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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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17 juin 2014

Prologue de Jean. Chapitre IV : Versets 9-13 ; les trois venues

Après avoir détecté que le verset 14 était le contre du Prologue, on revient en arrière dans le texte. Les deux premières parties concernent les versets 9-13 avec en particulier la mention des  trois venues du Christ que J-M Martin interprète d'une façon qui n'est pas classique. Par ailleurs d'autres thèmes sont abordés, en particulier : une interprétation non perverse de « ceux qui… ceux qui… » ; la structure semence-fruit ; le malentendu natif.

 

Chapitre IV

Versets 9-13 ; les trois venues

 

I – Versets 12-13

 

« 12À tous ceux qui l'ont reçu, à ceux-là il a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, 13ceux qui ne sont pas nés des sangs, ni du vouloir de la chair, ni du vouloir du mâle,  mais qui sont nés de Dieu. »

1) Verset 13.

Nous avons déjà parlé[1] du verset 14 : « Et le Verbe s'est fait chair », et du retournement de sens du mot de chair. Ce retournement recèle en lui l'expérience christique dans sa plus haute profondeur. C'est ainsi qu'il joue par mode de contraire avec l'emploi du même mot de chair au verset 13 : « Ceux qui ne sont nés ni des sangs ni du vouloir (thélêma) de la chair (sarx) ni du vouloir du mâle, mais qui sont nés de Dieu. »

Il s'agit ici de commémorer la différence entre la naissance première de nous tous qui sommes « nés des sangs, de la volonté de la chair et de la volonté du mâle », et de mettre cela en rapport avec le fait de « naître à partir du pneuma de résurrection » qui est « naître de Dieu ».

a) « Ceux qui… ceux qui…  »

Une première remarque très importante ici pour la lecture de Jean à propos de « ceux qui ». Quand nous lisons « ceux qui… ceux qui… » (ou « si quelqu'un… ne pas… ») comme ici « ceux qui sont nés de la chair et du sang » et « ceux qui sont nés de Dieu », il ne s'agit pas d'un partitif entre des individus qui, pour certains, seraient nés de la chair et du sang et, pour d'autres, seraient nés du pneuma. Chaque individu a l'aspect sous lequel il est né de la chair et du sang, et il a aussi l'aspect sous lequel il est né du pneuma. Ce n'est pas une opposition entre des individus mais une répartition entre des modes d'être homme.

Alors bien sûr, que ce soit inégalement réparti, ce n'est pas à nous de le mesurer ni d'en savoir les limites. Mais il est très important de bien lire le « ceux qui » de Jean qui est une expression très fréquente chez lui. Nous pourrions faire une réflexion de ce genre à propos de « si quelqu'un… ne pas… », expression que nous avons méditée dans une autre direction.

Donc je le précise, ceci est de toute première importance. Entendre cela nous est difficile à nous, parce que ce qui constitue la base, ce sur quoi s'appuie toute notre conscience et notre discours, c'est l'absoluité du je, du ego cogito, de celui-ci et de celui-là. Or le je de résurrection n'a pas ce mode d'absoluité, pas plus du reste que le je usuel qui est soumis, dans sa prétention à l'absoluité, à une illusion, peut-être la plus grande des illusions.

Ce que je viens de dire à propos de « ceux qui… ceux qui… », il faudrait y revenir pour l'attester avec plus de démonstration, mais je vous l'indique parce que vous pouvez être très facilement arrêtés par des expressions johanniques sous prétexte que ce serait des expressions hâtivement excluantes.

b) Les deux naissances.

« Ceux qui sont nés des sangs, de la volonté de la chair… » ; « Ceux qui sont nés de Dieu. »

Je l'ai déjà dit, « ceux qui sont nés des sangs… » désigne la naissance qui est première dans l'apparition par rapport à nous, mais qui est en fait seconde par rapport à la semence initiale, la semence de résurrection. Nous sommes créés pas du tout d'avoir été fabriqués, nous sommes créés d'être de toute éternité "voulus", et ce vouloir de Dieu est notre première semence.

Évidemment ce qui est premier apparaît en dernier selon le principe de la compréhension du temps chez Jean. Ce principe nous allons le voir jouer à propos du Baptiste : « Celui qui vient derrière moi est devant moi car il fut avant moi. » (v. 15). Ce qui vient après manifeste qu'il était du plus originaire.

Nous aurons à méditer sur la conception johannique du temps, en particulier à propos du mot arkhê  (qu'on traduit par commencement) qui n'est pas du tout ce que nous appelons le début des temps. C'est un thème important, le temps chez Jean, qui ferait l'objet de trois ou quatre sessions. On touche un peu à ces choses, c'est déjà beau de les apercevoir.

c) « Les sangs ».

Le pluriel ne signifie pas toujours qu'il y en a plusieurs, et singulièrement dans la Bible. Par exemple Elohim (Dieu) est un pluriel. Nous connaissons aussi le pluriel de distance par exemple quand je dis à quelqu'un « vous… ». Donc le pluriel n'a pas que des fonctions simplement quantitatives.

Dans la symbolique ordinaire le sang dit déjà l'homme comme corruptible, surtout ici où nous avons un pluriel de diffusion et que la mort se désigne par ce pluriel de diffusion. Autrement dit nous sommes mortels et nous savons que nous sommes du même coup meurtriers d'après la figure de Caïn : nous sommes nés de sang répandu.

Le sang répandu est une chose capitale. Dans l'Ancien Testament boire le sang est interdit, et c'est la terre qui boit le sang, et même elle ouvre la bouche. C'est du reste un sang qui crie.

À l'origine il y a des prescriptions multiples sur le ruissellement du sang, soit du sang du meurtre, soit du sang menstruel. Il y a là quelque chose dans ces prescriptions législatives qui est à relire comme disant quelque chose sur la symbolique du sang.

Par ailleurs cela n'exclut pas que ce pluriel "les sangs" ait une autre signification, comme on dit « être né de sang mêlé », c'est-à-dire à la fois un héritage masculin et un héritage féminin. En effet il y a un rapport entre le sang et la semence, on le trouve attesté même chez les médecins du IIe siècle. Je ne connais rien à l'obstétrique d'aujourd'hui mais j'ai étudié attentivement l'obstétrique ancienne de Galien parce qu'il y a des non-dits de symboliques qui sont très liées à ces représentations. On trouve aussi cette symbolique chez les gnostiques.

d) « Vouloir de la chair… Vouloir du mâle. »

Ceci est repris sous l'opposition de la chair ou du mâle. Cela peut paraître étrange mais la chair a une symbolique féminine, précisément dans la symbolique de la faiblesse qui a à voir avec le mâle, donc cette distinction peut s'entendre de cette façon. Simplement ici les deux sont employés non pas pour privilégier l'un par rapport à l'autre, mais pour les dénoncer tous les deux. C'est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'une naissance dans la symbolique féminine prise à part, ni dans la symbolique masculine prise à part, mais en tant qu'elle s'oppose au "naître de Dieu".

Le mot chair intervient ici dans un sens négatif, dans un sens qui n'a pas encore été traversé par la nouveauté christique qui permet de le reprendre autrement[2].

Le mot thélêma est repris deux fois à propos de la semence féminine et de la semence masculine. Nous avons ici un emploi du mot thélêma (vouloir, volonté) qui est tout à fait différent du nôtre et qu'il faudrait apprendre à connaître parce que nous disons tous les jours « que ta volonté soit faite » et nous n'avons pas la moindre idée de ce que veut dire le mot volonté dans nos Écritures. Là encore c'est tout un parcours : que veut dire volonté ?

e) Le vocabulaire de la semence et du fruit.

Pour entendre le mot de volonté il faut se référer à une différence constitutive. Je dis d'abord le plus simple : la semence et le fruit ; la semence et le corps ; la volonté et l'œuvre ; le caché et le dévoilé ; mustêrion et apocalupsis

  • semence   et   fruit
  • semence   et   corps
  • volonté      et   œuvre
  • caché        et   dévoilé
  • mustêrion  et   apocalupsis

La différence peut être lue dans un sens direct : on va de la semence au fruit ; mais elle peut être lue à l'envers et alors on dit que « le fruit est "selon" la semence ».

Ce vocabulaire-là est un vocabulaire paulinien qui a son équivalent chez Jean. Vous le trouverez en particulier dans l'épître aux Éphésiens, toute de suite après le verset que nous avons commenté tout à l'heure. « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis de toute bénédiction pneumatique dans les lieux célestes, "selon que" il nous a prédéterminés… » Donc le "selon que" désigne le moment de la tenue en semence. Malheureusement les traductions ne gardent pas le "selon que" généralement parce que la phrase de Paul est très longue ; alors on coupe, c'est mieux pour le français, mais malheureusement ça enlève l'une des articulations fondamentales.

Reprenons certains des couples que je viens d'énoncer.

1/ Semence-corps. Nous avons parlé du mot de chair mais pas encore du mot de corps.

  • Le mot de corps peut se substituer parfois au mot de chair et saint Paul le fait à dessein fréquemment, et il a des raisons pour le faire. En effet l'usage du mot de chair chez Paul et chez Jean n'est pas le même.
  • Le mot de corps peut être pris dans la configuration semence-corps comme ici.
  • Le mot de corps dont nous usons souvent est pris dans une autre configuration qui est âme-corps, c'est une configuration verticale.

Or le mot de corps change totalement de sens suivant qu'il est dans une configuration ou dans une autre, selon le mot qui est à côté de lui. Le mot de corps dans un sens platonicien est déprécié par rapport à l'âme, alors que le mot de corps dans la configuration semence-corps dit l'accomplissement plénier de ce qui était tenu en semence : dans ce cas le mot de corps désigne la totalité accomplie et pleine.

2/ Semence-fruit. La configuration semence / fruit est ce à quoi il faut se référer car c'est la symbolique la plus symbolique en un certain sens, et il faudrait rappeler ici toute la symbolique végétale, très importante dans nos Écritures. On y trouve la symbolique de la semence et du fruit, mais aussi celle du semeur et du moissonneur[3], donc le rapport semence-moisson.  

3/ Volonté-œuvre. Au chapitre 4 de l'évangile de Jean, lorsque la Samaritaine est partie rechercher les gens de son village, il se passe ceci : « 31Les disciples, entre temps, interrogent [Jésus] en disant : "Rabbi mange". 32Il leur dit : "J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas". 33Alors les disciples se disent entre eux : "Est-ce que quelqu'un lui a apporté à manger ?" 34Jésus leur dit : "Ma nourriture est que je fasse la volonté (thélêma) de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre".» Jésus dit que ce que le tient en vie c'est de faire la "volonté", ce qui est la même chose que d'accomplir "l'œuvre", et l'œuvre c'est la constitution accomplie de l'humanité. Voilà la signification de ce verset.

4/ Caché-dévoilé. Le mot de volonté désigne le moment séminal, le moment caché. Et la volonté de Dieu c'est ce qui se dévoile en Jésus : Jésus est le dévoilement du moment séminal de l'humanité en Dieu. « Que ta volonté soit faite » signifie « Que la volonté que tu nous as dévoilée du salut de l'humanité s'accomplisse, que le secret vouloir dévoilé en Jésus Christ s'accomplisse dans l'humanité. »

Donc le mot volonté est dans la symbolique de la semence, c'est-à-dire du moment secret.

Tout procède d'une semence. La semence de la chair est appelée "volonté (vouloir) de la chair" dans notre verset 13. La semence est le recel non manifesté (et donc non accompli) mais étant. En effet on ne peut accomplir que ce qui est, soit de la chair soit de l'Esprit[4].

► Comment pouvons-nous prendre conscience de cela ?

J-M M : Pour prendre conscience de cela il faut méditer sur « à partir d'où pensons-nous la volonté ? » Nous pensons volonté traditionnellement selon des schémas qui sont sur-emboîtés l'un dans l'autre :

– le premier schéma relève de la distinction de l'intellect et de la volonté, que nous en ayons conscience ou pas. Le registre du volitif et le registre du cognitif régit toute l'histoire de l'Occident, et c'est une distinction aristotélicienne fondamentale.

– Dans la modernité, la volonté s'entend dans le registre conflictuel de l'affrontement d'une volonté à une autre volonté, c'est-à-dire que volonté est toujours employé dans un espace préalablement conçu, qu'on le sache ou non, comme conflictuel.

D'où la question déjà très ancienne : « Qui a la primauté en volonté, qui a l'initiative : la volonté de Dieu ou celle de l'homme ? » C'est le problème de la liberté humaine et de la grâce qui a empoisonné l'histoire de l'Occident, et c'est insoluble tant que la question est posée ainsi. En effet vous n'allez pas imaginer un Dieu qui se mette à contempler ce que les hommes ont décidé, et vous n'allez pas non plus imaginer un Dieu qui détermine d'avance le rôle que chacun a à jouer.

L'insolubilité du problème est liée à cette précompréhension non critiquée de toute altérité comme compétitive. Nous sommes nativement dans un monde dans lequel c'est d'autant plus toi que c'est moins moi, et d'autant moins toi que c'est plus moi. La figure de cela c'est la jalousie. Caïn par exemple a partie immédiatement liée avec le thème du meurtre. Nous, nous trouvons ça naturel, mais c'est analysé par nos Écritures comme un mode de fait qui ne mérite pas la moindre célébration au titre de quelque nature que ce soit.

Le malheur c'est que j'entends souvent dire : « Dieu pour moi c'est une personne » ou bien « Dieu c'est un autre ». Quelle horreur… si je ne fais pas attention, et si je n'ai pas d'autre expérience native de la personne que celle de la compétition meurtrière ! L'homme occidental pense son rapport à Dieu sur le mode de son rapport natif à autrui, et c'est pourquoi l'histoire des rapports entre Dieu et l'homme en Occident est une histoire de meurtre. C'est pourquoi une certaine idée de Dieu a probablement mis à mort les hommes, et en retour aujourd'hui, et ce n'est ni mieux ni pire, c'est Dieu qui est mort : « Nous l'avons tué », dit Nietzsche, et ce rapport est conçu implicitement sans qu'on y prenne garde comme un rapport meurtrier parce qu'il est pensé dans le langage d'une alternative.

La question qui se pose est alors : « Qu'est-ce que ça changerait à l'idée de Dieu et à l'idée de l'homme si je pouvais penser, de quelque manière, que c'est d'autant plus lui que c'est moi, et d'autant plus moi que c'est lui ? » L'enjeu, dans ces choses-là, c'est de constamment revenir aux choses non examinées, non critiquées que nous portons avec nous quand nous prononçons le mot de Dieu. Il n'y a pas d'autre source pour penser Dieu à partir d'une nouveauté quelconque, que de le considérer à partir de sa monstration initiale, théophanique.

Il faut rester dans la circonspection la plus extrême par rapport aux évidences. Or à partir de quoi le mot Dieu est-il prononcé aujourd'hui ? Aussi bien les croyants qui croient en un Dieu vague, que les non-croyants qui disent qu'il n'y a pas de Dieu, que les chrétiens qui pensent la même chose sans le savoir, tous considèrent que Dieu peut être impunément pensé à partir d'une démonstration de la nécessité d'une cause première, d'un fabricateur. Une certaine idée de création est mortelle pour Dieu et du même coup pour l'homme. Et c'est elle qui en est venue à régir la distribution du discours théologique. C'est l'inféodation à la pensée d'Occident d'une certaine théologie dans sa constitution dont les phases sont très faciles à repérer historiquement. Vous apercevez des enjeux ?

►  Oui, mais c'est tellement grand ce que vous ouvrez !

J-M M : C'est ça, mais il faut ouvrir et après on aperçoit, puis on referme et ensuite on y retourne.

Et il ne faut pas oublier que notre façon de demeurer dans la parole, c'est d'y entrer et d'en sortir, de constamment y entrer et en sortir. C'est ce qui constitue une demeure. Parce qu'une demeure dans laquelle on ne sort pas, ce n'est pas une demeure, c'est une prison. Et quelqu'un qui ne vit que dehors c'est un "sans domicile". La demeure c'est essentiellement la liberté d'entrer et de sortir comme le dit explicitement saint Jean : « À ses brebis il leur donne et d'entrer et de sortir. » (D'après Jn 10, 9).

 

2) Verset 12.

Nous allons toujours un peu en avant et maintenant nous lisons le verset 12.

« Mais à tous ceux qui l'ont reçu, à ceux-là il a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. »

Ici nous avons trois fois la même chose : le verbe recevoir, l'expression  « devenir enfants » (on aura naître ensuite au v. 13), et enfin « croire dans le nom. »

a) « À ceux qui l'ont reçu »

Quand nous avons parlé des verbes d'accueil, nous avons vu que nous avons besoin de corriger notre verbe croire par le verbe le plus basique qui est recevoir (lambaneïn), qui ne dit pas des modalités d'accueil précises, mais qui les désigne.

b) « À ceux-là il a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu »

Cette façon d'écrire est conforme à l'écriture sémitique :

– « Il a donné » : c'est la première apparition de ce verbe "donner" qui est un verbe majeur chez saint Jean.

– « L'accomplissement » : c'est le mot exousia qui est employé pour dire "le pouvoir" avec d'autres mots (dunamis, kratos…). Est-ce qu'ici exousia doit s'entendre dans ce sens, ou bien s'entendre au sens de l'éventualité, c'est-à-dire de la capacité, s'ils le veulent bien, de devenir enfants de Dieu ? Souvent on l'a entendu ainsi, et je ne le crois pas du tout. Ici j'entends le mot exousia dans un autre sens : ousia signifie l'être et l'ex-ousia c'est l'accomplissement de l'être. D'autre part il y a un autre emploi de ce mot chez saint Jean au chapitre 17 : « selon qu'il a reçu l'exousia de toute chair » qu'on traduit souvent par « il a reçu pouvoir sur toute chair ». Or en hébreu "toute chair" se dit  kol basar et c'est la façon de dire toute l'humanité. Donc ce verset ne dit pas du tout qu'il a "pouvoir sur toute l'humanité", ce n'est pas cela qui est intéressant. Mais il dit qu'il a "la charge de la totalité de l'humanité", c'est-à-dire "la charge d'accomplir la totalité de l'humanité", du moins je pense.

– « il leur a donné cet accomplissement de devenir (génestaï) ». Ici c'est le verbe gi(g)nomaï et c'est aussi le verbe qui correspond à égénéto, donc il ne faut pas nécessairement traduire dans la direction du devenir au sens où on l'opposerait à l'être selon la métaphysique occidentale : égénéto veut dire « il fut »[5].

« Devenir enfants (tekna) de Dieu » : voilà un thème majeur chez saint Jean, le rapport du Monogénês et des tekna. Et le pluriel chez saint Jean n'est pas un pluriel neutre même s'il est grammaticalement neutre, c'est-à-dire que ce n'est pas un pluriel insignifiant : il n'y en a pas plusieurs parce qu'il se trouve qu'il y en a plusieurs, mais parce que le pluriel indique la dispersion. Autrement dit notre façon inconsciente de trouver tout à fait normal que nous soyons plusieurs sans nous poser de question, devrait être déjà assez suspecte, car le "plusieurs" des pareils est inscrit sous le chiffre du meurtre, celui d'Abel par Caïn : le meurtre est l'archétype du rapport fraternel qui a pour contraire l'agapê[6]. C'est développé au chapitre 3 de la première lettre de Jean : « 11Car c'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès l'arkhê, que nous ayons agapê mutuelle, 12non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui égorgea son frère. » C'est pourquoi le pluriel est d'abord le pluriel des dispersés, des déchirés, et il s'appréhende en premier comme déchirure. À l'opposé les tekna (les enfants) sont les dispersés réconciliés, c'est-à-dire que les multiples sont reconduits à une unité fondamentale : le Monogénês n'est pas un enfant solitaire, c'est l'unité unifiante de la totalité des hommes.

Ce qui est dit des tekna se précisera ensuite au verset 13 du Prologue à propos de la naissance. Ce thème, il faut bien en entendre la vigueur. Recevoir Jésus dans sa dimension authentique, c'est-à-dire dans sa dimension de ressuscité, n'est pas ajouter une opinion supplémentaire à ce que nous savons déjà, c'est naître. La foi c'est naître. Il s'agit d'une parole qui donne de naître. Et c'est donc indiqué dès maintenant dans le texte puisque le verbe naître s'y trouve (v. 13), et que nous avons le mot "les enfants" (v. 12),  mais ça va se développer au chapitre 3 dans le dialogue nocturne avec Nicodème.

c) « À ceux qui croient en son nom. »

Croire ici c'est « croire dans le nom ». Nous avons vu le mot croire au chapitre précédent. Le nom désigne à peu près la même chose que la gloire ici.

1/ Le nom désigne chez nous une étiquette arbitraire qui est apposée sur quelqu'un qui est déjà considéré comme constitué : une chose est constituée et je lui donne un nom. C'est d'ailleurs très étrange de voir comment se choisissent les noms.

2/ Dans le monde sémitique le nom désigne l'intériorité la plus intime de l'être et simultanément la capacité d'être appelé. C'est-à-dire que l'homme n'est pas perçu comme étant ou bien dans son quant à soi ou bien sur la place publique : son plus intime est toujours déjà constitué par un être relationnel, son plus intime est toujours déjà d'être en relation. C'est pourquoi d'ailleurs originellement un nom, ça se reçoit. Donner le nom c'est la même chose que donner la vie, et c'est pourquoi c'est traditionnellement le privilège du père de donner le nom. Donc ça désigne à la fois ce que nous appelons le nom propre et la possibilité d'être appelé.

Les noms propres sont très intéressants. "Jean-Marie", ça ne dit pas grand-chose sur moi, mais si vous voulez m'appeler c'est très efficace. Je veux dire que c'est un mot qui donne une possibilité d'être appelé, d'être hélé. Il est très efficace pour constituer la proximité ou l'écoute.

Le propre de l'homme n'est pas d'être assis en soi-même, l'homme est en soi-même quand il est à autrui. Ce n'est pas « ou bien… ou bien… » L'être en soi de l'homme est un être ouvert.

3/ Le nom dit l'identité propre. Or toute la question de l'Évangile est la question de l'identification de Jésus, et Jésus est toujours manqué quand il est identifié à partir d'ailleurs qu'à partir de sa résurrection. En effet la résurrection est le dévoilement de son nom, c'est-à-dire de sa participation au nom du Père[7].

Le fils est le nom du père. En effet nous avons lu : « Père glorifie ton Fils » (Jn 17, 1), et au chapitre 12 il y a la même prière : « Père glorifie ton nom » (v. 28).

Il faut savoir que tout cela nous est très étranger. Souvent on le dit, mais on n'en tient pas compte. N'importe quel exégète reconnaît ce que je viens de dire à propos du nom, puisque c'est de la structure de la pensée sémitique. Mais comme dit saint Jacques : on se regarde dans le miroir, et puis on s'en va et on oublie qui on était (cf Jc 1, 23-24). Ce sont des choses qu'il faut garder, qu'il faut tenir pour entrer dans l'espace en question, même si elles nous contraignent à des efforts par rapport à nos façons de penser ordinaires.

L'autre chose qu'il faut noter ici, qui est décisive elle aussi, est celle-ci : croire, entendre, recevoir n'est pas quelque chose qui s'ajoute éventuellement et de l'extérieur à quelque chose qui est déjà constitué. C'est d'entendre qui me constitue, c'est pourquoi entendre la Parole c'est naître, mais c'est naître de plus originel que ce que j'appelle mon identité selon ma carte d'identité. Je suis né plus originairement de Dieu que je ne suis né de mon père et de ma mère, dont le nom figure sur ma carte d'identité.

► Qu'en est-il des changements de noms dans la Bible ?

J-M M : On a ce thème très fréquent dans l'Écriture : la transformation d'un nom par Dieu qui est la transformation de la vocation et par suite de l'être de la personne. Lorsqu'Abram est appelé par Dieu Abraham, il acquiert une fonction nouvelle et une réalité nouvelle, il est changé. À plus forte raison lorsque Jacob est appelé Israël, il acquiert également un degré d'être qu'il ne possédait pas.

Dans la pensée juive contemporaine du christianisme telle qu'elle est attestée en particulier par Philon d'Alexandrie, lui qui a d'ailleurs écrit le Traité sur les changements de noms (De mutatione nominum) », le passage de l'état de Jacob à celui d'Israël marque le passage d'un état de spiritualité en progression à un état de spiritualité parfaite. Cela s'explique par le sens du mot Jacob qui désigne l'état spirituel du progressant : Jacob c'est celui qui supplante, et l'étymologie probablement fantaisiste du nom Israël, étymologiquement "Ish ra ël", celui qui voit Dieu.

 

3) Un chiasme au niveau des versets 12 à 14.

J'aimerais vous montrer un petit chiasme (pas le grand chiasme que nous avons vu hier) entre les versets 12 et 14. Les choses se répondent et vous avez au cœur le rapprochement qui est absolument frictionnel des deux emplois du mot de chair :

  • « Nous avons contemplé sa gloire », il a été dit auparavant « ceux qui croient en son nom » (v 12) et le nom correspond à la gloire du verset 14 ;
  • vous avez « gloire comme du Fils un » (v.14) cela répond au mot « les enfants » du v. 12 ;
  • enfin la plénitude de « plein de grâce et vérité » correspond à recevoir : « ceux qui l'ont reçu » du v. 12

Chiasme Jn 1, 12-14

Le lieu central est entre le verset 13 et le verset 14.

Tout au début de la session nous avions trouvé un autre lieu central qui était le verset 14 tout seul. Nous avons ici un deuxième centre, ce qui est du reste nécessaire pour qu'une peinture soit intéressante. Du fait de ce décentrement le lieu central est ce qui se passe entre les deux sens du mot de chair, c'est-à-dire ce qui se passe entre l'humanité adamique et la survenance de l'humanité christique. C'est la différence entre d'une part la mort infligée et subie, et d'autre part ce qui change le sens de la mort : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne » (Jn 10, 18) c'est-à-dire que la mort et la chair changent de sens entre ces deux versets.

 

II – Versets 9-12

 

La dernière chose[8] qu'il nous reste à faire pour garder pour demain la problématique baptismale dans son ensemble, c'est de prendre les versets 9, 10 et 11, mais pour situer ce dont il est question nous allons prendre aussi le verset 12.

« 9Était la lumière, la vraie, qui illumine tout homme en venant vers le monde.

10Il [9] était dans le monde et le monde fut par lui et le monde ne l'a pas connu.

11Il vint vers les siens (vers ses propres) et les siens ne l'ont pas accueilli.

12Mais à tous ceux qui l'ont reçu il leur a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu… »

D'abord une remarque au sujet de la traduction. Au verset 9 le verbe erkhoménon (venant) peut se rapporter soit à phôs soit à anthropos suivant la ponctuation qu'on choisit ; le grec le permet puisque erkhoménon peut être un neutre ou un masculin à l'accusatif, or la lumière (phôs) est du neutre.  Dans un cas c'est l'homme qui vient dans le monde, et dans l'autre c'est la lumière. Donc on a le choix entre « tout homme venant vers le monde » ou « quand elle vient (cette lumière) vers le monde ». Aujourd'hui on fait en général le choix de cette deuxième réponse. Dans la vieille traduction latine que nous lisions à la fin de la messe, c'était « Quæ illuminat omnem hominem veniantem in hunc mundum (qui illumine tout homme qui vient vers le monde). »

► Qu'est-ce qui permet de choisir ?

J-M M : Par rapport au choix d'une ponctuation ou d'une traduction par rapport à différentes possibilités du texte, il faut distinguer ce qui est méthode historico-critique qui vise à restituer ce qui est derrière le texte, et la part de travail technique qui consiste à établir les meilleurs témoins du texte par rapport aux manuscrits. Je suis un peu attentif à cela, je regarde l'apparat critique, c'est-à-dire ce que les éditeurs mettent en marge du texte grec : même s'ils choisissent une lecture, ils notent toujours les autres lectures qui se trouvent dans d'autres manuscrits. Et il est vrai que, quand il y a plusieurs solutions possibles, un certain nombre de mes préférences sont décidées par ce qui me paraît être la plus grande cohérence de ce que j'ai aperçu de l'ensemble du texte. Je crois que tout le monde, d'une certaine manière, fait cela. Donc mon choix comme lecteur est ce que j'estime être la plus grande cohérence du texte, mais sans que cela soit au détriment de l'attestation la plus fréquente des manuscrits, la plus sûre en tout cas. En effet très souvent ce qui se passe c'est que, en dépit de l'attestation techniquement la plus sûre, parce que cela donne un texte qui est, en fonction de notre théologie aujourd'hui, impensable ou invraisemblable ou moins complaisant par rapport à notre propre pensée, les éditeurs eux-mêmes souvent corrigent et corrigent hâtivement. Cela arrive dans les Écritures mais dans la patristique, c'est très clair : on sait d'avance ce qu'ils ont pu dire ou ne pas dire.

Bien sûr, moi aussi, d'une certaine manière, je fais cela, bien sûr qu'on choisit ce qui paraît le plus vraisemblable, mais personnellement j'essaie de le faire le moins possible en fonction de ce qui serait l'apologétique d'une lecture reçue, mais plutôt dans la direction d'une découverte éventuelle d'un sens qui serait meilleur, même dans les manuscrits qui sont les plus attestés et qu'on ne retient pas pour des raisons purement idéologiques. C'est un travail complexe que tout ce travail par rapport au texte. Je ne suis pas tellement spécialiste là-dedans, mais je sais me servir des apparats critiques.

À propos du verbe venir, la première réflexion qui s'impose à la lecture du Prologue, c'est que ce verbe intervient pour la première fois en deux endroits (v. 9 et 11) ; et si on regarde le verset 12 on comprend même qu'il y a trois venues : venir vers le monde ; venir vers ses propres ; puis venir vers ceux qui effectivement le reçoivent.

À ces trois venues correspondent trois termes d'accueil ou de non-accueil : «ne l'ont pas connu» ; «ne l'ont pas accueilli» ; «tous ceux qui l'ont reçu» qui ont peut-être à voir avec «nous qui avons contemplé sa gloire» parce que le "nous" intervient dans le texte à ce moment-là. La question qui se pose est d'identifier ces trois venues qui sont parfois appelées les trois descentes, et ce n'est pas la question la plus simple.

 

1) L'interprétation classique des trois venues.

Vous avez donc ici une triple venue. Je vais d'abord en donner l'interprétation classique à laquelle je ne me tiendrai pas. Je la commémore pour dire que c'est une lecture possible, enfin théoriquement possible, mais que ça ne peut pas être une lecture johannique. Ensuite je vous inviterai à une autre lecture :

  • « Venir vers le monde » c'est la venue initiale vers la totalité de l'humanité. C'est donc la révélation qui s'adresse à tous les hommes et qui du reste est connue dans le monde juif contemporain, en étant souvent assimilée à la révélation qui est faite à Noé, mais qui peut être posée aussi en Adam : l'alliance en Noé n'est pas l'alliance à un peuple propre comme l'alliance en Moïse.
  • « Venir vers les siens (ses propres), c'est la venue vers les Juifs, les siens ce sont les Juifs, et ça correspond à l'alliance en Moïse.
  • « Ceux qui l'ont reçu » ce sont ceux qui ont accueilli le Christ, ça correspond à « Le Logos fut chair » c'est-à-dire à la venue christique, et donc à l'alliance en Christ.

C'est la lecture la plus courante mais elle ne me paraît pas du tout recevable, j'en dirai les raisons. En soi elle n'est pas à tous égards impossible, elle doit avoir des aspects charmeurs parce qu'il nous plaît assez de penser que Dieu ne s'est pas cantonné à venir vers les chrétiens, mais que cela concerne toute l'humanité. En plus cela fait place à la venue vers les Juifs. De plus, pour ce qui est des versets 12 et 13 qui précèdent ce verset 14, il peut être plaisant de penser que les hommes ont effectivement accueilli Jésus, et ont été effectivement fils de Dieu avant ce que nous appelons l'incarnation. Ces choses ont du charme, et de toute façon ce sont des choses essentielles. Qu'on ne comprenne pas que le rapport à Dieu commence par la venue de notre Seigneur Jésus Christ est une chose évidente, cela se trouve dans la théologie la plus classique. Je vous ferai remarquer néanmoins que ce n'est peut-être pas si charmant que cela à la mesure où ce qui est dit, c'est que ce sont des venues "manquées", à savoir que « le monde ne l'a pas connu » et que « les siens (les Juifs dans cette version) ne l'ont pas accueilli. »

D'autre part, qu'il y ait eu des hommes qui aient reconnu Jésus avant ce qu'on appelle couramment l'incarnation, c'est une chose à tous égards assurée. Saint Jean lui-même le dit : « Abraham a vu mon jour » (Jn 8, 56) ; « Moïse a écrit de moi » (5, 46) ; « Isaïe a vu ma gloire » (12, 41). Donc de toute façon la dimension de venue du Christ n'est pas à situer ponctuellement dans un moment d'histoire qui exclurait ce qui précède, qui exclurait les localités où ce ne serait pas arrivé, où ça n'aurait pas été annoncé, et qui exclurait les gens qui n'auraient pas été atteints. C'est justement une des caractéristiques extrêmement importantes de la première littérature chrétienne que cette question : le Christ rencontré n'est pas enclos dans son apparition historique, dans les limites de sa mortalité, il n'est pas enclos dans ce qui définit pour nous une vie mortelle. Sa présence à ceux qui l'accueillent atteint les hommes après sa mort, mais parce que déjà il pouvait être présent avant ; autrement dit : ni avant ni après.

Par ailleurs la lecture classique courante présente de grosses difficultés par rapport à la signification johannique des termes qui sont employés, je vais en parler.

Vous éprouverez une défiance à l'égard de ce que je vais dire parce que vous aurez l'impression que la façon dont j'entends la triple venue est beaucoup plus restrictive. Il n'en est rien, je vous le dis d'avance, ne craignez pas !

 

2) L'interprétation préférable (venue à la mort, à la méprise, à l'accueil).

Dans l'interprétation qui me paraît préférable, il s'agit de la venue christique dans les trois cas :

  • venir vers le monde, c'est venir à la mort ;
  • venir vers les siens (ses propres), c'est venir aux disciples qui d'abord ne le recueillent pas dans sa dimension de résurrection, ne le recueillent pas pour ce qu'il est ;
  • le troisième venir, c'est venir comme chair et gloire dans sa dimension de résurrection, c'est donc venir à la Résurrection.

Autrement dit tout est mort et résurrection, et dans les trois cas c'est un même venir qui en un sens est beaucoup plus ponctuel : je ne lis pas un venir étalé sur l'histoire du monde. N'ayez pas peur, ça ne compromet en rien les sentiments heureux qu'on pouvait avoir dans cette vaste lecture antérieure, c'est même mieux, nous le verrons. J'ai dit que c'était plus ponctuel en ce sens qu'il s'agit ici de mort / résurrection. D'abord il s'agit du Christ dans sa venue, et sa venue proprement dite est accomplie dans l'accueil de la résurrection, mais cette même venue implique à la fois de la méprise et du refus. La question chez Jean c'est que la venue vers le Christ est une approche, donc c'est approximatif, donc il y a une sorte de progression. Entendre n'est pas du tout la chose qui va de soi, le mal-entendu est notre premier mode d'entendre. Ce sont des choses que j'ai déjà indiquées et que vous avez entendues à plusieurs reprises, mais que nous allons développer un peu plus ensuite.

Reprenons cela en détail.

a) « Le monde fut par lui et le monde ne l'a pas connu ».

« Il vient vers le monde ». Il faut savoir que le sens du mot de "monde" chez saint Jean est aussi différent de notre usage du mot de monde que le sens du mot de "chair" chez saint Paul est différent de notre usage du mot de chair. Le mot de mondechez Jean désigne prioritairement la région régie par le meurtre. Ça ne veut pas dire que Jean pense ce que nous appelons le monde comme étant régi par le meurtre, ça veut dire qu'il appelle "monde" ce qui est régi par le meurtre. Et il faut voir que c'est plus large que le règne du meurtre et de la mort, mais pour autant ce n'est pas "autre chose" de plus large, c'est "la même chose", car c'est toute l'ampleur du prince de ce monde dont les trois caractéristiques sont développées au chapitre 8 à partir du verset 45 : le prince de ce monde est le prince du meurtre, il est le prince du mensonge c'est-à-dire de la falsification, et enfin il est le prince de l'adultère, adultère étant à entendre dans un sens biblique qui est un peu autre chose que l'adultère bourgeoise.

Que le Christ soit "dans le monde", on le trouve dans l'évangile de Jean et à chaque fois qu'on le trouve, ça dit quelque chose de la présence du Christ qui n'est pas encore monté vers le Père. Ainsi au chapitre 17 il dit « 10je ne suis plus dans le monde » lorsqu'il anticipe par la prière sa résurrection, et il précise: "car je vais vers le Père", mais ses disciples « eux sont dans le monde ». Il n'y a pas d'autre attestation de l'être-dans-le-monde du Christ que celle-là, de façon explicite dans l'évangile de Jean.

Et « le monde ne l'a pas connu » : il ne l'a pas connu parce qu'il ne peut pas le connaître. Cela est dit au chapitre 14 à propos du pneuma : « le monde ne le connaît pas et ne peut pas le connaître » (d'après le v.17). C'est-à-dire que le monde ne désigne pas quelqu'un qui le refuse et qui pourrait faire autrement, mais ça désigne le refus comme refus, le meurtre comme meurtre, dans son sens fort.

Le monde ici c'est d'une certaine façon ce que les gens de cette époque appellent "ce monde-ci". C'est le monde régi par le prince de ce monde, dont l'Évangile annonce la déroute, la défaite, par la venue du royaume de Dieu. Je rappelle que la question porteuse du Nouveau Testament est la question : « Qui règne ? » Il ne faut jamais oublier ça.

► Quelle est la signification de ce « ne peut pas » ?

J-M M : Dire que le monde ne peut pas le connaître nous oblige à penser le monde non pas comme un ensemble d'êtres qui auraient une liberté éventuelle, mais comme la mort même. C'est une espèce d'en tant que (le monde en tant que régi par le prince de la mort et du meurtre). Je sais bien que le « en tant que » n'est pas absolument biblique mais néanmoins ça permet de s'approcher. On peut sauver quelqu'un qui est dans le monde, on ne peut pas sauver quelqu'un qui est du monde. Toutefois, il ne faut pas oublier que, pour une part, nous sommes tous "du monde" et, pour une part, nous sommes tous, "dans le monde", tout en étant "les siens", puisqu'il vient  « illuminer tout homme».

Cela signifie que le jugement concerne le prince de ce monde, c'est le rejet du prince de ce monde hors de sa régie du monde : « C'est maintenant le jugement (la krisis) de ce monde-ci, maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors.» (Jn 12, 31).

Il y a en tout homme des dépendances, des appartenances complexes à la fois aux choses de ce monde-ci et aussi aux choses du monde qui vient. Le monde qui vient, saint Jean ne l'appelle jamais monde mais, en hébreu, c'est le même mot olam : olam hazeh c'est ce monde-ci qui s'en va, et olam habah c'est le monde qui vient[10].

Le monde chez Jean a presque toujours une connotation négative, mais notre texte nous indiquerait qu'il faut probablement voir cela de plus près puisque Jean dit aussi que « le monde fut par lui » (v. 10).

► On a aussi « sauveur du monde ».

J-M M : Oui cette expression se trouve à la fin du récit de la Samaritaine au chapitre 4. On verra tout à l'heure comment entendre le mot "monde" dans ce contexte.

b) « Il est venu vers les siens et les siens ne l'ont pas reçu. »

« Il est venu vers les siens » : les siens (ta idia ou oï idioï) ce sont ses propres et ça correspond aux "miens" (ta éma) et aux "tiens" comme le dit Jésus dans sa grande prière du chapitre 17 : « ceux que tu m'as donnés… sont tiens 10 Tous ceux qui sont miens sont tiens et les tiens sont les miens. » Il est question des "siens" (de ses propres) dans le chapitre 10 qui est le chapitre du berger : le berger connait ses propres et ses propres le connaissent

Donc il n'est pas possible que ce soient les Juifs car jamais les Juifs ne sont appelés "les miens" ou "mes propres" par Jésus dans l'évangile de Jean. Ce n'est pas une distinction entre le monde qui serait celui des Goïm (les nations) et les Juifs. Je vous défie de trouver un lieu de l'évangile où les Juifs sont appelés les siens. N'ayez pas peur, ce n'est pas méchant pour les Juifs, ça n'a rien à voir.

Le rapport aux Juifs chez Paul et chez Jean.

Dans l'évangile de Jean le mot judaïoï est un mot aussi péjoratif que le mot cosmos (monde). Il désigne le plus souvent les Judéens proprement dit, c'est-à-dire ceux-là qui mettent les prophètes à mort. C'est avec les judaïoï que Jésus a les altercations les plus vives dans l'ensemble de l'évangile de Jean. Et là il faut se rappeler ce que nous avons dit : le vrai jugement n'est pas entre celui-ci et celui-là mais à l'intérieur de chacun. Les judaïoï jouent le jeu du meurtre dans l'évangile de Jean, c'est indiscutable. Mais il ne faut pas oublier que ce n'est pas le même problème de lire ce qu'il en est du judaïsme dans l'évangile de Jean et de répondre à la question : « Qu'en est-il de mes rapports avec le judaïsme post-chrétien de ceux que je rencontre aujourd'hui. »

D'autre part la question du rapport aux Juifs dans l'évangile de Jean mais aussi chez saint Paul est une question qui est complexe. En effet tout l'Évangile est "selon" l'Écriture juive qui est la Torah. Seulement le mot Torah est ambigu puisqu'il peut être traduit par Graphê (Écriture), encore que Graphê soit plus large que la simple Torah, et il peut être traduit par Nomos c'est-à-dire la loi au sens grec du terme. Or la lecture de la Torah comme nomos au sens juridique du terme (mais juridique dans le grand sens, c'est-à-dire juridico-éthique) est dénoncée par Paul.

Sans compter qu'il y a un jeu d'une infinie souplesse dans la mise au travail de nos évangiles par rapport à la lecture de l'Écriture.

Par exemple, à propos de l'Exode Paul dit ceci : « 1Frères, je ne voudrais pas vous laisser ignorer ce qui s'est passé lors de la sortie d'Égypte. Nos ancêtres… 3tous, ils ont mangé la même nourriture, qui était spirituelle ; 4tous, ils ont bu à la même source, qui était spirituelle ; ils buvaient à un rocher qui les accompagnait, et ce rocher, c'était déjà le Christ. » (1 Cor 10). Mais Jean au chapitre 6 dit : « 49Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils moururent. 50Tel est le pain descendu du ciel que si quelqu'un en mange il ne meurt pas », donc pour Jean la manne n'était pas le pain du ciel. On voit donc que par rapport à un même texte il peut y avoir deux lectures différentes.

De toute façon rien n'est plus complexe et plus passionnant que le rapport au judaïsme. Et de toute façon le judaïsme naît de la dissension créée par l'Évangile ; auparavant c'est le monde biblique. C'est alors que se constitue cette chose merveilleuse qui est la Mishna mais ce n'est pas le problème de Jean.

Retour au Prologue.

Je suis à la porte, veillez, Berna Lopez

Dans le Prologue, qui sont "les siens" ou "ses propres" ? Ce sont ceux qui ont la capacité de le recevoir, ce sont ceux qui entendent. Cependant il est dit que « les siens ne l'accueillent pas », et il faut comprendre « les siens ne l'accueillent pas d'abord », c'est-à-dire qu'il vient d'abord à la méprise. Quand il vient, il y a le temps de la méprise, le temps du mal-entendu qui est celui de l'approche :

– D'une part nous avons un thème johannique constant dans l'Évangile qui est de dire : « Ses disciples ne comprirent pas d'abord » (Jn 12, 16). En ce sens d'ailleurs on peut dire que les évangiles sont surtout la mémoire de ce que les apôtres n'ont pas vécu : c'est une relecture à partir d'une dimension de résurrection.

– D'autre part l'évangile de Jean relate les phases successives, nécessaires, d'inévitables  méprises. La Samaritaine est le récit de la méprise la plus haute qui se réduit progressivement dans la reconnaissance mutuelle.

« Les siens ne l'accueillent pas (parélabon) » Les siens ne le reconnaissent pas d'abord dans sa dimension authentique qui est révélée dans la résurrection. La phase prépascale dans l'évangile est le moment de la méprise : Jésus n'est pas reconnu, recueilli dans sa dimension véritable, dans son nom propre, dans sa gloire, dans sa présence, sinon dans la résurrection.

c) « Nous avons contemplé sa gloire. »

Enfin, verset 14, « Le Verbe fut chair » ne désigne pas une sorte de troisième alliance. Il vient à ceux qui le reconnaissent : « nous avons contemplé sa gloire ». C'est-à-dire qu'à ce moment-là, il est reconnu par les siens, mais les siens sur mode accompli et non les siens dans le temps de la méprise.

d) Les trois venues comme trois aspects de l'unique venue christique.

Ce qui se déploie ici c'est le caractère unitaire de l'unique venue christique qui est "venue à la mort", "venue à la méprise" et "venue à l'accueil". Il faut bien voir que « ceux qui…, ceux qui…, ceux qui… » ne désigne pas un partage entre des individus et des individus : le monde au sens négatif du terme c'est moi ; les siens qui ne l'ont pas reçu, c'est moi ; et enfin « à ceux qui l'ont reçu il a été donné de devenir enfants de Dieu », c'est moi aussi. Telle est l'écriture proprement johannique.

Ce qui se passe pour Jésus dans l'activité essentielle de son mystère pascal se donne à jouer chez nous dans le mode même de le recueillir. La dé-prise de Jésus dans sa mort c'est aussi notre dé-prise dans ce qu'il en est de le rencontrer.

e) Les trois venues dans les écrits des premiers siècles.

► D'où vient cette lecture des trois venues ?

J-M M : Cette lecture des trois venues est attestée dans des écrits des premiers siècles.

Il existe un manuscrit qu'on appelle le papyrus de Berlin et qui contient un texte qui s'appelle Apocryphon Johannis, c'est-à-dire "Livre secret (ou livre des secrets) de Jean". C'est un texte gnostique. On en connaissait déjà des éléments avant de le découvrir, puisqu'il y a tout un chapitre du premier livre Adversus Haereses d'Irénée qui le résume. Comme toujours, le résumé est littéralement fidèle, mais Irénée ne comprend rien à ce qu'il résume. On peut voir, maintenant qu'on a le texte, qu'on pouvait se fier aux indices qui se trouvent là.

De plus, à Nag Hammadi, dans la bibliothèque copte qui a été découverte il y a une cinquantaine d'années, nous avons trois exemplaires de cet Apocryphon Johannis, ce qui montre que c'était un livre répandu. Là il y a de légères différences, et l'un des exemplaires se termine par un hymne qui rappelle de beaucoup le Prologue de Jean. Certains ont conclu que Jean se serait inspiré de l'Apocryphon ou des textes antérieurs à lui. C'est peu probable. Ce qui est probable, c'est plutôt le contraire.

Or, il y a dans ce texte trois descentes du Sauveur, comme il y a dans le Prologue de Jean : il est venu vers le monde, il est venu vers les siens qui ne l'ont pas reconnu, et il est venu vers nous qui avons contemplé sa gloire.

À Nag Hammadi, on a aussi trouvé un texte : la Pensée à la triple forme (Protennia trimorphe) qui est du même copiste que l'Apocryphon de Jean dans sa recension longue. Ce texte correspond un peu à l'hymne final de l'Apocryphon et il a lui aussi trois descentes du Sauveur. La troisième descente se faitparmi nos "tentes". Or dans le Prologue de Jean nous trouvons aussi cette thématique de la tente à la signification très riche (v. 14) : « Le Verbe fut chair et il a demeuré parmi nous (eskênôsen, il a planté sa tente en nous) » où skênê c'est la tente. Il y a donc une certaine affinité entre ces différents textes. La tente, ici, désigne le corps.

Voici un extrait de la Protennia Trimorphe:

« 36. Moi, je suis [descendue au] milieu de l’Ament[é], 5[j’]ai resplend[i sur les] ténèbres.

40. Mais maintenant, moi, je suis descendue 30et j’ai atteint le Chaos.

42. 17Or je suis venue pour la deuxième fois sous l’aspect d’une femme 18et je leur ai parlé.

47. 11La deuxième fois, je suis venue dans la [voix] de mon son, 12j’ai donné image à ceux qui ont re[çu i]mage jusqu’à leur achèvement.

13La trois[iè]me fois, je me suis manifesté à eux [d]ans 15leurs tentes,  étant Verbe. »

                                                                                  (Traduction de Paul-Hubert Poirier[11]).

 

3) Deux verbes majeurs chez Jean.

a) Venir.

J'ai dit que, depuis le verset 9, tout est conduit par le verbe venir qui est un verbe majeur chez saint Jean et je voudrais parler de ce verbe. "Venir" est dit du Christ : « il vient » mais c'est dit aussi de nous : « venir vers lui ». Il ne faudrait surtout pas penser qu'il y a là une alternative entre un venir qui serait d'initiative divine et puis l'autre qui serait d'initiative humaine parce que « Nul ne peut venir vers moi si le Père ne le tire » (Jn 6, 44) mais ce n'est pas sur ce point que je voudrais insister maintenant.

Ce sur quoi je veux insister c'est le fait que le verbe venir est un verbe de mouvement. Or dans notre langage nous avons coutume d'opposer le statique et le dynamique. Dans nos grammaires nous avons coutume de distinguer des verbes d'état et des verbes d'action, et ceci nous conduirait à lire le Prologue en considérant que, de toute éternité, « le Logos est Dieu », et que le verbe "être" lui convient très bien. Or le verbe être est celui qui a été élu par la métaphysique occidentale pour dire le plus étant des étants. Par suite, étant donné qu'il "est", pourquoi n'aurait-il pas l'idée de venir ? Mais alors ce serait second. Or pas du tout ! Le verbe être et le verbe venir sont deux mots d'égale nécessité pour dire la chose de Dieu, et penser cela décale la localisation mentale que nous nous faisons de Dieu dans cette espèce de stabilité qu'indique si bien le verbe être. Dans notre Occident toute activité émane de quelque chose d'antérieur qui est l'être, et ça a son sens en son lieu, mais ce n'est pas pertinent pour pénétrer dans notre texte. D'une certaine manière, pour entendre ce qu'il en est de Dieu, le verbe venir est beaucoup plus important que le verbe être. La plupart des noms que nous accordons spontanément à Dieu, la transcendance (au sens où nous l'entendons), l'absolu, l'éternité, tous ces mots sont des mots de la métaphysique, ce ne sont pas des mots de nos Écritures, et ça devrait donner à penser.

Nous épuisons notre pensée à représenter, nous sommes dans une pensée de la représentation. Et nous nous représentons la chose de Dieu dans un endroit qui se tient au-delà : trans. En réalité trans-cendance devrait indiquer « ce qui passe », et au lieu de représenter le trans-cendant, il serait intéressant de vivre le passage, c'est-à-dire la Pâque, ce qui est au cœur de ce discours que nous essayons d'entendre là maintenant.

Nous aurons la tâche plus tard de mettre en rapport les premiers versets du Prologue et ce venir qui apparaît ici maintenant dans le texte. Mais nous n'en sommes pas là.

b) Recevoir : lambaneïn.

« À ceux qui l'ont reçu, à ceux-là il a été donné de devenir enfants de Dieu » (v. 12) : cette façon d'écrire est conforme à l'écriture sémitique.

L'Évangile c'est simple : ça vient, et celui qui vient se reçoit. J'ai dit « celui qui vient », mais en fait si on se demande qui vient, c'est "venir" : « venir vient ».

Ici nous avons le mot recevoir (lambaneïn) qui est le mot le plus basique de la réception. Recevoir se dit chez Jean par de nombreux verbes. Entendre est le mot le plus proche du mot le plus classique pour dire la réception du Christ dans sa véritable dimension, qui est croire. Mais entendre, voir, toucher, marcher, manger, venir vers, entrer, sortir, tous ces mots fondamentaux et simples qui se trouvent chez saint Jean et qui sont tous des mots du corps sont assumés pour dire ce recevoir qui est ici indiqué.

Le verbe lambaneïn se trouve déjà deux fois avant le verset 12 mais on le trouve ensuite avec des préverbes, donc avec des connotations infléchies :

– « La lumière luit dans la ténèbre et la ténèbre ne l'a pas détenueou ne l'a pas comprise (katélaben). » Ici on a le verbe katalambaneïn qu'on peut traduire par détenir, accaparer, comprendre, et c'est la même chose car il s'agit d'une volonté de prise complète, de prise totale. Le substantif qui correspond à ce verbe est katalepsis qui est un mot technique pour dire un certain mode de connaissance, chez les stoïciens en particulier : la connaissance cataleptique est la connaissance qui est exhaustive, qui embrasse et pénètre la totalité. Kata peut signifier aussi en-bas puisque les prépositions en préfixe ou préverbe ont des sens qui ne se laissent pas réduire à un sens univoque, mais ici kata signifie ce que j'ai indiqué. Alors ici la volonté de prise de la part de la ténèbre est déjouée totalement.

– « Il vient vers les siens et les siens ne l'ont pas accueilli. (parélabon) » On peut penser qu'avec paralambaneïn (prendre auprès de soi), dont le sens est très proche de lambaneïn, il s'agit d'une authentique proximité. Mais, chez Jean, les mots les plus simples, ceux qui sont privés de préverbe, sont ceux qui disent toujours le plus haut.

 

4) Remarque concernant la lecture faite.

Dans la lecture des versets 9 à 14 j'ai voulu dire beaucoup de choses pour avoir la chance que l'une ou l'autre de ces choses fasse écho à vos oreilles. Il ne faut pas tout vouloir retenir. Nous reviendrons ensuite sur l'une ou l'autre de ces choses. Il est très important pour moi, dans la lecture de l'Écriture, d'être intransigeant sur les structures, même celles qui ont l'air d'être excluantes, rigoureuses. C'est cela et ce n'est pas autre chose. Mais dans cela il y a concrètement ouverte toute la possibilité d'un chemin qui est un chemin de méprise, un chemin qui s'étrécit. Le rapport de la rigueur et de la miséricorde dans l'annonce de la Parole doit être soigneusement pensé. La miséricorde n'est pas au détriment de la rigueur. Il y a une rigueur évangélique, et il ne faut pas diluer l'Évangile dans autre chose. Et cependant je ne rencontre partout et en moi-même que l'Évangile dilué dans le temps de la méprise, du mal-entendu.

Il est très important de bien savoir que le mal-entendu est notre premier mode d'entendre. Entendre n'est pas la chose normale. Nous sommes nativement nés dans et pour le mal-entendu.

Ce qui est étrange ce n'est pas qu'il arrive quelquefois que nous n'entendions pas ce qui nous est dit, mais que, en dépit de cet état natif, il nous arrive parfois de parvenir à entendre. Entendre c'est la merveille. Entendre est au terme d'un chemin. De même que la perfection chrétienne n'est pas l'impeccabilité mais le péché pardonné, de même la vérité chrétienne n'est pas l'absence d'erreur, la vérité chrétienne est le mal-entendu dépassé, surmonté. Il y a là quelque chose de très important pour dénoncer les fausses puretés.

 

III – Approfondissements

 

1) Parole et livre ; semence-fruit [12].

a) Écrit et oral, parole et livre.

► D'une part Jésus est appelé parole (logos), et d'autre part nous avons un texte. Alors je me demande quelle est la différence entre la parole et l'écrit ?

J-M M : On pourrait spéculer sur la différence de l'oral et de l'écrit de façon tout à fait générale indépendamment des paroles orales et écrites dans le christianisme. C'est déjà une question qui en soi est très intéressante, mais il faut aller plus avant puisque, dans votre question, le mot parole fait allusion, moins au discours que nous avons lu, qu'au titre de Logos qui est un titre du Christ. Si on essaie de répondre à cette question, par exemple dans le champ de ce qui est issu de l'Évangile, pour le comparer à ce qui est issu de la Torah, nous pourrions dire des choses différentes, je veux dire que le statut de la parole écrite n'est pas exactement le même dans le monde judaïque et dans l'Évangile. Je traite tout cela d'un mot.

De façon générale faisons abstraction de la position structurante ou structurelle de parole et de livre dans des formes religieuses déterminées, donc tout à fait en général. Pour méditer sur parole et écriture je pense qu'il faut percevoir d'abord ce qu'il y a de commun, à savoir que le rapport à la parole orale et à l'écrit sont deux modes d'entendre, car lire est un mode d'entendre. Donc c'est entendre qui est en question fondamentalement dans les deux cas. Il faudrait ensuite chercher ce qui les diversifie.

J'ai une formule qui fait la différence entre la parole orale et l'écrit : « La parole se donne à entendre et l'écrit se donne à relire » ; vous vous attendiez sans doute ce que je dise que « l'écrit se donne à lire ». Il s'ensuit que le discursus, la pérégrination dans un espace de texte n'est pas le même s'il s'agit d'une texture orale ou d'une texture écrite.

Il y a possibilité d'aller et venir, de retour sur le texte ; c'est pour cela que nous pouvons lire d'abord le début de notre Prologue, et tout d'un coup nous centrer plutôt du côté de la fin, en attendant qu'elle éclaire à nouveau une relecture, c'est-à-dire une reprise du début, ce qui n'est pas de l'ordre de l'oralité, sauf exception. 

Quelle est la façon dont joue la mémoire, c'est-à-dire quel est le principe d'unité qui régit la dispersion de la sonorité et la dispersion des caractères écrits – car c'est ça la question : « qu'est-ce qui fait qu'un texte est "un" » ? Il y a un exemple majeur qui est de prendre la musique. Le thème est vraiment : qu'est-ce qui fait l'unité d'un mouvement sonate ? Moi je ne suis pas musicien, j'ai passé des heures et des heures sur des partitions de Beethoven avec disque à l'appui pour essayer de résoudre cette question. Donc c'est une indication de chemin pour réfléchir à cela.

J'ai même écrit un poème qui s'appelle Lire et qui se termine de la façon suivante : « et des secrets à désécrire » c'est-à-dire que lire c'est désécrire. En effet l'écriture crypte, rend les choses secrètes. Mais par ailleurs l'oral qui est sans rapport à l'écrit est un bruit de lavoir, c'est-à-dire du bavardage. Et lire c'est avoir un rapport à l'écrit, mais l'écrit n'est rendu effectivement entendu que pour autant qu'il est oralisé, qu'il est lu.

Le statut du livre dans le monde judaïque et dans l'Évangile.

Pour ce qui est du statut du livre et de l'oral, il faut en parler à chaque fois dans les différentes structures religieuses, là où il y en a, car leur place n'est pas nécessairement la même. Je vais prendre l'exemple du monde judaïque.

Dans le monde judaïque le livre a une place qui n'est pas seulement d'être la consignation d'un oral. Il y a une écriture sacrée dans une langue sacrée, précisément parce que même la forme des lettres, c'est-à-dire la graphie comme telle, le traitement du rapport des lettres indépendamment de leur signification dans les mots, qui sont des pratiques pour une part rabbiniques anciennes et d'autre part cabalistiques, sont des choses qui appartiennent au livre tel que dans le judaïsme. En ce sens-là l'Évangile n'a pas de langue sacrée.

L'Évangile est une chose étrange, j'ai eu occasion de le dire :

– L'Évangile n'a pas de langue sacrée, le trait de l'Évangile n'est pas une langue sacrée.

– L'Évangile n'a pas d'histoire sacrée, l'histoire de l'Église n'est pas une historiographie sacrée alors que l'histoire d'Israël est une historiographie sacrée.

– L'Évangile n'a pas de géographie sacrée, n'a pas de ville sacrée (Rome n'est pas une ville sacrée au sens où Jérusalem est pour Israël ville sacrée), il n'y a pas de terre sainte qui appartienne à la géographie de ce monde.

– L'Évangile n'a pas d'art sacré c'est-à-dire que ce qui fait la splendeur d'une église romane ou même d'une icône n'est pas dans l'Évangile. C'est un produit de l'Occident (ou de l'Orient le cas échéant) en écoute de l'Évangile, mais ça ne fait pas que ce soit une œuvre sacrée au sens strict du terme.

– L'Évangile n'a pas de temple sacré car « Où faut-il adorer ? » demande la Samaritaine, et Jésus répond « Ni ici ni là. » (cf Jn 4, 20-21) : le lieu de l'Évangile c'est le pneuma de résurrection, c'est le Ressuscité.

Donc on ne peut pas faire un mixte. Par exemple l'expression "judéo-chrétien" n'a aucun sens, sinon un sens très particulier dans certaines Églises du début du christianisme qui ne connaissent pas l'hellénisation et qui continuent à vivre chrétiennement dans des structures de type judaïque ; mais cela n'est pas constitutif.

Dans l'Évangile.

Le statut du livre et de la parole dans l'Évangile, quel est-il ?

L'Évangile est un livre sacré. J'ai dit qu'il n'y a pas de langue sacrée, mais l'Évangile lui-même est un livre sacré, vous faites la différence. L'Évangile est un livre sacré qui est soumis à transmission.

On a mal géré la question des rapports entre l'Écriture et la tradition, comme si la tradition était une autre source à part, à côté ou en plus. Cela  pose la question : quelle est la situation structurelle de la parole dans l'Évangile ? La situation structurelle de la parole dans l'Évangile est d'être consignée d'une façon close à la mort du dernier des apôtres, et d'être comme telle transmise de main en main. Mais simultanément cette transmission s'accompagne d'un discours. Autrement dit il y a un statut de la parole ecclésiale qui n'est pas la simple lecture de l'Évangile. Ce discours n'a pas une autre source, ce discours c'est la libre lecture qu'un croyant fait de l'Évangile.

Lorsque cette libre lecture prend une dimension publique, lorsqu'elle se communique, l'Église possède un service de vigilance pour arbitrer ce qui est conforme et ce qui n'est pas conforme à l'Écriture. Ce service de vigilance, qu'on appelle Magistère, est une des fonctions du Régime, qui n'est pas constitutive de l'Église mais qui est la garde de l'Église constituée par l'Écriture : ça n'a rien de sacré. Cette fonction de garde qui est une fonction pétrine, qu'il faudrait d'ailleurs comparer à la fonction johannique, saint Jean lui-même le fait dans son texte, cette fonction de garde s'est concrètement exprimée dans un langage juridique, autrement dit en déterminant des dogmes. Il faudrait étudier de très près l'idée de dogme, et l'histoire même du mot dogme. En aucune façon la proclamation d'un dogme n'est la révélation d'autre chose que ce qui est dans l'Écriture. C'est la confirmation que certaines choses qui sont entendues dans l'Écriture sont bien dans l'Écriture, ou au contraire c'est la dénégation de ce que cela soit conforme à l'Écriture.

Ceux qui sont fondés à assumer ce service de garde sont, d'une part les évêques réunis en concile, et ultimement le pape seul. Ce service de garde s'est exprimé sous cette forme-là concrètement et historiquement, il n'est pas écrit qu'il doive toujours s'exprimer sous cette forme-là, d'autant plus que cela relève d'une conception de la vérité qui est totalement occidentale, à savoir la vérité au sens où nous la définissions l'autre jour, comme exactitude d'une proposition.

Il faut voir que ce service de garde ne tire pas sa vigueur ou sa valeur de la qualité de la personne qui en est chargée. La proclamation du service de garde, c'est-à-dire de la dogmatique ou du Magistère, n'est pas parole de Dieu, elle est parole d'un service de garde. Lorsque le pape célèbre la messe ou lorsque moi je la célèbre, c'est la même messe, il n'y a pas de différence. Mais ce n'est jamais ni lui ni nous qui ultimement célébrons la messe, nous sommes les ministres du Christ.

Quand le pape définit la façon de célébrer la messe, ce n'est pas le Christ qui parle donc la structure n'est pas la même.

Les questions que je traite ici sont très méconnues, il faudrait les situer dans l'impression floue de l'autorité dans l'Église. Je vous assure que ce que réclame ce service de garde en rigueur dans son histoire n'a pas grand-chose à voir avec quelque pâpaulâtrie ou quelque doublage de Dieu par le Vatican tel qu'il est vécu très souvent par les fidèles, soit parce qu'ils en ont besoin et en sont heureux, c'est une sécurité, soit parce que ça les énerve profondément. Dans les deux cas c'est la même chose, c'est à côté de ce qui est requis et de ce qui est en question.

Il faudrait étudier même de très près en quoi consiste l'infaillibilité de la définition d'un dogme : très rigoureusement ce n'est que dans une proposition, et cela sans que les propositions adjacentes autres que la proposition principale soient "définies"[13], sans que les raisons apportées, soit que ce soient des allégations tirées de l'Écriture, soit que ce soient des raisonnements, soient "définis". Par exemple, dans le texte qui accompagne la définition d'un dogme, la façon dont le pape se sert du premier chapitre des Romains pour dire qu'on peut prouver l'existence de Dieu par la raison naturelle est aberrante, et j'ai tout à fait le droit de le dire[14].

Donc c'est un arbitrage très réduit. Et en tout cela le service de garde n'est en aucune façon un service moteur. Qu'est-ce qui est moteur dans la pensée de l'Église ? Ce sont les chrétiens, ce n'est pas le Magistère. Et historiquement c'est ainsi que ça se passe.

Le Magistère a simplement un service de surveillance. Si on ne pense pas mieux dans l'Église, il ne faut pas dire que c'est la faute du pape, c'est peut-être parce que nous n'avons pas de saint Grégoire de Nysse aujourd'hui, pas de Thomas d'Aquin ni quelqu'un susceptible de faire quelque chose du même ordre, peut-être même pas de Bossuet....

La foi suscite naturellement à l'écoute un discours, puisque entendre c'est parler, on ne peut pas entendre sans dire. Alors ce discours, s'il devient public, engage l'Église, et l'Église est pourvue de ce service de garde. C'est modeste, et en plus ça s'est construit sur une conception étriquée de la vérité qui correspond assez peu à ce que vérité veut dire dans le Nouveau Testament.

 b) Quelques titres de Jésus.

Vous avez dit dans votre question que le mot "Parole" était attribué à Jésus. Il faut savoir que Logos (Parole) est un titre de Jésus, mais que par exemple un autre titre de Jésus dans le tout premier christianisme a été Nomos, un mot grec qui traduit mal le mot Torah. Ça voulait dire : « Jésus est la Torah » à condition qu'on ne prenne pas Torah au sens grec de loi mais au sens de Graphê (Écriture).

Jésus lui-même est un titre, une dénomination.

En Occident aujourd'hui nous voulons un sujet, et avoir des titres qui soient susceptibles de lui être attribués. Qui est le sujet de tous ces titres ? Est-ce Dieu ? Est-ce Jésus ? Comment entendez-vous le mot de Jésus ? Très curieusement l'habitude s'est prise de très bonne heure de réserver le nom de Jésus au Verbe en tant précisément qu'incarné[15] c'est-à-dire en tant qu'homme dans l'histoire. Or Jésus (Yeshoua en hébreu) signifie Sauveur[16], c'est aussi un titre éternel. 

Distinguer le nom propre et les dénominations.

Nous considérons en général que c'est un préexistant qui vient et qui prend une nouvelle identité lorsqu'il s'incarne. Or ce n'est pas du tout la structure essentielle. Ce qui est très important en revanche c'est de distinguer – et ça se fait dès le début du christianisme – le nom propre (ta onoma) et les appellations (prosrêsis) à savoir les dénominations, les titres, les attributs. Jésus est le nom propre de tout le Christ, Dieu et homme.

Tous les véritables titres sont référés à la résurrection.

Par exemple au début de l'épître aux Romains Paul se présente comme « 1serviteur du Christ Jésus… (qui est) 3issu de la descendance de David selon la chair, 4et déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un pneuma de consécration. » : l'expression « issu de la descendance de David selon la chair » ne signifie pas que l'humanité du Christ est issue de David, car « selon la chair » chez Paul signifie « à vue humaine », c'est-à-dire dans une détermination qui ne l'identifie pas à partir d'où il doit être identifié.

En d'autres passages de saint Paul "fils de David" peut être pris comme un titre, mais pas ici, et quand il est pris comme un titre, c'est "au titre de la résurrection" car tous les véritables titres du Christ sont "au titre de la résurrection". En effet il est « déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts » : c'est par la résurrection d'entre les morts que se détermine la signification de Fils de Dieu, de Christos, de Kurios (Seigneur), de Fils de l'homme.

c) Les deux Adam.

En effet Fils de l'homme ne signifie pas "incarné", et s'il fallait distinguer la divinité et l'humanité de Jésus de cette façon-là, Fils de l'homme dirait plutôt la divinité de Jésus. Fils de l'homme signifie : manifestation de l'homme primordial, car fils signifie « manifestation de ce qui est en secret dans le père ». Et pour "Fils de l'homme", l'homme en question c'est l'homme de la Genèse chapitre premier, car pour la première littérature chrétienne comme pour un bon nombre de témoins du judaïsme, Adam de Gn 1 n'est pas Adam de Gn 2 et encore moins Adam de Gn 3. Adam de Gn 1 c'est « Faisons l'adam[17] comme notre image (comme notre visible) » c'est-à-dire « Faisons le Christ ressuscité. » Le Christ est en cela Fils de l'homme essentiel.

Ceci se trouve chez Philon d'Alexandrie, un juif qui vivait un siècle avant J-C, et ça se trouve chez Paul dans la considération sur les deux Adam : le Christ est le "second Adam dans l'apparition", mais justement il est le "premier Adam", celui de Gn 1. Et  « Faisons Adam comme notre image… Mâle et femelle il les fit », c'est-à-dire Christ et Ekklêsia, là c'est le thème paulinien : le Christ est époux et l'Ekklêsia est épouse, à savoir l'Ekklêsia comme humanité convoquée séminalement, et le Christ comme unité de cette humanité convoquée.

Ce n'est pas évident, mais tout le discours de Paul est pendu à cela.

► J'ai l'impression qu'il y a un doublon : Adam et le Christ.

J-M M : Le Christ c'est la même chose que Adam de Gn 1, et en revanche Adam de Gn 2 c'est « un autre » comme dit Philon d'Alexandrie. Et quand saint Paul dit que « le Christ est Adam pneumatique (spirituel) » (d'après 1 Cor 45-46), il pense à Adam de « Faisons l'homme à notre image » qui est une délibération et qui est la position du Christ en semence. Alors que l'autre Adam, celui de Gn 2 est boueux, terrestre, il est psukikos et non pas pneumatikos[18].

Nous, en général, nous faisons une autre lecture : il y a d'abord Adam, et puis ça ne marche pas, donc Dieu va corriger, et puis il va envoyer son Fils pour que ce soit mieux. Mais rien ne se passe comme ça dans nos Écritures.

Donc ceci c'était à propos de l'expression "Fils de l'homme".

d) Retour à la structure semence-fruit.

Il faut bien voir que « Faisons l'homme à notre image » est une délibération qui concerne le moment de la semence comme nous venons de le voir. En fait on la désigne par le mot grec boulê, c'est-à-dire "conseil délibérant". Situons-là par rapport à ce que nous avons dit en début de séance[19].

  • semence   et   fruit
  • semence   et   corps
  • volonté      et   œuvre
  • caché        et   dévoilé
  • mustêrion  et   apocalupsis

Cette délibération correspond à la colonne de gauche, c'est la position de ce qui doit advenir, c'est en semence, c'est le moment de la volonté, d'où le mot délibération : la volonté, c'est la déposition des semences, elle est dans le caché de la délibération initiale. Et cela nous le savons par ce qui apparaît dans le dévoilement, dans la manifestation du Christos en tant que ressuscité, comme apparition de l'homme primordial, de la semence initiale de Dieu, et comme contenant la totalité de l'humanité qui l'accomplit.

Voilà donc la mise à œuvre de ce qui était de la volonté séminale. C'est la venue à corps, c'est-à-dire à effectivité visible, de ce qui était en semence. C'est l'eschatologie, c'est le fruit, c'est la moisson par rapport à la semence.

Je sais que ces choses-là peuvent paraître étranges. Elles sont tout à fait familières aux lecteurs des trois premiers siècles car c'est ainsi qu'on lit l'Écriture. Mais nous avons lu l'Écriture suivant d'autres maîtres ensuite, et avec d'autres exigences extérieures malheureusement.

e) Retour aux titres de Jésus.

La première christologie n'est pas une christologie pensée sur le mode de l'incarnation au sens de l'addition de deux natures. Comment en est-on venu à penser la christologie comme l'addition d'une nature divine et d'une nature humaine dans une seule personne ? Parce qu'on s'est servi du modèle qui sert à l'Occident pour définir l'homme comme l'addition d'une âme et d'un corps : ça sert de modèle, de module. Alors, de même que l'homme est l'addition d'une âme et d'un corps, de même le Christ est l'addition d'une nature divine et d'une nature humaine. Or comme cette conception de l'homme n'existe pas dans le Nouveau Testament, bien sûr cette conception de l'incarnation n'existe pas non plus.

On s'est interrogé à partir du concept de nature, et le dogme a eu raison de répondre comme il l'a fait. Mais le mieux serait de ne pas interroger à partir de ce concept de nature qui est un concept étranger : il structure notre Occident mais ne structure pas notre texte. La christologie du Nouveau Testament n'est pas une christologie d'addition ou d'union, c'est une christologie de dévoilement. Tout ce qui est de Jésus-Christ est séminalement dans « Faisons l'homme à notre image », et cela devient visible et apparaît dans la dimension ressuscitée de Jésus. C'est une tout autre christologie.

C'est en ce sens-là que je vous dis que cette structure du rapport du caché au dévoilé, de la semence au fruit, régit tout le discours néotestamentaire et ne régit en aucune façon notre mode de pensée. D'où pour nous une difficulté.

Lecture du début de l'épître aux Éphésiens.

► Vous avez dit que c'est une christologie du dévoilement, mais dévoilement de quoi ?

J-M M : C'est le dévoilement de ce qui est tenu en semence c'est-à-dire en invisible dans l'arkhê, mais justement c'est un mot que nous aurons à expliquer.

Prenons le début de l'épître aux Éphésiens « 3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christos qui nous a bénis en pleine bénédiction pneumatique dans les lieux célestes, dans le Christ 4selon qu'il nous a choisis en lui avant le lancement du monde pour que nous soyons consacrés et sans tache devant lui dans l'agapê ; 5nous ayant prédéterminés pour être fils par Jésus Christ (pour une filiation à travers lui) vers lui, selon l'eudokia (la complaisance) de (qu'est) sa volonté (sa semence).» Là nous sommes totalement dans le moment de la bénédiction « Tu es mon Fils » qui est tout entière selon la prédétermination qui a lieu avant la constitution du monde : « Faisons l'homme à notre image. » Par parenthèse vous trouvez ici tout le vocabulaire du baptême : que nous soyons des fils, dans l'agapêTu es mon fils bien-aimé (agapéméno) »), l'eudokiaTu es le Fils de mon eudokia (le Fils en qui je me complais) »). Donc c'est le vocabulaire baptismal qui est repris ici, et cela est marqué dans la suite du texte comme étant le mustêrion, c'est-à-dire le moment caché qui est venu à dévoilement dans la résurrection de Jésus. La volonté c'est cette détermination cachée, c'est la semence de l'humanité, et cette volonté se dévoile en Jésus Christ lorsque Dieu dit « Tu es mon Fils bien-aimé », ou lorsqu'il le ressuscite, puisque c'est la même chose.

Or ce sont les mêmes termes qui sont dits du Christ et qui sont dits de nous-mêmes : tous les mots en "pré". Par exemple « il nous a prédéterminés à être fils » (v.5) (on peut traduire par "prédestinés" mais pas avec la connotation négative que ce mot a chez nous), or Jésus lui-même est « déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts » (Rm 1, 3). Nous avons été prédéterminés, c'est-à-dire sélectionnés comme des graines, déposés comme des semences. Et c'est cela qui n'est pas simplement un dessein extérieur, mais la position séminale de ce qui est à venir dans le Christ, c'est cela qui se révèle dans la dimension ressuscitée de Jésus dans laquelle nous sommes inclus.

Il est intéressant de voir que même le mot de création se subordonne à cela, car nous sommes créés, mais que veut dire créer ? Créer veut dire que nous sommes de toute origine voulue séminalement, et non pas que nous sommes fabriqués. Et le mot ktisis (la création) ne désigne pas ce que nous appelons aujourd'hui la création, mais désigne l'humanité dans son entièreté.

 

2) Le malentendu natif, « Le monde fut par lui ».

► Vous avez dit que le Christ est venu à la méprise, au malentendu, et que ça nous concernait. C'est dur de découvrir que nous sommes nativement dans le malentendu.

J-M M : Si vous croyez que j'entends tout à fait le sens de votre question et que vous allez tout à fait entendre la réponse que je vais donner, il est évident que c'est hors de question !

Simplement cette question du malentendu, au lieu d'être considérée comme un malheur qui arrive quelquefois, doit être considérée comme relevant de notre situation native. Puisque nous sommes à nous-mêmes d'une façon crispée sur nous-mêmes, il est clair que nous ne sommes pas pleinement ouverts à la parole d'autrui.

a) Le monde de la méprise et de la falsification.

Pourquoi est-ce ainsi (il ne s'agit pas ici d'un pourquoi causatif mais d'un pourquoi qui donne le sens) ? Comme nous l'avons dit cela se réfère au fait que le monde est régi par le meurtre. Et, par ailleurs, avant d'être meurtrier, le prince de ce monde a pour première caractéristique d'être falsificateur. Il s'ensuit que nous sommes dans le monde de la méprise et de la falsification.

Il y a même un très joli mythe chez les gnostiques des premiers siècles, où l'ange mauvais s'arrange dès le début pour décoller les noms attribués à chaque chose et les poser sur d'autres choses, afin que tout soit dans le malentendu. C'est un mythe magnifique.

Cela ne fait que dire de façon mythique à quel point il est difficile de s'entendre, dans tous les sens du terme d'ailleurs : le mot "s'entendre" est très intéressant puisqu'il emploie le verbe entendre pour dire la concorde, à savoir s'entendre mutuellement.

Ce que je voulais simplement dire, c'est qu'au lieu de s'insurger contre les émergences assez fréquentes des cas de malentendus, il faudrait les reconnaître comme une attestation de notre situation native. Bien sûr c'est à corriger. Et il faudrait apprendre à entendre "entendre" comme incessante correction du malentendu, et non pas comme rêve de l'entendre idéal.

b) La falsification de la parole en Gn 3.

Cela se joue particulièrement à propos de l'Écriture elle-même. Le falsificateur commence sa falsification par falsifier la première parole de Dieu. En effet Dieu dit à Adam : « De tout arbre du jardin, tu mangeras, mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, oui, du jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2, 16-17). Voilà une parole. Cette parole est reprise presque dans les mêmes termes par le falsificateur lorsqu'il s'adresse à Êve : « Dieu a dit : “De tout arbre du jardin vous ne mangerez pas.” » (Gn 3, 1), et pourtant la tonalité en est totalement faussée. C'est-à-dire que cette parole, qui est une parole de donation, est entendue comme une parole de loi (comme le dit saint Paul qui travaille contre la loi entendue en ce sens), c'est-à-dire comme une parole qui crée une obligation assortie d'une sanction (« Du jour où tu en mangeras tu mourras »).

Mais cette parole n'est-elle pas plutôt à entendre comme le dévoilement de l'entre-appartenance entre la volonté de manger ce qui n'est pas mangeable, et le fait de mourir ? Dévoiler qu'il y a du non-mangeable, c'est un grand soin, ce n'est pas une parole de loi ! En effet le non-mangeable est non-susceptible d'être pris et ingurgité par violence : le non-mangeable est donc "autrui". Autrement dit la révélation qu'il y a du non-mangeable, c'est la révélation d'un autrui, donc c'est une chose très positive.

Cependant c'est interprété comme loi, et en plus comme loi dictée par la jalousie : « parce qu'il veut se le réserver pour lui » puisqu'au lieu de répéter ce que Dieu a dit « Du jour où tu en mangeras tu mourras », le serpent dit au contraire « Du jour où vous en mangerez vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux » (v. 5), ce qui explique la jalousie. Donc la parole est modifiée en devenant une parole de loi, une parole de loi expression de la jalousie, donc de la volonté de non-donation.

Vous remarquerez que les théologiens et les exégètes, en général, ne font pas la différence entre les deux paroles, celle de Dieu et celle du serpent. Ils justifient la loi et l'interdit à partir de la parole de Dieu qui est, en fait, la lecture qu'en fait le serpent !

Vous avez là un travail de Paul sur ce mot qui rentre dans sa critique de la loi, l'opposition entre la loi et la donation (la loi et la grâce), qui est de toute première importance. C'est au chapitre 7 des Romains, mais qui lit ça aujourd'hui ? C'est vrai qu'il faut savoir le lire et ce n'est pas forcément évident à première lecture.

Donc nous avons là une première falsification du falsificateur.

c) La question de la culpabilité.

► C'est rassurant : si on est dans le mal entendu, c'est qu'il y a un falsificateur, donc on n'est pas en cause.

J-M M : Voilà une question un petit peu différente, qui est la question de la culpabilité. C'est une question immense.

Est-ce que le péché d'Adam nous délivre de l'insupportable culpabilité ? Peut-être pas. Ce qui nous délivre de l'insupportable culpabilité, c'est le Christ, ce n'est pas parce que nous sommes complices sans le savoir.

La notion de péché n'est pas du tout la notion des moralistes. Il ne faut pas confondre la transgression du moraliste, la culpabilité du psychologue, et le concept proprement théologique ou scripturaire de péché, c'est une tout autre chose[20].

Que veut dire culpabilité ? Le mot culpabilité dépasse de beaucoup, à la fois la notion d'infraction, et la notion de pur sentiment. En effet je peux avoir un pur sentiment de culpabilité pour quelque chose dont je ne suis pas responsable. Donc la responsabilité morale ou juridique, et l'ampleur du sentiment de culpabilité, ne se mesurent pas nécessairement l'une à l'autre, et pourtant ce sont des choses qui ont, d'une certaine façon, partie liée. Et ces choses-là appartiennent au natif de l'homme.

On parle toujours de la culpabilisation de ce fameux judéo-christianisme. Si on me disait qu'il y a quelque part une culture innocente, je voudrais bien qu'on me la montre. Bien sûr que non. Alors chaque source spirituelle gère la culpabilité. Nous verrons que la gestion de la culpabilité authentique, pas simplement du sentiment de culpabilité, est quelque chose d'essentiel dans l'Évangile. Nous allons le voir demain quand, dans notre travail sur le Baptême, nous entendrons quelle est la voix de la terre. Quel est le témoignage du Baptiste ? C'est essentiellement « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde. » Qu'est-ce que cela veut dire ?

L'être sous le regard.

► Est-ce que la culpabilité dont tu parlais ne se trouve pas dans le thème de l'être sous le regard ?

J-M M : Oui.On trouve ça par exemple dans le Phèdre de Racine : « Dieu ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts ! / Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière, / Suivre de l'œil le char fuyant dans la clairière ? » C'est une analyse extraordinaire de la culpabilité dans l'aspect de l'être sous le regard.

Phèdre est sous le soleil implacable : l'ombre, se cacher. Il ne faut pas oublier que le soleil c'est ici le père : « Soleil, toi dont ma mère osait se vanter d'être fille, » et nous sommes dans une généalogie, donc c'est le regard du père. Et il ne faut pas oublier que nous sommes dans une famille où les ancêtres sont les juges des enfers : Minos, le juge, donc c'est le regard du juge.

Il y a donc la honte qui nous crispe sur de fausses intériorités, sur des fuites. C'est quelque chose de très essentiel. Alors pourquoi ce besoin de « sortir de cette implacable lumière » ? Parce que l'homme est "être sous le regard", et que nous interprétons spontanément, nativement le regard comme le regard qui nous juge. Autrement dit nous sommes sous le jugement, le jugement d'autrui que, d'autre part, nous intériorisons : elle dialogue avec Œnone  qui est sa conscience d'une certaine manière.

Un des équivalents du mot péché chez saint Paul c'est aïskhunê, la honte ; autrement dit, c'est le fait d'être sous un regard qui juge. Si bien qu'être sauvé, ce n'est pas être sauvé le jour du jugement, c'est plutôt ne pas venir en jugement. En effet rester dans l'espace de jugement c'est être toujours dans la honte. Cependant ce qui est très important, c'est que, si aïskhunê est un nom du péché, aïskhunê ne doit pas être réduit au sentiment psychologique de honte.

 d) Le parcours de la Samaritaine : de la méprise à l'accueil[21].

► Comment peut-on penser positivement notre malentendu natif ?

J-M M : Je disais qu'entre mort et résurrection se situait la venue à la méprise. Ceci est confirmé comme étant un souci majeur de Jean, puisque Jean à plusieurs reprises traite avec beaucoup d'attention et de soin ce qui conduit du plus grand éloignement entre Jésus et l'humanité à la plus intime proximité. Si cela n'avait pas été confirmé par le fait que c'est un souci majeur de Jean, peut-être que nous n'aurions pas pensé à cette lecture de la venue vers les siens (ses propres) comme étant venue à la méprise des siens.

Le récit qui se donne pour tâche de montrer cela explicitement, c'est le récit de la Samaritaine au chapitre 4. C'est un processus d'identification : cette Samaritaine doit progressivement identifier celui qui la rencontre, ce qui passe d'ailleurs par une réidentification d'elle-même. Au départ elle le prend pour un Judéen, et visiblement il est un homme mâle. Elle, elle est femme et Samaritaine. Il n'y a pas de fréquentation entre les Judéens et les Samaritains, c'est elle-même qui le dit. Il est homme et elle est femme, de quel droit ose-t-il lui adresser la parole, car la parole d'un homme qui s'adresse à une femme seule est compromettante.

Et elle défend sa double identité. Il ne faut pas oublier que nous sommes au puits et le puits peut donner lieu à de beaux développements sur l'eau vive comme ceux que le Christ donnera, mais c'est aussi le lieu de rencontre des fiancés. En effet les patriarches rencontrent leur fiancée au puits. Ceci donne un caractère nuptial à l'ensemble de ce récit. Autrement dit le thème par ailleurs paulinien du Christ époux de l'humanité se trouve joué ici.

Les étapes et la collectivité (le rassemblement) sont des traits du féminin chez Jean. On trouve cela aussi dans un autre passage, celui de l'apparition à Marie-Madeleine à la résurrection. De même que la Samaritaine s'en ira courir pour appeler toute la ville, de même il est dit à Marie-Madeleine : « Va dire aux frères » (20, 17). Ce qui est intéressant dans le cas de la Samaritaine, c'est qu'elle est missionnaire avant même de croire dans une dimension tout à fait authentique, puisque c'est ce qui est réservé pour la fin du récit.

C'est pourquoi le thème sur le mari (« 16Va chercher ton mari » dit Jésus) ne vient là par hasard. Il s'agit de l'identifier également par son nom. Cette parole de Jésus est identifiante à la mesure où elle constitue chez elle une conversion : « 17Je n'ai pas de mari ». Cette parole est entendue comme une parole qui la libère de ne pas dire, elle la libère des faux-semblants. C'est une parole qui parle à la réalité du cœur, mais pas de façon qui accuse. Car la question est toujours : comment identifier la parole christique ? Le mot logos est en question dès le début de notre Prologue, et même si ce n'est pas seulement avec le sens actuel du mot parole, néanmoins ça comporte des sens par rapport à ce que nous appelons la parole.

Or la méprise majeure c'est de prendre la parole du Christ comme une parole de loi, c'est-à-dire comme une parole qui fait la morale. En effet c'est une parole qui permet de lire ses déficiences en soi-même sans dépit et sans dégât. C'est comme cela qu'il faut l'entendre, et c'est déjà le sens qu'elle a quand nous lirons : « Et le logos était… » (v.1) donc dès le début ; et cela, il nous faudra le montrer. J'ai déjà dit de façon négative que ce n'était pas de la métaphysique et que ce n'était pas de l'histoire. Alors comment entendre positivement cette parole ? C'est quelque chose qui, pour nous, reste à faire.

 L'histoire de la Samaritaine c'est l'histoire du malentendu qui est un mode de présence. Le Christ ne cesse de l'entretenir, il est dans la proximité même si elle, elle ne l'est pas. Ils s'entre-tiennent tout au long. Et quand je dis tout au long, c'est d'une très grande longueur, parce que la Samaritaine est peut-être une dame de Samarie, mais c'est plus sûrement la communauté johannique pour laquelle Jean écrit ;  c'est encore beaucoup plus, puisque c'est l'histoire de l'humanité tout entière. Quand Jean écrit ce dont il parle, c'est l'histoire de l'humanité depuis ses débuts jusqu'à l'accomplissement, et c'est le texte lui-même qui me permet de dire cela. Le dialogue avec les disciples pendant l'absence momentanée de la femme porte sur la semaille et la moisson. Or la moisson est eschatologique et la semaille est arkhê. Autrement dit c'est tout ce déploiement.

C'est une chose émouvante de penser que Jean est en train de nous dire que, des origines de l'humanité jusqu'à l'accomplissement, Dieu est en dialogue avec l'humanité, une humanité qui l'entend mal. Mais entendre mal est le premier mode d'entendre. Ça c'est johannique et c'est beaucoup plus important que de décréter qu'il y a une alliance faite à l'humanité totale.

Donc de la semaille à la moisson. Et finalement la femme revient, mais elle revient avec la ville c'est-à-dire avec sa moisson. Et les gens disent : « Ce n'est pas à cause de ton discours que nous croyons mais parce que nous-mêmes nous avons entendu » (4, 42), ce qui est un autre thème johannique très important, à savoir que la foi n'est pas une parole qui va du missionnaire à celui qui l'entend, mais qui va de Dieu à chacun. Ce thème est repris sous d'autres formes chez saint Jean. Ce sont toujours des textes étonnants, on se demande pourquoi ils sont là, et ils ont leur unité si on les rassemble dans cette préoccupation : « Nous vous l'annonçons pour que vous ayez koïnônia avec nous et notre koïnônia est avec Dieu et avec son Fils Jésus le Christos. » (1 Jn 1, 3).

Dans ce récit, nous avons la construction de la communauté eschatologique où Jésus peut effectivement être caractérisé comme « sauveur du monde ». Le mot monde ici signifie la totalité des hommes, parce que c'est la problématique du chapitre.

e) Quel est le sens de « Le monde fut par lui » (Jn 1, 10) ?

Ceci nous permet de revenir sur cette parole « Le monde fut par lui » (v. 10). Là j'ai malheureusement trois ou quatre réponses concernant la signification du mot monde chez Jean et c'est trop, il n'en faudrait qu'une. Je ne sais pas trop comment m'y prendre.

1/ En tout cas il ne suffit pas de dire : chez saint Jean le monde est tantôt… tantôt… parce que, s'il est dit dans le même verset « le monde fut par lui » et « le monde l'a mis à mort », le mot monde a quand même le même sens sinon ça pose un problème. Nous avons l'exemple de l'autre mot négatif qui est le mot sarx où il y a cette jointure explicite entre la fin du verset 13 et le verset 14 : « ceux qui ne sont pas nés de la chair… 14Et le Verbe fut chair » et cependant je ne pense pas que ce soit la réponse ici, même si c'est une des possibilités.

2/ Il y a une deuxième possibilité, et là c'est une distinction proprement johannique, c'est la distinction entre ceux qui sont du monde et ceux qui sont dans le monde mais sans être du monde. Et cependant je ne crois pas que soit la réponse suffisante ici. C'est peut-être une réponse pour le chapitre 4 que nous venons de lire, à propos de l'expression « sauveur du monde » où là, c'est très possible.

3/ Mais il y a peut-être autre chose qui se joue dans notre verset 10, et qui n'est pas ce qui se joue au chapitre 4 (sauveur du monde). Ce n'est pas non plus une volonté explicite de faire jouer à l'intérieur de la sarx la différence fondamentale entre la chair faible d'être prise et reprise, et la chair faible d'être volontairement donnée, ce qui est le cas entre les deux sens du mot sarx aux versets 13 et 14. Donc c'est peut-être autre chose qui aurait un antécédent dans notre chapitre et que je vais vous suggérer.

Voyez, quand je ne suis pas sûr, je dis les différentes possibilités mais j'ai en général une préférence. Celle-ci peut-être vous paraîtra plus difficile et étrange.

Tout d'abord nous lisons bien : « le monde fut par lui », nous n'avons surtout pas dit « le monde fut fait par lui » ; il n'y a pas la moindre idée de création ici. En tout cas le verbe faire ne s'y trouve pas, pas plus qu'il ne se trouve dans « et le Verbe fut chair » ; chaque fois c'est le verbe égénéto (fut).

La réponse que je vais indiquer maintenant ne sera pleinement validée (si ça vous chante) que quand nous aurons étudié les premiers versets, mais je l'indique néanmoins.

« Panta égénéto » c'est la même expression que « cosmos égénéto », à savoir « la totalité fut par lui » (v. 3) et « le monde fut par lui » (v. 10). Ça ne veut pas dire que c'est la même chose parce que la totalité dont il est question dans le premier verset c'est l'Esprit Saint, ce n'est donc pas le monde. Panta c'est la même chose que plêrôma que nous avons dans « plein (plêrês) de grâce et vérité » (v. 14) et « de son plêrôma nous avons tout reçu » (v. 16). Origène du reste dit déjà que c'est l'Esprit Saint, mais on peut le montrer. Donc entre ces deux expressions il ne s'agit pas de la même chose et cependant il s'agit d'une situation analogue.

« La totalité fut par lui » signifie que ce qui est par lui est : pour une part, ce qui est en lui ; et pour une part, ce qui est hors de lui. C'est ce que précise la suite du texte : « Hors de lui rien ; ce qui fut en lui était vie…» (v. 3-4). Il s'agit du rien qui n'est pas rien, c'est le rien de la négation. Le rien est le premier nom qui est donné à la ténèbre car « la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans la ténèbre » (v. 4-5) ; la ténèbre a déjà été nommée comme le rien, et le rien c'est l'extériorité, une extériorité meurtrière, extériorisante, qui ne joue pas dans notre sens psychologique du dedans et du dehors. Il faut voir de quelle limite et de quelle extériorité il s'agit. Mais quand je dis que le trait caractéristique du rien c'est d'être hors de lui, et que ce rien s'appelle la ténèbre, je ne fais que retrouver ici le mot des Synoptiques qui disent « les ténèbres extérieures ». Ténèbres extérieures est un pléonasme, ça dit deux fois la même chose. Nous reviendrons plus tard sur ces cinq premiers versets, pour l'instant nous en restons là.

Il faut voir que la notion même d'accueil n'a pas de sens sans la notion de refus. La notion de lumière n'a pas de sens sans la notion de ténèbre. Nous ne dirions jamais « il fait jour » s'il n'y avait pas de nuit. Et c'est la même chose qui peut être dite du bien et du mal : jamais nous n'aurions l'occasion de dire « Je me sens bien » s'il ne nous arrivait pas de nous sentir mal. Je veux dire que ces mots-là s'appellent l'un l'autre. Ceci ne nous permet pas de poser du mal en Dieu puisque Jean dit explicitement : « ce qui advint en lui était vie et la vie était la lumière des hommes » (v. 3-4), et dans sa première lettre il dit « en lui il n'y a pas de ténèbre » (1, 5). Bien sûr qu'il n'y a pas de ténèbre en lui, bien sûr que la ténèbre est hors de lui puisqu'en lui est la lumière. Nous vivons sur des couples de ce genre de façon quotidienne et nous voulons penser l'un des termes sans l'autre, et nous l'érigeons en idéal, en idole, et nous nous faisons un Dieu avec ce que nous avons choisi parmi les choses qui flattent notre humanité pour en faire le Dieu. Ce n'est pas à la question. La question c'est que, du simple fait qu'il y a les deux termes, nous avons là un combat terrible. Nous ne pouvons pas dire vie sans qu'aussitôt ce soit une affaire de vie et de mort, c'est-à-dire que ce qui est au cœur de l'Évangile, mort et résurrection, se manifeste immédiatement en toute occasion.

Nous verrons que les versets 1 à 5 lisent les versets de la Genèse comme archétype de toute théophanie. Le logos c'est la parole qui dit « Lumière soit », et ensuite « il sépara la lumière de la ténèbre ». Or ceci, même à un niveau très concret, c'est l'expérience du passage : nous passons d'un état chaotique à un état plus mondé, plus cosmisé (dans le sens non-johannique du terme cosmos). Nous ne cessons de passer de lumière à ténèbre, c'est de cette expérience qu'il s'agit. C'est donc d'une expérience pascale que parlent les premiers versets de notre texte. Toute parole qui ne met pas en œuvre ce mouvement de passage est une parole purement représentative d'idées, et qui donc cause sur ce qu'elle ignore. Il n'y a de ces premières choses prétendument éternelles qui sont ici que dans le répondant d'une expérience qui s'approche d'elles : les poser indépendamment de cette expérience est illusoire. Ça ne veut pas dire que c'est l'expérience humaine qui les fabrique parce que, advenant de cette façon, l'expérience humaine rencontre ce qui était déjà là à l'attendre, et ce déjà là à attendre n'a de sens que pour celui qui y accède et non pas comme une représentation de choses éternelles ou d'idées.

► Est-ce que vous pourriez nous expliquer pourquoi vous n'utilisez pas le verbe devenir pour traduire égénéto ? « Le monde devint par lui » ou « le monde fut par lui » ?

J-M M : Comme je l'ai déjà dit, j'ai soigneusement évité le verbe "devenir" pour traduire égénéto[22] parce que la distinction de l'être et du devenir est une distinction qui structure fondamentalement l'Occident. La toute première métaphysique gère ces questions de l'être et du devenir. On se plaît même à dire que, chez les présocratiques, Héraclite est l'homme du devenir et Parménide l'homme de l'être, et que ces deux personnes pensent le contraire l'une de l'autre. Et ensuite la question de l'être et du devenir a été le problème d'Aristote. En disant cela on ne raconte pas seulement une histoire de vieux, car ce sont des vieux qui structurent par héritage notre pensée occidentale. Mais je ne sache pas que l'Écriture soit structurée par la distinction de l'être et du devenir. Ceci est même très important, j'y ai fait allusion en disant que l'approche par le verbe venir (ou l'événement ou l'avènement) est une approche co-originaire avec l'approche par le verbe être : « Je suis la lumière » et « La lumière vient » c'est la même chose. Alors être et devenir ne sont pas organisés l'un par rapport à l'autre comme dans notre pensée, donc je veux éviter cela.

Mais il y a une autre raison, c'est que pour dire "être" au passé simple, les Grecs n'ont pas d'autre ressource que de dire égénéto. Ce mot est emprunté à une autre racine pour dire « il fut ». De la même manière, en français, vous le savez, le verbe être, verbe majeur, fait appel au moins à  trois racines différentes pour se conjuguer, en particulier "il fut", justement, qui vient de phueïn (croître).

f) Une bonne compréhension du verbe être.

► J'avais cru pourtant comprendre que vous nous disiez de barrer "être" et de garder seulement "venir".

J-M M : Il ne faut rien barrer ou alors tout barrer. Il y avait peut-être de ma part une petite provocation parce que nous n'avons pas exploité cette réflexion qui reste à mon sens pertinente, à savoir que ce serait un très bel exercice de penser Dieu à partir du verbe venir. Cela dit « Égô eïmi (Je suis) » est un mot majeur chez saint Jean :

– il y a d'abord le « Je suis » sans attribut qui est la revendication par le Christ du titre même du « Ehyeh asher ehyeh »  (Je suis qui je suis) du Sinaï[23] ;

– et ensuite il y a les multiples « Je suis » avec attribut : « Je suis la lumière », « Je suis la résurrection et la vie », « Je suis le pain », « Je suis la porte »…

Donc le verbe être est difficile à rayer. Ce qui est à rayer c'est notre compréhension du verbe être, et ça effectivement c'est une chose extrêmement importante.

Dans un autre groupe où on lit un texte de Heidegger, on en était venu à parler de la signification de l'expression « Dieu est amour ». Et la première chose à faire c'est de penser que « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8) n'est pas une proposition de la pensée représentative qui dit quelque chose sur quelque chose, comme dans notre proposition : « Ceci est un homme » ou « L'homme est un animal raisonnable », qui sont les deux moments majeurs du verbe être par rapport à la proposition, le premier étant apodictique, le second donnant lieu au concept, à la définition. Ça c'est de notre structure. Mais « Dieu est amour » dit un événement, le verbe être dit la même chose que l'événement, cela signifie « Nous sommes aimés. » Et comme on ne peut aimer que d'être aimé, « Aimons-nous les uns les autres » et « Nous sommes aimés », c'est une seule et même parole. Donc c'est une proclamation, c'est une annonce et c'est la même chose que « Jésus est ressuscité ». Pour montrer que « Dieu est amour » et « Jésus est ressuscité » disent exactement la même chose, il faut lire le chapitre 3 de la première lettre de Jean : « 11Car c'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès l'arkhê, que nous ayons agapê les uns pour les autres. » Or la première annonce est « Jésus est ressuscité », et c'est donc la même chose que « Nous avons agapê les uns pour les autres », tout le contexte le montre.

g) Paroles et gestes.

Et pour parler dans un sens plus général, au fond, de quoi est faite la pensée sur le Christ qui se trouve dans l'Écriture ? Elle est de deux types :

– on dit « le Christ est ressuscité » qui est sur le mode narratif ;

– on dit « le Christ est Fils de Dieu » qui est sur le mode de l'intitulation : ça donne un titre.

Donc il y a des gestes et des titres. Or les gestes et les titres disent la même chose. J'ai déjà montré que « Jésus est Fils de Dieu » c'est la même chose que « Jésus est ressuscité » à propos de « Tu es mon Fils » qui est une parole du Baptême. Pour cela j'avais cité le discours de Paul à Antioche de Pisidie « Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le psaume 2 : “ Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre.” » (Ac 13, 32-33).

Pour nous un titre donne lieu à dissertation et un fait donne lieu à narration, c'est-à-dire que d'un côté nous avons la métaphysique et de l'autre côté l'histoire. Il y a deux sortes de vérités : les vérités de raison et les vérités de fait, c'est cela qui nous structure. Or justement il ne faut pas que nous lisions selon ces répartitions qui sont les nôtres mais qui ne sont pas la répartition de l'Écriture. On n'entend les verbes être et venir de l'Écriture que si on ne fait justement pas la distinction entre l'être et l'événement.



[1] Voir chapitre III, le IV, 2).

[2] Voir le IV du chapitre III, en particulier ce qui concerne le mot de chair dans le verset 14.

[3] Le thème du semeur et du moissonneur se trouve à la fin du chapitre 4 de l'évangile de Jean.

[5] Ceci est traité de façon précise à la fin de ce chapitre.

[7] Sur le nom voir les rencontres 12 à 15 sur le thème de la Prière (tag LA PRIÈRE), en particulier :  15ème rencontre : L'appartenance essentielle ; Le Nom de Jésus : le visible et l'invisible du Nom ..

[8] C'était le même matin que J-M Martin avait commenté le verset 14 (commentaire qui se trouve en première partie du chapitre précédent), les versets 12-13 (ce qui constitue la première partie de ce chapitre 4) et ici les versets 9-12 (ce qui constitue cette deuxième partie). Comme il restait peu de temps, la réflexion avait été très rapide sur les versets 9-12, nous l'avons donc étoffée par ce qui avait été dit en décembre 1997 à Saint-Bernard.

[9] Ce "il" c'est la lumière, mot qui est neutre en grec, le "il" permettant d'y lire le Christ.

[11] Cet extrait vient de http://www.naghammadi.org/traductions/textes/protennoia.asp, il n'a pas été donné par J-M Martin.

[12] J-M Martin part de la question qui est énoncée ici mais il va faire un grand développement pour répondre à d'autres questions qui lui ont été posées auparavant. Par exemple il va répondre à la demande d'approfondir le rapport semence-fruit dont il a parlé à propos du mot vouloir (ou volonté) au verset 13.

[13] Le mot "défini" ici est un mot technique. Ce qui est dit ici est plus développé dans plusieurs messages du blog : Du bon usage des dogmesStatut des paroles dans l'Église, légitimité des dogmes, légitimité du Magistère.

[14] Voir le texte sur lequel s'appuie Vatican I : Rm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de Dieu.

[15] Sur l'incarnation cf  Résurrection et Incarnation.

[16] Yeshoua, en hébreu, provient de la racine trilittère du verbe « sauver ».

[17] Dans « Faisons l'homme à notre image » "l'homme" c'est ha·'a·dam en hébreu c'est-à-dire "l'adam".

[18] Cf. le commentaire du texte de Paul :  1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.

[19] Voir le 1) e) du I du chapitre III : "le vocabulaire de la semence et du fruit".

[21] Le texte de la Samaritaine est médité longuement dans La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base

[22] Voir au III de ce chapitre, le paragraphe 2) "Le malentendu natif".

[23] À Moïse qui lui demande de lui donner son nom, Dieu répond : « Ehyeh asher ehyeh » (cf Ex 3, 13-17). Souvent traduit par : « Je suis qui je suis. » Les 4 lettres de YHWH sont issues de la racine (HYH) du verbe « être ».

 

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