Dieu est "créateur du ciel et de la terre", qu'est-ce que ça veut dire ? La première pensée chrétienne sur le démiurge
La plupart du temps on pense d'abord à Dieu comme à celui qui a créé le monde, en pensant qu'il l'a "fabriqué". Plusieurs questions se posent en fait : le titre de créateur est-il premier, et a-t-il vraiment le sens de "fabriquer" ?
Lors de la session sur le thème "Credo et joie" dont la transcription figure sur le blog, J-M Martin a abordé ces questions en regardant l'évolution historique du Credo et en se référant à saint Jean (comment saint Jean interprète les 7 jours de la création), et à saint Paul (Rm 1, 18-19 ; Col 1, 15-19) Dans ce message figure essentiellement des extraits du chapitre de la transcription de la session qui concerne Dieu Père, tout-puissant, créateur[1]. Un complément présente un bref historique de la première pensée chrétienne à propos de la distinction faite entre le dieu démiurge et le Dieu de Notre Seigneur Jésus Christ (avec un texte de saint Justin). Il confirme la nécessité de penser la création en termes de déposition des semences/venue à fruit et non en termes de projet/fabrication.
Par ailleurs, sur la représentation de la Bible de Souvigny (XIIe siècle) qui figure au début du 3°, le créateur est dans la figure du Christ.
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Créateur du ciel et de la terre
Voici l'incipit du Symbole des apôtres :
« Je crois en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre »
1°) L'évolution historique du Symbole des apôtres.
Je vais suivre génétiquement l'évolution du texte du Symbole des apôtres telle qu'on peut essayer de la reconstituer : il y a des textes plus archaïques qui ont la forme trinitaire sans développement d'aucun genre, et d'autres qui ont des développements sur les faits christiques (sur la gestuelle).
De même il est dit du Père dans un Symbole très archaïque : « Je crois au Père tout-puissant »[2]. Dans la restitution de Rufin dont nous parlions hier du premier Credo de l'Église romaine, nous avons : « Je crois en Dieu Père tout-puissant » sans la mention de "créateur". Cette mention n'appartient pas au tout premier Credo.
Ensuite nous aurons des développements. Par exemple dans un ordo romain un peu plus tardif, nous trouvons : « Je crois en Dieu Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre » et à ce texte correspond la formule du symbole de Cyrille de Jérusalem : « Nous croyons en un seul Dieu[3], Père, tout-puissant, poiêtên (créateur, si vous voulez, mais c'est le verbe faire) du ciel et de la terre, de tous les visibles et invisibles ». Ciel désigne les invisibles, et terre désigne les visibles : "visibles et invisibles", c'est le commentaire de ce que veut dire "ciel et terre". Ceci nous le trouvons à nouveau dans le concile de Nicée : « créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible » et c'est tout à fait paulinien.
2°) Trois termes : Père, tout-puissant, créateur.
Il faut distinguer d'abord une première chose, essentielle, c'est que Dieu, au sens premier, est caractérisé par : Père, tout-puissant, créateur. Vous pensez qu'il n'y a que deux termes : Père et créateur ; mais pas du tout, il y en a trois car "tout puissant" n'est pas un adjectif, c'est un substantif, c'est le mot Pantokratôr. Il y a donc trois titres : Père, Pantokratôr, créateur. Ce sont trois fonctions différentes. Et ces termes se trouvent dans les premiers Credo car ce sont des termes essentiellement christologiques. En effet :
– Si je confesse Dieu Père, c'est parce que je reconnais le Fils, car s'il n'y a pas de fils sans père, il n'y a pas de père sans fils. Autrement dit, comme Fils signifie Ressuscité, dans le mot de Père il y a la Résurrection. Le cœur du Credo est déjà là, dans le mot même de Père, ça ne dit pas autre chose.
– puis il y a le mot tout-puissant (pantokratôr) ;
– et ensuite le mot créateur intervient.
Autrement dit, il est intéressant de remarquer l'origine et la provenance des choses. Pourquoi le mot créateur va apparaître, nous le verrons.
Repenser la notion de Dieu à partir de la paternité.
L'essence de l'Évangile est de révéler que l'homme est dans un rapport de fils c'est-à-dire de libre par rapport à cela qui s'appelle Dieu, autrement dit qui est Père. Ce à quoi nous sommes invités, c'est à essayer de repenser la notion de Dieu à partir de la paternité et non pas d'en faire deux attributs distincts.
Les deux attributs Dieu et Père sont entre eux en forme d'hendiadys. En effet, en Jn 20 lorsque Jésus ressuscité envoie Marie-Madeleine dire la résurrection « J'ai vu le Seigneur » il dit : « Je vais vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu. » (d'après v. 17). Si la notion de Dieu était une notion inférieure à la notion de Père dans l'évangile de Jean, elle ne viendrait pas en second. C'est qu'elle est assumée à dire la même chose que la paternité/filiation, ultimement.
Les deux mots (Père et pantokratôr) sont là au départ puis s'ajoute le terme de créateur[4].
3°) Dieu créateur.
Je disais que « Je crois en Dieu le Père Pantokratôr » était la première formulation, et que s'y ajoute de bonne heure « créateur du ciel et de la terre ». Nous avons déjà parlé de ce mot "créateur". Il y a plusieurs mots en grec susceptibles de dire créateur ou création : poiêtês (du verbe faire) ; ktisis qui se traduit par création mais pas nécessairement au sens de la théologie postérieure ; et on trouve le mot de dêmiourgos dans le Timée de Platon.
a) L'introduction de Dieu comme créateur dans le Credo.
La création comme telle ne fait donc pas partie du kérygme, c'est-à-dire de l'annonce fondamentale originaire, mais ça ne veut pas dire qu'elle est à éliminer.
En effet il y a deux choses :
– on l'introduit rapidement pour des raisons de discours missionnaire aux Grecs qui s'intéressent à la question. Pour les Pères de l'Église, la Genèse ne se lit pas d'abord comme la création-fabrication à partir de rien. Seulement là il y a un discours qui s'accommode pour une certaine raison avec la culture occidentale du lieu et de l'époque. Cela n'évacue pas la validité de la notion de création, mais il convient de la resituer en troisième lieu comme elle est ici, car le titre de créateur est de toute façon inférieur en importance par rapport à la paternité et par rapport à la "principauté" (ce qu'on appelle pantokratôr).
– Il est en revanche très intéressant de lire la création à la lumière de la Résurrection et c'est ce que fait le Nouveau Testament, alors que notre théologie part d'une sorte d'idée de création philosophique naturelle pour qu'ensuite, dans ce cadre-là, survienne et s'ajoute autre chose qui est le salut. La gloire de Dieu, pour saint Jean, c'est l'accomplissement plénier de l'humanité.
b) La création : perspective biblique et perspective théologique.
Lorsque saint Jean lit le chapitre premier de la Genèse, il y distingue deux moments[5] :
– la première phase est la phase de la déposition des semences de l'humanité : l'œuvre des six jours est lue comme déposition des semences c'est-à-dire comme désignant la "volonté voulue" du Père. En français le mot "volonté" dit le vouloir, mais dans l'expression « les dernières volontés » il désigne les choses voulues. Or nous sommes voulus, et en tant que voulus, nous avons là notre semence dans l'éternité même de Dieu. Nous sommes voulus et nommés. La volonté de Dieu désigne ce moment séminal de notre être, précède ce que nous appelons notre naissance.
– Et le deuxième moment de la création, pour saint Jean, c'est l'œuvre du septième jour. On sait que c'est le jour où Dieu se repose, mais en fait il ne se repose pas : au septième jour cesse une œuvre et commence une autre œuvre qui est l'œuvre de la croissance des semences depuis leur état séminal jusqu'à l'accomplissement plénier du fruit. « Porter beaucoup de fruits »[6], dit l'Écriture, c'est le moment eschatologique. C'est ce qui recouvre toute l'histoire de l'humanité, c'est-à-dire la croissance de la semence. "Le Dieu"[7] accomplit en l'homme la croissance des semences et c'est cela l'œuvre.
Différence entre la perspective théologique et celle de saint Jean :
Dans la répartition théologique première il y a d'abord la distinction d'un ordre naturel par un Dieu purement créateur, qui n'est pas encore le Dieu sauveur, et qui produit la nature des choses. Chez saint Jean, dès le commencement, tout est dans la perspective pensée à partir de l'accomplissement final qui est résurrection et eschatologie. Et l'œuvre créatrice est le moment séminal de cela : « Ma nourriture est de faire la volonté (voulue) de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre » (Jn 4, 34). La création c'est l'œuvre. Et la création chez Jean se dit très bien dans l'entretien de la vie[8], dans ce qui tient le monde en vie : c'est le pain « pour la vie du monde ». Il n'y a pas une part purement créationnelle qui relèverait de la philosophie ou des sciences naturelles ou physiques, et puis d'autre part une annonce de salut. Il n'est question de la création dans l'Évangile que dans la perspective de l'accomplissement final de l'œuvre qui est l'œuvre du salut. Je pense que vous voyez la différence.
Conséquences.
Pour la théologie, le cadre c'est la création du monde naturel, et c'est dans ce cadre que se pose une petite histoire de salut. Dans la perspective biblique, le cadre c'est l'accomplissement de l'œuvre totale de Dieu telle qu'en Christ, dans laquelle se situe aussi la création du monde. Ce qui fait d'ailleurs que le mot de ktisis chez saint Paul dit l'humanité : la création signifie l'humanité.
Le monde au sens physique du terme n'est touché qu'à partir de l'être-au-monde de l'homme. Toute tentative de faire des accommodations entre les données des sciences physiques ou naturelles d'une part, et d'autre part les données bibliques, est vouée à l'échec, c'est inintéressant. On ne peut mettre ensemble que des choses qui relèvent de la même question. Or la question de l'évolution du monde et de la création, à quoi répondent les sciences, est sans aucun rapport avec la question équivalente dans l'Écriture.
Même le mot de vérité n'a pas le même sens. La vérité au sens des sciences et la vérité au sens johannique, par exemple, ce n'est pas du tout la même chose. Donc il ne s'agit pas d'évacuer le mot de création. Justement il n'a jamais le sens exact que la théologie postérieure lui donnera. C'est quelque chose qui s'introduit naturellement dans le discours du Nouveau Testament, qui ne s'y introduit pas décisivement, mais qui s'y introduit de bonne façon.
4) Lecture de deux textes : Rm 1, 18-19 et Col 1, 15-19.
a) Rm 1, 18-19. La création (ktisis) du cosmos.
On pourrait citer un exemple très intéressant qui se trouve dans le premier chapitre de la lettre aux Romains. C'est curieusement un texte qui est utilisé très souvent par les théologiens et même par le concile de Vatican Ier pour dire qu'il y a une connaissance naturelle de Dieu. Mais ce n'est pas la question : cette question-là n'intéresse pas saint Paul.
« 18En effet, la colère de Dieu se dévoile du haut du ciel sur toute impiété et tout désajustement des hommes qui détiennent la vérité dans le désajustement. 19Car le connaissable de Dieu est manifesté en eux car (c'est-à-dire) Dieu le leur a manifesté ; 20en effet les invisibles [de Dieu] sont vus à partir de la création (ktisis) du cosmos, par les œuvres (poiêmasin), et son éternelle dunamis (puissance), et sa divinité, en sorte qu'ils [les hommes] soient inexcusables (anapologêtous), 21parce que, connaissant Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni eucharistié, mais ils se sont évanouis dans leurs dialogismes, et leur cœur insensé s'est enténébré. 22Prétendant être sages (allusion à la philo-sophia), ils sont devenus fous.» (Rm 1).[9]
Vous avez ici une analyse de l'entrée du péché dans le monde. Très souvent l'entrée du péché dans le monde se dit en référence à la figure d'Adam, sous plusieurs formes d'ailleurs[10], mais ici c'est "ils" et c'est le même péché qui est en question. En quoi consiste le péché essentiel ? « Ils n'eucharistièrent pas » c'est-à-dire qu'ils ne furent pas au monde sur le mode du don puisque eucharistier c'est rendre grâce. Les deux modes d'être au don c'est "demander" ou "remercier", donc la demande et l'action de grâces. Ici c'est « ils n'eucharistièrent pas » alors que le monde leur a été donné. Mais que le monde donné soit dévoilé comme figure de Dieu n'est pas du tout de l'ordre de la connaissance naturelle, c'est un dévoilement.
Autrement dit ce qui concerne le monde et la ktisis (la présence de l'homme au monde) c'est quelque chose qui a sa place éminemment dans le Nouveau Testament mais qui est manqué dès l'origine ; et c'est ce qui est repris dans l'Eucharistie, c'est-à-dire dans l'action de grâces qui est l'action de grâces que le Christ accomplit en accomplissant l'œuvre. Voilà la perspective ouverte par cette page. C'est très intéressant pour la notion de péché. Tous les termes seraient à méditer.
Voilà ce que j'avais à dire. Il est important de ne pas prendre le Père « tout-puissant, créateur » en premier comme le « tout-puissant fabricateur du monde ». Ce qui est en premier c'est la paternité, c'est la divine régie du prince du monde nouveau, et de tout ce qui relève de ce qui est donné, y compris cela qui s'appelle la ktisis c'est-à-dire l'humanité toute entière, d'abord au sens paulinien, et puis le monde.
Est-ce que je me fais comprendre sur cette position par rapport à l'idée de création ? Vous ne voyez peut-être pas immédiatement pourquoi j'insiste sur ce point, enfin vous apercevez quelque chose. Et je rappelle que le tout premier Credo dit « Je crois en Dieu, Père et Pantokratôr » "point".
b) Col 1, 15-19 : Créateur du ciel et de la terre.
La formule « créateur du ciel et de la terre » donne une idée de la création qui est assez éloignée sans doute de ce que nous en pensons. On trouve ciel-terre partout chez Jean. Et le lieu fondamental, chez Paul se trouve au chapitre premier de la lettre aux Colossiens où il s'agit du Christ.
« 15Il est l'image du Dieu invisible – il est donc le visible de l'invisible : « Faisons l'homme à notre image » (Gn 1, 26) signifie chez les anciens « Faisons le Christ ressuscité » car "l'homme à l'image" c'est le Christ. En effet image et fils ont un rapport, on trouve cela par exemple dans « Adam vécut 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils » (Gn 5, 3). L'image n'a pas le sens dégradé d'une image par rapport à un modèle, l'image c'est la venue à visibilité de la chose elle-même – premier-né de toute ktisis – de toute création c'est-à-dire de toute l'humanité – 16car en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre – on peut dire qu'il est arkhê, donc « En lui la totalité a été créée » ce qu'on traduit par : « Dans l'arkhê (dans le principe) la totalité fut créée (c'est-à-dire le ciel et la terre) ». Nous avons donc ici une lecture christologique de la première ligne de la Genèse : « Dans l'arkhê Dieu créa le ciel et terre ». Et la suite du texte commente « dans les cieux et sur la terre » – les visibles et les invisibles – le ciel c'est les invisibles, et la terre c'est les visibles ; il n'est pas question ici d'une sorte d'infériorité. Or la liste du Credo de Cyrille de Jérusalem garde ceci : « créateur du ciel et de la terre, de tous les visibles et invisibles » ; et le concile de Nicée, qui s'appuie sans doute sur le Credo de Cyrille comme certains le pensent, nous donne ce que nous disons : « créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible » ; donc il reprend cela, il ne le crée pas purement et simplement. C'est une tradition qui progressivement s'installe, se précise. Au fond ceux que Paul appelle les invisibles ce sont ceux qu'il appelle : – les trônes, les seigneuries, les principautés et les puissances. La totalité a été créée par lui et en vue de lui, 17et il est avant toute chose etla totalité se tient en lui – voilàles invisibles ; et les visibles sont les hommes – 18et lui est la tête du corps qui est l'Ekklêsia – "en tête" c'est la traduction du mot "én arkhê" qui traduit le mot hébreu bereshit, mot qui a pour racine rosh (la tête) ; "entête", c'est ainsi que Chouraqui traduit bereshit. La "tête du corps", c'est la même chose que le principe (ou le prince) de la totalité, car le corps signifie ici la totalité de l'humanité. « Le corps qui est l'Ekklêsia » c'est-à-dire l'humanité convoquée – lui qui est arkhê – képhalê (tête) et arkhê, sont deux mots qui traduisent le reshit de bereshit ; et ceci, qui est une lecture de la Genèse, est en fait une lecture à partir de la Résurrection – premier-né d'entre les morts– vous voyez le rapprochement fulgurant qui est fait ici – en sorte qu'il soit en tout prééminent, 19puisque Dieu a trouvé bon qu'habite en lui tout le plérôme (la plénitude). » Le Plêrôma c'est ici la plénitude des dénominations, des trônes, des seigneuries etc. mais aussi de l'humanité. « Le plêrôma habite en lui » : habiter est un verbe du Pneuma, c'est le Pneuma qui habite. Le Plêrôma c'est le Pneuma, c'est la plénitude. Elle habite dans le Christos, c'est-à-dire que le Pneuma descend en plénitude sur le Christos, et la mort du Christos est la condition pour que le Pneuma se répande sur la totalité de l'humanité. Le Pneuma descend dans la parole « Tu es mon Fils » lors du Baptême, et cette plénitude est pour l'Ekklêsia, c'est-à-dire pour la convocation de l'humanité tout entière.
La notion de corps mystique (comme on a dit par la suite) ne se base pas sur une sorte de comparaison avec la membrure d'un corps humain, avec une planche anatomique. C'est la méditation du mot "én arkhêi" le premier mot de la Genèse.
Il est l'arkhê de la totalité, c'est-à-dire la tête du corps, il est le principe de la plénitude (du Plérôme), le Plérôme étant en même temps l'Esprit de résurrection qui se répand sur la totalité.
C'était donc à propos de « créateur du ciel et de la terre ». Mais chez Paul, quand il est question de la création, il est question de la création à partir de ce qui se dit ultimement, c'est-à-dire « le premier-né d'entre les morts » et donc le Prince (ou le principe) de la résurrection pour la totalité de l'Ekklêsia.
Le ciel c'est aussi le plus intime.
Ciel et terre : nous avions dit à l'occasion de « Notre Père qui es aux cieux » que ciel nomme certes le lointain, mais nomme plutôt l'insu que le lointain, c'est-à-dire l'invisible Or ce qui est plus proche de nous que ce que nous voyons est plus loin que le lointain. Je veux dire par là que c'est le plus intime de nous-mêmes qui est à nous-mêmes le plus lointain. C'est pourquoi quand nous disons le Notre Père, si nous levons les yeux aux cieux, nous pouvons aussi les fermer sur le plus intime de nous-mêmes, c'est la même chose[11].
COMPLÉMENT
La distinction démiurge – Dieu de NSJC dans la 1ère pensée chrétienne[12]
"Je crois en un seul Dieu"
La mention de « un seul Dieu » se trouve dans le Credo de Nicée Constantinople, et elle se trouve déjà dans le Symbole de Cyrille mais elle ne se trouve pas dans les premiers Symboles (Credo). C'est un mot qui sans doute, dans les Symboles où il est apparu, a changé de sens. Un seul signifie originellement "un seulement et non pas beaucoup de divinités", donc c'est contre le polythéisme ; ça signifie ensuite plus probablement "un seulement et non pas deux" car, au cours du IIe siècle, il y a de fortes tendances pour distinguer le Père de notre Seigneur Jésus-Christ et le dieu créateur comme étant deux dieux. Peut-être que ça vous étonne, c'est quelque chose qui n'est pas insignifiant, et qui est même très intéressant.
Histoire de la première pensée chrétienne.
Nous avons vu qu'au septième jour Dieu "cesse" l'œuvre créatrice qui est l'œuvre de déposition des semences, et commence l'œuvre de la croissance. Or, au IIe et IIIe siècle, la méditation sur la nature divine de Jésus (mais on ne dit pas encore nature) se fait volontiers en référence au chapitre 8 du livre des Proverbes où la Sagesse affirme : « Dieu m'a créée arkhê de ses voies vers ses œuvres ». Ce qu'on dit de Jésus en début de l'évangile de Jean (il est arkhê), se dit ici de la Sophia (la Sagesse). Et de fait, Jésus a le titre de Sophia dans tout le premier christianisme. À l'époque, « Dieu m'a créée », ça ne gêne personne, parce que créer ne signifie pas fabriquer à partir de rien. Comme nous l'avons vu, ce qui est désigné dans le mot création ici, c'est la déposition des semences de l'humanité : le moment de la semence, c'est le moment de la prothesis (pré-disposition) c'est-à-dire de l'avoir à être. C'est pourquoi le mot de prédestination qu'on trouve à toutes les pages de saint Paul garde un sens important, il désigne le moment séminal.
Je dois dire néanmoins que dès le IIe siècle, il y a un autre souci qui est d'ordre plutôt philosophique, et qui s'intéresse à l'origine du cosmos. Cela fait un mélange assez curieux, et le texte qui a la faveur des auteurs chrétiens de cette époque, c'est le Timée de Platon. Cela se comprend puisque ce sont des gens qui annoncent l'Évangile aux Grecs. Et quand je dis que le Timée est "lu", c'est beaucoup dire, parce que les penseurs du IIe siècle se servent souvent de catalogues qui résument les opinions des philosophes plutôt qu'ils ne vont les lire. La plupart ont médité au moins des pages choisies du Timée, à savoir ce qui concerne l'activité du démiurge. La démiurgie c'est la mise en ordre d'un chaos primordial, et dans le Timée une grande importance est accordée aux figures géométriques et aux chiffres. Le Timée est assez difficile à lire, mais c'est de très beaux dialogues de Platon.
Ainsi saint Justin, au milieu du IIe siècle, dit : « C'est à nos docteurs, c'est-à-dire à l'enseignement des prophètes, que Platon emprunta sa théorie quand il enseigne que Dieu façonna la matière informe pour en faire le monde. Écoutez les paroles mêmes de Moïse (…) : « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. La terre était invisible et non agencée – ahoratos (invisible) qui est employé ici, est synonyme de amorphos (informe) dans la philosophie médio-platonicienne et stoïcienne de l'époque : informe c'est-à-dire susceptible de recevoir des formes est la caractéristique de la hulé (la matière) dont parle la Genèse – et les ténèbres étaient sur l’abîme ; et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Et Dieu dit : “Que la lumière soit”, et il en fut ainsi. » Le Verbe de Dieu tira le monde de cette matière (hulê) dont parle Moïse ; c’est de lui que Platon et ses disciples l’ont appris, et nous avec eux » (Justin, Première Apologie, ch. 59). Nous trouvons là une interprétation du Gn 1, 2 en fonction d'une certaine notion de hulé, de matière qui préexiste au façonnage par le démiurge dont Platon parle dans le Timée. Et ça, c'est constant au IIe siècle.
Par exemple les gnostiques du IIe siècle distinguent le "dieu démiurge" du "Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ" en désignant par là une activité qui est une activité psycho-hylique (psycho-matérielle) et non pas spirituelle. Le démiurge est aveugle, c'est une force qui construit un ordre, un petit peu sur le mode du pneuma stoïcien, mais ils ne l'appellent pas pneuma. Or ce dieu-là ne peut pas être confondu avec le Père de Jésus-Christ. Cela ne veut pas dire que l'avènement du monde soit étranger au Dieu de Jésus-Christ, mais il est pensé plutôt comme le donnant à faire au démiurge d'une façon telle que le démiurge n'en a pas conscience, Dieu n'opère pas lui-même l'avènement de l'ordre à partir du désordre. Mais ce point-là commence à être hérétique au IIe siècle.
► Il me semble que le Logos est assimilé au démiurge chez Justin ?
J-M M : Tout à fait. Mais justement, quand Justin parle de cela, il ne fait pas la distinction que nous faisons entre la ktisis comme déposition des semences et comme fabrication du monde, il maintient ça comme une seule et même activité.
Le Nouveau Testament ne parle jamais de la fabrication du monde. Vous savez bien d'ailleurs, que la Genèse est lue originellement par le Nouveau Testament comme expérience christique primordiale. Même Tertullien (début du IIIe siècle) dit : « Dixit Deus Fiat lux, et facta est, ipse statim sermo lux vera quae illuminat hominem (Dieu dit : “Lumière soit”, et la lumière fut, c'est-à-dire le Verbe, lumière véritable qui «illumine tout homme venant en ce monde») »(Contre Praxéas XII). La lumière dont il est question ici n'est pas la lumière cosmique, mais Tertullien ajoute aussitôt « et per illum mundialis quoque lux (et par qui fut créée la lumière du monde elle-même) ». Là il est comme l'écho désordonné de la tradition de lecture qui commence à se faire à partir du Timée. Cette lecture est créationniste, et aboutira à la notion théologique de création, justement avec Tertullien. Le mot ktisis ne signifie pas création avant Tertullien. Tout ceci est difficile à suivre mais très intéressant, j'ai passé beaucoup de temps sur ces choses-là.
Ce que je veux manifester ici, c'est la prééminence absolue pour lire saint Jean et Saint Paul, de cette différence entre la structure projet / fabrication d'une part, et la structure déposition des semences / venue à fruit d'autre part.
[1] J-M Martin était en session à Nevers lors de la Pentecôte 2007, le thème étant "Credo et joie". Il commente le Symbole des apôtres tel que nous le récitons à la messe, mais aussi regarde les autres Credo du même type. Le mot "Symbole" est à prendre au sens que nous donnons au mot "Credo". C'est un extrait, ne figure ici que ce qui permet de comprendre le titre de créateur
[2] Ce premier Credo est tiré de la Lettre des Apôtres qui est une apocalypse apocryphe originaire d’Asie Mineure, composée en grec, après 150.
[3] A propos de la mention « un seul Dieu » qui figure dans un des Credo, voir le complément à la fin.
[4] Pour le développement sur les termes de Père et Tout Puissant voir Chapitre 3. La structure trinitaire du Credo ; Père, tout-puissant, créateur..
[6] Par exemple Jn 12, 24 ; Jn 15, 5.
[7] Selon l'usage du français, nous devrions écrire "le dieu". Mais il nous semble que "le Dieu" permet de distinguer "Dieu le Père" et "le Christ", en effet, dans la première pensée chrétienne, le Christ est Dieu sans article (deutéros Théos ).
[8] Voir la session Pain et parole (tag JEAN 6).
[9] Ce texte est longuement médité : Rm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de Dieu.
[10] « Paul décrit l'entrée du péché dans le monde : il y a 4 récits dans l'épître aux Romains, 3 se font par médiation de la figure d'Adam et un autre se fait tout-à-fait en dehors : 1) en Rm 1 le pronom personnel c'est "ils", 2) au ch 5 c'est "il", 3) au ch 7 c'est "je" : saint Paul dit : « Je vivais jadis sans la loi » (v.9) or ce n'est pas lui, Paul, biographiquement, il n'a jamais été sans la loi, il est né sous la loi comme il le dit explicitement pour Jésus, et tous les termes qu'il utilise dans ce contexte sont des termes puisés au récit de la Genèse, il dit Adam "je" ; 4) puis à nouveau "il" au chapitre 8. » (J-M Martin, Saint-Bernard de Montparnasse, 1993).
[11] « Je vous conseille, s'il vous est trop difficile de dire « Notre Père qui es aux cieux » de dire « Notre Père qui es au creux », c'est-à-dire l'intimior intimo meo, le plus intime que mon intime même ; c'est ça le beau fond de l'humanité. En disant cela je suis conforme par exemple à Matthieu qui dit : « Quand tu pries ton Père qui est dans le secret, dis : “Père qui es aux cieux”. » L'être dans le secret, c'est l'être qui est aux cieux. Les cieux désignent certainement ce qui est le plus intime, le plus secret. »
[12] Le début (sur le Credo) est extrait d'un week-end à Saint Jacut avril 2012, la suite vient d'une lecture de l'épître aux Éphésiens en juin 2008.