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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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17 juin 2014

Prologue de Jean. Chapitre III : Le verset 14, lieu central du texte

Où se trouve en clair la Résurrection ? Voilà le début de la recherche sur un texts de l'Evangile. C'est le verset 14 qui est repéré, et les mots de ce verset sont tous à entendre avec attention : gloire, grâce, contempler (et les verbes de réception), Moongênes (le Fils un) et les enfants, chair (avec le retournement de ce mot entre les v. 13 et 14)...

 

Chapitre III

Le verset 14, lieu central du Prologue

 

 

Nous voici à nouveau devant la page. Nous disons souvent "un texte" aujourd'hui, les médiévaux disaient la page : sacra pagina (la page sacrée).

Hier étant sortis du texte nous avons tenté de façon sommaire de mettre cette parole en espace comme disent les metteurs en scène. C'est aussi une certaine façon de répondre à la question « Où se passe tout cela ? » Cela se passe précisément dans la parole de qui le dit et de qui l'entend, c'est le lieu.

La mise en espace.

Cette mise en espace constitue une sorte de configuration de l'espace, de l'espace qui est l'espace de la parole. Je vais vous donner une analogie. Il faut bien savoir que l'analogie dit une radicale différence avec un tout petit point de similitude. L'analogie que je veux faire, c'est avec ce que peut-être d'aucun d'entre vous connaissent et sans doute connaissent mieux que moi, ce que saint Ignace appelle "la composition du lieu". Pour Ignace la composition du lieu consiste, à propos de la lecture d'une page d'Écriture, à prendre le temps d'imaginer, de composer mentalement de façon imaginale les éléments du lieu, de la scénographie, pour y faire place à la gestuelle etc.

Ce que j'évoque ici a un tout petit rapport avec ça mais, en même temps, c'est tout à fait différent. La composition du lieu c'est en quelque sorte la trace de ce que je veux dire pour notre époque dans laquelle il y a une différence radicale entre le concept et l'imaginaire. En effet les mots sont pour nous des concepts, du moins des signes de concepts, ce qui laisse place à la nécessité d'imaginer, alors que dans une pensée symbolique il n'y a pas cette dissociation. Si vous voulez, entre la composition du lieu au sens ignacien et ce que j'évoque maintenant comme la mise en espace, il y a à peu près la différence qui existe entre une toile de Véronèse et une icône. Et je dis ça sans aucun mépris pour Véronèse, pas du tout.

Cela me permettrait aussi de répondre à une question qui avait été soulevée tout au début[1]. Ce n'était pas une question, c'était une suggestion assortie d'une question néanmoins : « Est-ce qu'on peut garder du temps pour trouver des images qui répondraient à notre texte. » Et nous pouvons maintenant répondre. Si nous allons voir d'une part les icônes de la Transfiguration et surtout les icônes du Baptême, nous sommes dans l'espace de notre texte. Il ne s'agit pas de se contenter des icônes, ce n'est d'ailleurs pas véritablement de notre monde occidental. Mais si nous essayons de rechercher des représentations du Baptême du Christ depuis les catacombes jusqu'aux fonds baptismaux médiévaux, l'iconographie du Baptême du Christ est très riche, et il y aurait beaucoup de choses à voir. Je ne sais pas si ça vous intéresse, si vous avez le loisir, c'est une simple suggestion que je fais.

Notre programme.

Nous allons lire le verset 14.

« Et le Logos fut chair et il a habité en nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Monogénês (Fils un) d'auprès du Père, plein de grâce et vérité. »

Bien sûr nous allons faire, au niveau de cette phrase, ce que nous avons fait au niveau de l'ensemble du texte : nous allons nous concentrer d'abord sur le lieu central qui est « nous avons contemplé sa gloire. » Nous verrons que "gloire" est le lieu à partir de quoi tous les autres mots du texte prennent sens : le mot habiter, le mot plein (emplir), le mot Monogénês (Fils un), et enfin ultimement le mot même de chair ; une fois encore nous terminons par le mot par quoi la phrase s'ouvre : chair.

 

I – La gloire, la présence et la grâce

 

1) « Nous avons contemplé sa gloire. »

Dans « Nous avons contemplé sa gloire » puisque c'est là que nous nous situons, il y a deux mots qui sont aussi énigmatiques l'un que l'autre : c'est le mot gloire et le mot contempler. Nous ne les entendrons qu'ensemble : ce n'est pas à partir d'une idée banale de la contemplation qu'on peut comprendre ce qu'est le mot de gloire ; et d'autre part on n'entend rien au mot de gloire sinon précisément dans la contemplation qui la constitue. Que l'homme contemple, cela constitue la gloire de Dieu.

a) Le mot de gloire.

Prenons le mot de gloire, nous reviendrons sur contempler ensuite. Pour ce mot comme pour presque tous les mots de ce verset, il est absolument nécessaire de recourir à la signification biblique sémitique.

Le mot de gloire, au niveau de ce qu'il signifie en français, est parfaitement inapte et insignifiant à dire ce que recèle le mot qu'il essaie de traduire, qui est en hébreu le mot kavod. La kavod c'est la présence de Dieu au milieu de son peuple. C'est une présence itinérante quand le peuple est itinérant, puis une présence qui se fixe au lieu central, au temple de Jérusalem, et constitue et tient symboliquement la totalité du peuple.

La kavod c'est cette présence qui a donc déjà les traits de l'habitation : le Dieu[2] habite dans la tente puis habite dans le temple. Cette symbolique est de toute première importance parce qu'elle est le lieu d'une confirmation et d'une subversion de cela dans le Christ. En effet le Christ est le nouveau temple, et la destruction du temple – temple qui est l'attestation de la kavod – a à voir avec la mort et la résurrection du Christ. Mais là j'anticipe.

Pour introduire un peu plus dans ce mot de kavod traduit par gloire, il faut savoir que la gloire est, je l'ai dit, la présence. Autrement dit la gloire est l'espace du Dieu. On peut dire de la gloire ce qu'on peut dire originellement du sacré : le sacré est la présence du Dieu.

Par parenthèse il ne faut pas trop se fier à la tentative de définir ce que c'est que le sacré d'une façon abstraite et générale. À propos de chaque source spirituelle il faut voir comment se précise, se définit et se donne le sacré, comment se donne l'espace de la présence du Dieu. Nous savons que cette donation de l'espace de Dieu est, pour le premier christianisme, la résurrection : la résurrection, donc la présence, donne l'espace, donne la proximité du Dieu qui constitue le sacré. 

Je pense à cette phrase de Paul que j'aurais pu citer hier déjà, qui est l'ouverture de l'épître aux Romains : « Jésus déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts, dans une pneuma de consécration. » Voilà une phrase étrange où tout se trouve rassemblé :

– « déterminé Fils de Dieu de par la résurrection » : ce que veut dire Fils se pense à partir de la résurrection et pas à partir d'ailleurs ;

– « dans un pneuma de consécration » : on traduit habituellement « pneuma de sainteté » mais il faut garder le sens de sacré car la notion de sainteté est déficiente par rapport à la notion de sacré contrairement à ce qui se dit partout, à condition qu'on ne pense pas le sacré à partir de la sociologie ou de la psychologie des historiens des religions, mais à partir du sens originel de ce mot dans notre Écriture.

b) Détour par le Sanctus de la liturgie.

Pour illustrer cela – parce que cette mise en rapport des éléments qui constituent notre texte est quelque chose qui nous est tout à fait étranger – je vais vous donner un exemple qui vous rendra l'affaire mémorable ou re-mémorable. Vous avez souvent occasion de constituer la gloire dans la liturgie. C'est singulièrement dans le moment où vous chantez le Trisagion (le triple hagios) : « Hagios, hagios, hagios » c'est-à-dire « Sacré, sacré, sacré (sanctus, sanctus, sanctus). » Où ces mots-là sont-ils pris ? Ils sont pris à Isaïe, au chapitre 6, lorsqu'Isaïe est admis à contempler l'espace du Dieu, sa présence, la gloire, lorsque les Brûlants (les Séraphins) qui constituent la pointe de la parole dans le chant (c'est le sens de brûler), les Brûlants disent : « Hagios, hagios, hagios (sacré, sacré, sacré). » Et la liturgie fait que nous soyons admis. Du reste ce texte est repris chez saint Jean au chapitre 12, nous verrons comment.

Je commémore d'abord le Sanctus : « Sacré, sacré, sacré est le Seigneur Sabaot, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire (de ta présence). » Pour savoir ce que vous dites quand vous dites « le ciel et la terre sont remplis de ta gloire » il faudrait savoir d'abord ce que veulent dire « ciel et terre », il faudrait savoir ce que veut dire « rempli » qui est un autre mot du verset 14 : « plein (empli) de grâce et vérité. »

Dans notre verset 14 nous avons donc la gloire qui est précédée du mot habiter et qui est suivie du mot plein, or habiter et emplir sont deux noms de l'Esprit de Dieu ou de la gloire de Dieu ou du sacré (de l'espace de Dieu).

À propos de l'habitation j'ai omis de dire tout à l'heure qu'un des noms de la gloire dans le monde biblique, dans le monde rabbinique et aussi dans la kabbale, c'est la Shekinah, du verbe hébreu shakan qui signifie habiter : la gloire de Dieu c'est l'habitante. N'est-ce pas que c'est merveilleux !

Notre Sanctus se poursuit : « Béni soit celui qui vient – bénir (eklogêtos) c'est-à-dire "dire bien", c'est dire la parole d'accueil, c'est saluer, ici c'est accueillir « celui qui vient » : emplir, venir ; l'espace, le chemin ; demeurer, venir – dans le nom du Seigneurc'est-à-dire dans l'identité communicable de l'incommunicable puisque le nom dit l'identité – Hosannah au plus haut des cieux. »

c) La gloire c'est la présence.

Vous avez donc là quelque chose qui nous inviterait à trouver un autre mot que le mot de gloire qui a un rapport extrêmement ténu à cela dans le langage courant. Néanmoins, en prenant des précautions, je garde le mot de gloire pour nous ici. Je pense que, pour s'approcher du mot gloire, on pourrait prendre le mot "présence" ou le mot "présenter", ou mieux encore "présentifier".

Quand le Christ prie pour demander la résurrection qui est donc le lieu de la gloire il dit : « Père glorifie ton Fils – c'est-à-dire présentifie-moi en tant que Fils – ce qui est que ton Fils te glorifie (te présentifie). » (Jn 17, 1). J'ai déjà cité ce texte hier, et quelqu'un m'a posé ensuite la question : le texte ne dit pas ça, il dit « afin que ton Fils te glorifie. » La traduction avec "afin que" tombe rapidement dans le sordide du troc : « Glorifie-moi afin qu'en retour je te glorifie. » Mais ce n'est pas une pensée finaliste, nous avons déjà vu que "afin que" n'est pas final, "parce que" n'est pas causal, et "si… alors…" ne désigne pas une condition dans le langage johannique. Ici le deuxième élément de la phrase est une reprise dans un autre terme du premier élément.

Et ce qui est dit dans ce verset est un thème qui se trouve très souvent chez Jean : « Celui qui n'a pas le Fils n'a pas le Père. [3] » Bien sûr il n'y a pas de fils sans père, mais il n'y a pas de père sans fils. Le rapport n'est pas exactement le même. S'il n'y a pas de fils la notion de père n'est pas pensable.

C'est pourquoi hier à propos de la résurrection je n'ai pas dit simplement christophanie mais théophanie : la résurrection est le lieu de la manifestation de la présence du Fils, qui est simultanément la présence du Père ; et cela est simultanément la présence de l'Esprit.

 

2) « Il a habité parmi nous. »

Dans notre verset 14 nous trouvons « Il a habité parmi nous » qui dit cette présence du Fils. Comme je l'ai déjà dit, un autre nom de la gloire de Dieu dans l'Ancien Testament est la Shekinah du verbe shakan (habiter). Donc la gloire et l'habitation c'est la même chose.

« Il a habité parmi nous » ce n'est pas simplement la mémoire d'une cohabitation conviviale passée, c'est l'habitation « en nous ». Ce qui est dit là est déjà de l'ordre de la résurrection.

Quand nous avions lu le récit de la Transfiguration, nous avions parlé des trois tentes, et nous avions vu que le verbe traduit par "il a habité" c'est eskênosen : il a planté sa tente. Nous venons de voir également que la kavod, la gloire de Dieu, est la présence de Dieu. Or la kavod a d'abord accompagné le peuple dans ses pérégrinations en étant sous la tente, avant de se fixer au Temple à Jérusalem.

Le verbe le plus souvent employé à propos de l'habitation c'est le verbe demeurer qui est parmi les cinq ou six verbes les plus fréquents chez saint Jean.

 

3) « Plein de grâce et vérité. »

J'ai dit que la résurrection était le lieu de la manifestation de la présence du Fils et simultanément de la présence du Père, et que cela était simultanément la présence de l'Esprit. Voilà un mot, pneuma (Esprit), qui n'est pas prononcé avant le verset 17, et qui est pourtant le mot qui justifie la présence dans notre texte du mot de gloire, du mot d'habitation, du mot plein (emplir).

« Plein de grâce et vérité », c'est le dernier moment de notre verset 14. Il ne faut pas prendre cet adjectif "plein" de façon distraite, il est repris ensuite sous la forme substantivée plérôma : « De sa plénitude nous avons tous reçu » (v. 16).

a) Le pneuma est la diffusion du Christos.

Pour préparer l'intelligence de ces choses je dirais qu'il faut nous habituer à penser le pneuma (l'Esprit) comme la diffusion du Ressuscité, et plus exactement, j'expliquerai pourquoi ensuite, comme la diffusion du Christos.

J'ai employé le mot diffusion car avec le pneuma nous sommes dans la symbolique du liquide, du fluide. Ce que le Christos est en compact, le pneuma l'est en tant que répandu, versé : « Il n'y avait pas encore de pneuma [sous-entendu "versé"] car Jésus n'avait pas encore été glorifié. » (Jn 7, 39). La résurrection ou la glorification est la diffusion du pneuma sur toute chair.

b) Le verbe emplir.

Nous nous acheminons déjà vers l'intelligence de ce que veut dire le verbe emplir. Pour cela cherchons le vocabulaire du pneuma, chez Paul surtout car l'écriture de Paul précède l'écriture de Jean. « L'Esprit emplit » « l'Esprit est versé » « l'Esprit est répandu » « l'Esprit habite », il remplit l'espace.

C'est habiter qui fait l'espace, c'est l'acte d'habiter qui fait que quelque chose est une demeure.

L'Esprit est répandu et du même coup l'Esprit est la diffusion de ce qui était en plénitude et en rassemblé en Jésus. Le moment du Baptême est le moment où le pneuma (l'Esprit) descend du ciel et repose[4] sur le Christ, c'est-à-dire que le pneuma le consacre, le pneuma l'imprègne. Les anciens disaient que le pneuma l'oint, car oindre chez les anciens n'est pas superficiel, l'onction révèle l'odeur intérieure. En grec oindre se dit khrieïn et l'onction c'est khrisma. Jésus est appelé Christos de par l'onction du pneuma : il est l'enduit ou l'imprégné de la totalité du pneuma. C'est pourquoi le mot de Christos n'apparaît qu'au verset 17 : « La grâce et la vérité furent par Jésus Christos. »

Par parenthèse, plutôt que de vouloir hâtivement faire une étude trinitaire, il faudrait étudier très attentivement d'une part le rapport Père / Fils dans nos Écritures et d'autre part le rapport Christos / Pneuma. C'est sous cette forme-là que quelque chose comme la Trinité est dit dans nos Écritures, ce n'est pas sous la forme d'une dissertation sur « trois personnes et une seule nature ». Je ne dis pas que ceci est faux, mais ce n'est pas de la structure de nos Écritures et ça ne permet pas d'entrer dans la texture de notre texte.

Emplir est un mot qui se dit de la gloire et essentiellement du pneuma :

– Emplir se dit de la gloire : « Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ». Emplir est le propre de la gloire, c'est ce mode de présence qui emplit et accomplit, car c'est le même mot plêroun qui dit emplir et accomplir.

– Emplir se dit essentiellement du pneuma, et il se dit à tous les niveaux. Je vous donne un exemple des trois dimensions : « Le pneuma du Seigneur emplit l'orbe des terres » (Sg 1, 7 ; Introït de la Pentecôte) ; à la Pentecôte : « Le pneuma emplit la demeure où ils étaient assis » (Ac 2, 2) ; et aussi « Étienne homme empli de foi et de Pneuma Sacré » (Ac 6, 5)[5].

En ce moment je ne fais qu'indiquer. Ce que je dis là n'est qu'un repérage dans des consanguinités de mots qui ne sont pas de notre propre famille d'Occidentaux, que nous regardons d'abord comme étrangers. Un discours a sa cohérence propre. Au moins cela nous pouvons tenter de le faire.

 c) « Plein de grâce et vérité ».

Je vais vous dire un secret : les mots pneuma (Esprit), vérité et royaume disent exactement la même chose chez saint Jean. Il est certain que pour nous c'est désarçonnant parce que le royaume est une affaire d'histoire, la vérité est une affaire qui regarde plutôt la philosophie, quant au pneuma, il n'a plus beaucoup de place…

Le Christ est donc plein de quoi ? Il est plein de ce qu'il vient de recevoir au Baptême, plein de la colombe qui est le pneuma et qui demeure sur lui. Il est « plein de grâce et vérité » doncplein de pneuma, car ici grâce et vérité sont deux noms du pneuma. Grâce n'est pas un mot proprement johannique, c'est plutôt un mot de Paul, il est même essentiel chez Paul. Chez Jean c'est plutôt le verbe donner ou la donation. Il est « plein de grâce et vérité » c'est-à-dire « plein de la donation qui est vérité, qui est ouverture de l'espace de la vie neuve », voilà ce que ces mots-là signifient. Le Christ est plein de cela, donc il est plein du pneuma qui introduit dans la vérité ou dans la vie éternelle (mais éternelle ne signifie pas "plus tard", c'est l'âge nouveau qui est en train de venir).

Tous cela n'est qu'une indication, c'est rapide à propos de chaque mot, parce que mon intention est surtout d'indiquer le rapport de complicité qui existe entre ces différents mots qui sont pris dans la teneur johannique et non pas dans le tenant des auditeurs. C'est leur cousinage que je voudrais indiquer ici. Et cela on peut l'indiquer vingt fois, on peut le noter soigneusement sur ses tablettes et puis l'oublier. C'est pourquoi j'invite à ce que, progressivement si possible, s'ouvre quelque chose comme l'intelligence de cela. Mais c'est un déménagement important, quelque chose qui engage. Si cela se fait, je vous assure que ça ouvre tout l'évangile de Jean d'une autre manière.

 

4) Le Baptême du Christ et le baptême des chrétiens.

Je l'ai dit précédemment : ce que le Christos est en compact, le pneuma l'est en tant que répandu. Cela est commenté par les premiers écrivains chrétiens du IIe siècle. Ils disent à peu près ceci : « Dieu avait versé son pneuma sur les différents prophètes de manière fragmentaire (le pneuma d'Élie, les différents modes de distribution du pneuma). Or il n'y a plus de prophète, le pneuma s'est rassemblé et a oint le Christos en totalité lors du Baptême pour que ce pneuma se diffuse à partir du Christos dans toute l'humanité. » C'est magnifique, cela !

Là nous sommes tout à fait dans la thématique du Baptême parce que la thématique du Baptême célèbre la thématique de la Résurrection. La Résurrection a quelque chose d'irracontable, c'est pourquoi elle se raconte à travers des thématiques antérieures, et singulièrement à travers le Baptême.

Pourquoi le Baptême de Jésus prend-il cette importance et cette fonction de dire par avance toute la Résurrection, sinon parce que l'accès premier à cette réalité c'est le baptême des chrétiens ? On pense très peu aujourd'hui le baptême chrétien à partir du Baptême du Christ. Or l'Évangile garde ce rapport très étroit. C'est dès le IIe siècle qu'on aperçoit que ce rapport va se défaire. En effet les auteurs du IIe siècle, quand ils disent « Jésus fut baptisé dans le Jourdain », s'empressent d'ajouter aussitôt : « non pas qu'il en eut besoin pour lui-même, mais c'est pour nous que… ». C'est que, de bonne heure, et très légitimement pour d'autres raisons, et cela bien avant Augustin, le baptême a été pensé comme la remise des péchés. Or Jésus n'est pas pécheur, il n'a donc pas besoin du baptême, d'où dès le IIe siècle une certaine gêne pour mettre en similitude le Baptême du Christ et le baptême des chrétiens. Or c'est dommage parce que c'est quelque chose de tout à fait essentiel dans notre Écriture.

Le cœur de l'Évangile c'est la déclaration « Tu es mon Fils ».

Nous avons aperçu le rapport étroit qu'il y a entre Fils et Ressuscité lorsque nous avons lu le texte des Actes des apôtres où Paul dit « Il a ressuscité Jésus selon ce qui est écrit dans le psaume 2 “ Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'engendre.” » (13, 33), et l'incipit de l'épître aux Romains : « Déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts. »

Autrement dit la résurrection c'est la filiation. Et comme le mot résurrection dit vraiment peu de choses à nos oreilles, au lieu de dire que le cœur de l'Évangile c'est la résurrection, vous pouvez dire aussi bien : le cœur de l'Évangile c'est la salutation que Dieu fait à l'humanité en lui disant « Tu es mon Fils ». Il y a des gens qui entendent mieux cela et c'est rigoureusement la même chose.

 

5) Penser tous les mots à partir de la résurrection.

Ce que veut dire Fils se pense donc à partir de la résurrection. La résurrection est à la fois le cœur et le tout de l'Évangile, et c'est la chose la moins intelligible de l'Évangile. Ceci nous invite à penser à partir du plus insu.

Tant que nous pensons les mots de l'Évangile à partir de ce que nous en savons, nous sommes sûrs que nous ne les pensons pas à partir d'où ils parlent. Notre procédure usuelle, et cela se comprend dans son lieu, est de penser le moins su à partir de ce que nous savons déjà de plus proche. Le processus d'écoute ici est de penser même ce que nous croyons savoir bien, d'avoir à le repenser à partir de ce que nous ne savions pas, à partir de ce que nous persistons à ne pas savoir. C'est cela entendre.

Je vais illustrer cela par la distinction que je fais entre symbole et signe, mais là je ne parle pas du signe (sêméïon) johannique, seulement du signe au sens usuel du terme[6]. Le signe est défini  par les médiévaux comme « ce qui d'abord bien connu conduit à connaître autre chose », et le symbole pour moi c'est l'inverse. Dans le signe c'est le bas qui est censé éclairer le haut, dans le symbole c'est le haut qui vient ressaisir à nouveaux frais ce que nous croyions connaître dans le bas. Si les mots de haut et bas vous gênent, dites l'intériorité et l'extériorité, c'est la même chose dans une autre symbolique.

La résurrection est le point le plus invisible. C'est la source invisible au milieu du jardin qui n'est pas vue en elle-même mais qui est vue en ce qu'elle irrigue secrètement toute la floraison du jardin. Tous les autres mots de l'Évangile sont irrigués à partir de la résurrection, ce qui fait que jamais une lecture profane aussi scientifique soit-elle de l'Écriture n'égale la lecture de l'Écriture dans l'acquiescement donné de la foi. Entendre est le mot premier de la foi, et entendre est donné.

Avoir la foi ?

Alors qu'est-ce qui reste à faire si quelqu'un dit : « Je n'entends pas, alors je n'ai pas la foi » ? Eh bien tout simplement à ne pas réduire la parole à ce qu'il sait, mais voir que telle est la structure. Même celui qui n'a pas la foi peut être conduit à apercevoir que c'est cela la structure de cette parole, et non pas d'en juger hâtivement à partir de sa propre structure. Même s'il ne la fait pas encore sienne, il peut apercevoir que c'est cette parole forte qui est dite, et non pas ce que nous croyons entendre. 

Il n'y a pas d'apologétique autre que d'essayer de donner à entendre la merveilleuse cohésion d'un discours qui est, par rapport à notre oreille spontanée, le désordre et le hasardeux total.

► Est-ce qu'on peut bien entendre à notre insu ?

J-M M : Oui, tout à fait. Et ceci ouvre une autre question qui est tout à fait essentielle, à savoir que l'être-à-Dieu ne se mesure pas à la conscience que nous en avons. Ce thème n'était pas du tout développé chez les anciens pour la bonne raison qu'ils ne pensaient pas à partir de la conscience, de l'autosuffisance du je conscient. C'est une question qui apparaît dans l'émergence progressive du Ego cogito comme source de toute connaissance, de la conscience claire de je.

Vous avez de cela des traces symptomatiques. Il y a une question qui surgit chez les théologiens au XIVe-XVe siècle, qui n'avait pas de place auparavant, et on comprend très bien qu'elle surgisse à cette époque-là : « Est-ce qu'on peut croire que l'on croit et en fait ne pas croire ? » Réponse : « Oui ». La conscience de foi n'est pas la foi.

► Est-ce qu'on peut croire qu'on ne croit pas et croire quand même ?

J-M M : Certainement. Mais je ne peux pas vous dire : « Vous Madame, vous ne croyez pas, mais vous croyez quand même. » Moi je ne peux pas vous le dire, et cependant cela est possible. Et ça ne me sert à rien pour récupérer qui que ce soit. Et cependant c'est de par la nature même de la foi.

D'ailleurs il y a trace de cela déjà chez saint Jean, bien que ce ne soit pas une problématique de l'école johannique, à la mesure où, aux gens « qui avaient cru en lui », Jésus se met à faire un discours qui les vitupère comme étrangers à lui, et cependant il leur dit : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez véritablement mes disciples. » (Jn 8, 31). Dans quelle mesure la demeure dans la parole est-elle une attestation ? Ce n'est pas une attestation certaine mais néanmoins…

Il y a une vitupération du mot croire au sens de "croire croire" : croire que l'on croit, et là les deux mots croire n'ont pas le même sens. C'est pourquoi il est très important de dénouer la signification ordinaire du verbe croire qui est « avoir telle opinion » ou « avoir conscience de », et le croire au sens biblique du terme. Le lieu de ce que nous appelons l'opinion (la conscience proclamée de quelque chose) n'est pas le lieu décisif de notre rapport à Dieu. La raison en est simple, c'est que nous avons une maîtrise modérée sur notre conscience. Or ici il s'agit d'une relation, et là nous n'avons aucune prise sur le terme de cette relation qui est Dieu (l'insu). D'ailleurs la foi est véritablement la conversation, ou plutôt la répondance de l'insu qu'est Dieu à l'insu de moi-même, c'est d'insu à insu que ça doit se parler.

Le mot de foi et le mot de croire sont presque inemployables de nos jours, et c'est terrible parce que ce sont des mots fondateurs, ils sont aussi mystérieux que le mot de résurrection.

► Vous avez donné une définition de la foi : « la foi c'est recueillir la résurrection ».

J-M M :Oui c'est ça, mais ça ne résout rien. C'est une définition – je ne dis pas que le mot définition soit un mot heureux – ça détermine ce qu'est le mot foi dans l'Évangile. Mais je n'ai pas la certitude de recueillir.

Cette problématique de la conscience de foi est typiquement du XIVe-XVe siècle et elle continue à nous régir. Ce qui est intéressant dans l'histoire de la théologie, ce n'est pas de faire l'histoire des réponses mais d'apercevoir l'histoire des questions : quelles questions se posent et à quelles époques ? Ce sont les questions qui importent, les réponses… qu'on dise oui ou non ça n'a pas beaucoup d'importance.

Or ce n'est pas par hasard que des juges ecclésiastiques constitués en tribunal, et qui veulent coincer Jeanne d'Arc – cette posture est bien connue dans l'évangile lorsqu'on pose des questions à Jésus pour le coincer, pour le prendre – les juges lui posent cette question parmi d'autres : « Es-tu en état de grâce, Jeanne ? » Elle est complètement coincée car, si elle dit oui, c'est une prétention insupportable, et si elle dit non, elle est immédiatement condamnable. Sa réponse est tout aussi merveilleuse, toutes proportions gardées, que la réponse de Jésus dans ces cas-là : « Si j'y suis Dieu m'y garde, si je n'y suis Dieu m'y mette. »

La notion de vérité émerge au XVe-XVIe siècle et au XVIIe siècle avec Descartes comme la question de la certitude, de la sécurité psychologique. Ça a du reste à voir avec la façon dont Luther lit la foi comme certitude, comme confiance. Le Moyen Âge n'avait pas besoin de cela, il n'était pas axé sur l'inquiétude par rapport à l'autosuffisance et l'auto-certitude. Et saint Paul dit toujours : « Ma suffisance n'est pas en moi, elle est dans un autre.[7] » Et je vous assure que moi je la trouve mieux placée là-haut !

Comment pourrait-on croire qu'il y a une pensée théologique uniforme et constante alors que les problèmes qui surgissent sont liés à l'époque dans laquelle ils surgissent ? Mais comment pourrait-on penser qu'avoir connaissance de cette histoire ne soit pas de première importance pour nous aider à éviter un bon nombre de bévues dans la lecture de l'Écriture ?

 

II – Le Monogénês

 

 « Gloire comme du Monogénês auprès du Père. » Trois choses sont intéressantes là-dedans : la question du « Fils », la notion de « Fils un (Monogénês) », et enfin la notion de « Monogénês auprès du Père »[8].

Nous avons vu que Fils est une des déterminations de toute théophanie puisque « Tu es mon Fils » se retrouve dans les récits du Baptême et de la Transfiguration, et qu'il se trouve même à la Résurrection d'après Ac 13.

 

1) Le Monogénês (le Fils un) et les enfants.

Nous avons vu que, dès le début de l'évangile, nous sommes dans la méditation du Baptême.Jean, comme les auteurs des Synoptiques, connaît le « Tu es mon Fils » puisqu'au verset 29 on peut lire : « Celui-ci est le Fils de Dieu ». Alors pourquoi est-ce qu'il emploie Monogenês, donc un autre mot, au verset 14 ? C'est qu'il est en train de méditer comment le « Tu es mon Fils » est une parole simultanément adressée à Jésus et à la totalité de l'humanité.

Les anciens n'avaient pas de problème pour cela parce que fils de Dieu, dans l'Ancien Testament, désigne le peuple, il a donc un sens spontanément collectif. Par exemple pour dire le retour d'Égypte de Jésus enfant après la mort d'Hérode, Saint Matthieu écrit : « J'ai rappelé mon fils d'Égypte » (Mt 2, 15). Or cette phrase est prise au prophète Osée : « Quand Israël était jeune je l'ai pris en affection : du fonds de l'Égypte j'ai appelé mon fils » (11, 1) et dans son contexte cette phrase signifie « J'ai rappelé mon peuple de la servitude d'Égypte. »

Par ailleurs nous avons une attestation du fait que spontanément cela résonne ainsi à l'oreille des premiers chrétiens. En effet au début de l'épître aux Éphésiens Paul dit « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a bénis en plénitude de bénédiction pneumatique (spirituelle) dans les lieux célestes en Christ. » (v.3).

Voilà une phrase étrange :

– « Béni soit le Dieu qui nous a bénis » : c'est une bénédiction pour une bénédiction. Elle évoque l'acte patriarcal : le patriarche, en bénissant le fils qu'on lui présente, fait que le fils soit fils en plénitude puisque jusque-là il n'était que le fils de la femme. Donc il le reconnaît comme son fils, lui donne le nom, lui donne l'héritage (spirituel ici).

– « Le Dieu… nous a bénis en plénitude de bénédiction pneumatique (spirituelle) dans les lieux célestes en Christ.» : Dieu nous a bénis dans son Fils Jésus en plénitude, nous sommes contenus dans la parole «Tu es mon Fils».

C'est pourquoi, pour méditer le « Tu es mon Fils », Jean distingue la bénédiction qui est dans le Fils un et plein et qui atteint ceux-là dont il est plein, c'est-à-dire la totalité des hommes qui sont par là des enfants (tekna) de Dieu.

Dans le Prologue le mot "enfants" apparaît au verset 12 : «Mais à tous ceux qui l'ont reçu, il leur a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, […] qui sont nés de Dieu.»

J'ai maintenant deux choses importantes à dire au sujet de monogénês.

 

2) La référence à Isaac.

Le terme de monogénês (fils un) a également une origine biblique : monogénês est une expression qui désigne le patriarche Isaac, qui est aussi appelé le "fils bien-aimé"[9], titre qu'on trouve aussi au Baptême de Jésus : « Tu es mon Fils bien-aimé ». "Fils bien-aimé" se dit également de Joseph je crois, et Joseph a de l'importance chez Jean mais son importance se déploie à propos de la Samaritaine car il participe à l'identité de l'étranger samaritain, mais c'est autre chose. Or la caractéristique d'Isaac c'est qu'il a en lui la semence de tous les croyants selon la promesse faite à Abraham son père : il a en lui les semences de la descendance nombreuse comme les étoiles du ciel et le sable du rivage. Et ceci occupe beaucoup le premier christianisme.

Dans tout le premier chapitre de saint Jean la figure d'Isaac a beaucoup d'importance, ce n'est pas dit de façon claire mais cela sous-tend tout le récit[10].

Par ailleurs chez Paul, dans l'épître aux Romains et aussi un peu chez l'auteur de l'épître aux Hébreux, il y a cette chose très étonnante, c'est qu'Abraham, père d'Isaac est pris comme la figure de la foi[11] : « Abraham crut en Dieu et cela lui fut compté comme justice » (Rm 4, 3). Or la foi signifie dire la résurrection, nous l'avons vu, donc il faut bien qu'Abraham ait cru à la résurrection. Alors entendons-nous bien, il ne s'agit pas de conjecturer d'un point de vue d'historien ce que pensait Abraham, ce qui nous intéresse ici c'est de savoir ce que pensent Jean et Paul à propos de la figure d'Abraham. Or l'idée est celle-ci : c'est que, comme Abraham croit à la promesse, quand Dieu lui demande le sacrifice du fils et qu'il acquiesce d'une certaine manière, « il signifie par là qu'il croit au Dieu qui ressuscite les morts » puisque la deuxième demande n'annule pas la première.

Donc voyez ce raisonnement que je trouve prodigieux, pour montrer à quel point, chez nos auteurs, l'idée de résurrection et l'idée de foi sont la même : il n'y a pas de résurrection sans foi et il n'y a pas de foi qui ne recueille la résurrection.

C'était un peu une parenthèse mais qui est très importante parce que nous allons voir que, dans le mot chair du verset 14, est indiqué un aspect sacrificiel, et cet aspect sacrificiel se trouve aussi dans la figure d'Isaac. C'est pourquoi le Baptiste chez Jean – et seulement chez Jean – dans la scène du Baptême dira « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde » (Jn 1, 29).

Tout cela fait une cohérence proprement johannique : nous avons des mots fondamentaux qui se trouvent ici avoir des connivences, des attenances, des attouchements subtils entre eux.

 

3) L'Un et les multiples.

La figure d'Isaac est la figure de un pour tous. Ce rapport du un et du multiple, nous l'avons vu comme étant le rapport entre d'une part le Christ dans sa dimension de résurrection, dans son Je de résurrection qui n'est pas le "je" d'un individu, et puis d'autre part la multiplicité des hommes que nous sommes. C'est cela qui est en jeu dans cette affaire.

On traduit en général monogénês par « fils unique », mais ça a une mauvaise connotation, c'est plutôt « fils un et unifiant ». La conséquence de cela c'est que le Christ en tant que un parmi d'autres, un en plus, s'efface pour devenir par sa résurrection l'unité unifiante de la totalité de l'humanité : « Il vous est bon que je m'en aille, si je ne m'en vais je ne viendrai pas sous ma modalité de présence pneumatique : l'Esprit ne viendra pas. » (D'après Jn 16, 7).

Ce à quoi nous faisons allusion en ce moment avec cette référence à la figure d'Isaac, à cette figure de un pour tous, ouvre la question du rapport du Christ à l'humanité. Elle est aussitôt close qu'ouverte, c'est-à-dire qu'il n'y a pas Christ sans humanité.

Le rapport de l'un et des multiples est une question philosophique depuis Parménide, elle a été constamment répétée. Nous avons ici un état de cette question.

Or ce rapport de l'un et des multiples est un souci constant dans l'évangile de Jean. C'est une chose qu'il faudrait déployer, je ne fais que donner des références. La référence majeure se trouve à la fin du chapitre 11 lorsque, après la résurrection de Lazare les Judéens se rassemblent pour délibérer sur le sort de Jésus. Il y a la parole de Caïphe : « Vous ne savez rien, 50ne calculez-vous pas qu'il vous est bon qu'un seul homme meure pour tout le peuple et que toute la nation ne périsse pas ?» Et Jean ajoute : « 51Il dit cela non pas de lui-même, mais étant grand prêtre de cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés (ta dieskorpisména : les déchirés) il les rassemble (sunagagê) pour être un. » Ici nous avons un exemple du double sens du langage johannique car cette phrase est susceptible d'être entendue de la façon la plus triviale comme un calcul sordide de politique : il est bon de supprimer le gêneur pour éviter un plus grand mal. Or Jean prend cette phrase et en fait comme la définition de l'essentiel de la destinée de Jésus, il la prend dans un sens tout à fait positif. Ça signifie que Caïphe ne sait pas ce qu'il dit mais puisqu'il est grand prêtre, il peut prophétiser et sa parole peut être entendue dans un autre registre. Donc Caïphe ne sait pas ce qu'il dit et la parole est plus forte que le vouloir qu'il a de dire[12].

Tout le récit de la Passion qui va suivre va montrer que la vie est plus forte que la mise à mort, et que la parole est plus forte que toutes les tentatives faites pour l'étouffer. Ce serait un fil à suivre pour lire les deux chapitres de la passion selon saint Jean : ce n'est pas un récit de passion, c'est un récit d'intronisation royale.

Donc ici Caïphe prophétise que Jésus meure pour rassembler les enfants de Dieu dispersés. Quelle est l'unité de l'humanité ? L'unité de l'humanité réside dans le pardon pour la dispersion, pour la déchirure. L'humanité est une humanité déchirée. Le mot dispersé n'est pas suffisant parce qu'il y a dans dispersé l'idée de semence (sperma) jetée. Ici c'est le mot dieskorpisména, et le skorpio en grec est un instrument de torture qui lacère les chairs. Donc l'humanité, dans sa façon d'être multiple, est un multiple de meurtres, un multiple de mutuelles exclusions, déchirures, lacérations.

La mort christique a pour signification de faire que les déchirés, en tant qu'unifiés, deviennent les enfants, c'est-à-dire le pluriel dans la filiation. Tout se passe comme s'il n'y avait pas un pluriel insignifiant (insignifiant dans le sens où être un ou plusieurs serait sans conséquence). Le pluriel est vécu nativement sur le mode de la déchirure, sur le mode de l'exclusion. Et le pluriel réconcilié constitue la plus haute unité car l'unité n'est pas ce qui n'a jamais été lacéré, l'unité réside dans le dépassement de la lacération par la réconciliation.

Ce thème est récurrent chez Jean. On le trouve par exemple au chapitre 10, le chapitre du bon berger où, par rapport au troupeau, le loup vient et skorpizeï (déchire) le troupeau, ce qui a double sens : il déchire le troupeau comme troupeau, c'est-à-dire qu'il le disperse, mais aussi il met à mort et déchire chacun, ça va ensemble.

Nous n'avons pas du tout dans l'Écriture l'idée d'une humanité qui serait idéalement une juxtaposition d'individus, comme cela se passe dans notre expérience. Nous en faisons quelque chose d'assez normal parce que le plus usuel devient rapidement le normal et même le naturel. Mais dans l'Écriture la multiplicité humaine est pensée premièrement comme déchirure, parce que la plus haute unité n'est pas l'uniformité que nous rêvons, la plus haute unité est le dépassement de la déchirure.

► Il y a des cicatrices quand même.

J-M M : Oui mais les cicatrices contribuent à configurer notre visage radieux de ressuscités… 

Ce chapitre 10 est un chapitre sur l'unité. Le mot unité est un mot important, c'est un mot qu'il faut bien entendre. En quoi le Christ est-il unifiant ?

Si vous voulez penser à Jésus tel que dans le Nouveau Testament, il ne faut jamais le penser comme un sujet ou un individu quelconque posé là. Jésus n'est jamais hors de la relation au Père et hors de la relation à la totalité de l'humanité. Le mot Jésus n'a pas de sens quand nous pensons qu'il désigne un individu quelconque.

La double relation constitutive que je viens d'énoncer se trouve chez saint Jean à plusieurs reprises. Par exemple au chapitre 17 : « Père glorifie ton Fils ce qui est que le Fils te glorifie – là c'est le rapport constituant Père / Fils – selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement de la totalité de l'humanité. » Jésus accomplit l'humanité comme totalité vivante, c'est ce qu'il appelle « mon œuvre », et cela s'accomplit dans le moment qu'il appelle « mon heure ». Œuvre et heure sont deux mots majeurs de l'évangile de Jean.

► Moi comme traduction, j'ai « Tu lui as donné pouvoir sur toute chair » à la place de « Tu lui as donné d'être l'accomplissement de la totalité de l'humanité. »

J-M M : Quelle horreur ! En effet le mot exousia signifie éventuellement "pouvoir" avec le sens paradoxal du mot pouvoir, mais surtout il signifie "porter à accomplissement l'être des choses". Et "toute chair" c'est pasêssarkos, mais le mot chair signifie l'homme, et en hébreu kol basar (toute chair) c'est la façon juive de dire toute l'humanité. Nous reviendrons sur le mot de chair justement, il n'a rien à voir avec notre usage du mot de chair.

Une autre façon johannique de dire le rapport de Jésus et de l'humanité c'est : « Le Père lui a donné la totalité dans la main. » (Jn 3, 35). Il faudrait méditer cet "être dans la main", car à première écoute on pourrait très bien ne pas supporter d'être dans la main. En effet pour nous être dans la main c'est souvent être "sous la main" de quelqu'un ! Les plus beaux mots sont susceptibles d'être pris à rebours, il faut causer quand même.

 

III – Les verbes de réception

 

Nous n'avons pas développé encore le mot contempler dont j'avais marqué l'importance, et sur lequel il nous faut venir maintenant. J'avais dit que la contemplation est constituante de la gloire : en effet, de même qu'une parole n'est pas accomplie si elle n'est pas entendue, la gloire n'est pas accomplie si elle n'est pas contemplée, si elle n'est pas approchée. Nous avons donc ici un mot du recueil : que veut dire contempler dans ce cas-là ? Il faut que nous y soyons très attentifs parce que saint Jean a dans ce domaine un langage très rigoureux.

Pour ce qui est de l'accueil de ce qui vient, car ce qui vient ne vient pas sans accueil, nous pouvons lire au verset 12 que le mot basique, c'est le mot recevoir (lambaneïn), et ce mot de recevoir est commenté par pisteueïn (croire) : « 12Mais à tous ceux qui l'ont reçu… à ceux qui croient en son nom… » Un mode du recevoir c'est croire, mais il ne faut pas penser croire à partir de notre idée de croire.

 

1) Voir, contempler, regarder, constater…

J'ai dit que recevoir était un mot basique, croire un mot traditionnel. Ce recevoir est modulé ici dans contempler : « Nous avons contemplé sa gloire. » Et il ne faudrait surtout pas considérer que, dans cette expression, seul le mot de gloire est digne de méditation, car ce qu'il en est de cette contemplation mérite aussi un moment d'attention. C'est donc sur ce mot contempler que nous allons nous fixer maintenant.

À vrai dire je ne suis pas sûr que la traduction de théaomaï par "contempler" soit bonne. Disons que le vocabulaire du voir chez saint Jean comporte un certain nombre de mots et même à l'intérieur du chapitre 1 on peut en rencontrer au moins quatre de racines différentes :

– il y a le verbe horan qui est le mot le plus courant pour dire "voir" ;

– il y a le verbe blépô (v.29) qui signifie peut-être "regarder",

– il y a emblépô (v. 36, 42)

– et il y a ce mot-ci théaomaï (v. 14, 32, 38) que je traduis au verset 14 par contempler, mais qui se laisserait mal traduire par "contempler" dans les autres contextes où il prendrait plutôt le sens de "considérer".

Par ailleurs il existe un autre mot du vocabulaire du voir chez saint Jean, à savoir théôreïn, sur lequel nous avons déjà médité, qui n'est pas dans ce chapitre, et que je traduis par "constater" quand il est mis en opposition avec horan, pour marquer la différence Cela se trouve par exemple dans le récit de l'apparition de Jésus à Marie-Madeleine. Elle est au tombeau, elle "constate" des choses mais elle ne "voit" rien. Après que Jésus lui a dit la parole qui leur permet de se reconnaître mutuellement, elle peut dire « J'ai vu » car la parole donne de voir : «  j'ai vu le Seigneur », et "Seigneur" est un nom du Ressuscité car il est Seigneur au titre de la résurrection, de même que les titres de Christos, de Fils etc. C'est dit explicitement de la résurrection puisque, étant Seigneur, il a emprise sur tous les ennemis, et que le dernier ennemi c'est la mort. Qu'il soit Ressuscité et qu'il soit Seigneur, ça dit donc la même chose, c'est du moins ce que déploie saint Paul dans un passage de la première épître aux Corinthiens (il y a d'autres sources mais, entre autres, celle-ci).

Est-ce qu'il faut prêter attention à la différence entre le verbe horan (voir) et le verbe théaomaï qui est employé ici et que j'ai traduit par contempler ? Je crois que oui parce qu'on va venir à un texte fondamental qui marque explicitement la différence. Et cela nous ouvrira, pas simplement au problème du "voir", mais au problème des différents "sens" par lesquels est atteint Jésus dans sa dimension de Ressuscité ; mettons le mot de sens entre guillemets, on ne sait pas trop de quoi on parle pour l'instant. Ce texte auquel je fais allusion, c'est évidemment le début de la première lettre de Jean qui garde une certaine référence explicite avec notre Prologue puisqu'on y trouve « ce qui était dès le commencement » – c'est le premier terme de notre Prologue – et ensuite il est question du « logos de la vie », donc il y a aussi deux mots, logos et vie, qui sont également dans le Prologue qui forment une sorte de référence explicite.

 

2) Les verbes de réception en 1 Jn 1, 1.

J'ai parlé de l'accueil de ce qui vient. Or Jean multiplie les verbes de réception : entendre, voir, contempler, toucher, manger, boire, venir vers, et beaucoup d'autres. Il y a un certain nombre de ces verbes de réception qui sont des répondants ou des correspondants au venir puisqu'il n'y a pas de venir sans accueil. Parmi ces verbes il en est qui ont été spécialement médités par Jean dans leurs rapports réciproques.

Discours de Jésus ressuscité à ses disciples, Berna Lopez

Nous prenons ici le début la première lettre de Jean dont j'ai déjà dit qu'il fait une référence explicite à notre Prologue. « Ce qui était dès le commencement – la traduction n'est pas bonne, nous le savons, mais nous le verrons dans deux jours – ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont tâté (touché) au sujet de l'affaire de la vie (logos tês zôês). » La vie (zôê) chez Jean c'est toujours la vie de résurrection, qu'il s'agisse de la vie aïônios (éternelle) ou de la vie tout court, nous allons le voir : « Ce qui était advenu en lui était vie et la vie était la lumière des hommes » (v.4).

Ce qui nous intéresse ici c'est l'énumération des quatre verbes qui, probablement, peuvent se réduire à trois :

– « ce que nous avons entendu » : ceci vient en premier ; en effet ce qui fait l'ouverture de l'espace de résurrection c'est d'entendre la parole, la parole qui dit « Tu es mon Fils ». Il s'agit de la parole, c'est pourquoi on a « Dans l'arkhê était la parole ». Donc premièrement entendre.

– « Ce que nous avons vu » : entendre donne de voir. Saint Jean critique toute tentative de voir sans avoir entendu, à savoir la demande des signes pour croire. C'est d'entendre qui donne de voir, et c'est vrai du reste à un niveau tout à fait banal : nous ne voyons rien que dans les distributions implicites d'une langue et d'un discours. Nous ne voyons pas les choses en dehors de la parole, sinon un afflux, un magma de sensations, mais ce n'est pas voir. « Ce que nous avons vu de nos yeux » : quels yeux ? Nous allons répondre à cette question tout à l'heure.

– « Ce que nous avons contemplé » c'est le verbe que nous avons au verset 14. Marie-Madeleine disait « J'ai vu le Seigneur », et pour nous c'est « nous avons contemplé sa gloire ».

– « Ce que nos mains ont tâté (touché) au sujet de la résurrection (ou du Ressuscité) ».

On serait tenté de mettre le contempler du côté du voir, mais en fait il faut le mettre du côté du toucher, puisqu'ici « contempler la gloire » dit quelque chose de la plus haute expérience. Bien sûr la racine du mot théaomaï en soi ne le permet pas, mais la gloire garde dans ce verset sa signification hébraïque qui est celle de poids, de densité.

La structure johannique est donc celle-ci : c'est entendre qui donne de voir ; et voir (qui est dans la distance, dans la per-spective) s'accomplit en plénitude dans la proximité. Donc les verbes de la proximité sont  les verbes contempler et toucher qu'on vient de voir, mais aussi le verbe manger qui est de la plus haute intimité symbolique. On trouve cette structure en trois termes (entendre, voir, et un verbe de proximité) dans l'ensemble de l'évangile de Jean.

Par exemple nous avons l'équivalent dans le récit de Marie-Madeleine au tombeau (Jn 20). Nous venons de voir que c'est d'avoir entendu son nom propre qui la ré-identifie et lui donne de pouvoir dire « J'ai vu le Seigneur ». Et Jésus lui dit « Ne me touche pas », c'est-à-dire « Ne me touche pas encore », car toucher dit quelque chose de plus que voir. Pourquoi « pas encore » ? Car « Je ne suis pas encore monté vers le Père » dit Jésus. Pourtant vous me direz : ressusciter c'est monter vers le Père. Oui, mais la résurrection n'est pas accomplie tant que la totalité de l'humanité n'est pas dans la résurrection : « Va vers mes frères et dis-leur que je vais vers mon Père qui est désormais votre Père, vers mon Dieu qui est désormais votre Dieu. » (d'après le v. 17). Marie s'en va et dit « J'ai vu le Seigneur. »

Après les deux termes entendre et voir, le troisième terme est donc quasiment eschatologique, c'est-à-dire qu'il anticipe la plénitude de la proximité, la plénitude de la présence.

 

3) Nouvelle façon de structurer le Prologue.

Ceci nous aide à structurer d'un autre point de vue le Prologue dont nous avions configuré les espaces[13].

– En effet le premier titre qui est donné à Jésus c'est Logos (Parole). C'est la parole qui ouvre, et nous savons que c'est la parole qui donne de voir.

– Et le mot qui domine toute la suite, c'est celui de lumière, c'est-à-dire que nous sommes dans ce que la parole donne à voir, donc c'est le verbe voir qui implicitement joue sa fonction dès le verset 3 jusqu'à pratiquement le verset 12.

– Et enfin au verset 14 c'est la proclamation de l'expérience de résurrection dans son anticipation eschatologique, dans sa totalité, dans sa plénitude. C'est le lieu du toucher : la mention de chair et d'habiter dit la proximité accomplie du toucher, et le verbe employé est le verbe contempler qui appartient à cette troisième catégorie des verbes du toucher.

Vous avez donc ici à nouveau un principe de lecture.

Corps usuel et corps de résurrection[14].

Pour bien comprendre ces verbes, il faut savoir que tous disent l'accueil de la résurrection : entendre en plénitude c'est accueillir la résurrection ; voir peut dire la totalité de la résurrection et toucher aussi. Ce sont tous des verbes qui, pour apparemment sensoriels qu'ils soient dans notre discours, disent le recueil de la résurrection.

Tous les verbes de Jean sont des verbes du corps. Tous les mots de Jean sont des mots du corps y compris le mot esprit qui veut dire souffle (pneuma). Cependant il y a corps et corps. Ces verbes peuvent servir pour l'expérience banale et usuelle de l'entendre, du voir et du toucher mais ces mêmes mots sont assumés pour dire un tout autre accueil qui est l'accueil de la résurrection elle-même. Vous n'avez donc pas une distinction comme chez nous entre l'âme et le corps, mais entre le corps et le corps : entre le corps usuel et le corps de résurrection qui est le "corps pneumatique", comme dit saint Paul : sôma pneumatikon (corps pneumatique). Voilà une expression qui est totalement impossible dans notre langage puisque corps et esprit sont pris d'avance comme ce qui se distingue et s'oppose. Donc il faut entrer dans ce nouveau langage qui est infiniment plus riche en ce qu'il rend possible toute symbolique. La distinction du corps et de l'âme annihile toute possibilité de symbolisme, la distinction du corps dans le corps ouvre la possibilité du symbolisme.

C'était donc à propos du verbe contempler et de sa situation dans le discours général de la réception de ce qui vient. L'Évangile, c'est simple : il y a ce qui vient, il y a ce qui reçoit. C'est une venue. Venir est un nom de Dieu aussi important que être.

 

IV – « Le Logos fut chair »

 

Il y a un élément que nous n'avons pas regardé encore. « Et le Logos fut chair » : il faut entreprendre maintenant d'essayer de faire entendre la signification du mot de chair dans ce passage. Il faut d'abord faire une différence entre :

– notre usage du mot de chair,

– l'usage d'un point de vue culturel sémitique du mot de chair,

– et enfin l'assumation ici du mot de chair dans la perspective même de la nouveauté christique.

Il faut bien mesurer ces différences.

Nous avons vu que le sens de tous les mots de ce verset 14 était suspendu à l'expérience de résurrection, au terme de gloire. Évidemment le mot de chair est lui-même suspendu ici au mot de gloire, donc à mettre en rapport avec ce mot, mais pas dans un rapport hâtif qui serait une simple opposition : il y a la chair, il y a la gloire, car chair et gloire sont, dans le verset 14, des mots synonymes. Nous verrons l'autre emploi du mot de chair dans le verset 13.

 

1) Le mot de chair.

a) Chez nous.

Chez nous le mot de chair peut désigner un élément du composé humain : la chair (ou le corps) et l'âme, la chair (ou le corps) et l'esprit. On peut dire le corps ou la chair d'une part et on peut dire l'âme ou l'esprit d'autre part, mais c'est toujours cette même division binaire d'éléments qui composent. Et la décomposition de ces éléments, c'est la mort. C'est là notre héritage occidental.

b) Dans l'usage culturel de type sémitique.

Voyons d'abord la façon de dire "je", puis la façon de dire l'homme sous deux termes et enfin l'usage du mot de chair dans l'opposition chair et esprit chez Paul et chez Jean.

1. Pour se désigner lui-même, pour dire "je", la totalité de "je", l'homme peut dire  "ma chair" : "ma chair" signifie "moi". L'homme peut aussi dire "mon âme", "mon esprit", cela signifie aussi " moi". Par exemple dans le Magnificat : « Mon âme glorifie le Seigneur, mon esprit exulte de joie en Dieu mon sauveur. » Dans ce cas chair, âme, esprit ne sont pas des parties composantes, ce sont des aspects, des modalités pour dire moi. C'est à chaque fois la reprise de la totalité de l'homme sous un aspect, pas sous une partie, et c'est reconnu par n'importe quel exégète, ce n'est pas une invention. Le malheur c'est qu'ensuite on n'en tient pas compte pour poursuivre.

Par ailleurs nous avons déjà vu qu'en disant "ma chair", l'homme se désigne lui-même sous un aspect de faiblesse.

2. Pour dire l'homme il y a des expressions doubles. Par exemple "la chair et l'os". Ainsi quand Adam découvre Êve : « Voici l'os de mes os, la chair de ma chair. » (Gn 2, 23). L'os est une façon de dire l'homme qui est différente de la chair car la connotation n'est pas la même. En effet l'os dit l'aspect solide de la vie, d'abord parce que l'os est solide, et en plus parce qu'il est plus ou moins réputé garder l'élément ressuscitable alors que la chair se corrompt : « Vos os refleuriront comme le gazon » (Isaïe 66, 14). Une autre façon duelle de dire l'homme c'est "la chair et le sang".

Ces deux expressions "la chair et l'os" et "la chair et le sang" font partie des expressions qui disent la totalité de l'homme sous une bi-polarité, mais pas comme une dualité d'éléments. Vous avez par exemple : "le cœur et les reins" ; "le cœur et la bouche" c'est-à-dire l'intériorité et l'expression. Et aucun de ces mots ne désigne ce que nous appelons des organes qui seraient soient des parties intégrantes soient des parties composantes au sens ontologique du terme.

3. Enfin il y a des emplois corrélatifs de deux termes qui sont encore d'une autre structure, qui ne disent pas des éléments composants mais des principes opposés. Ainsi chez saint Paul la chair (sarx) et le pneuma (l'esprit) sont généralement des principes opposés, comme parfois chez saint Jean. La chair désigne le mode faible de vivre soumis à la mort et au meurtre, et le pneuma désigne un autre mode de vie qui est justement libéré et de la mort et du meurtre. C'est pourquoi on dit : « vivre selon la chair » ou « vivre selon le pneuma ».

 

2) Le mot de chair dans le verset 14.

Nous pouvons dire, dans l'usage qui en est fait au verset 14 (« Et le Verbe s'est fait chair »), que la chair continue à désigner la totalité du Christ et non pas une partie composante, mais la totalité du Christ vue sous son aspect de faiblesse. Or l'aspect de faiblesse du Christ est le lieu où se joue le mystère de toute force, en ce que le Christ assume librement la faiblesse et n'est donc pas dans la servitude d'avoir à mourir et d'être meurtrier : « Entrant librement dans sa passion (dans son pâtir) » comme nous disons dans la liturgie.

Alors lorsque le mot chair est employé à propos du Christ,  la chair désigne l'être christique dans sa totalité en tant qu'acquiesçant librement à la mort. C'est, nous le savons, ce qui retourne la signification de la mort qui perd l'aspect de servitude, celui d'avoir nécessairement à mourir : le Christ assume la mort dans la liberté et en fait donc une mort pour la vie, c'est-à-dire une mort dans laquelle la résurrection est inscrite. C'est pourquoi la résurrection du Christ peut être célébrée à la croix : son mode de mourir comporte en lui la résurrection.

Et c'est pourquoi saint Jean place la diffusion du pneuma (de l'Esprit) aussi bien à la croix (« Il livra le pneuma » Jn 19, 30) qu'ensuite lorsqu'il rencontre ses disciples et les insuffle (Jn 20, 22).

En effet la remise du pneuma est le ruissellement des deux fluides qui signifient le pneuma, à savoir l'eau et le sang, c'est le ruissellement de la vie dans le lieu même de la croix. Ceci se trouve dans le texte nous avons étudié l'an dernier : « Car il y en a trois qui rendent témoignage : l'eau, le sang et le pneuma, et ces trois sont pour dire un seul. » (1 Jn 5, 8)[15]. Ici je ne peux faire qu'allusion à cela.

 

3) Le passage du verset 13 au verset 14.

Ici se joue quelque chose d'essentiel parce que le mot de chair est prononcé de façon négative au verset 13 tandis qu'il est assumé au verset 14 : « 13Ceux qui ne sont pas nés des sangs ni de la volonté de la chair ni de la volonté du mâle mais qui sont nés de Dieu. 14Et le Logos fut chair… »[16] Il y a donc un rapport subtil entre les versets 13 et 14. C'est sans doute à l'intérieur de ce mot même de chair que se joue tout le mystère pascal.

Nous avons là une énigme majeure : quel geste sacrificiel[17], quel couteau traverse ce mot chair pour que, de la signification absolument négative qu'il a au verset 13, il surgisse comme disant l'égal de la résurrection au verset 14 ? Cela se joue entre ces deux versets.

Voici que « nous avons contemplé sa gloire » va se trouver décentré de l'ensemble par le double sens du mot de chair[18].

 

4) Et l'incarnation alors ?

► On nous a toujours appris que « Et le Verbe fut chair » est à entendre au sens d'incarnation, le mot incarnation lui-même étant formé à partir du mot chair.

J-M M : Le mot incarnation au sens théologique signifie l'union de deux natures en une seule personne. Évidemment il n'est pas question de ça chez saint Jean parce que les concepts de nature et de personne n'existent pas dans le Nouveau Testament.

D'autre part, dans le langage courant, par incarnation nous entendons plutôt quelque chose comme la fête de Noël par opposition à la fête de Pâques : l'incarnation signifie qu'il a pris une chair comme la nôtre, c'est l'apparition de Jésus au monde. Or le mot chair chez Jean, nous l'avons vu, n'a pas le sens qu'il a chez nous, et en plus Noël n'est pas l'apparition au monde. L'apparition au monde dans sa véritable dimension c'est la résurrection, et tous les autres épisodes ne sont que des relectures rétrospectives de ce qui se cache dans cette présence qui n'est pas encore manifestée en plénitude.

Et puis incarnation est un mot qui a beaucoup de faveur aujourd'hui, mais dans des sens dérivés : « Moi, Monsieur je ne suis pas dans les nuages, je suis incarné ». Mais rien de tout ça ne correspond à saint Jean.

Toute notre théologie est structurée sur création et incarnation. Dieu c'est « celui qui a fait tout ça », c'est le créateur et éventuellement il s'incarne, et une fois qu'il est incarné, il se passe ce qui se passe : il vit, il meurt et enfin il ressuscite ; peut-être qu'il aurait pu « ne pas ». Or rien ne précède la résurrection dans la structuration de l'Évangile : c'est à partir de la résurrection que tout s'entend y compris même le mot de création s'il a toutefois un sens, car il peut recevoir un sens mais ce sens vient de la nouveauté christique. Certes je ne dis pas que la personne qui dit « Je crois en Dieu créateur tout-puissant » et non « Je crois en Dieu Père tout-puissant » n'est pas en rapport avec l'Évangile car nous savons par ailleurs que la méprise est aussi quelque chose de positif. Mais néanmoins ce que nous cherchons ici c'est à éviter les méprises.

Du reste saint Jean n'a pas besoin de venir dans les termes de la chair, car tous ses termes sont des termes de la chair (entendue au sens du corps) : entendre, voir, toucher, marcher, courir, même le mot pneuma désigne le souffle. Donc ce n'est pas là que se joue la question.

 

5) Transformation pascale des verbes.

► Vous avez dit que la chair et la gloire était synonymes dans ce verset, est-ce que vous pourriez expliquer ?

J-M M : Précédemment j'ai dit que bien percevoir l'entendre, le voir et le toucher dont il était question ici réclame de nous une modification, une transformation de ces mots : ce sont bien des mots du corps mais ce n'est pas la façon usuelle d'habiter ces mots du corps. On a abusé de l'expression "sens spirituels", mais cette expression en elle-même ne serait pas mauvaise si elle était réentendue dans son lieu. On pourrait parler d'une "sensorialité pneumatique" par exemple.

 Or quelle est cette transformation et comment accéder à percevoir ce qui est en question ici ? Eh bien je pense qu'il y a un passage de saint Jean qui nous le dit : ce qui est à voir c'est le rapport de la chair et de la gloire, et ce rapport est précisément la Pâque, autrement dit c'est l'identité, le passage qui tient ensemble en les distinguant la mort et la résurrection. Il y a une Pâque de ce qui est recueilli du Christ, c'est-à-dire qu'il y a une transformation pascale de la signification de ces mots et de la réalité que désignent ces mots : il y a une transformation pascale de l'entendre, du voir et du toucher. Ceci se laisserait découvrir à la lecture du chapitre 12 de saint Jean versets 20-26. Je vais simplement le gloser puisque nous ne sommes pas dans ce chapitre  maintenant.

Des Hellènes, c'est-à-dire probablement des Juifs de la diaspora hellénistique, sont montés à la fête de Jérusalem et disent à Philippe : « 21Nous voulons voir Jésus. » Magnifique programme ! Philippe le dit à André. André et Philippe vont ensemble le dire à Jésus. La réponse de Jésus est vraiment très étonnante, elle a l'air, comme d'habitude, pas du tout pertinente à première lecture. Voici ce qu'il répond : « 23L'heure est venue que soit glorifié le Fils de l'homme – le voir c'est donc le voir dans sa dimension de gloire, c'est ce qui l'identifie véritablement  –  24Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il demeure seul, mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Donc voir Jésus, ce sera finalement le voir dans sa mort et sa résurrection parce que, en dépit des apparences, ce texte répond bien à la question. Il y a ensuite une phrase qui peut être entendue de façon horrible, mais qui est tout à fait essentielle aussi : « 25Celui qui aime sa vie (sa psychê) la perd ; celui qui hait sa vie dans ce monde la garde pour la vie éternelle – là on pourrait parler longuement de cette phrase pour elle-même mais ce n'est pas mon projet immédiat – 26Si quelqu'un me sert, qu'il me suive et où je suis, mon serviteur sera là aussi. » En effet le chemin que je vais suivre, qui est le chemin de la mort vers la résurrection, est aussi le chemin de celui qui veut venir vers moi. Autrement dit il y a là une transformation, une Pâque, disions-nous, du désir de voir et de la signification du verbe voir. C'est un fait que, à certains égards, voir Jésus dans sa dimension de Ressuscité, c'est précisément la mort de notre mode usuel de voir (qui s'appelle constater dans ce passage de saint Jean auquel je faisais allusion). Autrement dit c'est le non-voir au sens usuel du terme et l'absence de Jésus qui sont la condition même de la détection de sa plus grande présence.

Donc il est certain qu'ici les mots de voir et toucher prennent un sens inouï, non-entendu dans le registre usuel.

Sur quoi se fonder : voir, toucher, entendre ?

Alors comment pratiquement situer les choses de ce genre ? Il ne faut pas oublier que, là encore, ce qui donne de voir, c'est premièrement d'entendre, c'est-à-dire que cette sensorialité pneumatique est toute entière fondée sur l'écoute d'une parole. Elle n'a pas d'autre lieu que la parole. Ce voir et ce toucher qui peuvent être de quelque manière le fait de nous-mêmes aussi, s'ils sont pris dans leur sens non-banal, ne sont que des développements de ce qui est premièrement entendre, entendre cette parole. Il y a ici un corps qui est un corps de parole, un corps verbal, pas un corps de discours, ni un corps verbeux, ni un corps de bavardage, mais un corps de logos qui est tout entier dans l'écoute.

Voici quelque chose qui, pour nous, est à première vue assez inquiétant, parce que nous avons accoutumé de fonder notre certitude sur le voir et le toucher plutôt que sur l'entendre. En effet dans notre monde depuis toujours, et je pense de façon encore plus singulière dans la modernité, s'opposent d'une part ce qui se voit et ce qui se touche, et d'autre part l'ouï-dire et ce qui est connu par ouï-dire. Ce qui est connu par ouï-dire est vraiment de consistance faible, et de toute façon mérite d'être reconduit au voir et au toucher pour être vérifié. C'est bien cela le processus spontané de notre fonctionnement. Or ce processus est largement illusoire. Nous n'avons pas à choisir, comme nous le croyons spontanément, entre une conception du monde qui serait fondée sur la réalité des choses parce qu'elle serait fondée sur le toucher et le voir, et d'autre part une pensée et une façon d'être au monde qui, elles, ne seraient fondées que sur la parole. En réalité notre pensée prétendument fondée sur le toucher et le voir est radicalement fondée sur une autre parole, c'est-à-dire sur la parole de notre discours qui tourne notre regard vers le fait de privilégier certaines choses. En effet tout est dans la parole, tout est dans le discours. Les articulations de notre langue, ce sont elles qui répartissent pour nous les alternatives qui sont de notre expérience elle-même. Nous ne voyons qu'à partir de la parole. Nous ne voyons qu'à partir d'une langue. Avant la parole, en deçà de la parole, il n'y a que sensorialité indistincte. Les choses s'articulent à partir d'une parole, et le grave c'est que la parole d'Occident est justement une parole impensée, c'est-à-dire qu'elle donne l'illusion de l'immédiateté du toucher et du voir. Or, bien sûr, cette illusion qui fonctionne empiriquement est largement dénoncée par le philosophe et par le scientifique qui réintroduisent d'autres types de discours que ceux de notre empirie pour dire la chose.

Néanmoins il est important de voir que finalement ce choix, parce que c'est un choix qui n'est pas autre chose que celui du don, est aussi un lieu de liberté. Il ne faut pas se tromper sur sa nature : ce n'est pas tellement un choix entre la sécurité du voir et du toucher immédiat de la chose et l'incertitude de l'ouï-dire, c'est le choix entre deux paroles. Il y a d'une part notre parole native de l'Occident et d'autre part une parole qui, par avance, provoque la suffisance de notre parole native et esquisse des ouvertures à la signification possible même de nos mots les plus usuels et les plus simples.

 

Résumé du parcours fait.

Vous avez vu que ce simple mot de contempler nous a ouvert beaucoup de réflexions. Je résume simplement. Dans un premier temps nous avons examiné le vocabulaire de l'accueil, puis le vocabulaire assez complexe du voir. Nous avons situé le verbe contempler dans le vocabulaire de la sensorialité dont Jean se sert pour dire la résurrection. Nous avons dit à ce propos que la distinction établie n'était pas la répartition entre le sensible et l'intelligible, entre un corps et une âme : nous avons dit que tout était du langage sensoriel et que ce langage sensoriel néanmoins était travaillé à l'intérieur de lui-même par un passage. Autrement dit le recueil du rapport mort / résurrection dans le Christ n'est pas simplement reçu comme un objet que l'on dit mais comme une activité qui travaille en nous ce qu'il en est de voir et d'entendre, qui nous fait vivre la Pâque même de notre connaissance. Et puis dans un dernier moment j'ai esquissé rapidement une comparaison entre le lieu où l'on privilégie le voir et le toucher parce que ce sont des choses qui nous touchent, et le lieu où est privilégié l'entendre, en manifestant qu'il y a probablement une certaine illusion, une certaine méprise, que le problème est mal posé, et que le véritable choix qui s'offre à nous est celui de la parole que nous acceptons d'entendre, celle dans laquelle nous retrouvons le mieux l'être même de ce que nous sommes.

► Ce qui me frappe c'est que cette parole de l'Évangile met en cause la parole d'Occident, et qu'il nous faut constamment reprendre le contact avec elle, d'une manière individuelle ou collective, sinon il y a comme une invasion de notre bonne nature.

J-M M : Je crois que c'est parfaitement vrai et que ce qui est en question ici c'est justement la signification du passage qui est celui de la Pâque. La Pâque n'est jamais quelque chose qui a eu lieu et qui est acquis. Saint Jean l'affirme par exemple dans ce passage : « Je vous écris une disposition nouvelle,… à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière déjà luit » (1 Jn 2, 8). Mais ce n'est pas en l'an 30 de notre ère que la ténèbre est passée et que la lumière a commencé à luire. Autrement dit c'est une chose qui est constamment à vivre et à faire, de telle sorte que, rêver que nous sommes dans la lumière de façon acquise, est non seulement une forme illusoire et utopique, mais probablement mortelle. Ce que saint Paul appelle le corps de mort, c'est ce que nous regardons comme vivant, et cela n'a pas d'importance, car il est probablement ce qui nous tient en vie néanmoins.

Je veux dire que c'est dans ce rapport non accompli que se situe ce que nous appelons notre vie, et rêver d'autre chose, c'est s'établir dans l'utopie du Christ modèle à imiter ou je ne sais quoi. La grande révélation du Christ n'est pas d'être un modèle, il est beaucoup plus que cela. Il est la réalité même de notre vie que nous ne sommes pas. C'est pourquoi le rapport ultime entre la mort et la vie entendues en ce sens n'est pas un rapport de contrariété ou d'exclusion, c'est – j'ose à peine le dire parce que ce mot est compromis par toutes sortes de choses – c'est le mot de pardon. La plus intime façon d'être deux dans le monde, c'est le pardon, c'est-à-dire ce qui fait que la mort ou le meurtre sont reconnus, mais ne sont pas reconnus pour redoubler la mort ou le meurtre. Ceci évite tout à la fois l'utopie du faux bien et le pessimisme absolu du tout mortel. Il y a un rapport à Dieu qui n'est pas un rapport d'exigence du bien ou du mérite, mais un rapport de donation, un rapport de grâce, un rapport de gratuité. Nous reverrons cela.



[1] Nous n'avons pas l'enregistrement du tout début de la session.

[2] Dans le texte biblique, souvent le mot Dieu est accompagné de l'article. C'est pourquoi J-M Martin aime dire "le Dieu".

[3] « Tout homme qui nie le Fils n’a pas le Père. Celui qui confesse le Fils a aussi le Père. » (1 Jn 2, 23).

[4] « J'ai contemplé le pneuma descendant comme une colombe du ciel et reposant sur lui » (Jn 1, 32).

[7] « La question de la suffisance (kaukhêma, kaukhêsis) plutôt que de l'orgueil comme on traduit habituellement, c'est au fond la question de savoir sur quoi je me repose, c'est-à-dire sur quoi je mets ma sécurité (plutôt que ma fierté). Qu'est-ce qui est suffisant pour m'assurer ? Comme en général on se repose sur soi-même, on est auto-suffisant. Or ce qui apparaît dans le Nouveau Testament, c'est que ma suffisance n'est pas en moi. Ma suffisance, autrement dit l'accomplissement de mon être à venir, est placé dans un autrui. Seul un autrui m'accomplit et singulièrement Dieu même. Je n'ai pas en moi de quoi m'accomplir. « Nous avons notre suffisance (kaukhômétha) dans l'espérance de la gloire de Dieu » (Rm 5, 2) En fait, pour Paul notre suffisance est placée dans l'espérance. Il y a en effet deux grandes altérités : celle d'autrui et celle du futur, c'est-à-dire du temps. Donc il y a un retrait de ce qui est l'essentiel de moi-même : je ne suis pas égal à moi-même ou je n'ai pas de quoi m'accomplir seul. Cela se dit négativement mais c'est d'une grande ouverture par rapport à la crispation qui nous constitue. » (J-M Martin, Saint-Bernard, 05/10/1994).

[8] La première chose qui est la question du Fils a déjà été traitée, et la troisième chose (auprès du Père) n'a pas été traitée en tant que telle ici, elle est abordée au II du chapitre VII dans le commentaire des versets 1 et 2 (auprès de Dieu).

[9] « Dieu dit : “ Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; et vas-t-en au pays de Morija, et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je te dirai.” » (Gn 22, 2).

[10] Voir le chapitre V de cette session, la fin du I.

[11] « C'est par la foi qu'Abraham offrit Isaac, lorsqu'il fut mis à l'épreuve et qu'il offrit son fils unique (monogénês), lui qui avait reçu les promesses et à qui il avait été dit : "C'est d'Isaac que naîtra une postérité". Il signifie que Dieu est capable même de ressusciter les morts ; aussi il recouvra son fils en parabole. »  (Épître aux Hébreux 11, 17-19).

[13] Au chapitre précédent, l'étude des théophanies avait permis de structurer le Prologue autour du verset 14.

[16] Le verset 13 est étudié au chapitre IV de cette session.

[17] J-M Martin désigne très souvent le mot chair qui se trouve au verset 14 comme étant « chair sacrificielle » : « Qu'est-ce que le mot de chair dans ce verset 14 ? C'est la chair sacrificielle, c'est-à-dire la mort ne faisant qu'un avec la résurrection puisque tout ce verset parle de la même chose : il parle de la résurrection c'est-à-dire de la mort / résurrection. » (Saint-Bernard Novembre 1997).

[18] Voir le chiasme au chapitre IV, à la fin du I.

 

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