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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 juin 2016

CIEL-TERRE. Chapitre III – Ciel et terre chez saint Paul (Col 1, 15-20)

Voici la suite de la transcription du cycle animé par Jean-Marie Martin qui a eu lieu au Forum 104  à Paris en 2008-2009 sur le thème Ciel-Terre. Ce chapitre est consacré à la lecture du début de l'épître aux Colossiens de saint Paul.  Il reprend la quatrième séance avec en notes des éléments de la troisième séance car le texte de Col 1 avait été déjà abordé en fin de 3ème séance.

 

Chapitre III

Ciel et terre chez saint Paul (Col 1, 15-20)

 

Voici venu le moment de prendre contact avec le texte des Colossiens[1]. Nous allons le prendre avec un peu de rigueur. Je lis le texte attentivement, et je commence un peu avant, au verset 12.

« Avec joie, 12eucharistiant au Père qui vous a rendus capables pour une part de l'héritage des consacrés dans la lumière, 13qui nous a arrachés à la puissance de la ténèbre et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, 14(Fils) en qui nous avons la rédemption, l'abandon de nos péchés, 15lui qui est image du Dieu invisible, premier-né de toute création, 16puisque en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Arkhaï et les Puissances, la totalité par lui et pour lui a été créée, 17et il est avant tous, et la totalité consiste en lui, 18et lui est la tête du corps qui est l'Église, lui qui est Arkhê, premier-né d'entre les morts en sorte qu'il soit prééminent en toute chose, 19puisque en lui il a plu qu'habite tout le plérôme (la plénitude) 20et par lui il a réconcilié la totalité à lui, faisant la paix par le sang de sa croix, soit avec les choses de la terre, soit avec celles du ciel. »

L'ordre des versets qui caractérisent le Christ par toutes ces dénominations est à première vue assez difficile à déterminer. Nous allons les prendre les unes après les autres pour elles-mêmes, en indiquant leurs liens subtils entre elles, et puis nous essaierons peut-être à la fin de voir si un ordre des titres est ici susceptible d'être déterminé.

 

1) Image de Dieu, principe de la totalité, visible de l'invisible (v. 15a)

La première mention qui est faite, c'est qu'il est « eikôn, image du Dieu invisible. » Une autre détermination sera qu'il est arkhê. C'est le même qui est ceci et cela. En effet, le  Christ est visé ici en ce qu’il a trait à la fois à ce qui "précède" et à ce qui vient après lui : ce qui précède, c’est le Père – le Père est l'invisible : « Dieu, personne ne l'a jamais vu » (Jn 1, 18), donc il est image ; et il est arkhê (principe) de la totalité qui vient après lui, à partir de lui et vers lui. Nous avons ici la position du Christ qui est repérable de façon constante dans l'évangile de Jean. Le Christ n'est jamais considéré dans son isolement mais toujours simultanément en rapport au Père – nous avons alors le terme de Fils qui va venir dans le texte – et simultanément en rapport aux hommes, à la totalité des hommes. Tout se passe comme s'il y avait la superposition implicite de deux versets de la Genèse : verset 27 « Faisons l'homme comme notre image et semblance. Mâle et femelle il le fit. », et verset 1 « En arkhê il fit la totalité, c'est-à-dire le ciel et la terre », si bien qu'en superposant ces deux textes, le Christ a le titre d'arkhê et le titre d'image. Je pense qu'image vient en premier dans notre texte parce qu’il s’agit du Christ par rapport au Père, alors qu'il est arkhê par rapport à la totalité du reste, de ce qui est appelé ici "la création". Et de même qu'à la condition d'image correspond l'unité d'une dyade, de deux : masculin et féminin, de même au titre d'arkhê correspond une dualité : ciel et terre. Autrement dit, le rapport, tant ciel-terre que masculin-féminin, est quelque chose qui sera constant dans toute la symbolique néotestamentaire. 

Il est le visible de l'invisible, ce qui mérite réflexion parce que ce sont deux termes visible et invisible qui, habituellement, s'opposent mais qui ici ne sont pas en opposition, comme si tout visible recélait un invisible et tout invisible comme tel était porteur d'un visible.

Nous avons déjà rencontré, ne serait-ce que dans ce que je viens de dire, beaucoup de dyades c'est-à-dire de dualités, de deux : arkhê et eikôn sont deux dénominations ; visible et invisible ; ciel et terre, des dualités qui se répondent ; masculin et féminin : deux encore. Nous avons là une méditation sur les toutes premières choses.

 

2) Premier-né de toute la "création" (v. 15b).

Le deuxième titre que nous rencontrons, c'est qu'il est « premier-né de toute la création ». Il y a dans cette expression à la fois :

  • l'idée de premier, de ce qui précède ;
  • l'idée de naissance, donc de fils ;
  • et le mot de "création" qui ne signifie pas ce que la théologie, dès le IIe et IIIe siècle, appellera la création.

La notion de création s'élabore au IIe siècle, au sens théologique du terme, mais très progressivement, et elle n'est véritablement aboutie qu'à la fin du IIe siècle : c'est l'idée de ce qui est fait, fabriqué si vous voulez, à partir de rien, qui correspond à l'image de l'artisan qui fabrique, et qui se traduira en langage philosophique comme un rapport de cause et d'effet, de cause efficiente et d'effet. Ceci pourrait nous faire difficulté parce que nous sommes habitués à une distinction qui, en son lieu, est très pertinente, mais qui n'a pas lieu ici. C'est cette distinction, marquée de façon explicite dès le concile de Nicée au début du IVe siècle, que vous récitez allègrement le dimanche si vous allez allègrement à la messe : « engendré et non pas créé ». Engendrer et créer sont deux opérations différentes dans la théologie classique aboutie, dogmatique, enfin aboutie comme telle. Je dois dire d'ailleurs que la première mention de cette distinction – dans une perspective assez différente néanmoins de celle de la grande Église –, se trouve chez les gnostiques valentiniens.

Le terme qui lie à la fois l'idée de génération et l'idée de création sans les distinguer est marqué ici par le prôtotokos,  premier-né, et "de toute création (ktisis)". Cela signifie que, la distinction n'étant pas faite entre les deux termes, pour entrer dans le texte, il nous faut passer par le verbe "pro-duire", mais pas au sens des produits fabriqués, produire au sens étymologique du terme : amener devant, pro-duire (ducere). Demander s'il s'agit de création ou de génération n'est pas pertinent pour notre texte. Les deux termes d'engendrer et de créer disent la même chose, et ce sera vrai tout au long du IIe siècle.

icône de SophiaUn bon exemple de cela se trouve dans les rapports entre la logologie, enfin entre le logos johannique – on le trouve aussi chez Paul –, et la Sophia biblique, la Sophie du livre de la Sagesse et du livre des Proverbes d'abord. La Sagesse parle : « Le Seigneur m'a créée, arkhê de ses chemins vers ses œuvres –  c'est-à-dire principe de son activité opérative vers les œuvres » (Pv 8, 22). La Sagesse est assimilée à Jésus logos et parfois, au cours du second siècle, il y aura deux tendances : certains assimileront la Sagesse au Logos, d'autres au Pneuma (à l'Esprit Saint), mais, dans tous les cas, à ce que nous appelons du divin. Et que la Sagesse, c'est-à-dire le Fils ou l'Esprit, soit créée, ça ne gêne personne au second siècle parce que le mot "créer" ne signifie pas "fabriquer à partir de rien". Nous allons voir positivement ce qu'il signifie, mais négativement nous avons déjà appris cela.

Par ailleurs prôtotokos, premier-né, se dira ailleurs prôtoktistês, c'est-à-dire "grandes premières choses créées". Et on énumère sept prôtoktistês[2] : le ciel, la terre, le Fils etc. chez certains auteurs.

D'autre part il ne faut pas confondre le titre de Prôtotokos et le titre de Monogenês[3] : le Monogenês est le Fils un, et le Prôtotokos est le Fils premier, ce qui n'est pas du tout la même chose. S'il est "un", il est seul fils et il est monogène premièrement ; s'il est "premier" c'est qu'il y en a d'autres, c'est-à-dire qu'on entre dans un ordinal : premier, deuxième, troisième… Comme le dira un joli petit texte que nous allons peut-être lire la prochaine fois : « Il est deux parce qu'il est le premier »[4]. Par ailleurs, nous savons que Monogenês n'exclut pas qu'il y ait d'autres multiples, des fils dans le Fils, mais cela fait du Christ l'unité unifiante de la totalité et non pas un des unifiés dans une série.

 

3) En Christ, production de la totalité (v. 16).

« 16Puisque en lui a été créée la totalité, dans les cieux et sur la terre… – La totalité : ta panta, est un pluriel neutre, mais qui signifie un singulier abstrait. C'est courant à tel point que, dans ces cas-là, le verbe du pluriel neutre est au singulier, donc ça a un sens singulier.

Nous avons donc ici : « en lui ont été créés ciel et terre », ce qui correspond à « Dans l'arkhê il créa ciel et terre » (Gn 1).

Nous avons un décalque du premier verset de la Genèse si bien que "lui", ici, vaut pour "arkhê" implicitement : "dans l'arkhê"  ≈ "en lui"

Vous me direz : c'est un peu audacieux. Pas du tout. Ce titre, "arkhê," on va le trouver dans la suite, attribué au Christ, donc il est appelé ici implicitement par le décalque du premier verset de la Genèse.

Il nous faudra estimer ce que veut dire « ciel et terre ». C'est d'ailleurs une façon de dire la totalité sur mode polarisé. Ça ne fait pas signe immédiatement vers ce qu'on appelle couramment le ciel et la terre au sens banal du terme, cela nomme deux pôles essentiels[5].

Création, Marc ChagallIci bien sûr, nous lisons le premier verset de la Genèse sur le mode sur lequel nos auteurs néotestamentaires le lisent, c'est ce qui nous intéresse. Il est possible qu'une phrase comme celle-là ait signifié, comme un historien pourrait le conjecturer, que ciel et terre ne sont pas des dieux, cela contre l'idolâtrie. Aujourd'hui, quand on pose la question de savoir si c'est Dieu qui a créé le ciel et la terre, ça veut dire : est-ce qu'il y a quelqu'un qui est avant le big-bang ? Évidemment ce sont deux réponses très différentes, parce que ce sont sans doute deux questions assez différentes, d'où l'importance toujours de n'entendre une réponse qu'en référence à sa question propre. Toute formulation est vraie, ou a son lieu de vérité, par rapport à sa question, et cette réponse n'est pas indûment transférable à d'autres problèmes.

Nous avons ici l’expression de la production de la totalité, c'est-à-dire la production de ciel et terre, deux principes fondamentaux, une dyade, et nous verrons que, dans l'usage qui en est fait, cette phrase peut être prise à différents niveaux, différents étages de la construction systématique, ou à différentes étapes du récit. Ces grandes dyades peuvent être appliquées à différents objets, à différents moments, ou à différents étages de la pensée.

Reprenons le verset : « en lui ont été créée toutes choses (la totalité), dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles – ciel et terre sont commentés comme visibles et invisibles, c'est-à-dire que le ciel dit les invisibles et la terre les visibles. Comment faut-il entendre ce double statut de visible ou d'invisible[6] ? C'est le texte qui nous le dit en déployant ce que signifient les invisibles – …à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Arkhaï (pluriel de arkhê) et les Exousiaï (les Puissances) » autant de noms qui sont traditionnellement des noms de l'ordre angélique, ce sont des noms d'anges[7].

Il n'est pas précisé qui sont les visibles, mais ce sont les hommes. Donc nous avons les habitants du ciel : les anges ; et les habitants de la terre : les hommes. Dans ce contexte, la création n'est pas la fabrication des éléments, de ce qu'on appelle couramment le ciel atmosphérique ou stellaire, ou les plantes… non, ici : les anges et les hommes. Par rapport à ce que nous avons dit auparavant, le terme de création se précise comme la production des anges et des hommes, dans le contexte qui nous occupe ici. Le monde au sens plus banal du terme est touché à la mesure où l'homme est essentiellement un être-au-monde, alors que les anges sont des êtres-aux-cieux.

Le mot création ne signifie pas fabrication à partir de rien, création désigne la production, et peut éventuellement être pensé sur le mode d'un engendrement, d'un enfantement ; et, quand le mot est prononcé chez saint Paul, il signifie, pour ce qui est de la terre : l'humanité. Le mot création est la production de l'humanité chez saint Paul, donc deux choses en opposition à notre usage. Selon notre usage, ça signifie création et pas engendrement, aussi bien pour les choses matérielles que pour les choses pensantes ou spirituelles, pour parler comme Descartes. Ici, création désigne la production de l'humanité pour autant qu'elle est un engendrement – parce que nous avons d'autres étages de l'humanité –, ce qui se manifeste dans le texte de la Genèse en ce qu'il dit, en Gn 1  « Faisons l'homme à notre image : c'est la délibération de Dieu : « Faisons le Christ ressuscité, donc image » – Mâle et femelle il le fit : c'est-à-dire Christos et Ekklêsia, humanité convoquée (ekklêsia vient de klêsis, appel, convocation) »[8].

Au chapitre 8 des Romains par exemple, la ktisis (création) est distinguée des fils de Dieu qui sont les hommes déjà re-suscités intérieurement, et leur gémissement est prière – ou leur chant peut-être, mais il y a prière déjà dans le gémissement. Et justement, le gémissement de la colombe qui est un thème biblique de l'Ancien Testament, très important, désigne la prière d'Israël. Mais ultimement toute la création gémit, c'est-à-dire toute l'humanité.

Le mot création ici se distingue de ceux-là qui sont les prémices de la Résurrection totale et qui sont déjà, le sachant, enfants de Dieu. Mais ultimement toute l'humanité est appelée à cela. Il y a les appelés et les élus : on pourrait dire que les élus sont ceux qui confessent leur filiation en disant « Notre Père », et les appelés (donc les convoqués) sont ceux qui gémissent de façon inarticulée, c'est-à-dire sans parole, dans un gémissement qui précède la parole, vers cela, donc qui sont eux-mêmes en disposition par rapport à cela. Les appelés et les élus ne sont pas différents, ce sont deux étapes de la même chose. Toute l'humanité est appelée, et les membres de cette même humanité sont élus à la mesure où leur étincelle de christité s'éveille, car il y a étincelle de christité dans toute l'humanité.

 

4) Création et démiurgie.

Tout ceci est ardu mais ne l'est pas en soit, ça l'est pour nous parce que nous sommes habitués à un autre langage, voilà la différence, mais ce n'est pas plus compliqué. Seulement les mêmes mots ont quelque peu changé de sens au cours de l'histoire de la pensée parce que trop de problèmes survenaient et on n'avait que les mêmes mots pour les résoudre ; donc ils ont changé de sens en fonction de la question, et on a forcément ici quelque chose qui nous paraît compliqué. Il est très important, au point de vue du vocabulaire, quand chez saint Paul on lit "la création"[9], de ne pas penser à la fabrication du monde, et cela à deux titres : ça peut être un engendrement – et ça concerne très précisément l'humanité comme humanité –, ce n'est pas la fabrication des éléments.

Dieu architecte, William Blake, 1794La question de la démiurgie[10] va se poser rapidement, c'est-à-dire de la création au sens banal du terme, la fabrication du monde. Ce sera une question importée dans l'Évangile par l'Occident, non pas que le monde grec ait pensé l'idée de création au sens strict du terme, mais il a posé la question de la démiurgie. Quelle différence ? Chez les anciens Grecs, la parution des choses du monde est bien l'œuvre d'un artisanat, pas d'un engendrement, quoique la notion d'engendrement ne soit pas complètement absente, par exemple dans un certain stoïcisme.

Ce qui domine, cependant, c'est l'idée de fabrication, mais de fabrication à partir d'une matière préexistante et non pas à partir de rien. C'est le cas du Timée, un célèbre dialogue de Platon qui fait fureur au second siècle dans le monde méditerranéen, dans le monde hellénistique. Et comme, pour la mission, les chrétiens ont tendance à rechercher, pour se faire entendre, ce qui, du côté des philosophes, peut ressembler à l'Écriture, la notion de création va être empruntée à la notion de démiurgie, mais avec cette précision progressivement qu'il n'y a pas deux grands principes – un principe bon qui fait le démiurge, et une matière en elle-même mauvaise[11] qui est agencée par le démiurge –, principes qui seraient co-éternels.

C'est une problématique du second siècle, et le lieu majeur pour détecter cela est un opuscule de Tertullien qui s'intitule Contre Hermogène. Hermogène est un homme que nous ne connaissons pas par ailleurs – nous ne le connaissons que par la réfutation qu'en fait Tertullien[12] –, mais qui avait emprunté la théorie du Timée en en tirant une sorte de dualisme d'une matière éternellement mauvaise pour expliquer le mal, et d’un Dieu éternellement bon pour expliquer ce qu'il y a de bon dans le monde.

Le thème du dualisme absolu est fréquent dans l'histoire de la pensée. Le lieu suprême de cela est le manichéisme, mais il ne faut pas confondre tout dualisme avec le manichéisme. Par exemple nous avons chez saint Jean un dualisme très fort de la lumière et de la ténèbre, mais ça n'en fait pas deux principes également éternels et égaux, en conflit entre eux, ce n'est pas un dualisme absolu.  

 

5) Christ et totalité (v. 17-19).

Par rapport au point où nous en sommes, dans l'épître aux Éphésiens on rencontre des choses semblables. Il y a un grand rapport entre l'épître aux Éphésiens et l'épître aux Colossiens. Pour ma part je ne sais pas si l'épître aux Colossiens est première et développée ensuite dans l’épître aux Éphésiens, ou si c'est l'inverse : l'épître aux Éphésiens serait ensuite résumée pour les Colossiens. Par rapport à ciel-terre, nous trouvons au chapitre 1er des Éphésiens : « 9Lui qui nous a fait connaître le mustêrion (le secret) qui est son désir (sa volonté), selon son agrément qu'il a prédéterminé en lui 10pour le déploiement (l'économie) de l'accomplissement des âges, qui est de récapituler la totalité dans le Christ – bien penser que ce mot de récapitulation a pour racine caput, la tête, que nous allons rencontrer tout à l'heure – de récapituler les choses qui sont aux cieux comme les choses qui sont sur terre, (les récapituler) en lui. » La présence de ce mot "récapituler" à propos des choses qui sont au ciel et de celles qui sont sur terre nous invite à penser un peu par avance le titre de tête qui va venir : le Christ est tête. De quoi ? Nous allons voir.[13]

Christ aux mille visages, collégiens et catéchistes de Péronne,1982« 17Et il est avant toute chose (il précède) et la totalité consiste (synestêken) en lui » c'est-à-dire que les éléments de la totalité ont leur consistance, leur sistance les uns par rapport aux autres, en lui. Il est la consistance de la totalité, la totalité étant toujours ici les anges et les hommes. Ce terme est employé parfois par les stoïciens pour dire l'œuvre du Pneuma. Le Pneuma stoïcien (l'esprit, le souffle), c'est ce en quoi tout consiste, tout a sa consistance : tout tient ensemble par le Pneuma. Mais c'est un contexte cosmologique qui n'est pas exactement le même que celui qui est envisagé ici.

« 18Et il est la tête (kephalê) du corps qui est l'Ekklêsia – nous avons ici le rapport tête-corps pour dire le Christ par rapport à la totalité de ceux qui sont au ciel comme de ceux qui sont sur terre, c’est-à-dire l'Ekklêsia, l'humanité convoquée – lui qui est arkhê – voilà le mot que nous attendions, nous l'avions entendu implicitement dans « En lui ont été créées toutes choses au ciel et sur la terre » puisque « Dans l'arkhê il créa le ciel et la terre » – prôtotokos – voilà que revient le « premier-né », mais nous avions auparavant « premier-né de toute la création » c'est-à-dire angélique et humaine, et ici « premier-né d'entre les morts » expression courante dans les épîtres aux Romains et aux Hébreux, mais elle est mise ici en rapport avec « premier-né de toute la création ».

Parenthèse : Les mots de la théologie[14].

Nous avons toujours plus ou moins à l’esprit le schéma d'une création lointaine et ensuite d'un fait historique qui est la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or cette répartition entre la création de la nature et la résurrection d'une factualité qui apporte la surnature est totalement absente de la structure des évangiles. C'est une fabrication de la théologie au cours des siècles. La notion de nature humaine n'est pas du tout une notion biblique. Phusis ou ousia, deux mots pour dire nature, sont des mots de la grande spéculation de la philosophie grecque dans son âge d'or, et qui se trouvent même chez les présocratiques d'une certaine manière ; nature est un mot de notre Occident.

Vous n'oubliez pas que, pour déterminer ce qu'il en est Dieu ou du Christ, on se sert de deux concepts qui sont le concept de nature et le concept de personne. Le concept de nature est un concept occidental, il vient des Grecs et, de loin, il continue à jouer profondément dans notre culture à des titres multiples, parce que c'est un mot qui, suivant celui auquel il s'oppose, change légèrement de sens, mais garde une vigueur profonde pour la pensée. Et le mot de personne vient du droit romain, l'autre source de notre Occident : le premier sens du mot persona est « sujet du droit », personne juridique. Donc la grécité (le grec), d'une part, et la romanité (le latin), d'autre part.

Le b-a-ba de la théologie, c'est, qu'en Dieu, il y a une seule nature et trois personnes et que, dans le Christ, il y a deux natures et une seule personne. Dans tous les cas, les mots répartiteurs, les mots explicatifs, sont ces deux mots totalement absents du Nouveau Testament, mais qui sont des mots essentiels de notre culture. Donc il n'est pas étonnant qu'il y ait une sorte de défiguration des articulations langagières que nous lisons dans l'Écriture et de ce qu'on apprenait jadis, même au petit catéchisme. Prendre conscience de ces différences est très précieux parce que cette dogmatique a tout à fait sa raison d'être en son lieu, mais elle n'est en aucune façon quelque chose qui nous permet d'entrer dans l'Écriture. Il y a des ressources de pensée dans l'Écriture qui ne sont pas épuisées par l'intelligence que l'Occident a prise de l'Écriture. La première chose est de bien distinguer ces deux langages.

Autrefois la théologie se donnait pour tâche de montrer que ce que dit le dogme est bien dans l'Écriture ; la tâche que je me suis donnée, c'est de montrer que l'Écriture et la théologie ne disaient pas "pareil". Ils peuvent dire le même : parfois ne pas dire pareil est une condition pour dire le même, une condition pour dire quelque chose d'authentique à une autre oreille, mais ce n'est pas pareil.

Fin de la parenthèse.

Ce thème de "premier-né d'entre les morts" a déjà été indiqué par Paul en 1 Cor 15[15] : il est le premier-né de beaucoup de frères, prémice de la résurrection de beaucoup (v. 20-23). Le mot aparkhê (prémice) a la même racine que arkhê. Chez les Anciens la prémice n'est pas simplement première, elle est régissante de la série qui vient ensuite. La prémice, le fruit, est offert pour que cette offrande retombe en bénédiction sur la totalité de la récolte. Le mot arkhê a cette même signification, pas simplement d'être au début, d'être premier. Arkhê, c'est ce qui ouvre, et donc est premier, initial en un certain sens, mais qui continue comme tel à régner sur ce qui a été ainsi ouvert. Après le début ce n'est plus le début, après l'arkhê c'est encore l'arkhê. Nous n'avons pas d'équivalent de ce mot grec. Tertullien dit déjà – il écrit en grec et en latin, mais nous avons perdu ses œuvres grecques, nous ne connaissons que ses œuvres latines – « Les Grecs ont le mot arkhê pour dire à la fois commencement et commandement », ce qui reste dans nos langues puisque archaïque veut dire ce qui est au début, ancien, et monarchique dit que ce qui règne, ce qui garde une maintenance, une tenance de ce qu'il a ouvert, qui régit l'espace ouvert.

Nous rencontrons donc ici le thème de la tête et du corps. Vous connaissez chez saint Paul cette idée que nous formons un corps et qu'il y a différents membres et que tous sont nécessaires. Il utilise souvent cette idée pour marquer le rapport entre l'unité qu'il faut garder et la diversification des charismes, des services, des fonctions dans l'Ekklêsia, la bonne organisation où les membres divers constituent un seul et même corps. Or nous avons ici une autre source. La première existe déjà dans le monde grec : j'avais lu autrefois un texte profaneoù cette image de la cohérence nécessaire de multiples membres, donc de multiples fonctions, se trouvait. En revanche ici, nous avons une autre source : le rapport tête-corps. Dans notre langue d'ailleurs, le mot tête a cette double signification – ça peut nous aider à approcher arkhê – qui est de « venir en tête », c'est-à-dire d'être au début (en tête de file, par exemple), et « être à la tête de » c'est-à-dire régir. Autrement dit, il y a une symbolique assez fondamentale de la tête qui pourrait, dans notre langue, garder ce que voulait dire le mot arkhê dans son acception qui est double pour nous.

Arkhê-sôma (arkhê-corps), est la même chose que hen-panta (un et la totalité), que arkhê-plêrôma (principe ouvrant et régissant l'accomplissement ou la plénitude), ou tête-corps. Le rapport tête-corps chez Paul, lorsqu'il est selon l'usage que nous trouvons ici, qui est repris plusieurs fois dans l'ensemble des lettres de Paul, n’a pas pour source l'imagerie de la planche anatomique du corps, mais a pour origine les premiers mots de la Genèse. Un-totalité, arkhê-plêrôma, tête-corps disent exactement la même chose, ils sont la traduction du même rapport[16].

« 19Puisqu'il a été donné qu'en lui habite tout le plérôme (toute la plénitude) ». Vous avez les prépositions : par lui, vers lui, en lui ; et le verbe habiter est un verbe qui est réservé le plus souvent au pneuma : l'Esprit habite, l'Esprit emplit, l'Esprit est versé, donc une symbolique liquide d'emplissement.

Quelques symboliques du pneuma (de l'Esprit).

Le pneuma (l'Esprit) appartient toujours à une symbolique du liquide, une symbolique des fluides. Et il appartient à plusieurs symboliques puisque le pneuma :

  • c'est l'air, le souffle, le vent,
  • chez saint Jean, c'est l'eau: « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne auprès de moi et boive, des flots d'eau vive couleront de son sein. Il parlait du pneuma… » ;
  • et c’est également le feu,

En effet le pneuma est susceptible de toutes les formes et de tous les noms. C'est l'élément le plus subtil. Si vous ouvrez Buxtorf, qui est un dictionnaire de l'hébreu rabbinique, à rouah (qui correspond à pneuma) vous trouvez : souffle, eau, feu ; il n'y a pas la terre parce que la terre, c'est précisément le solide.

Or en Col 2, 9, vous avez : « En lui habite toute la plénitude de la divinité corporellement, solidement, (sômatikos) » : sôma, c'est le corps au sens quasi géométrique du terme, le solide, stéréon, comme le firmament est le stéréoma. Cela veut dire que l'Esprit, jadis répandu de manières diverses et successives sur les prophètes, les prêtres, les rois, s'est rassemblé en un seul solide sur  le Christ au jour du Baptême, et y demeure pour qu'il puisse être, à la croix, répandu sur la totalité de l'humanité. L'Esprit, c'est la Résurrection répandue. Et cela est célébré dès la croix puisque Jean ne médite jamais la Résurrection indépendamment de la crucifixion. D'après Jn 19, 30, à la crucifixion Jésus émet le pneuma : « Il livra (parédôken) le pneuma » alors que les Synoptiques, disent « Il remit (aphêken) le pneuma » (Mt 27, 50) ou « il expira (exépneusen) » (Lc 23, 46 ; Mc 15, 37) au sens banal du terme, mais chez Jean, c'est le pneuma ; et Jean ajoute au verset 34 : « Un des soldats, de sa lance, lui ouvrit le côté, et sortit aussitôt sang et eau ». Il y a donc le souffle, l'eau, et le sang ; et chez les Anciens le sang est l'équivalent du feu : « ôs pur tupoménos, comme figurant le feu ». En effet le feu est le signe de la chaleur vitale et le sang est signe de la chaleur vitale dans cette symbolique.

 

6) Faire la paix par le sang de sa croix (v. 20).

Le sang de l'agneau, mosaïque«20Et par lui il a réconcilié – au chapitre premier des Éphésiens, nous trouvions récapituler, reprendre en tête ; ici c'est réconcilier, mais c'est la même signification – la totalité en lui en faisant la paix par le sang de sa croix – ce thème du sang de la croix, nous en héritons, mais nous ne le pensons pas très bien, malgré une symbolique profonde – réconciliant les choses qui sont sur terre et celles qui sont dans les cieux. »

« Faisant la paix par le sang de sa croix », qu'est-ce que ça vient faire là ? Cette question en elle-même ferait l'objet de toute une série de lectures parce que souvent, dans les textes de Paul et dans ceux de Jean, de façon inattendue, intervient un terme comme le sang : "par son sang", "par sa croix", "par sa chair", et on ne voit pas très bien comment cela prend place dans un texte comme celui que nous venons de lire. Et en effet ceci a trait à la question du salut ou du rachat, de la rédemption de l'humanité. C'est à ce sujet qu'il en est question, et nous ne voyons pas bien le rapport.

Chez Jean lui-même, par exemple, comment comprendre l'œuvre du Christ : que fait-t-il par rapport à l'humanité, à quoi sert-il ? Ce qui est clair, c'est que ce qui lui arrive n'est pas une chose qui le concerne en tant simplement qu'un homme singulier, mais : Il est mort, il est ressuscité – c'est le tout premier Credo, le cœur du Credo – pour nous, pour nos péchés, des expressions de ce genre. Chez Jean l'œuvre désigne à la fois la mort-résurrection du Christ et l'accomplissement de l'humanité. Quel rapport ? Comment penser cela ?

On pourrait dire que, quand le sang est mentionné, dans une page de la première lettre de Jean par exemple, il fait tache. Nous avons un discours qui, apparemment, est un discours sur l'agapê et, tout d'un coup, la mention du sang[17], pourquoi ? Alors, il y a plusieurs tentatives d'explications qui se sont produites au cours des siècles. J'en commémore quelques-unes, aucune n'est satisfaisante.

– Il y a le discours sacrificiel, mais la notion de sacrifice nous est très étrangère : il faut prendre bien compte de cela, ne pas faire semblant que ça va de soi.

– Il y a celle du combat, de la victoire : le combat sur la mort est très important chez Jean alors qu'on ne l'aperçoit pas, mais il est toujours glissé quelque part. C'est un thème mythique, combattre la mort. Ça recouvre quoi ?

– Il y a même eu une théorie de la fraude : nous étions prisonniers du diabolos et la mort du Christ, à l'intérieur de laquelle était inscrite la Résurrection, est un leurre, et le diable a été pris à l'hameçon de la croix.

– Irénée, par exemple, s'insurge contre cela, il dit : non ce n'est pas par fraude, mais c'est par justice. Alors nous tombons dans la théorie du mérite : il a mérité pour nous, qui est une sorte de moralisation très peu évangélique de la question, et qui a pris en particulier la forme de la "satisfaction", c'est-à-dire la compensation méritoire, ou la compensation vicaire, la compensation substitutive, qui est peut-être le plus connu, le plus courant.

Aucun de ces thèmes n'est vraiment satisfaisant à mon avis. Il faudrait retrouver une symbolique authentique du sang qui puisse de quelque façon, en dépit de la distance, nous parler. En aucune façon, cela ne deviendra quelque chose d'évident par rapport à nos usages, mais on pourrait prendre au moins la perception reculée de quelque chose d'intelligible, alors que ce n'est pas même le cas. Donc nous aurions un beau thème pour une autre année, c'est à vous de voir.

Parenthèse sur le sacrifice et le sacré[18].

Il y a toute une dégradation de la notion de sacrifice qui est assez terrible dans l'histoire de l'Occident. Le mot sacrum, qui pour moi est très important en lui-même, on le traduit actuellement par "saint" parce que "sacré" ça ne dit pas grand-chose. Mais dire "saint" à la place de "sacré", c'est moraliser l'Évangile, parce que la sainteté est pensée dans le discours des vertus, c'est-à-dire dans le discours de l'éthique aristotélicienne des vertus. Bien sûr, on distingue les vertus théologales et les vertus morales, mais le langage est moral, et du même coup on perd quelque chose d'essentiel.

La première chose qu'il faut dire à partir du sacré, c'est que c'est une notion qui nous est totalement absente. Ne me dites pas que les historiens des religions font des livres sur le sacré, les phénoménologues du religieux ou du sacré font des livres… D'abord il n'y a pas une notion du sacré qui soit suffisamment abstraite pour être légitimement applicable aux grandes sources religieuses dans l'humanité. Il faudrait voir le sacré en propre dans l'Évangile, voir ce qu'il dit en sachant que cela est absent de nous. Je pense même que méditer sur l'absence de ce que peut vouloir dire sacré, c'est le commencement même d'une recherche sur le sacré. Le sacré ne laisse des traces dans la théologie que dans le sacrifice, le sacerdoce et le sacrement, et précisément ce sont les choses qui, de nos jours, font problème, et ce n'est pas par hasard. Il y a là un bon sujet sur lequel je ne suis pas sûr qu'on puisse avancer très loin, mais déjà poser la question avec le recul nécessaire, apercevoir des débuts de cheminement vers une réponse, c'est quelque chose qui peut être intéressant. C'est peut-être sous cet enveloppement-là que même la question du sang pourrait être approchée  à cause de la dominance apparente dans le Nouveau Testament de la notion de sacrifice : elle a des références majeures.

N'est-ce pas, il y a deux voix qui identifient Jésus dès son Baptême : la voix qui vient du ciel et qui dit « Tu es mon Fils » et la voix qui vient de la terre et qui dit « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde », qui est la voix du Baptiste. Les deux voix disent la même chose puisque toute vérité se tient entre le témoignage de deux, ici c'est le ciel et la terre, et il faut que le témoignage soit concordant. Comment la filiation et l'agneau qui lève le péché du monde ont-ils un rapport entre eux et disent-ils la même chose ? Voilà comment la question est bien posée. Je ne dis pas que nous sommes très loin dans la réponse. Je n'ai jamais été amené à envisager cela de façon explicite pour le déployer[19]. Je me suis posé la question. Les termes d'un chemin possible, c'est ce que je suis en train de dire, j'y ai réfléchi, mais ça m'intéresserait d'avancer là aussi : ce sera à la demande.

La notion de sacre aussi est intéressante et très liée à cela parce qu'il y a justement la récurrence en Occident, dans l'âge médiéval en particulier, de ce qui fut une réalité vétéro-testamentaire par rapport à la sacralité du roi, comme aussi par rapport à la sacralité du prêtre : c'est le Christ qui est prêtre dans le Nouveau Testament, le prêtre en tant que sacerdoce, sacralité, selon l'ordre d'Aaron par exemple. On s'est beaucoup servi du sacerdoce aaronique pour lire le rôle de ce qu'on appelle le prêtre dans l'Écriture. Il y a là quelque chose qui est d'une certaine façon un peu un retour en arrière. Je pense que le sacerdoce lui-même a besoin d'être authentiquement repensé, de même que le sacrement qui est vraiment devenu  quelque chose de non pensé, et je ne vois pas pourquoi on pratiquerait quelque chose d'impensable, d'impensé. « Je ne vois pas pourquoi » : je veux dire par là, sauf à admettre qu'il y a un sens que nous ne possédons pas, et qui peut être un signe d'appartenance en dépit de ce que je peux en prendre, ce qui est une chose bonne aussi… Mais toutes ces questions-là mériteraient d'être mises en avant, d'être posées.

Il y a chez saint Jean des traces de ce que probablement le sacrifice a à voir avec le meurtre. Le meurtre est un des noms de la haine puisqu'il désigne tout ce qui est négatif, et la première mort est un fratricide. Les figures d'Abel et Caïn sont évoquées par Jean au cœur de sa première lettre[20] : il y a sans doute un rapport entre le sang indûment répandu par le meurtre et le sang répandu pour le salut. Mais c'est quelque chose qui est à méditer attentivement. Nous aurions là un exemple d'apotropaïque, ce qui est l'homéopathie des anciens : le même par le même, inverser le sens du même. Nous avons des exemples nombreux dans l'histoire des religions et, quelquefois, on peut s'y référer quand même, même si ce n'est pas décisif pour la lecture d'une tradition. Mais c'est trop vite dit.

Il y a un autre lieu johannique qui, sous ce rapport-là, est intéressant, et que j'ai beaucoup fréquenté, c'est le thème des démembrés (des déchirés, des dispersés) : le rapport de l'unité et de la déchirure (du démembrement). Il a à voir d'ailleurs aussi avec notre thème, le thème des anges.

 

7) La primauté du Christ sur les anges et les hommes.

Après cette lecture, je pourrais citer quelques textes d'angélologie néotestamentaire, des textes balbutiants qui sont intéressants comme moment d'émergence. Il y a, dans les premiers temps, des doctrines sur les anges surtout dans le monde apocalyptique, dans le monde d'une certaine tradition juive, ce qui a donné lieu à des interprétations très diverses suivant les courants.

On peut penser que Paul a affaire ici à des courants qui privilégiaient le culte des anges par rapport au culte du Christ et qu'il essaye de remettre en place cela en marquant la primauté du Christ par rapport et aux anges et aux hommes[21]. L'épître aux Hébreux, qui n'est pas de Paul, est caractéristique de cela. Visiblement elle s'adresse à un groupe qui avait tendance à privilégier, au détriment de la vérité du Christ, une certaine invocation des anges. Donc il y a sans doute la volonté de Paul d'accueillir dans son discours des éléments qui sont plus conformes à la tradition biblique, mais avec le souci de les ordonner par rapport à la primauté du Christ.

 

8) L'expérience christique de Paul au troisième ciel.

Le Ravissement de saint Paul, Domenico Zampieri, XVIIeLes épîtres de Paul sont le tout premier évangile que nous ayons. Lui-même dit : « mon évangile »[22], c'est-à-dire l'annonce que je fais, l'annonce que je porte, et c'est fondé sur une expérience spirituelle. Paul revendique d'avoir reçu l'enseignement des autres apôtres mais aussi d'avoir eu une expérience propre du Ressuscité. On la connaît par l'épisode de sa conversion sur le chemin de Damas, sa rencontre avec Jésus ressuscité. Il y a trois récits dans les Actes des apôtres. Lui-même fait allusion à une expérience dans laquelle il dit avoir été « ravi (d'un rapt) au troisième ciel, avec mon corps je ne sais, sans mon corps je ne sais, Dieu le sait » (2 Cor 12, 2), donc nous ne savons rien de cette expérience. Ces fondateurs-là sont les témoins de l'expérience christique initiale, ça leur est donné, ce n'est pas simplement le produit de leur effort. C'est ce à partir de quoi ils relisent les Écritures qu'ils fréquentaient déjà : Paul était un bon pharisien.

Le "troisième ciel" est intéressant dans le texte précédent parce que nous avons une connumération de trois cieux. Il y a parfois le ciel, parfois la distinction entre le ciel atmosphérique et le ciel des étoiles, et plus rigoureusement : le firmament atmosphérique, les mobiles (les planètes) et les constellations des fixes. C'est une symbolique intéressante mise à part toute efficacité éventuelle.

De même, il y a une autre connumération ternaire dans un autre sens, dans un texte aussi fameux que celui que nous utilisons aujourd'hui, au chapitre 2 des Philippiens : « 6Lui qui, préexistant comme image de Dieu - image du dieu invisible - ne s'est pas agrippé à être égal à Dieu, 7mais il s'est vidé de soi-même – le vide dans son rapport au plérôme, à la plénitude. » C'est là que Paul invoque le nom de Jésus comme devant être glorifié au ciel, sur la terre, et dans les sub-terrestres (les lieux infernaux, inférieurs). Vous avez donc une dimension ternaire : le ciel, la terre et sous la terre.

"Sous la terre" : ce n'est pas l'enfer de Dante, ce sont les lieux inférieurs qui ont une signification importante dans le tout premier Évangile à la mesure où c'est le lieu où sont réputées être les âmes des justes de l'Ancien Testament qui attendent la Résurrection du Christ[23]. « Il est descendu aux enfers, le troisième jour il est ressuscité … et monté aux cieux » : cette descente aux enfers est restée dans le Credo[24]. C'est très archaïque et d’une signification très complexe puisque les premiers Pères de l'Église en donnent des explications différentes. Mais ici est commémorée une autre représentation de l'univers.

Donc l'Évangile du Christ est fondé sur l'expérience du Ressuscité. Ce qui fonde l'Évangile, ce n'est pas la vie pré-pascale (d'avant la Résurrection) avec les apôtres, c'est précisément l'expérience de Résurrection.

En 1 Cor 15, Paul fait une énumération : « 1l'Évangile ….  3que je vous ai transmis, à savoir que… 5et qu'il s'est donné à voir (ophtê) à Pierre, aux apôtres réunis, à plus de 500 frères, et ultimement à moi-même comme à l'avorton (comme au dernier) ». C'est à ce titre-là qu'il revendique le titre d'apôtre car il a fait l'expérience du Ressuscité. Du reste les autres, dans les évangiles, racontent leur expérience pré-pascale mais à la lumière de la Résurrection. Ils racontent ce qu'ils n'ont pas vu, souvent, c'est à dire ce qu'ils ont manqué à voir : « Ils ne comprirent pas alors ». Il y a tout un moment de méprise, de malentendu.

Je vais énumérer ce ternaire qui est dans le prologue de l'évangile de Jean : le Christ vient vers le monde (vers la mort), il vient vers les siens qui ne l'ont pas reçu d'abord (il vient à la méprise), et il vient vers ceux qui le reconnaissent[25]. Il faut situer la fondation de l'Évangile dans son lieu propre qui n'est pas l'histoire des historiens.



[1] J-M Martin a fait une première intervention pour préparer la lecture du texte des Colossiens. Elle n'a pas été transcrite, mais des extraits figurent dans les notes suivantes.

[2] « Sept choses furent créées avant le monde : la Torah, la Géhenne, le jardin d'Éden, le trône de gloire, le Temple, le Repentir et le nom du Messie. » (Genèse Rabba 1, 4).

[4] Ce texte s'appelle Apophasis Megalè (la grande Révélation). Nous n'en avons qu'une dizaine de fragments cités au livre VI d'un ouvrage du IIIe siècle qu'on appelle couramment Elenchos (Réfutation contre toutes les hérésies) mais aussi Philosophumena. Au fragment X il est question du Père « qui n'était pas premier (prôtos), bien que préexistant mais, en se tirant lui-même de lui-même, il devint deuxième (deutéros).»Ce texte ne sera pas lu à la séance suivante au Forum 104. Des extraits du texte commentés par J-M Martin vont bientôt figurer sur le blog (tag gnose textes).

[5] « L'exemple type de bipolarité est « la terre et les cieux ». Si je dis que Yhwh a créé ce binôme, je ne dois pas comprendre qu'il a façonné seulement le ciel et seulement la terre, mais bel et bien la totalité cosmique, désigné par ces deux pôles extrêmes en bas et en haut. Le syntagme englobe donc tout ce qui existe, depuis le palier des eaux dites supérieures, en passant par les mers, jusqu'au palier des eaux souterraines et du séjour des morts (le shéol). » (D'après Marc Girard, Les psaumes redécouverts, vol 1, p. 43)

[6] « Nous avons chez nous, occidentaux, le schéma préétabli de l'intelligible, qui n'est pas visible aux yeux, et du sensible, qui est visible aux yeux. C'est un schéma quasi indéracinable de notre culture, qui est post-platonicien ; ce n'est pas évangélique. Cela ne s’entend pas en ce sens-là chez Paul. Malheureusement de très bonne heure, le discours évangélique est entendu au sens platonicien. Par exemple, il perd cette nuance qui existe entre Paul et Jean à propos de l'invisible et du visible : l'invisible, chez Paul, c'est ce que Jean appelle le suprêmement visible, parce qu'on ne voit au sens authentique que dans la foi, que dans la parole qui donne d'avoir en vue quelque chose. Les expériences usuelles que nous appelons voir ont d'autres noms : théorein, blépein… Mais les verbes qui disent voir dans sa simplicité, horân, éidein, sont gardés par Jean pour dire le visible par la foi, donc autre chose. Saint Paul n'a pas cette même distinction. » (J-M Martin)

[9] Saint Paul nous dit ce qu'est la genèse en 2 Cor 4, 6 : « Car celui qui dit : "D'entre les ténèbres lumière luise", c'est celui qui fait luire dans nos cœurs – la Genèse récite une expérience spirituelle fondamentale – pour la luminance de la connaissance qu'est la gloire de Dieu sur le visage du Christ. »

[10] « Dans son sens le plus général et conforme à l'étymologie, le mot grec de démiurge pouvait signifier tout espèce de travailleur public (ergon-démos), mais il désignait, le plus souvent, ceux qui exerçaient une profession manuelle, spécialement les artisans. C'est ce sens courant de « producteur artiste » que Platon a exploité, dans le Timée, pour évoquer la figure mythique du Dieu qui a ordonné le cosmos en le façonnant à partir d'une matière préexistante, d'après un modèle purement intelligible. » (André Motte, Dictionnaire des religions). Sur le rapport Dieu créateur et Démiurge voir Dieu est "créateur du ciel et de la terre", comment bien entendre ce titre ?.

[11] Les Anciens n'ont pas la même conception de la matière que nous. « Les scolastiques appellent materia, d’une façon générale, ce qu’Aristote avait appelé hulê ; cette materia ne doit nullement être identifiée à la “matière” des modernes, dont la notion complexe, et contradictoire même par certains côtés, semble avoir été aussi étrangère aux anciens de l’Occident qu’elle l’est aux Orientaux ; même si l’on admettait qu’on puisse y faire rentrer après coup cette conception plus récente, elle est aussi bien d’autres choses en même temps […] Avant tout, la hulê en tant que principe universel, est la puissance pure, où il n’y a rien de distingué ni d’« actualisé », et qui constitue le “support” passif de toute manifestation. » (D'après René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. II). C'est ce que J-M Martin dit aussi en commentant un passage du Traité de la création de Philon : « “La réalité n'avait rien de beau par elle-même, mais elle pouvait tout devenir – c'est une définition de la matière chez les Anciens : “une possibilité de tout devenir”, ce qui est au fond une définition de l'accueil avec l'incidence anthropologique – Elle était sans ordre, sans qualité, sans vie, sans homogénéité, pleine d'hétérogénéité, d'incohérence, objets de mutation. Elle fut l'objet d'un changement qui en faisait tout le contraire…” –La matière en question est donc une matière mythique. C'est en ce sens qu'est interprété Gn 1, 2 la terre informe, vide, chaotique, le désordre des eaux, la négativité de la ténèbre, ce sur quoi va surgir la lumière. » (Institut Catholique de Paris en 1971-72).

[12] Le Contre Hermogène de Tertullien est le premier traité écrit en langue latine. Il date de 205 environ. Hermogène est un philosophe des années 150-160. D'autres réfutations d'Hermogène paraissent au IIe siècle, mais elles sont toutes perdues, nous ne possédons que celle de Tertullien

[14] Pour penser de façon nouvelle les trois personnes, cf Penser la Trinité.

[16] Ta panta (la totalité), plêrôma (la plénitude), ekklêsia (l'humanité convoquée) voilà trois termes qui sont à peu près synonymes.

  • par rapport à ta panta, il y a arkhê (arkhê de la totalité) ;
  • par rapport à ekklêsia (ou sôma), il y a kephalê (la tête) ;
  • par rapport à plêrôma, il y a proteron (celui qui est premier dans l'acte du déploiement du plérôme, de la plénitude).

C'est dire que le mot Ekklêsia (Église) ne se pense pas dans notre sens.

[17] Par exemple : « Si nous marchons dans la lumière comme lui est dans la lumière, nous avons communion les uns avec les autres et le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché. » (1 Jn 1, 7). Voir la session 1Jean-Connaître aimer (tag  1JEAN).

[18] Pour approfondir, voir la session Le sacré dans l'Évangile (tag SACRÉ).

[19] Cf. Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde  ou bien une réflexion à partir de 1 Jn 2, 12-17 : voir le début du 1JEAN. Ch VI. Lecture commentée de 1Jn 2, 12-29

[20] « Car c’est ceci l’annonce que nous avons entendue dès l’arkhê, que nous ayons agapê mutuelle.  Non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère. » (1 Jn 3, 11-12). Voir la session 1Jean-Connaître aimer (tag 1JEAN)

[21] « La réalité, c'est le Christ. 18Ne vous laissez pas disqualifier par quelqu'un qui se complait dans l'humilité et le culte des anges… gonflé en vain par son intelligence humaine….»  (Col 2)  

[22] « … Au jour où Dieu jugera les actions secrètes des hommes selon mon évangile » (Rm 2, 16)

[23] Le mot enfer vient d'inferno qui signifie inférieur. D'après le catéchisme « Le séjour des morts où le Christ mort est descendu, l’Écriture l’appelle les enfers, le Shéol ou l’Hadès (cf. Ph 2,10 ; Ac 2,24 ; Ap 1,18 ; Ep 4,9) parce que ceux qui s’y trouvent sont privés de la vision de Dieu (cf. Ps 6, 6 ; 88, 11-13). Tel est en effet, en attendant le Rédempteur, le cas de tous les morts, méchants ou justes (cf. Ps 89, 49 ; 1 S 28, 19 ; Ez 32, 17-32) ce qui ne veut pas dire que leur sort soit identique. » L'icône de la Résurrection (Anastasis) représente la Descente du Christ aux enfers: il arrache Adam et Êve au sheol dont il piétine les portesbrisées formant une croix. Sur certaines icônes du Baptême on voit aussi les pieds du Christ sur les portes brisées.

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