dans la prière essentielle : « Notre Père qui es aux cieux ». Ici, nous ne sommes plus chez Paul, nous ne sommes pas encore chez saint Jean, nous sommes chez Mathieu, et pas chez Luc. Car nous avons deux "Notre Père", un chez Mathieu et un chez Luc. Ils sont très semblables à quelques différences près. Celui que nous récitons est plus proche de celui de Mathieu. Chez Luc il y a simplement "Père", ni "notre", ni "qui es aux cieux". On sait que Mathieu aime beaucoup dans son écriture ce mot de "cieux". En effet, ce qui s'appelle dans les autres Synoptiques et chez saint Jean "le Royaume de Dieu", se dit chez Mathieu "le Royaume des cieux". Il y a là une sorte de pré-interprétation du ciel comme lieu de Dieu, mais aussi comme royaume régi par Dieu.

J'ai déjà dit que le premier deux qui est pour nous dans l'Évangile, c'est la différence entre ce monde-ci et le monde qui vient. C'est l'annonce d'un monde nouveau. Quelle est la question porteuse de l'Évangile ? C'est « Qui règne ? » Nous sommes nativement dans ce monde-ci qui est dans la servitude de la mort, de l'avoir à mourir et du meurtre, et s'annonce un monde qui est dans la liberté de la Résurrection par opposition à la mort, et de l'agapê par opposition au meurtre. Donc ce sont deux mondes qui, d'une certaine façon, coexistent puisque saint Jean oppose ce monde-ci, qu'il appelle la ténèbre – car la ténèbre chez saint Jean signifie le lieu où on ne se rencontre pas, où on se heurte, où on s'ignore – à la lumière  – qui désigne le lieu où l'on se rencontre, où l'on se reconnaît, le lieu de l'agapê. Nous avons ici une opposition où le mot monde est réservé à désigner ce monde-ci de façon négative, pour ce qu'il a de négatif, face à un nouvel espace de vie, un nouveau règne, un nouvel espace régi, un espace qualifié et rapporté à son principe – ou à son prince si je dis que c'est un royaume. C'est pour cela qu'il y a le prince de ce monde et le prince du monde qui vient : Jésus seigneur et roi[3].

Voilà donc une articulation qui n'est pas exactement l'articulation cosmologique du ciel et de la terre au sens très général du terme – ni même l'articulation d'une cosmologie anthropologique – mais le mot de ciel évoque la nouveauté du monde qui vient. Nous avons là foncièrement deux deux, mais chez Mathieu ils tendent à coïncider : les deux dénominations tendent à se reporter l'une sur l'autre, à s'égaler.

Pour dire les choses d'une autre façon, le rapport ciel-terre est un rapport plutôt spatial. Mais chez Matthieu, du fait même qu'il l'appelle le Royaume qui vient, le Royaume des cieux entre dans une histoire. Il est temporel plutôt que spatial : le monde qui passe et le monde qui vient.

Donc il faut aller voir à chaque fois comment chaque auteur assume des capacités de significations qui sont comprises à l'intérieur des symboles, mais il opère des choix. Et je ne peux pas superposer purement et simplement l'écriture de Jean et l'écriture de Matthieu, parce que les choix qu'ils ont opérés ne sont pas exactement les mêmes.

   Le ternaire ciel/terre/homme à la naissance de Jésus (Lc 2).

La référence ciel-terre se trouve aussi chez Luc. Je vais le commémorer parce que c'est un lieu à la fois éminent en lui-même et opportun en ces temps qui vont vers Noël. Occasion de rappeler que le commencement de l'Évangile est traditionnellement le baptême du Christ. Nous verrons ça chez Marc et chez Jean. Mais nous savons que, chez Mathieu et chez Luc, on a fait précéder l'Évangile traditionnel de ce qu'on appelle les évangiles de l'enfance. Nous sommes ici dans la naissance de Jésus.

naissance de Jésus, avec les anges et les bergers« Il arriva que, tandis qu'ils étaient là, s'accomplirent les jours où elle devait enfanter. Elle enfanta son fils premier-né et l'enveloppa de langes et le posa dans une mangeoire parce qu'il n'y avait pas un lieu pour eux (ce n'était pas un lieu pour eux)[4] dans l'hôtellerie. » (Lc 2, 6-7).

Voilà un récit d'une extrême simplicité, simple comme ce qui peut apparaître à n'importe quel regard étranger. Seulement les évangélistes ne se contentent pas de réciter ce qu'un regard étranger aurait pu percevoir. Luc, après la Résurrection, sait que ce qui se passe ici n'est pas l'événement infime qui vient d'être raconté. Aussi entreprend-il de le célébrer dans sa grande dimension : c'est quelque chose qui touche le ciel et la terre. Comme chez Jean, c'est quelque chose qui est de grande dimension dans le temps : ça va de l'arkhê – avant la création du monde – jusqu'à l'eskhaton. Voici que ces dimensions spatiales ou temporelles sont convoquées pour exprimer la grandeur de ce qui se passe sous l'infime de l'apparence.

Alors Luc convoque le ciel, c'est-à-dire les habitants du ciel : les anges – sur les anges nous reviendrons à propos de Paul – et il convoque la terre, c'est-à-dire les gardiens de la terre : les bergers.

Et tout se résume naturellement dans un chant de glorification : « Gloire dans les hauteurs à Dieu et paix sur la terre aux hommes qu'il aime. » (Lc 2, 14) Donc les hauteurs (le ciel) et la terre. Hupsistoïs (les hauteurs) : c'est aussi une façon de dire les cieux.

Vous vous rappelez l'histoire récente de la traduction de cette acclamation ? C'est le Gloire à Dieu, le Gloria de la messe. C'est un texte qui a été largement repris et célébré, mais sous des formes diverses puisqu'on disait : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Maintenant on dit « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu'il aime. » Comment est-il possible d'avoir des traductions aussi différentes ? Dans le texte, nous avons « aux hommes de l'eudokia. » L'eudokia c'est la bienveillance, l'agrément mutuel. Si j'attribue cette eudokia aux hommes, c'est : aux hommes bienveillants, aux hommes de bonne volonté. Si j'attribue l'eudokia à Dieu, c'est : aux hommes que Dieu aime. Et il pourrait se faire que nous ayons ici, en plus, une division ternaire plutôt que binaire :

  • gloire à Dieu au plus haut des cieux
  • paix sur la terre
  • aux hommes eudokia.

Le ciel, la terre et l'homme : l'homme est peut-être l'eudokia, c'est-à-dire l'agrément mutuel du ciel et de la terre. L'homme nouveau, l'homme qui apparaît en Jésus-Christ serait lui-même l'agrément du ciel et de la terre, ce qui serait assez intéressant parce que ça ne met plus l'homme simplement sur la terre mais dans un rapport, et un rapport positif, entre ciel et terre[5].

Ce rapport est un intervalle médian, puisque, si je distingue deux choses, je les dif-fère, je les dif-férencie si vous voulez, je les écarte provisoirement et cela ouvre un espace médian. Qu'est-ce qui occupe cet espace médian ? Voilà une belle question. Dès qu'il y a deux, il y a deux différents et leur différence, l'acte de les différencier, donc de les tenir distants. Et je peux les tenir distants en les opposant s'ils sont excluants l'un de l'autre, ou en les approchant d'une proximité qui est leur être-bien, leur bon rapport.

Nous allons voir bientôt que le rapport ciel-terre est un rapport qui a malgré tout une histoire. Même si on privilégie la symbolique spatiale, il désigne quelque chose qui se passe. « Le ciel et la terre ne se parlaient plus. » : c'est une expression qui se trouve dans un certain judaïsme contemporain de nos évangiles. Les juifs disaient : « Le ciel et la terre ne se parlent plus. Depuis la mort du dernier prophète on n'a pas entendu la bat kol » – kol, c'est la voix – la bat kol,  c'est la fille de la voix, c'est-à-dire la manifestation de la voix. On n'entend plus la manifestation de la voix, ça ne se parle plus.

Or l'Évangile commence par l'ouverture mutuelle du ciel et de la terre. Les cieux s'ouvrent chez Mathieu ; chez Marc en plus ils se déchirent : ce qui introduit une autre symbolique qui est sans doute celle du voile du Temple qui se déchire du haut en bas, comme chez Mathieu à propos de la mort du Christ : c'est le moment de la manifestation, manifestation d'une unité rompue qui se re-nouvelle, qui se re-prend.

Voilà un certain nombre de choses encore préparatoires. Nous arrivons maintenant à Jean qui est l'objet propre de notre étude d'aujourd'hui.

 

I - Au Baptême du Christ : Voix du ciel et voix de la terre

 

1) Éléments constitutifs du Baptême à travers les textes.

a) Les traits du Baptême chez Marc.

Comme chez Jean, chez Marc c'est le Baptême du Christ dans le Jourdain par Jean-Baptiste qui ouvre l'évangile. Seulement, chez Marc, nous avons simplement trois versets :

Baptême de Jésus, sur les portes de la mort« En ces jours-là Jésus vint de Nazareth de Galilée. Il fut baptisé dans le Jourdain par Jean. Et aussitôt, remontant de l'eau, il vit les cieux déchirés et le pneuma descendant comme une colombe sur lui. Et une voix vint des cieux : "Tu es mon fils, mon bien-aimé, en toi j'ai agrément". » (Mc 1, 9-11).

"J'ai agrément" : c'est le même mot, sous la forme d'un verbe, que l'eudokia qui était entre le ciel et la terre et qui désignait sans doute une fonction humaine, celle d'accomplir une unité ciel-terre. Autrement dit, Marc se sert de cette épiphanie du Baptême pour célébrer déjà la naissance de Jésus.

Les traits majeurs du Baptême sont :

  • la plongée dans l'eau ;
  • l'ouverture des cieux ;
  • la descente de l'Esprit ;
  • la voix qui dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j'ai mon agrément ».

Là nous sommes dans les articulations premières d'un certain usage de la symbolique ciel-terre. Seulement, ce qui est dit en trois versets chez Marc occupe chez Jean un chapitre complet et assez long, le premier chapitre, et en outre continue à avoir des résonances significatives jusqu'à la fin du troisième chapitre. Il y a d'autres épisodes entre-temps, mais il y a des résurgences significatives jusqu'à la fin du troisième chapitre, et toutes ces résurgences seront très importantes pour nous permettre d'entendre la signification du rapport ciel-terre chez Jean.

b) Le Prologue de Jean et les épiphanies de la gloire.

Positivement, comment se répartit, comment s'articule le texte de Jean ? Il y a d'abord ce qu'on appelle le Prologue, mais qui n'est pas un prologue : nous sommes déjà dans la thématique du Baptême.

Dès le verset 6 : « Il y eut un homme appelé Jean. » Auparavant il y a : « Dans l'arkhê était le logos…. » Pourquoi ces cinq versets ? Parce que Moïse est un témoin du Christ. En effet, les premiers versets ici commentent : « Au commencement Dieu fit ciel et terre. La terre était déserte et vide, la ténèbre était au-dessus de l'abîme, le pneuma de Dieu était porté au-dessus des eaux. Et Dieu dit : "Lumière soit". Et lumière fut… »[6]

Pourquoi convoquer Moïse ici ? Parce qu'il existe trois grandes épiphanies de la gloire, c'est-à-dire de la présence lumineuse de Dieu. Ce n'est pas moi qui les commémore, c'est fait par un auteur du début du IIIe siècle, Clément d'Alexandrie. Il y a trois grandes épiphanies, c'est-à-dire trois échancrures dans la vie mortelle de Jésus, sur la gloire qui est secrètement en lui et qui se manifestera dans la Résurrection – ou plutôt deux échancrures plus l'épiphanie de la Résurrection. Clément les commémore ainsi :

  • l'épiphanie sur le fleuve : c'est le Baptême ;
  • l'épiphanie sur la montagne : c'est la Transfiguration ;
  • l'épiphanie au jardin qui est l'épiphanie à Marie-Madeleine : c'est la Résurrection.

Il y a aussi les épiphanies à Pierre, aux onze, etc., donc les épiphanies de la dimension ressuscitée qui est l'intime de Jésus. C'est que la Résurrection n'est pas simplement une factualité qui apparaît tout d'un coup. Cette factualité qui apparaît lorsqu'il ressuscite n'est que l'accomplissement de ce qui est secrètement en lui. Et c'est très important parce que son mode de vivre la vie humaine courante et de la mourir est déjà commandé par l'Esprit de résurrection, c'est-à-dire que la dimension de résurrection est quelque chose qui se manifeste de façon provisoire dans les deux premières échancrures, et de façon définitive lors de l'épiphanie au jardin.

c) Traits communs aux trois épiphanies.

Or ces récits ont des traits communs. Dans les trois cas :

  • il y a la descente de l'Esprit : pour le Baptême sous la forme d'une colombe, à la Transfiguration sous la forme d'une nuée – la nuée est un des noms de l'Esprit dans l'Ancien Testament (je laisse la Résurrection provisoirement de côté).
  • il y a dans les deux cas la voix qui dit la même chose : « Tu es mon Fils, mon bien-aimé ou le Fils de mon agrément » ; « Celui-ci est mon Fils, écoutez-le ». C'est la reconnaissance du Fils comme Fils.
  • dans tous les cas les témoins jouent un rôle important. Dans la Transfiguration les témoins sont d'une part Moïse et Élie : « Dressons trois tentes … » et ils sont d'autre part Pierre, Jacques et Jean.

Or Jean, dans son évangile, ne relate pas la Transfiguration, chose très étonnante. Seulement il fait intervenir des éléments de la scénographie de la Transfiguration dans le récit du Baptême. Autrement dit, il y a Moïse et Elie.

●   Présence de Moïse dans le Prologue.

Jean convoque un Moïse dans les premiers versets puisqu'il cite le début de la Genèse, lui qui dira au chapitre 5 : « Moïse a écrit de moi. » Donc Moïse est un témoin. Son écriture, c'est la phrase que j'ai dite tout à l'heure. Que le Fiat lux fût l'apparition de Jésus dont il fallait témoigner, c'est une affirmation qui se retrouvera longtemps, au cours du second siècle encore. Même Tertullien, qui est déjà ouvert sur d'autres perspectives plus éloignées des symboliques originelles, garde encore cette affirmation quand il dit : « Dieu dit "Lumière soit", aussitôt le Christ paraît », ce qui est la reprise de la phrase de Paul. Donc cette lecture court encore tout au long du IIe siècle, bien que le IIe siècle soit par ailleurs compromis dans la lecture proprement spirituelle de ces versets. En effet, le second siècle est passionné par des questions de démiurgie –  c'est-à-dire l'agencement du monde – et ceci pas pour des raisons bibliques mais parce que le second siècle lit le Timée de Platon. Ce qui se passe au second siècle est très important pour les problèmes qui concernent la création, mais ce n'est pas notre sujet. Donc je laisse cela de côté pour l'instant.

Mais je dois aussi préciser qu'il y avait également les trois éléments caractéristiques de la présence de l'Esprit et des témoignages, ainsi que le « Tu es mon Fils » – qui est, du reste, le beau témoignage que le Père rend à Jésus – mais ils se trouvent disséminés ailleurs.

●   Présence de "Tu es mon Fils" à La Résurrection (Ac 13, 32-33).

Par exemple dans les Actes des Apôtres, au chapitre 13, le discours de Paul à Antioche de Pisidie : « Nous vous annonçons une bonne nouvelle : Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le Psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 32-33). La Résurrection est donc accomplie selon la parole "Tu es mon Fils". Autrement dit la Résurrection est la manifestation de la filiation de Jésus.

Le titre de "Fils de Dieu" qui existe auparavant – c'est le peuple de Dieu qui est Fils de Dieu dans l'Ancien Testament – ce titre de Fils est ici manifesté dans la résurrection de Jésus et prend donc un sens nouveau qui réclame qu'il soit pensé comme disant la Résurrection, ce qui pour notre oreille ne va pas de soi, mais pour la texture de pensée de notre Écriture est explicitement marqué : « Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre. »

●  Présence de l'Esprit à la Résurrection (Rm 1, 4).

Pour la descente de l'Esprit je vais convoquer l'incipit de l'épître aux Romains où Paul dit que Jésus a été « déterminé (établi) Fils de Dieu avec puissancede par la Résurrection d'entre les morts selon un Pneuma de consécration (un Pneuma Saint, Sacré). »

Vous avez à nouveau cette configuration de mots essentiels. Savoir repérer ces configurations de mots, c'est le b-a-ba d'un travail qui veut entrer dans ces Écritures puisque, comme nous le disions tout à l'heure, ce n'est pas une logique telle que nous avons développée en Occident qui constitue l'unité du discours, mais c'est un fonctionnement symbolique par lequel les mots, dans leur proximité, se déterminent ou se précisent entre eux. C'est une façon de lire. N'est-ce pas, il faut lire comme c'est écrit. Or c'est écrit selon cette cohérence-là, et pas selon la cohérence de nos logiques, mais selon cette cohérence-là qu'on pourrait appeler poïétique ou même poétique. Mais il faudrait le développer ailleurs, ce n'est pas exactement notre sujet.

d) Présence des témoins au Prologue et à la Transfiguration.

Pour revenir aux témoignages qui apparaissent de façon implicite dans le Prologue de l'évangile de Jean[7] :

A) vous avez le témoignage de Moïse (v.1)

B) et le témoignage d'Élie : c'est celui du Baptiste (v.6). Le Baptiste vient dans la figure d'Élie. On débat pour savoir si c'est Élie lui-même qui revient.

C) puis Pierre, Jacques et Jean, dans : « Nous avons vu sa gloire » (v.14). Nous, qui ? Le nous de ceux qui écrivent : Jean qui écrit, le témoignage des apôtres eux-mêmes.

B') et puis ça remonte : le Baptiste témoigne (v.15). La notion de témoignage est capitale en cela : c'est la première fois que ce verbe est employé à propos de ce dont il est question ici.

A') et enfin Moïse revient : « Car la loi a été donnée par Moïse, la grâce qui est vérité, par Jésus-Christ » qui est l'accomplissement de la parole de Moïse (v.17).

Chiasme Prologue de Jean, parallèle de la Transfiguration

 

2) Structure et articulations du texte de Jean.

a) Le texte de Jean dans son rapport à la Genèse.

La chose que nous marquons ici, c'est que notre texte fait rapport aux premiers versets de la Genèse. Et ce qui est remarquable, c'est que dans les premiers versets de la Genèse, ce n'est pas l'idée de ciel-terre qui est retenue d'abord par Jean. Je dis "d'abord".

En effet, qu'est-ce qu'il nomme ? L'arkhê : c'est le même mot qui commence la Genèse et qui commence l'évangile de Jean, qu'on traduit par "commencement", mais ce n'est pas une très bonne traduction[8].

C'est ensuite le mot logos. Le logos c'est : « Dieu dit », la parole de Dieu. « Dieu dit : "Lumière soit" ». Ici, c'est la lumière : « Ce qui advint en lui était vie et la vie était la lumière des hommes » (v. 4). Et la lumière est dans un rapport à la ténèbre comme dans la Genèse puisque "Dieu sépare la lumière de la ténèbre" (Gn 1), lumière et ténèbre qui sont ici considérées comme des régions antagonistes ou des qualités antagonistes des régions. « La lumière luit dans la ténèbre – la lumière vient s'affronter à la ténèbre – mais la ténèbre ne l'a pas détenue » (v. 5). Cela veut dire que celui qui est la lumière vient – le verbe "venir" va être récurrent pour la suite du texte car « La lumière vient vers le monde » – c'est-à-dire qu'il vient à la mort ; ensuite il vient aux siens, c'est-à-dire d'abord à la méprise car les siens ne le reconnaissent pas d'abord (v. 11) ; enfin il vient vers les siens en tant qu'ils le reconnaissent : « et nous avons contemplé sa gloire. » (v. 14).

Donc le multiple venir, Jésus venant : il n'est jamais question d'une incarnation qui serait quelconque quitte à voir ensuite ce qui va se passer. Le venir christique est de toujours : venir à la mort (à la vie mortelle), venir à la méprise et ça continue, hélas, et venir vers les siens, c'est-à-dire le moment ou l'heure où quelqu'un rencontre et reconnaît la dimension christique. C'est ce venir-là qui est en question.

b) La dyade comme principe d’articulation.

Voilà l'articulation privilégiée ici. Dans ce texte nous avons la distinction entre deux dyades : la dyade lumière-ténèbre, et la dyade ciel-terre. Elles ne se recouvrent pas. Le texte de Jean met en premier la dyade lumière-ténèbre, ce qui fait que son texte commence comme l'annonce même de l'Évangile : la lumière vient s'affronter à la ténèbre qui ne peut que le mettre à mort puisque c'est sa nature de ténèbre que d'exclure, mais « elle ne l'a pas détenu », c'est la Résurrection.

À travers le texte de la Genèse, aux troisième et quatrième versets de Jean, la Résurrection est déjà annoncée parce que c'est l'Évangile au singulier. C'est la première chose qui porte toute la texture de l'Évangile, et ceci dans la symbolique lumière-ténèbre telle que j'en suggérais le sens tout à l'heure : la ténèbre comme principe d'exclusion ou d'indifférence donc de mort mutuelle, et la lumière comme l'agapê et la vie neuve. C'est cela qui est l'Évangile, qui est la première question de l'Évangile en tant qu'il nous est annoncé. Ce qui ne veut pas dire qu'ensuite, à l'intérieur de l'Évangile, il n'y ait pas des dyades éventuellement plus essentielles, qui soient premières structurellement. Celle-ci est la première par rapport à nous, par rapport à l'annonce. C'est la première chose annoncée : la venue de la Résurrection du Christ ressuscité. Certes, il y a des répartitions comme par exemple Père et Fils, structurellement bien antérieures. Mais la première dyade, chronologiquement la première par rapport à nous, c'est celle-là. Elle est constitutive de la venue de l'Évangile à nous. Ensuite de l'intérieur, de cet Évangile, se déploient des dyades dont certaines peuvent être antérieures à celle qui fut la première par rapport à nous.

c) Les deux voix et le rapport ciel-terre.

Donc nous avons mis en premier la parole qui dit "Lumière soit", le rapport lumière-ténèbre. Il faut noter ensuite un autre terme qui est la voix. La voix qui dit "Tu es mon Fils", nous avons cela déjà chez Marc. Mais comment est-ce traité chez Jean ? C'est qu'il y a deux voix chez Jean. Il y a la voix qui vient du ciel, nous la connaissons, c'est la voix qui dit "Tu es mon Fils". Mais il y a en outre la voix de la terre. Nous allons récupérer par là le rapport ciel-terre considéré par Jean sous l’angle de la problématique implicite, à savoir : ciel et terre se parlent. Ils se parlent en ce sens qu'il y a la voix du ciel qui parle à partir du Père et il y a la voix de la terre qui parle à partir de la terre, qui parle dans la bouche de Jean-Baptiste. Or la voix du ciel n'est pas spécialement marquée par Jean. En revanche il est le seul qui marque la voix de la terre. Et cela conformément à la tradition rapportée par les autres évangélistes puisque il est dit du Baptiste la citation : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : "Préparez les chemins du Seigneur". » Voyez cette écriture, cette complexité et en même temps ce souci de garder les traits décisifs, les traits signifiants. C'est par le biais de la voix que la question du ciel et de la terre va s'ouvrir chez saint Jean.

3) Le traitement de la Parole dans la Genèse et au-delà.

Nous disions que, parmi les choses de la Genèse, Jean retenait en premier : la parole, le rapport lumière-ténèbre et, précisément, la voix, la voix de Dieu et la voix de la terre.

a) Le déploiement de "Dieu dit" en Genèse 1.

À propos de la voix comme une des fonctions de la parole, je vais rappeler une chose que certains d'entre vous ont entendu plusieurs fois de ma bouche mais qui me paraît assez éclairante, c'est la façon dont la parole est traitée dans les premiers versets de la Genèse : vayomer (et Dieu dit) (amar, c'est la parole).

Ce que veut dire la parole est développé dans les trois verbes qui suivent.

●   Vayar : et il vit.

Après "il dit", nous avons vayar : "et il vit". Entendre, donc ce qui est de l'ordre de la parole, donne de voir. C'est d'abord une parole donnante. Dans "donne de voir", il y a donner : donne de voir. Ce n'est pas une parole de loi, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit. Par parenthèse, ce n'est pas une parole démiurgique au sens de la fabrication. Même s'il y a "fabrication", c'est précédé de quelque chose de plus essentiel qui est de donner, et donner à voir. Donc la parole la plus essentielle, c'est "voici" – vois ici – la parole qui dit de façon donnante ce qui est à voir. Nous verrons que, dans la parole de la terre, qui est la parole du Baptiste, le mot caractéristique, c'est : « Voici l'agneau de Dieu ». "Voici", ce devrait être le premier mot puisqu'une des fonctions premières de la parole, c'est de montrer, de donner à voir. D'ailleurs, le mot latin dicere, d'où vient notre mot dire, est lui-même la transcription du deiknumi des Grecs, et le mot deiknumi, en grec, signifie montrer, donner à voir. C'est la fonction de l'index qui indique. C'est pourquoi, dans l'iconographie, le Baptiste est souvent caractérisé par l'index qui montre. Il y a ici un ensemble premier.

Par ailleurs, « il vit que cela était beau ». Le beau ou le bon, par opposition au mauvais ou au mal, est une des répartitions premières aussi. Ce n'est même pas une simple affaire de morale, c'est une affaire de distinction entre le bien ajusté et le désajusté. Si bien que nous retrouvons comme un rappel ou une anticipation de la distinction entre lumière et ténèbre, la lumière étant ce qui est beau et bon, et la ténèbre, ce qui est mauvais ou mal ; en sachant, je le rappelle toujours, que, dans les capacités symboliques du deux, les mêmes deux peuvent dire le contraire absolu l'un de l'autre et peuvent dire le corrélatif, et même le couplable, ce qui est susceptible d'être couplé (syzygie, le couple). Ce qui nous conduira vers une autre symbolique, celle du masculin et du féminin. Le couple n'est qu'une des modalités du masculin et du féminin, mais c'en est une éminente. Cela également nous fait mettre en rapport des répartitions premières. Donc le deuxième verbe, c'est : "il vit".

●   Vayavdel : et il sépara.

Le troisième, en hébreu, c'est vayavdel (et il sépara). La distinction, la krisis, le discernement est une fonction majeure du voir. La parole articule un visible indistinct dans ce qui est à voir dans sa distinction, dans sa différence.

« Il sépara la lumière de la ténèbre ». Là aussi, entre lumière et ténèbre, à nouveau, la distinction peut être depuis une distinction qui oppose jusqu'à une distinction qui est la condition même de l'unité. Car la grande unité, ce n'est pas l'isolement, la grande unité, c'est l'unité de deux ; autrement dit, c'est la proximité, le proche et le prochain. L'autre se dit, dans l'Évangile, le prochain, enfin celui qui a à devenir prochain même s'il ne l'est pas nativement.

Ceci serait également à examiner du côté des démonstratifs dont nous parlions tout à l'heure car les démonstratifs sont concomitants ou à l'origine des pronoms personnels. Il y a trace de cela et dans le grec et dans le latin. Ceci (ou cela) se dit de trois façons, en latin par exemple :

  • le premier "ceci" se dit hic. Or hic signifie aussi ici, c'est-à-dire le plus proche, le proxime du proxime, l'intime.
  • pour dire ceci qui est dans le voisinage, c'est iste, celui-ci.
  • et pour dire cela, là-bas, ou là-haut, c'est ille d'où sort par ailleurs l'article français le, qui donne un éloignement.

Je, qui paraît être la première évidence depuis Descartes, n'est que la part constitutive d'une configuration qui dit le proche et le loin, le je, le tu et le ilille (le loin) –, dans une indissociable unité. Rien ne part de je, tout part d'une configuration de il-tu-je. Il se trouve même – je ne sais pas si c'est bien significatif – que le petit enfant dit il avant de dire je, et il ne dit je que parce qu'il y a un tu qui lui apprend à dire je. Il y aurait beaucoup de choses à méditer là !

Ceci donc à propos de la séparation des dyades.

●   Vayikra : et il appela.

Et enfin en troisième, vayikra (et il appela) : « et il appela la lumière jour et la ténèbre nuit ». Seulement, le verbe yikra signifie littéralement crier. Il est comme la forme extrême du verbe appeler qui a deux sens en français : c'est donner un nom (j'appelle cela jour) ; mais c'est aussi appeler au sens de inviter à venir, appeler.

En grec, l'appel (klêsis) est la vocation, le destinal intime de chaque être, ce qui est séminalement comme son nom propre, son nom insu, le nom qu'il ne sait pas nativement mais qui est le plus propre de lui-même et qui ouvre le chemin à son venir vers. Venir vers, c'est un mot majeur chez saint Jean aussi. Et enfin vous savez que klêsis, mot fréquent chez Paul, est de la même étymologie que ekklêsia, au grand sens du terme, qui désigne la convocation, l'appel commun, à la fois propre et commun, qui fait l'humanité, l'appel (klêsis) de l'humanité. L'Ekklêsia est la convocation de la totalité de l'humanité[9].

b) Le thème de la falsification de la parole chez saint Paul.

Nous avons ici la source d'un vocabulaire qui est très important dans le Nouveau Testament et qui se relit ici dans une méditation des caractéristiques premières de la parole, de ce que parler veut dire.

Dieu dit… Je vous signale que nous ne l'entendons pas parce que, dès l'origine, la parole de Dieu à Adam est falsifiée. Le pseudos, le falsificateur, le serpent, redit la formule qui avait été dite par Dieu (Tu ne mangeras pas etc.) mais l'interprète comme une interdiction jalouse, autrement dit falsifie la parole donnante et, du même coup, elle est, comme dit saint Paul, désœuvrée. Une parole désœuvrée est une parole qui ne donne plus ce qu'elle dit. Car la parole de loi n'est pas une parole qui donne, c'est une parole qui enjoint, qui commande, qui dit : tu dois. La parole de Dieu, dans l'Évangile, n'est pas une parole de loi, c'est une parole qui donne. Ça, c'est la grande thématique paulinienne[10]. C'est extraordinaire !

c) Phonê et klêsis dans les premiers écrits chrétiens :

Donc, par une parenthèse un peu imprévue, j'ai indiqué quelque chose de la parole par rapport à la voix. Ce qui fait couple, dans les premiers écrits chrétiens, c'est le Nom et la Voix, ou le Nom et l'Appel[11]. Autrement dit voix et appel ont un sens semblable. Phonê, la voix, et klêsis, l'appel.

Ces thèmes-là sont repris par Jean. La voix est reprise, par exemple, au chapitre 10, celui du berger : les brebis entendent la voix et suivent...

 

4) Voix de la terre et voix du ciel.

a) Jean-Baptiste : la voix de la terre (Jn 3, 25-34).

Voici l'agneau de Dieu, Jn-Baptiste, mosaïque JérusalemSeulement j'ai postulé jusqu'ici que le Baptiste était la voix de la terre. Ce n'est pas dit immédiatement dans le texte. Néanmoins, que le Baptiste soit une voix, c'est dit traditionnellement : « voix de celui qui crie dans le désert…», citation du prophète Isaïe[12]. Mais qu'il soit précisément la voix de la terre, il faut aller au chapitre 3 pour l’entendre. Il y a, après l'épisode de Nicodème, un tout petit passage infiniment précieux parce qu'il donne des clefs de lecture pour ce qui précède, et ce à plusieurs titres.

 « 25Survint donc un débat entre des disciples de Jean (Jean le Baptiste) avec un Judéen au sujet de la purification (au sujet du baptême). 26Ils vinrent vers Jean et ils dirent : “Rabbi, celui qui était avec toi le long du Jourdain, celui pour lequel tu as porté témoignage, voici que lui, il baptise et que tous viennent vers lui”. 27Jean répondit et dit : “Nul ne peut recevoir sinon ce qui lui est donné du haut du ciel.” » Autrement dit, la fonction du Baptiste est une voix qui lui est donnée du haut du ciel.

Plus loin, au verset 31 : « Celui qui vient d'en haut– une autre chose que nous allons voir, le rapport haut et bas, très important également dans notre contexte et que nous n'avons pas encore aperçu comme tel – est au-dessus de tous. Celui qui est de la terre est de la terre et parle à partir de la terre. » Là, c'est le Baptiste qui continue à se désigner – j'ai sauté quelques versets, nous y reviendrons tout de suite, mais c'est toujours le Baptiste qui parle. « Celui qui est de la terre – là il se désigne, lui – parle à partir de la terre » – ce qui amène le principe qu'on parle à partir d'où l'on est. Seulement il vient de dire que nul ne peut recevoir que ce qui lui est donné du ciel : il lui est donné du ciel, d'en haut, de parler à partir de la terre. Ciel et terre, ici, sont distingués, mais pas du tout comme le bon et le mauvais.

Du reste, cela rejoint cette idée qu'il y a terre et ciel nouveaux : « Voici que je fais la terre et le ciel nouveaux » (Ap 21, 1 et 5)  Or la terre n'est pas l'égale de la ténèbre. Le couple lumière-ténèbre ne correspond pas au couple ciel-terre, même s'il y a une affinité possible, mais ce n'est pas le sens premier. Que pourrait-on dire pour mettre en rapport ces deux couples : lumière-ténèbre et ciel-terre ? On pourrait dire que lumière nomme le bon rapport du ciel et de la terre, là où ils se parlent, et ténèbre dit le rapport conflictuel du ciel et de la terre. Autrement dit, lumière et ténèbre sont comme des noms de l'intervalle ciel-terre, le bon intervalle et le mauvais intervalle, la bonne façon d'être deux et la mauvaise façon d'être deux. C'est par exemple ce que des Pères de l'Église appelleront la terre céleste. La terre céleste, c'est notre terre, mais en tant qu'elle est en bon rapport avec le principe céleste. Voyez quelle extrême délicatesse il faut pour bien entendre le mot terre, pour entendre non seulement avec quoi il est couplé, le ciel, mais sur quel mode il est couplé avec le ciel : soit la sponsalité, soit le divorce.

Voici que j'introduis à nouveau une autre dyade première, celle du masculin-féminin. Mais je la réserve pour l'instant. Avant de la développer, je poursuis le texte. « 32Celui qui a vu et entendu cela témoigne, et son témoignage personne ne le reçoit… » Le Baptiste se situe donc ici comme le témoin, ce qu'il est depuis le début[13].

« 34En effet celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu – la parole du ciel est parole de Dieu – car il donne le pneuma sans mesure.» Le mot sans mesure veut dire abondamment. Le pneuma est donné abondamment. En général, la mesure est plutôt prise en bonne part, c'est le bien mesuré, le bien ajusté, par opposition au démesuré, mais ici le sans mesure signifie le surabondant. La surabondance est un thème surtout paulinien. Je signale cela en passant.

b) La vérité se tient entre le témoignage de deux (Jn 8, 16-18).

Donc nous sommes ici, toujours à propos du témoignage, situés dans la parole de celui qui parle à partir de la terre. Et pour bien comprendre cela, il faudrait se rappeler que, pour Jean, la vérité se tient entre le témoignage de deux.

Ici, c'est au chapitre 8. On accuse Jésus de témoigner de lui-même et il répond : « 16Et si moi je juge, le jugement, le mien est vrai parce que je ne suis pas seul mais moi et celui qui m'a envoyé, le Père. 17Et dans votre loi il est écrit que le témoignage de deux hommes est vrai. 18 Moi, je suis celui qui témoigne de moi-même, et le Père qui m'a envoyé témoigne de moi. » Le beau témoignage rendu, c'est aussi la Résurrection, mais en paroles c'est "Tu es mon Fils", parce que nous savons que Résurrection et Fils se pensent ensemble, l'un à partir de l'autre[14].

Jean se sert d'un mot qui paraît très occasionnel dans le Pentateuque où il règle les problèmes d'organisation de la justice, des tribunaux : personne ne peut témoigner de soi, un seul témoin ne suffit pas[15]. C'est une pratique très simple. Il faut deux témoins. Et, c'est sur ce petit mot qu'il articule sa grande conception de ce qu'est la vérité. La vérité met en œuvre des paroles croisées, deux paroles ou trois paroles, mais deux paroles qui disent la même chose.

Seulement ici, apparemment, les deux paroles ne disent pas la même chose :

  • la parole du ciel dit : « Tu es mon Fils »,
  • la parole du Baptiste dit : « Voici l'Agneau de Dieu qui lève le péché du monde ».

À notre oreille, cela ne dit pas du tout la même chose mais pour Jean, si ! Voilà qui est pour nous très énigmatique ! Seulement, nous avons repéré que cela doit dire la même chose. Donc le chemin de notre pensée est de méditer en quoi l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde et le Fils de Dieu sont deux expressions qui disent la même chose[16].

c) Deux expressions qui disent le même.

Ceci est traité par Jean surtout dans la dénomination de l'ergon, de l'œuvre du Christ. L'œuvre du Christ est d'accomplir l'humanité.

●  Le Fils Un et les enfants de Dieu.

Et la première chose qui est dite, c'est que la parole « Tu es mon fils » n'est pas adressée à Jésus comme à un individu singulier mais à la fois à Jésus et à l'humanité tout entière. Cette parole est la belle salutation de Dieu qui salue l'humanité dans le Fils, l'humanité, c'est-à-dire la multitude des enfants de Dieu, des tekna.

Et nous avons ici un thème qui est majeur chez saint Jean, le thème du rapport entre le Monogénês, le fils Un (Monogénês), et ta tekna (les enfants), un pluriel, qui du reste n'est pas un pluriel indifférent, c'est un pluriel de déchirure : ta tekna tou Theou (les enfants de Dieu) ta dieskorpismena (les déchirés). Le skorpio est un instrument de supplice, de démembrement, qui sépare en déchirant les enfants de Dieu.

Se pose donc ici le problème du retour à l'unité d'une humanité déchirée. Chaque homme est déchiré à l'intérieur de lui-même et l'ensemble, le troupeau, est aussi déchiré : sujet traité dans le chapitre du Bon Pasteur. C'est le même verbe : diaskorpizein. C'est un thème qui a beaucoup d'occurrences en saint Jean et qui est très important.

Or l'expression « Tu es mon fils », justement, n'apparaît pas, alors qu'elle est majeure (c'est l'œuvre du ciel), dans le récit du Prologue que nous avons aperçu ici. Ce qui apparaît, c'est déjà le traitement du mot Fils en deux termes, le Fils Monogénês et les tekna. « À ceux qui l'ont reçu, il leur a donné l'accomplissement de devenir les enfants de Dieu… Et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Fils Un et plein – plein de l'humanité » (v. 12-14). 

Les premiers chrétiens avaient l'oreille facile pour cela, du moins les premiers chrétiens du monde juif parce que l'expression "fils de Dieu" avait déjà un sens collectif dans l'Ancien Testament. Le peuple de Dieu, c'est "mon fils", le fils de Dieu, dans l'Ancien Testament.

●  Le Fils un et unifiant "lève" la déchirure de l'humanité.

Du même coup, ici, la déchirure du monde (le péché) est reconduite à l'unité filiale dans le Fils Un et unifiant. Nous avons donc : « voici l'Agneau de Dieu qui lève le péché du monde …» – voici l'Agneau de Dieu dans le sacrifice.

Le mot sacrifice est un mot difficile pour nous. Nous n'allons pas entrer dans cette problématique qui est loin de notre pensée. Ça ne veut pas dire qu'elle est insignifiante, elle est hautement signifiante, mais nous n'avons pas à cela un accès immédiat, donc nous la laissons provisoirement de côté, en percevant simplement que le démembrement de l'agneau sacrifié est significatif corrélativement de l'unité retrouvée, récapitulée, de la totalité de l'humanité.

Ce n'est qu'un début de chemin pour comprendre combien profondément et de façon insistante chez Jean la parole qui dit "tu es mon Fils" et la parole qui dit "voici l'Agneau de Dieu qui lève le péché, qui lève la déchirure du monde", c'est la même chose. C'est une indication sur le chemin qu'il y a à poursuivre, dans l'esprit de Jean, pour entendre la mêmeté postulée par le texte entre les deux paroles. Parce que, pour qu'un témoignage soit bon, il faut qu'il y ait deux paroles, mais il faut que les deux paroles disent la même chose. Donc vous voyez ce processus.

C'est prodigieux ! C'est prodigieux d'écriture, de pensée…

 

5) Les articulations premières : le générationnel et le conjugal.

a) Jean-Baptiste : l'ami de l'époux (Jn 3, 29-30).

J'ai laissé de côté les versets 29-30 – nous sommes toujours dans l'ensemble du chapitre 3, verset 25 à 34 – qui sont intéressants également à d'autres titres, je ne fais que les commémorer.

Le Baptiste se présente donc comme le témoin, le témoin qui parle à partir de la terre parce qu'il lui est donné du ciel de parler à partir de la terre. C'est sa vocation, son appel, qui vient du ciel mais il sait qu'il parle à partir de la terre. Il va se donner un autre titre : il est l'ami de l'époux.

« 29Celui qui a l'épouse est l'époux c'est toujours ici en comparaison avec le Christ puisqu'on lui demande de comparer le baptême qu'il faisait et le baptême que Jésus fait – mais l'ami de l'époux c'est le titre qu'il se donne : l'ami de l'époux. Qu'est-ce que c'est ? – celui qui se tient debout et qui l'écoute– qui n'entre pas dans la chambre nuptiale[17] –, se réjouit de joie à cause de la voix de l'époux. Donc cette joie qui est la mienne est pleinement accomplie. 30Il faut qu'il croisse et que je diminue. » On lui dit : « Il y a beaucoup de gens maintenant qui vont se faire baptiser par Jésus-Christ plutôt que chez toi ? » « Non ! Il faut qu'il croisse et que je diminue. »

Ce n'est pas johannique ce que je vais dire maintenant, mais, de façon très significative, les deux Jean correspondent peut-être aussi aux deux faces de Janus. Encore qu'on passe ici d'un monde à un autre, mais les deux Jean sont situés systématiquement aux deux solstices : le moment où le soleil croît et le moment où le soleil diminue. Au solstice d'été, il diminue, au solstice d'hiver, il se reprend à croître. Les deux portes de l'année, comme disent les Anciens. Cela n'appartient pas à la symbolique johannique, il faut être sérieux. Cependant, cela appartient à la méditation des siècles de pensée chrétienne au cours des temps, d'une symbolique qui serait plutôt une symbolique médiévale etc. Les champs symboliques sont divers, même s'ils sont toujours plus ou moins puisés à la source de l'Occident, à la source de l'Église d'Occident, puisée elle-même à la source de l'Écriture. Néanmoins ils se mêlent au cours des temps à d'autres fonctions symboliques issues d'ailleurs, peut-être ici une fonction celtique. Je vous dis cela gratuitement car je ne suis pas spécialiste.  Donc croître et diminuer. Mais ce n'est pas de cela dont que je voulais parler.

b) La symbolique nuptiale.

En effet, à partir d'ici, nous avons une autre symbolique qui s'ouvre, celle de l'époux et de l'épouse. Ce n'est plus le rapport de témoin ou d'ami de l'époux qui est en question, c'est la symbolique de l'époux et de l'épouse qui est ouverte.

Les deux symboliques les plus fondamentales, ce par quoi les articulations premières se font dans la vie des hommes, c'est sans doute cela : le générationnel, père-fils, et le conjugal, nuptial, époux-épouse. On sait que les articulations de la pensée sont calquées sur l'organisation familiale, Lévi Strauss dont on célèbre le centenaire a mis cela en évidence dans de multiples cultures. Donc nous avons ici quelque chose d'intéressant.

●   La symbolique nuptiale dans les Noces de Cana et en Ep 5.

D'autre part, cela vaut la peine stratégiquement d’en parler ici parce que nous sommes au chapitre 3 et que cela nous aide à relire le chapitre 2, les Noces de Cana. On croit lire que Jésus y est invité, mais pas du tout ! Les mariés ne sont peut-être pas ceux qu'on pense, comme on me l'a dit une fois. Il s'agit en effet de la grande thématique, issue également du judaïsme, d’Israël épouse de Dieu, qui sera reprise par saint Paul notamment, mais qui se trouve ici indiquée chez Jean : l'Ekklêsia épouse du Christos. Le rapport Christ-Ekklésia, le rapport époux-épouse se trouve dans l’épître aux Éphésiens, au chapitre 5, dans ce passage qu'on lisait naguère aux messes de mariage. Mais c'est plus subtil que nous ne l'entendons à une oreille immédiate[18].

La Samaritaine, verre gravé, musée de New York●   La symbolique nuptiale dans le chapitre de la Samaritaine.

Donc, rétrospectivement, ceci éclaire les Noces de Cana et annonce de façon préventive le chapitre qui suit, le chapitre de la Samaritaine. Car la Samaritaine, si on lit dans le grand sens, c'est l'humanité, l'humanité convoquée, donc l'Ekklésia, l'humanité convoquée qui est épouse du Christos. En effet, le Christ rencontre la Samaritaine au puits. Or, traditionnellement, les patriarches rencontrent la fiancée au puits. C'est un des thèmes, entre autre, du chapitre 4, qui est d'une construction prodigieuse, c'est un des éléments de la complexité de ce chapitre, merveilleuse complexité, merveilleuse intrication de tous les éléments qui le composent.

c)  Penser le premier deux et la symbolique du masculin-féminin.

Donc je voulais situer cela, parce qu'il faudrait dire aussi que, parfois, masculin et féminin se lisent dans la symbolique ciel-terre, donc d'une certaine façon père-fils, ce qui peut paraître étrange.

Les Anciens sont très embarrassés pour penser le premier deux, et d'un bel embarras, un embarras magnifique, parce que féminin-masculin, ce n'est pas simplement époux-épouse, c'est aussi mère et fils. La féminité n'est pas épuisée par les différentes fonctions d'être épouse, d'être mère. Il y a la féminité comme telle, précision faite de ces fonctions qui en sont des composantes éventuelles ou des aspects éventuels.

Cet embarras n'est pas dans saint Jean, c'est vraiment quelque chose que je subodore. Je subodore que cette difficulté est de penser un deux qui soit antérieur à la distinction générationnelle et à la distinction époux-épouse, ou à la distinction frère-sœur, parce que c'est aussi une des caractéristiques d'être femme que d'être sœur, de pouvoir être sœur de, entre autre. C'est ce qui a donné lieu aux monstrueuses divinités qui sont à la fois sœurs et épouses (Isis et Osiris etc.) Je pense qu'il y a quelque chose de ce genre, très intéressant, mais très difficile à justifier. De toute façon, on voit bien qu'il y a de l'embarras pour désigner le premier deux. Le premier deux est sans doute antérieur aux deux les plus usuels. C'est ce qui s'indiquerait d'une certaine façon par là. Magnifique ! Mais bien difficile à assurer. Il ne s'agit là que d'une conjecture.

Nous avons ainsi parlé du rapport masculin-féminin en quelques mots. Sur ce rapport masculin-féminin, encore un dernier mot. Il ne régit pas simplement le rapport d'un homme et d'une femme, donc le rapport qu'on appelle un couple. Ce rapport-là est polaire, c'est-à-dire qu'il indique une bipolarité qui vaut pour le cosmos – ciel-terre, c'est un couple –, qui vaut pour l'union d'un homme et d'une femme ; mais, à l'intérieur de ce que nous appelons un individu, il y a aussi cette bipolarité. Il y a du féminin chez l'homme, du masculin chez la femme, il y a cette polarité structurelle. C'est-à-dire que nous sommes vraiment dans une grande première chose. Ce qui situe analogiquement, d'une façon que je ne peux pas mesurer parce qu'il faudrait être spécialiste en ce domaine, masculin et féminin un peu comme yin et yang dans d'autres cultures, ou purusha et prakriti. C'est vraiment une grande symbolique.

d) L'entrée du péché et ses dérivations en Romains 1.

Dans l'épître aux Romains, saint Paul cherche à dire quel est le premier péché de l'homme et ensuite comment il dérive : il se déploie, il abonde en de multiples péchés de l'humanité. Vous pensez tout de suite à Adam et en effet saint Paul parle d'Adam à deux reprises dans les Romains. Mais ici il parle autrement, il parle des hommes, et c'est la même chose ! Il faut lire l'épisode d'Adam et Ève comme une des façons de dire quelque chose d'essentiel qui peut aussi se dire d'autre manière.

Comment entre le péché dans le monde, quel est le premier péché ? « Ils n'eucharistièrent pas. » (Rm 1, 21) Cela paraît étrange ! En fait, ça indique une façon fondamentale d'être au monde qui n'est pas la bonne façon, à savoir : n'être pas reconnaissant, être au monde de façon non eucharistiante. Nativement on naît, puis on se trouve là, alors que la bonne façon d'être au monde c'est de rendre grâce pour le don d'y être, au monde.

Ce premier péché subit ensuite une dérivation qui est marquée de deux façons : une première façon que je passe, et une seconde[19] qui est articulée aux trois premières générations, donc le premier découlement de l'humanité. Ces trois générations, on les trouve par exemple dans Bereshit Rabba, dans les commentaires juifs des siècles qui suivent immédiatement l'Évangile et qui ont des racines antérieures. Il y a la génération d'Hénoch, la génération de Noé (ou du déluge) et la génération de la dispersion (ou de la tour de Babel) :

  • la génération d'Hénoch est une génération qui est devenue idolâtre, autrement dit le désajustement causé par la non-eucharistie se manifeste en idolâtrie ;
  • la deuxième génération, celle de Noé, c'est l'homosexualité. En effet les géants répandent leur semence sur les rochers, c'est-à-dire sur l'aride, c'est-à-dire sur ce qui ne fait pas germer, etc.
  • et la troisième génération, celle de la dispersion, c'est tous les autres crimes.

C'est quand même très étrange que l'homosexualité prenne une place majeure dans une génération. Ce qu'il faut savoir, ici, c'est que les questions de sexualité sont pensées dans l'Écriture à partir de la fécondité, comme dans les cultures anciennes, pas à partir de la libido, mais à partir de la fécondité. Et la fécondité est une chose essentielle pour les générations d'autrefois, même de naguère. Avoir des enfants est la condition même pour survivre, il n'y a pas la sécurité sociale etc.  Donc la fécondité vient en premier dans ce domaine. Or l'homosexualité n'est pas féconde, c'est-à-dire qu'elle est un désajustement, mais un désajustement majeur sous ce rapport-là qui est celui qu'envisage l'Écriture dans ces symboliques archaïques mais fondamentales. Donc ce désajustement va très loin.

Par exemple dans un évangile un peu gnostique trouvé à la bibliothèque de Nag Hammadi, qui s'appelle L'évangile de Philippe, qui n'est pas canonique mais qui est très intéressant pour l'apprentissage de la symbolique de ces époques-là, on lit : « Certains disent que Marie a conçu de l’Esprit Saint. Ils se trompent. Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Quand une femme a-t-elle jamais conçu d’une femme ? »[20] En effet, le mot grec "pneuma" (le Saint Esprit) correspond au mot rouah qui, en hébreu, est féminin.

Ce sont des attestations de choses qui peut-être ne nous sauteraient pas immédiatement à l'oreille mais qui nous invitent à lire dans un contexte hors de celui de nos humeurs, historiquement, les grandes situations symboliques.

 

6) Dé-chosaliser le rapport Ciel-Terre.

a) L'analogie de proportionnalité.

Nous avons aperçu que ciel-terre était plutôt une figure ou une structure, et il faut savoir que cette configuration Ciel-Terre est un principe applicable à différentes étapes du récit et à différents étages du discours. Ceci va se développer davantage lorsque nous reviendrons sur le Plérôme des Gnostiques valentiniens qui sont, dans un premier temps, au sein de l'Église chrétienne.

Le même texte, la même référence à l'Écriture peut jouer à différentes étapes si c'est un récit, à différents étages de construction de la pensée. C'est donc une sorte de configuration qui s'exprime sur le mode de l'analogie. Le mot "proportion"[21], analogon en grec, est un vieux mot employé déjà par Aristote, qui a donné lieu ensuite à beaucoup de développements dans la théologie médiévale et qui est complètement récusé ou oublié par la philosophie moderne. Dans cette notion d'analogie, cette notion de proportionnalité, le logos dit aussi le chiffre, le nombre, la proportion, comme le latin ratio : prorata, au prorata de, à proportion de. Seulement ici il s'agit d'analogies non quantitatives, ce ne sont pas des équations, c'est ce qu'on pourrait appeler des équations qualitatives. Je vais donner un exemple d'analogie de proportionnalité.

Je disais l'autre jour que nous appelons souvent "métaphore" une expression telle que : « Tu es mon soleil ». Un amant peut dire ça à son amante, mais le mot soleil a peu de chose à voir, dans ce cas-là, avec le soleil tel qu'il est étudié par la physique. On sait que c'est une image, une figure, un sens figuré, un sens élargi. Chez les Anciens il n'en va pas ainsi. Dans notre culture il y a nécessité de distinguer le sens propre et le sens que nous appelons métaphorique ensuite. La nécessité du sens propre est là chez nous parce que tout est fondé sur la déduction et on ne peut déduire qu'à partir de concepts univoques et non pas analogues. Or notre Écriture ne fonctionne pas sur ce mode.

b) Le rapport ciel-terre comme configuration a priori.

Je ne sais pas si j'ose dire cela, mais on sait que l'espace et le temps sont pour Kant les conditions de possibilité de la sensibilité. Il les a situées dans l'homme. Je pense que ce n'est ni dans la chose, ni exactement dans l'homme, et je pense d'ailleurs que ce n'est pas simplement des conditions de possibilité, et en tout cas pas des conditions de possibilité qui seraient à mettre au compte de la nature humaine. Mais si on regarde de façon culturelle – le mot n'est pas bon car on ne peut parler de culture qu'à la mesure où on attribue une valeur au mot "nature" car ils se définissent corrélativement – c'est quelque chose comme cela.

Alors je voudrais dé-chosaliser ce rapport ciel-terre, que nous le pensions comme une sorte de configuration a priori – a priori, c'est-à-dire avant l'usage qui en est fait à propos de telle étape du récit ou de tel étage de la pensée –, je voudrais surtout, en montrant cette différence d'avec notre culture native, que nous ayons la capacité de nous ouvrir à un autre mode de pensée qui nous permette d'être en accord avec le mode de pensée qui régit quelque chose comme nos Écritures. C'est surtout cela qui me soucie. C'est peut-être un peu trop tôt pour dire ces choses-là.

 

II – L'intervalle entre ciel et terre en saint Jean

 

Nous entrons à nouveau chez saint Jean et nous allons considérer l'intervalle entre ciel et terre. On peut en repérer des indications sous deux formes principales.

1) Les deux formes de l'intervalle ciel-terre.

●   Première forme : Emplir, habiter...

D'abord l'intervalle est le lieu de l'habitation sur la terre et sous le ciel. Mais habiter est un mot qui est employé fréquemment dans notre Écriture à propos de l'Esprit Saint, de même que le verbe emplir : emplir ou habiter. Là, on rejoindrait la terre elle-même sous un autre nom, comme l'oikoumenê, qui est une façon de dire la terre, et dans ce cas-là elle n'est pas nécessairement mise en rapport avec le ciel. Vous vous rappelez que nous avons dit qu'il importe toujours de voir à quel autre mot un mot se configure pour qu'il dise ce qu'il a à dire. La terre, si je la connumère dans les quatre éléments : le feu, l'air, l'eau et la terre, n'a pas le même sens que si je dis simplement ciel-terre. D'ailleurs, en hébreu, ce n'est pas le même mot. La terre est un autre mot hébreu qui signifie "la sèche". La sèche apparaît lorsque Dieu sépare dans la Genèse et les eaux et la terre solide. Oikoumenê (l'habitée), c'est encore une autre façon de dire la terre, qu'il s'agisse de la totalité de la terre ou qu'il s'agisse de notre terre, c'est-à-dire notre patrie au sens vétéro-testamentaire de heretz (la terre).

J'ai dit : empli de l'Esprit Saint. L'Esprit Saint est dans la symbolique du liquide, comme du reste dans les quatre éléments l'air et l'eau sont intermédiaires eux-mêmes entre le feu et la terre. C'est pourquoi on peut mettre un rapport entre ces deux configurations-là, des auteurs l'ont fait.

Que l'Esprit emplisse : « Spiritus domini replevit orbem terrarum (L'Esprit du Seigneur a empli l'orbe des terres)[22]. » Nous n'oublions pas du reste que, quand le ciel s'ouvre à la terre, lors du baptême du Christ,  l'Esprit descend, il emplit.

Il y a un autre verbe pour dire l'Esprit, c'est le verbe donner : « En montant dans les hauteurs, (…) Il a donné des dons aux hommes. (…) Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir  la totalité.…  » (Ep 4, 8-10), c'est-à-dire : il a parcouru l'espace ciel-terre, il est remonté vers le haut et « il a donné des dons aux hommes. »

Emplir est aussi un peu accomplir. Ceci peut illustrer ou éclairer un autre lieu de notre liturgie qui est le Trisagion[23] : « Sacré, sacré, sacré (Saint, saint, saint) le Seigneur… le ciel et la terre sont emplis de ta gloire. » La gloire, c'est un autre nom de l'Esprit : « Nous avons contemplé sa gloire » c'est-à-dire nous l'avons vu dans sa Résurrection en corps spirituel. Et que cela soit ce qui habite, c'est très précisément ce qu'une certaine tradition hébraïque a médité sous le nom de la Shékinah, du verbe shakan (habiter), et que nous trouvons chez saint Jean quand il dit : « Le Verbe fut chair, il a habité parmi nous et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Fils un et plein – empli et emplissant – de grâce et vérité » (Jn 1, 14) : puisqu'il est plein de la donation qui est le découvrement, cette donation-là qui est de découvrir.

Il est toujours intéressant de retrouver les sources, les lieux fondateurs des paroles que nous prononçons dans la liturgie, parce qu'elles peuvent paraître usées, périmées ou pas pensées du tout. En réalité, c'est toujours une source biblique. Ici, la source biblique est la grande vision d'Isaïe, la vision de la gloire dans le Temple : « Saint, saint, saint » (Is 6) à quoi s'ajoute « Béni soit celui qui vient » qui se trouve chez saint Jean à propos de la festivité des Rameaux : celui qui vient comme roi pour régir, pour ouvrir un royaume de paix et d'agapê.

C'est un premier ensemble que je ne fais que suggérer.

   Deuxième forme : Monter et descendre.

Il faut aussi examiner l'intervalle comme un trajet, c'est autre chose, c'est-à-dire comme monter et descendre. En effet la symbolique Ciel-Terre est en premier une symbolique du haut et du bas. Le rapport du haut et du bas est une symbolique complexe parce qu'en un certain sens le bas n'est pas inférieur au haut. Vous comprenez ce que je veux dire. En effet, inférieur signifie plus bas mais sans la connotation négative qui est dans notre langue celle de l'infériorité.

Cela se dit de plusieurs façons. Une façon de dire, c'est : « il y a une terre céleste ». Il faut être à chaque fois très attentif aux mouvements, aux figures de pensée qui régissent un discours. Il ne faut pas se fier à une impression première que nous imposons superficiellement sur nos structures natives de pensée.

Cette idée de trajet est soigneusement traitée par saint Jean à plusieurs reprises. Je ne parle pas ici simplement des verbes descendre et monter qui sont constants chez Jean au même titre que les multiples verbes d'allure : aller, venir, descendre, monter, entrer, sortir, marcher, courir etc. qui sont à toutes les pages, et c'est plein de sens. Sans compter que monter et descendre, c'est le trajet Ciel-Terre, mais c'est aussi : on monte à Jérusalem et on descend en Galilée ; seulement monter, c'est aller à la mort, et descendre signifie que la Résurrection se répand dans les confins de l'univers, au-delà de la Judée. Donc même ces verbes innocents de monter et descendre sont toujours chez Jean chargés de références symboliques de ce genre.

 

2) L'axe ciel-terre : trois lieux chez saint Jean.

a) Les anges sur l'échelle (Jn 1, 50-51).

Une des premières mentions de ce trajet se trouve au dernier verset du chapitre premier : Jésus répondit à Nathanaël qu'il vient d'appeler : « Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois. Tu verras des choses plus grandes. » Il faut toujours tendre l'oreille quand saint Jean dit des choses "plus grandes (meizôn)" : c'est un mot qui est à presque toutes les pages de Jean. J'en ai déjà dit quelque chose l'autre fois.

l'échelle de Jacob, Bible Morgan, 1240« Amen, amen, je te le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le fils de l'Homme. » Le ciel ouvert : le monde juif disait à l'époque de Jésus que le ciel et la terre étaient réciproquement fermés l'un à l'autre depuis que la prophétie s'était tue. C'est pourquoi l'Évangile s'ouvre par l'ouverture du ciel à la terre. Et ça parle : « Tu es mon fils » s’adresse à la totalité de l'humanité dans le Christos comme c'est bien précisé chez saint Jean. Telle est donc cette première salutation, cette ouverture : les cieux ouverts à la terre. Et la terre ouverte au ciel n'a pas le même sens que la terre fermée au ciel. Autrement dit, le rapport mutuel modifie la signification même des mots. Nous verrons que ciel et terre peuvent être pris dans le sens d'une opposition qui équivaut presque à l'opposition lumière-ténèbre et pourtant, fondamentalement, ce n'est pas du tout la même, mais ça peut advenir ; alors que, au contraire, ciel et terre peuvent être un lorsqu'ils sont mutuellement ouverts, car la condition pour être un chez saint Jean, c'est d'être deux : la véritable unité n'est pas la solitude. La véritable unité est l'intimité de deux, l'extrême proximité. Dans toute symbolique spatiale, il est affaire de distance, et la distance est la condition même pour la proximité. Il ne faut pas oublier que l'Évangile est l'Évangile du prochain, du proche. Nous ne sommes pas nativement prochains, nous avons à nous approcher, à devenir proches, et Dieu est sans doute notre plus éminent prochain. « Aimer le prochain. »

Donc la distance est la condition de l'éloignement et la condition pour qu'on s'approche, la condition de possibilité de l'approchement, de la proximité, et donc de l'extrême proximité qui est l'intimité. De deux, étant deux, être un, on le trouve à de multiples reprises chez Jean, mais je crois l'avoir déjà dit. Souvent je répète des choses parce que dans d'autres conditions, d'autres contextes, elles prennent parfois une couleur ou un son qu'on n'avait pas eu l'occasion d'entendre. Donc je ne m'empêche pas de réitérer des choses essentielles.

Le Fils de l'Homme, nous le savons, ne désigne pas l'humanité du Christ mais désigne le Fils, c'est-à-dire la révélation : le fils est la manifestation de ce qui est en semence dans le père, donc le fils est la manifestation du père. "Homme" est un des noms de la divinité, l'Homme essentiel, l'Homme primordial, l'Homme de la Genèse : « Faisons l'Homme comme notre image » (Gn 1), l'Homme image qui n'est pas du tout l'homme adamique du chapitre 3 dont nous sommes issus, mais le Christ lui-même. « Faisons l'Homme à notre image – c'est-à-dire faisons le Christ ressuscité – mâle et femelle il le fit – c'est-à-dire Christos et Ekklesia, Christ et humanité convoquée. » Nous le verrons chez saint Paul en toutes lettres. Donc ceci à propos du Fils de l'Homme : la manifestation du Fils qui est le lieu de jonction et de circulation entre ciel et terre, de ce trajet ciel-terre.

Ici s'ouvre un premier aspect d'angélologie, les anges étant plus habituellement les habitants du ciel. Ce n'est pas développé dans l'évangile de Jean. Nous aurons occasion de manifester cela dans la lecture de Paul que nous allons faire, c'est un aspect du rapport ciel-terre qui sera développé. Il y a simplement cette mention ici chez Jean.

b) L'axe ciel / terre (Jn 3, 5-15 et Jn 12, 32-36).

Une autre mention de cette relation se trouve au chapitre 3.

●    Naître d'en haut (v. 5-8).

Le chapitre commence par l'entretien nocturne entre Nicodème et Jésus. Il s'agit d'une nouvelle naissance. Devant la prétention de Nicodème à savoir, Jésus prend distance en lui disant : « 5Si quelqu'un ne naît pas d'en haut, il ne peut voir le Royaume. » Naître d'en haut, c'est-à-dire accéder à la nouveauté christique, n'est pas recueillir quelques données supplémentaires qui s'ajoutent aux choses que nous connaissions déjà, c'est venir au monde plus radicalement et plus originairement. Croire, c'est naître, non pas simplement au jour du baptême qui en est la célébration, mais, comme le disent les psychologues, on naît à chaque fois, chaque jour, à chaque occasion ; c'est en ce sens-là. Tout acte de foi est une réitération, une mémoire d'un baptême, d'une naissance plus originelle. Nous sommes issus de la semence de Dieu, notre identité d'état civil ne dit pas le tout de notre être. Nous sommes nés de plus loin que nous ne pouvons savoir et que nous ne pouvons voir. En effet, c'est dans le contexte qui dit : « 8Le Pneuma (l'Esprit), tu ne sais d'où il vient ni où il va. » Où je vais et d'où je viens, c'est ce qui identifie chez saint Jean, or ici nous avons : "tu ne sais". Mais « Tu entends sa voix ». Entendre est plus grand que savoir, ici. En effet, entendre maintient la relation d'écoute alors que le savoir, même si je l'ai reçu de quelqu'un, ensuite, je le possède pour moi-même singulièrement. La foi, c'est de rester à l'écoute, ce n'est pas d'avoir su. La foi n'est pas une affaire entendue, c'est une affaire à entendre. Entendre, c'est attendre. Dans la foi, entendre c'est encore attendre, attendre d'entendre.

Nous avons donc ici l'idée d'une naissance qui est "d'en haut". C'est ce qui va donner lieu à des développements sur les célestes et les terrestres dans la suite du passage.

Parenthèse : la dualité de la ténèbre et de la lumière.

En réalité, implicitement, c'est plutôt une autre dualité qui est mise en œuvre que la dualité ciel-terre : c'est la dualité, en un sens plus originelle, de la ténèbre et de la lumière[24]. En effet, la première parole, c'est « Lumière luise », « Lumière soit », c'est ce que nous disions la dernière fois. Et lumière et ténèbre sont dans un rapport conflictuel fondamentalement bien que, eux aussi puissent donner lieu à des lectures non contraires comme par exemple une lecture alternante. Vous avez une lecture alternative, c'est : ou bien… ou bien… Mais vous avez une lecture alternante : tantôt… tantôt… Le jour et la nuit sont une lecture alternante de la ténèbre et de la lumière, et c'est plutôt beau, c'est plutôt une belle alternance ; ou ça peut donner lieu aussi à un mélange comme les deux crépuscules, le soir et le matin, qui sont les portes du jour et de la nuit. Mais, parce que les auteurs ont aussi des usages préférentiels dans les multiples possibilités qu'ouvre une symbolique, chez saint Jean lumière et ténèbre sont plutôt ce qui s'oppose à mort. À tel point que même la nuit est lue comme la ténèbre.

Quand Judas sort du repas éclairé, « il sortit dehors »  comme dit l'Écriture, et « il était nuit », il sort dans sa nuit. D'ailleurs, sortir et la nuit, c'est un peu la même chose, parce que c'est ce qui justifie l'expression « les ténèbres extérieures ». « En Dieu il n'y a pas de ténèbres » ; « Dieu est Lumière » (1 Jn 1) ; la ténèbre est hors de lui : « ce qui advint hors de lui, c'était le rien », le rien qui est appelé aussi "les ténèbres" : « La lumière luit dans les ténèbres, les ténèbres ne l'ont pas détenue. » Ce sont les premiers versets du Prologue que nous lisions la dernière fois.

Ce qui justifie cette lecture de lumière et ténèbres, c'est que Jean utilise aussitôt après une autre alternance qui est celle de la chair et de l'esprit. Ce n'est pas du tout une alternance johannique – ça se trouve quelquefois chez saint Jean – mais elle est fondamentalement paulinienne, et on la retrouve ici. On la retrouve également à la fin du chapitre 6 dans le discours du pain de la vie chez saint Jean. Chez saint Paul, chair et esprit ne sont pas du tout des parties composantes comme naguère chez nous l'âme et le corps par exemple, ce sont des principes opposés à mort. La chair ne désigne pas ce que nous appelons la chair, de même que le cosmos (le motmonde), chez saint Jean, ne désigne pas ce que nous appelons le monde. Donc il faut bien voir que les mots prennent une frappe particulière par préférence de chaque auteur, et c'est très néfaste de les entendre comme ayant un sens univoque une fois pour toutes, alors qu'à l'intérieur du même corpus, il y a tant de différences. D'où la nécessité d'être toujours dans la proximité d'un contexte.

Fin de la parenthèse.

Je suis toujours dans le chapitre 3 de saint Jean : « 6Tout ce qui est né du Pneuma est pneuma » : ce qui est né du Pneuma, c'est nous en tant que de notre première naissance, pas la première chronologiquement, la première originellement. Notre naissance à l'état civil est la première à notre regard, celle que nous éprouvons en premier, mais elle n'est pas la plus originaire.

●    L'expérience de résurrection en termes de monter-descendre (v. 12-14).

Nicodème réplique et Jésus poursuit ainsi : « 12Si je vous ai dit des choses terrestres (épigéia) et vous ne croyez pas, comment croirez-vous si je vous dis des choses célestes (épourania). » On me fait remarquer souvent que les prétendues choses terrestres que vient de dire Jean sont déjà assez célestes, oui, mais ce ne sont pas encore les choses célestes.

Il ajoute aussitôt : « 13Car personne n'est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme. » Voilà monter-descendre et avec quasiment la même formule que chez saint Paul dans l'épître aux Éphésiens ­­: « Qui est celui qui est monté sinon celui qui est descendu » (Ep 4, 9).

En réalité l'Évangile est fondé non pas sur un événement historique mais sur une expérience spirituelle, l'expérience spirituelle qui s'accomplit au cœur même de Jésus et qui est donnée à participer aux témoins qui sont ainsi les annonceurs autorisés de la Nouvelle. L'Évangile n'est pas un fait brut, l'Évangile est un événement annoncé, ou l'annonce de l'événement, le mot Évangile signifiant les deux choses. Et c'est cette expérience fondamentale qui est impliquée ici.

L'expérience fondamentale est l'expérience de résurrection, c'est-à-dire que, même en Jésus, la dimension de Résurrection, qu'il a de toujours, est retenue, elle est non patente, elle est latente. Il y a quelques échancrures, nous l'avons dit, lors du Baptême du Christ, lors de la Transfiguration, mais ce ne sont que des annonces de la révélation plénière qui est la Résurrection du Christ. Et c'est sur la Résurrection du Christ et sur rien d'autre que l'Évangile est fondé dans son propre. Il est selon les Écritures, mais il est attesté par les témoins, et l'Écriture de l'Ancien Testament devient un témoin parmi les témoins. C'est ce qui justifie la présence de Moïse et d'Élie à la Transfiguration, c'est-à-dire "la loi et les prophètes", avec Pierre, Jacques et Jean qui sont les témoins du Nouveau Testament[25].

L'essentiel de l'Évangile est marqué au chapitre 15 de la Première aux Corinthiens : « 1Frères, je vous fais connaître l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous vous tenez, […] 3Car je vous ai livré en premier ce que j'ai moi-même reçu, à savoir que Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, 4qu'il a été enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. » C'est tout l'Évangile, sans cela l'Évangile est vide, comme il est dit dans le même chapitre. Cela emplit l'Évangile, c'est l'annonce essentielle.

Donc ce qui est premier, c'est cette expérience de la montée ; c'est-à-dire que la Résurrection est désignée dans le langage de la montée : « monter vers le Père ». C'est pourquoi la question a été posée : « mais qui monte sinon celui qui est descendu » (v. 13), car, pour qu'il monte, il a fallu qu'il descendît. La descente est postulée par la figuration comme montée de ce que signifie l'expérience de résurrection. C'est cela l'élément moteur, porteur, suscitant, de l'écriture évangélique. Tout est à partir de là. Et la notion d'Incarnation qui est dans notre esprit est postérieure à la notion de Résurrection.

●    L'élévation sur le bois et le serpent d'airain (Jn 3, 14-15 et Jn 12, 32-36).

Donc monter/descendre, voilà une nomination de l'intervalle. Et aussitôt, c'est illustré par la figure du serpent d'airain, on se demande pourquoi ça vient là.

Moïse et le serpent d'airain, William Dyce, vers 1860« 14Et comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l'Homme soit élevé 15afin que tout homme qui croit en lui ait la vie aiônios (éternelle.) »

Nous avons ici une autre figuration de l'intervalle. Nous avions l'échelle de Jacob, nous avons ici le signum, c'est-à-dire le bois – il y a les deux mots lignum et signum –  sur lequel est posé le serpent d'airain qui, par l'élévation, si on le regarde, guérit de la morsure des serpents dans un épisode bien connu du livre des Nombres (21, 6-9).

Or les premiers chrétiens ont puisé dans l'Ancien Testament des listes d'épisodes ou de fragments groupés autour d'un même thème symbolique[26]. Vous avez un groupement de choses qui ont trait à la pierre, au roc, au rocher ; ou qui ont trait à l'eau ; ou des choses qui ont trait au bois. Le bois, ça conduit au bois de la croix qui est donc le signe de l'intervalle ciel-terre, monter-descendre, être exalté. Le mot exalté, élevé (hupsosen) est un mot qui, dans un premier sens, est dit plutôt de la Résurrection, mais saint Jean l'emploie en même temps de la crucifixion. C'est-à-dire que le bois de la croix, ou l'arbre axial de la croix, l'axe ciel-terre, est appelé suivant les versions lignum ou signum (bois ou signe).

Ceci donnera lieu ensuite au chapitre 12 de saint Jean :

« 34La foule lui répondit donc : “Nous avons appris de la loi que le Christ demeure pour l'aïôn (pour toujours), comment dis-tu, toi, qu'il faut que le Fils de l'Homme soit exalté ? Qui est donc ce Fils de l'Homme ?” 35Jésus leur dit : “Encore un peu de temps la lumière est avec vous. Marchez tant que vous avez la lumière, de peur que la ténèbre ne vous surprenne ; et celui qui marche dans la ténèbre ne sait pas où il va. 36Tant que vous avez la lumière, croyez dans la lumière pour que vous deveniez des fils de lumière.” » Nous avons au verset 34 la mention de cette exaltation.

Dans les versets précédents cela est dit cela de façon précise à propos de l'exaltation du bois de la croix : « 32"Et moi quand j'aurai été élevé de terre, je les tirerai tous auprès de moi." 33Il signifiait par là de quelle mort il devait mourir. »

Nous avons donc ici toute une série de trajets, et à chaque fois vous avez remarqué que l'expression "le Fils de l'Homme" est employée par saint Jean. Cette expression est très courante dans les Synoptiques, assez rare chez saint Jean, et c'est toujours dans ces perspectives-là qu'elle est employée. On pourrait se demander si ce n'est pas parce que l'expression "Fils de l'Homme" était dans le recueil de testimonia, de témoignages symboliques recueillis, que Jean puise à ce moment-là l'expression même de "Fils de l'Homme".

c)  La prière, trajet de l'œil vers le ciel (Jn 17, 1).

Je voudrais dire une dernière chose à ce sujet, c'est la question du trajet, mais pas du trajet des pieds, du trajet de l'œil.

prière du ChristAu début du chapitre 17 qui est la grande prière de Jésus avant la Passion, nous avons : « Levant les yeux vers le ciel, il dit : Père, l'heure est venue, glorifie ton Fils…” ». C'est la demande de Résurrection que Jésus adresse par avance au Père.

« Levant les yeux » : quand nous disons « Notre Père qui es aux cieux », il y a là une trajectoire. La prière, c'est fondamentalement la proximité du lointain comme lointain. En effet, les cieux disent le lointain, même l'insu qui demeure insu, mais qui se donne à entendre ou qui s'approche. La prière postule qu'il y a une oreille à portée de mon appel. La prière est cette trajectoire de la terre au ciel.

L'expression « lever les yeux » se trouve quatre fois dans l'évangile de Jean :

– Une fois Jésus dit aux disciples « levez les yeux », vous avez la vue basse, vous ne voyez pas, vous dites « Encore quatre mois et c'est la moisson » ; moi, je dis « levez les yeux, la moisson est prête, elle est là. » (Jn 4). Il y a donc une vue basse et une vue haute pour l'interprétation de la signification des temps.

– Les trois autres fois c'est Jésus qui lève les yeux. Au chapitre 6, il lève les yeux sur la foule qui vient. Les deux autres fois il lève les yeux vers le Père : au chapitre 11, c'est à propos de Lazare, lorsqu'il rend grâce pour la résurrection non encore accomplie de Lazare, alors qu'ici (chapitre 17) il demande sa résurrection qui est à accomplir mais qui est, d'une certaine façon, toujours déjà accomplie. La dimension de résurrection n'est pas la factualité d'une réanimation de cadavre, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

C'est très intéressant parce que lever les yeux est employé pour dire la double constante relation de Jésus. Il n'est jamais question de Jésus dans l'évangile de Jean sinon dans la double référence au Père et à l'humanité tout entière, aux hommes. Ceci nous déboute de notre prétention solipsiste, notre prétention en tout cas égotiste de penser à partir de ego. Le Christ est d'autant plus lui-même qu'il est plus ouvert simultanément au Père et aux hommes. On pourrait citer un très grand nombre d'exemples, je n’en ai pas le loisir maintenant. Mais c'est un des traits essentiels caractérisant le Christ.

De plus, c'est un principe de lecture. Il faut faire attention à la gestuelle de Jésus. Qu'il se tourne, qu'il ouvre la bouche pour parler, qu'il s'adresse, qu'il porte la main, etc. cette gestuelle évangélique est chargée de symbolique. Nous parlions des allures, mais les postures aussi de Jésus sont parlantes. Il n'y a pas que le discours qui soit parlant dans l'évangile. Donc, cette tournure vers le Père est une indication de la prière.

 

3) La prière nous configure à l'Évangile.

a) L'homme debout. L'Orant.

Orante, peinture muraleJe voudrais profiter de ces choses pour indiquer que la prière annoncée par Jésus est une sorte de configuration à l'Évangile. Prier le "Notre Père" nous configure à l'Évangile. Pour cette prière, on se met debout. Il y a une symbolique essentielle de l'homme debout qui rappelle le Fils de l'Homme : c’est l'échelle. Elle appartient aux premières figures : par exemple, dans les peintures des catacombes, la figure de l'Orant priant, qui est un homme debout, les mains étendues, se configure d'une certaine façon à la croix. Il y a peu de représentations du Christ lui-même. Il est représenté souvent par des figures.

Les premières figures les plus insistantes sont celles de Daniel dans la fosse aux lions, Daniel qui sort indemne du péril de mort comme Christ est ressuscité ; Jonas sorti de la bouche du poisson, dont la figure est indiquée comme signe de la Résurrection chez saint Matthieu : « À cette génération il ne sera pas donné d'autres signes que la figure de Jonas qui vécut trois jours dans le ventre du monstre marin, etc. » (d'après Mt 12, 39-40) ; et puis les trois enfants dans la fournaise. Ce sont des thèmes récurrents. Ces figures sont caractérisées à chaque fois par la figure de l'Orant.

Je pense que la figuration de la croix a pris place précisément à partir de cette attitude de l'Orant. Le Christ lui-même en dimension de Résurrection se trouve, pour la première fois, à Sainte Sabine, sur l'Aventin. C'est une très ancienne église, très belle, très simple, qui a des portes sculptées en bois qui datent du VIe siècle, ce qui est assez prodigieux. Et sur l'un de ces panneaux il y a le Christ en attitude d'Orant, de priant, selon la tradition, et derrière s'esquisse la figure de la croix. C'est une des toutes premières figures du Christ en croix.

b) Le signe de croix.

Il faudrait commémorer ici dans la proximité même de la question ciel-terre, le parcours qu'on effectue en se signant. « Au nom du Père et du Fils – la verticale – et du Saint Esprit – la dimension de diffusion horizontale. » C'est une participation de notre corps à une symbolique gestuée, c'est une sorte d'incorporation de la Parole. Ceci peut se faire du reste aussi sous le mode de différentes consignations, au front, à la bouche et au cœur, comme pour la lecture de l'Évangile.

J'avais un supérieur, dans mon premier grand séminaire provincial à Nevers, qui avait l'habitude, surtout quand il pensait qu'on ne le voyait pas, de faire un petit geste, signe de la croix sur le cœur. Donc voici des gestuelles qui sont évidemment faites par habitude ou par conformisme, en mémoire de ce qui est en question, et qu'il serait très intéressant de méditer. D'autant plus que la gestuelle de la montée et de la descente, de l'expansion de l'Évangile, ouverture aux horizons, reçoit encore l'apport de la Trinité, c'est-à-dire la descente du Père au Fils, descente générationnelle dans une symbolique de la verticalité ciel-terre, et puis l'extension des mains pour désigner la diffusion de la Résurrection. L'Esprit Saint est la Résurrection diffusée dans l'humanité, c'est-à-dire la Résurrection du Christ s'achevant. Vous vous rappelez : « Je ne suis pas encore monté vers le Père, dit Jésus après la Résurrection, va dire aux frères … » (Jn 20). Tant que l'humanité tout entière ne reçoit pas la Résurrection, la Résurrection du Christ n'est pas achevée dans sa totalité.

c) L'extension des mains (Ode de Salomon n° 42 et 27).

Pour ce qui est de l'extension des mains je vais vous citer simplement deux courts textes des Odes de Salomon. Les Odes de Salomon, c'est un texte, à mon avis, du début du IIe siècle, que nous possédons en syriaque. C'est une de mes élèves qui a publié cette traduction[27] où j'ai fait une belle introduction et où j'ai un peu collaboré.

La dernière Ode, l'Ode 42, commence ainsi :

« 1Je déployai mes mains,
m'offrit près de mon Seigneur,
puisque l'extension de mes mains est son Signe
et mon déploiement à moi < dans ce geste c'est > le bois déployé
qui fut pendu sur la voie du Dressé. »

Le signe ou le bois, pour les premiers chrétiens, sont des mots qui désignent la croix. Et nous avons la verticalité du Dressé.

C'est anticipé dans une Ode antérieure, l'Ode 27 qui est très courte:

Je déployais mes mains,
je sanctifiai mon Seigneur,
puisque l'extension de mes mains est son Signe,
et mon déploiement, le bois Dressé.
Alléluia.

 Nous en avons fini avec saint Jean. Je rappelle que ce qui fait le trait particulier d'intervention de ce chapitre est la distance ciel-terre, ce qui les relie, ce qui les unit.



[4] On interprète souvent ce texte en s'apitoyant sur le sort de cet enfant qui n'a pas été accueilli à l'auberge. Mais le texte en fait dit que là n'était pas sa place, tout simplement !

[5] Cette idée que l'homme est entre ciel et terre se concrétise en domaine chrétien dans la figure de l'Orant (voir La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer.), mais existe ailleurs. Voir Réflexions de F. Cheng faisant écho à J-M Martin : le ternaire Ciel-Terre-Homme et autres sujets.

[6] Cette citation est celle du texte hébraïque sauf pour l'expression "était porté" qui vient de la traduction grecque de la Septante, puisque dans l'hébreu le pneuma "plane" au-dessus des eaux.

[7] C'est une structure en chiasme : A B C B' A'. Comme cela a été annoncé au début du c) on retrouve dans le Prologue la structure des témoins de la Transfiguration : Moïse et Elie de part et d'autre; Pierre, Jacques et Jean au milieu. C'est au b) qu'est expliqué pourquoi on a le témoignage de Moïse au v. 1.

[12] « Il (Jean-Baptiste) déclara : "Moi [je suis] la voix de celui qui crie dans le désert : "Préparez le chemin du Seigneur" comme le dit Isaïe le Prophète." » (Jn 1, 23). C'est une citation d'Is 40, 3.

[14] Voir au 1) c) précédent.

[15] « C'est seulement sur la déposition de deux ou de trois témoins qu'on le mettra à mort, les déclarations d'un seul témoin ne suffiront pas pour cela. » (Dt 17,6) « Un seul témoin ne suffira pas contre un homme pour constater un crime ou un péché, quel qu'il soit; un fait ne pourra s'établir que sur la déposition de deux ou de trois témoins. » (Dt 19, 15). On le retrouve aussi chez Matthieu : « Que toute chose se décide sur la parole de deux ou trois témoins » (Mt 19, 16)

[16] Ceci est longuement traité dans Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde .

[17] Sur le thème de la chambre nuptiale en rapport avec Jn 3, 29-30, voir Lecture valentinienne des Noces de CANA (Jn 2, 1-11) , en particulier le II -3°. Et par ailleurs : Le thème de la chambre nuptiale dans l'évangile de Philippe..

[19] « 23Ils inversèrent la gloire du Dieu incorruptible en similitude d'une image d'un homme corruptible, d'oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles – allusion à l'idolâtrie égyptienne (…) leurs femelles invertirent l'usage naturel en celui qui est contre nature. 27Et de même les mâles abandonnant aussi le rapport naturel de la femelle, s'enflammèrent de désir des uns pour les autres, mâles sur mâles – donc homosexualité – 28Et selon qu'ils n'éprouvèrent pas d'avoir Dieu en vraie connaissance, Dieu les a livrés à l'intellect inéprouvé, à faire ce qui ne convient pas 29emplis de toute désajustement, perversité, cupidité, malfaisance, pleins de jalousie, de meurtre, de dispute, de tromperie, de malignité, délateurs »  (Rm 1). Cf Rm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de Dieu

[20] Évangile de Philippe, sentence 17, traduction de Jacques Ménard, Letouzet et Ané 1967. Des extraits de cet Évangile figurent dans Le thème de la chambre nuptiale dans l'évangile de Philippe..

[21] En grec, analogon, composé de  ana : « selon » et de  logos : « ratio » signifie proportion. La proportion est une certaine égalité entre quatre termes au moins. La définition stricte de l'analogie est : A est à B ce que C est à D.

[22] Sg 1, 7 – Introït de la Pentecôte.

[23] Trisagion, du grec : tris (trois fois) et hagios (saint, sacré). Cf L'origine du Sanctus de la liturgie. Lecture de Is 6, 1-5, Ap 4, 6-8 et Jn 12, 13.

[24] La dualité ténèbre-lumière apparaît explicitement après : « 19Car c'est ceci la krisis, la lumière est venue vers le monde  – la lumière qui est la parole : la parole donnante et l'ouverture de l'espace d'agapê –, et les hommes ont aimé la ténèbre plus que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises…»

[25] Voir le début du I.

[26] On appelle ces regroupements des testimonia.

[27] Éditions Brépols, 1994, Belgique. Ceci est repris dans La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer..

 

 

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