1JEAN. Ch VI. Lecture commentée de 1Jn 2, 12-29
Voici la suite de la session animée en 2009 par Jean-Marie Martin sur "Connaître et aimer dans la première lettre de Jean" : il s'agit de la lecture continue de la deuxième partie du chapitre 2. Les versets 12-14 parlent de divers aspects de toute foi, et sont occasion de montrer la relation qui existe entre la filiation et la levée du péché. Les versets 15-17 sont occasion d'entendre les mots "désir" et "volonté" dans la structure semence / fruit, et de faire des rapprochements avec la même structure dans le stoïcisme. Les versets 18-27, avec le thème des Antéchrist, sont dans un langage apocalyptique qui est en lien avec la situation de la communauté à laquelle Jean s'adresse ; ils sont occasion de donner des précisions sur "avoir ou non la foi", sur conscience et connaissance, sur le chrisma, etc.
- Lien vers la présentation de la session et de la transcription : 1JEAN- Présentation et introduction, table des matières de la transcription.
- Le chapitre précédent : Ch V. Les mots amour et aimer dans le NT et en Occident.
- Le chapitre suivant : Ch VII. Lecture commentée de 1 Jean 3.
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Chapitre VI
Lecture commentée de 1 Jean 2, 12–29
1°) Lecture des versets 12-17.
Nous en sommes au verset 12 du chapitre 2. Une série de trois versets dont nous avons déjà anticipé, sinon l'explication, du moins un des fruits.
« 12 Je vous écris, petits-enfants, de ce que vos péchés vous sont levés à cause de son nom. 13 Je vous écris, pères, de ce que vous l’avez connu dès l’arkhê. Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le mauvais. – Et puis une reprise quasi à l'identique.
14 Je vous ai écrit, petits-enfants, de ce que vous avez connu le Père. Je vous ai écrit, pères, de ce que vous avez connu celui qui est dès l’arkhê. Je vous ai écrit, jeunes gens, de ce que vous êtes forts, que la parole de Dieu demeure en vous et que vous avez vaincu le mauvais. » (1 Jn 2)
Vous avez ici une sorte d'égalité entre les termes petits-enfants, pères, jeunes adultes, et ce qui fait qu'on peut les appeler ainsi (l'explication qui correspond à ces différents titres). On peut penser bien sûr que Jean écrit à différents membres de la communauté à laquelle il s'adresse : les petits-enfants, les pères, les jeunes. Je pense plutôt qu'il déploie ici trois aspects de toute foi qui a un côté filial, un aspect paternel, et un aspect d'adulte, probablement. Mais ce qui est intéressant, c'est que les égalités sont très claires à propos des pères et des jeunes gens – les motifs, si vous voulez, les raisons pour lesquelles il les appelle pères ou jeunes gens, c'est limpide. Pour les petits-enfants, non.
a) Filiation et levée du péché.
« 13Je vous écris, pères, de ce que vous avez connu celui qui est dès l’arkhê – en effet les générations remontent jusqu'à l'arkhê. – Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le mauvais… Je vous ai écrit, jeunes gens, de ce que vous êtes forts– c'est la caractéristique de la jeunesse que d'être fort. Et nous rentrons ici dans la thématique du combat spirituel – vous avez vaincu le mauvais ». C'est tout un ensemble bien connu dans le Nouveau Testament.
Mais « 12Je vous écris, petits-enfants, de ce que vos péchés vous sont levés à cause de son nom» quel rapport ? Le rapport n'apparaît pas. Or il doit bien y avoir un rapport puisqu'il y en a un dans les deux autres cas. Eh bien, cela confirme ce que je dis : pour Jean, même si ça n'a pas de sens dans un premier moment pour nous, il y a une égalité de sens entre être fils (fils au pluriel) et être pardonnés.
Et ceci nous reconduit à l'imaginal foncier, à l'icône première qui ouvre l'Évangile, à ce sur quoi il faut toujours faire référence pour ne pas rester dans des concepts mais pour avoir l'icône devant les yeux, cette image qui est construite comme la célébration anticipée de la Résurrection. Et la célébration anticipée de la Résurrection, ce qui ouvre l'Évangile, c'est le Baptême du Christ. Rapport ciel / terre.
Le Baptême : plongé dans les eaux, relevé. Quand il se relève, il entend la voix venue du ciel : « Tu es mon fils », la salutation dont nous avons dit qu'elle était salutation à Jésus et à la totalité de l'humanité en lui. Et puis le témoignage de la terre, les deux témoignages croisés puisque la vérité se tient dans le témoignage de deux. Se rassemblent beaucoup de motifs proprement johanniques dans la lecture de cette icône, de cette scénographie. Et la voix du Baptiste : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde ». Les deux doivent dire la même chose pour que le témoignage soit vrai. Donc « Tu es mon Fils » et « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde », ça dit la même chose. Ceci nous conduirait par ailleurs à penser qu'il y a un rapport – peut-être essayer de penser la qualité de ce rapport – entre le pardon, l'indulgence disons, et la paternité.
Certes le rapport Père-Fils ne se pense pas en premier à partir de la psychologie, je veux dire par là à partir de ce que nous appelons le sentiment paternel ou choses de ce genre. Non, ce serait faire fausse route que de partir de là. Père-Fils se pense dans une toute autre région et un tout autre modèle que ce qu'évoquent paternité et filiation, surtout en plus dans notre moment de culture. Parce que vous trouveriez exactement le contraire.
Quand vous lisez : « Le Fils ne fait rien qu'il ne voit faire au Père » – votre réaction peut être : « Conformiste, le mec » ! Mais la psychologie complexe du rapport père/fils est quelque chose de différent de ce qui est en question ici : le père étant semence, le fils ne peut être que le produit de cette semence. C'est une grande sagesse antique qui se trouve comme toujours dévoyée dans les dictons : “tel père, tel fils”. C'est toujours rabaissé à un autre niveau, mais c'est la mêmeté de la semence et du fruit. C'est pourquoi Jean dit explicitement : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même sinon ce qu'il voit faire au Père » (Jn 5, 19) – il ne peut pas –, et Jésus dit à propos de l'autre semence, à propos du diabolos – car il y a deux grandes semences – « Vous êtes les fils du diabolos et vous ne pouvez pas faire autrement que vouloir me tuer » (d'après Jn 8)[1] car il est le meurtrier principiel,le prince même du meurtre. Voilà comment se pense le rapport père-fils chez Jean…
Il n'est peut-être pas à exclure que la paternité puisse impliquer quelque chose comme l'indulgence. Je suis frappé de ce que, en allemand, der sohn, le fils, soit de la même racine que die Verzeihung, le pardon. Mais c'est un petit indice qui ne prouve rien.
Donc j'ai insisté un petit moment sur ce point parce que ça nous permet de relever les thèmes essentiels, de confirmer la justification (la possibilité de sens pour Jean) du rapport filiation et levée du péché.
Je rappelle que le Mauvais est un des noms de la personnification du diabolos. C'est ainsi que, pour bien traduire le Notre Père, il faudrait traduire « Tire-nous du Mauvais » alors qu'on dit « Délivre-nous du mal »[2]. L'expression « Tire-nous du Mauvais » se trouve ailleurs en Jn 17, 15.
« 15N'aimez pas le monde ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'agapê du Père n'est pas en lui. 16Puisque tout ce qui est dans le monde, le désir de la chair et le désir des yeux et l’enflure des ressources, n’est pas du Père, mais du monde. 17Et le monde passe ainsi que son désir mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure pour l’aïôn (pour toujours). » (1 Jn 2)
Le verset 13 commence par “N'aimez pas” avec le verbe agapan. C'est assez étrange que le verbe de l'agapê soit employé dans un sens négatif : “N'aimez pas le monde”. Et le monde n'est pas ce que nous appelons le monde, mais le mode d'existence dans lequel nativement nous sommes, sous la dépendance ou la servitude de la mort et du meurtre[3].
b) Verbes et substantifs.
Occasion pour dire quelques mots sur le rapport entre les verbes et les substantifs. Regardons ce qu'il en est pour aimer et connaître. Curieusement, pour ce qui est du connaître, ce n'est pas le substantif gnôsis (connaissance) qui apparaît, mais c'est le verbe gignôscô. En revanche pour ce qui est de l'agapê, le substantif agapê se trouve abondamment, le verbe agapan est moins fréquent. Aussi le substantif agapê a-t-il toujours le sens plein de l'agapê de Dieu tandis que le verbe agapan peut prendre le sens banal du verbe aimer, sans référence à l'agapê proprement dit. Ce sont des petites nuances de vocabulaire, peut-être ne s'expliquent-elles pas particulièrement.
Par exemple le mot pistis (foi) qui est un mot fréquent chez Paul, se trouve une fois chez saint Jean, justement dans cette épître, alors que le verbe pisteueïn (croire) s'y trouve abondamment. Et comme la même racine sémantique signifiante n'est pas traitée de la même manière selon la forme grammaticale du substantif ou du verbe, ça donne quelques indications. Le mot de foi – de même que le verbe correspondant – ne désigne pas nécessairement la foi dans le grand sens du terme. Il est employé pour dire par exemple que des gens croient en lui, mais au sens de croire qu'on croit, en désignant autre chose que la vérité de l'acte de foi. Ici donc agapan.
Ceci pour marquer qu'il y a des préférences de vocabulaire avec lesquelles il faut se familiariser, mais que nous n'avons pas une écriture terminologique. Il n'y a pas un mot ou une forme qui soit définitive une bonne fois pour toutes. Or c'est un peu le vœu de notre pensée. On voudrait qu'il y ait un mot pour une chose : une écriture terminologique. Dieu merci, il n'en va pas ainsi, car tout l'intérêt de la parole se glisse dans les subtilités, les différences d'usage, ce qui oblige à la présence à la parole.
Nous allons trouver bientôt un exemple qui nous touche, parce que nous avons fait une différence entre connaître et savoir. Or nous allons trouver tout à l'heure le verbe savoir pris dans le bon sens alors que nous disions que le véritable connaître était un non-savoir. Et cela parce que cette écriture n'est pas terminologique. Le mot "savoir" prend un sens particulier quand il est mis en rapport avec le verbe "connaître" mais, quand il est sans ce rapport, il a la capacité de dire un connaître sans le qualifier davantage. C'est assez difficile à énoncer, donc nous allons le voir sur pièces.
Ceci, c'est à propos de la forme verbale agapan, qui se trouve aussi dans le bon sens du terme : « le Père aime… », mais qui, dans « n'aimez pas…» ne fait pas signe vers le sens authentique profond de ce qu'est l'agapê chez saint Jean.
c) Désir et Volonté.
Plus important : « Tout ce qui est dans le monde, le désir (epithumia) de la chair… ». Le désir désigne la semence, donc semence d'une humanité faible. De même le mot volonté dit la semence. Pourquoi y a-t-il tantôt désir, tantôt volonté ? Parce que le verbe vouloir est préféré quand c'est la bonne semence et pour la mauvaise semence, c'est le terme de désir – mais pas le désir dans le sens qu'il a chez nous ; notre désir n'est pas en soi mauvais, bien sûr, et c'est pourquoi le mot correspondant a été traduit par concupiscence, par convoitise. Convoitise est une bonne traduction, c'est une façon de dire un désir qualifié en mal. Par rapport à notre vocabulaire à nous, le désir est à priori non qualifié en mal ou en bien[4].
Le mot volonté va venir, c'est pourquoi nous revenons au Notre-Père. L'expression « Que ta volonté soit faite » est souvent prononcée par nous dans un registre affectif de résignation : « tu es le plus fort, que ta volonté soit faite ». Or ce n'est pas du tout le sens.
Nous qui vivons dans l'autarcie présumée des individus et donc du conflit éventuel, nous pensons plutôt spontanément le mot volonté dans un rapport de conflit. Ce n'est pas ce qui est question ici. Le mot volonté désigne le désir en Dieu tel qu'il se révèle et qui est le désir de notre accomplissement, de tous et de chacun en son propre. Quand je dis « que ta volonté soit faite » je dis : « que le meilleur de moi advienne ». Et ceci, je dois le demander avec jubilation plutôt qu'avec résignation, il me semble. Autrement dit, la tonalité elle-même change dans cette perspective. Par ailleurs si on n'a pas ce présupposé très important, assez étonnant pour nous, de la référence à la semence pour entendre ce que veut dire désir et ce que veut dire volonté, on se demande ce que la volonté de Dieu vient faire à la fin de ce texte, comme si c'était une petite conclusion moraliste aux versets qui précèdent : ce qui nous retire de la juste et bonne tonalité du texte.
Donc il y a une deuxième semence, la semence de celui qui régit le monde, la semence du diabolos, de celui dont les fils sont les pécheurs. Ceux-ci sont caractérisés ici par un ternaire assez étrange. On n'en connaît pas l'équivalent dans toute l'Écriture. Voici cette énumération ternaire :
- « le désir de la chair », donc le désir de l'humanité faible, de l'humanité en servitude;
- « le désir des yeux », quelque chose comme l'envie, j'imagine ;
- « et l'enflure du bios ».
Le mot bios est très important. Il nous est très familier par la biologie et par la biographie. Ce mot de bios, qui dit la vie, donne lieu à une science du type de la biologie et depuis longtemps donne lieu à l'usage de la biographie, qui consiste à décrire la vie dans son parcours, de la naissance à la mort. Il désigne donc notre vie native, la vie que nous connaissons nativement, et ce terme n'est jamais employé pour désigner la vie éternelle. C'est pourquoi il y a d'immenses confusions lorsque, pour des problèmes éthiques au sujet de la vie, on emploie les traductions sans égard pour savoir si c'est bios ou si c'est zoê. Même dans notre usage courant, nous faisons cette erreur. « Je suis pour la vie, moi, Monsieur ». En fait ce n'est pas le même mot, et de façon constante, rigoureuse. Donc il faut faire bien attention par rapport à notre usage du mot de vie.
Il y a donc deux mots, bios et zoê. Et il y a l'expression de “vie aiônios” qu'on traduit par éternelle – il faudrait dire “nouvelle” : « vie nouvelle et éternelle » comme il est dit – la vie nouvelle, la vie christique dans sa différence d'avec le bios qui est ce que nous appelons couramment la vie dans notre langage aujourd'hui. Et faire la différence ne veut pas dire qu'il y a une séparation absolue mais qu'il y a matière à faire attention. D'autre part il est probable que, même ici, dans ce contexte, ça ne désigne encore rien de ce que j'ai dit à propos du bios, de la biologie et de la biographie. Peut-être faudrait-il traduire ici bios par “les vivres”, les ressources. Je dis les vivres parce que je garde la racine du mot vivre. Qu'est-ce qui me faire dire cela ? Le mot bios n'est pas fréquent dans nos Écritures, en particulier chez saint Jean. Or nous allons lire au chapitre 3 : « 17Si quelqu'un a du bios du monde et qu'il voit son frère dans le besoin et qu'il lui ferme son cœur, comment l'agapê de Dieu demeure-t-elle en lui ? ». Avoir du bios pour un frère qui est dans le besoin, c'est avoir des ressources. Donc je le cite à propos du mot bios.
d) Rapports avec le stoïcisme.
Quoi qu'il en soit de ce ternaire, l'ensemble désigne l'épithumia, c'est-à-dire la convoitise. J'aurais dû dire par ailleurs que ce chemin important, le chemin qui va de la semence au fruit, est très compréhensible dans la symbolique de la semence, mais qu'il a son équivalent dans le monde stoïcien – le stoïcisme ancien, le stoïcisme grec. On connaît le stoïcisme dans notre vocabulaire surtout par le stoïque, qui désigne une espèce de raideur d'attitude propre au stoïcisme romain tardif. Le stoïcisme ancien a une physique et une logique très différentes des nôtres ; elles ont une certaine proximité de fait avec la physique et la logique de la pensée non proprement occidentale, car il y a probablement des racines un peu orientales dans les articulations de la pensée stoïcienne.
Justement, le stoïcisme possède cette idée de sperma, de pneuma spermatique, de souffle séminal, qui va à produire l'homme – à produire, c'est-à-dire à faire venir devant, produire mais pas fabriquer. Le mot produire est un très beau mot à l'origine, avant qu'il n'ait la signification de produits manufacturés des grandes surfaces ou d'opérations bancaires. Produire, amener devant, amener à paraître, à être – le paraître qui est être. Nous avons la semence qui est liquide, sperma, semence en grec, qui a besoin de prendre consistance et prend pour cela élan (hormê) vers son achèvement – hormê est employé par Paul à ce sujet-là aussi. Elle se corporifie, elle vient à corps. Venir à fruit, venir à corps accompli : j'ai employé ces mêmes mots à propos de l'usage que fait Paul du rapport mustêrion-apocalupsis – apocalupsis, dévoilement accomplissant : ce qui fait venir à être et à être visible, ce qui donne à voir simultanément. Ce mouvement-là est dans la symbolique semence-fruit, abondante dans nos Écritures, symbolique qui est attestée par ailleurs dans d'autres vocabulaires, elle se trouve aussi dans le stoïcisme ancien. Je veux dire par là que ce n'est pas quelque chose d'inouï, mais que ça induit une forme de pensée tout à fait différente de la nôtre, une articulation de gestes premiers de la pensée tout à fait différents des nôtres.
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Nous faisons maintenant une lecture continue de la suite (v. 18-27), et nous recueillons chemin faisant le plus grand nombre possible de remarques qui ont trait à la connaissance et à l'agapê. Mais pour autant elles ne sont pas réunies dans un ensemble cohérent. C'est une sorte de chemin préparatoire, de chemin vers ce que veut dire connaître.
2°) Les versets 18-29.
Du verset 18 jusqu'à la fin nous avons un ensemble d'un seul tenant que je vais lire d'un trait, et qui va introduire quelque chose de nouveau.
a) Première lecture rapide des versets 18-27.
« 18 Petits enfants, c’est la dernière heure. Vous avez entendu que l'Antichrist vient et maintenant de nombreux Antichrists sont venus, d’où nous savons que c’est la dernière heure. 19 Ils sortirent de nous mais ils n'étaient pas des nôtres car s'ils avaient été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous. Mais c’est afin que soit manifesté qu’ils n'étaient pas tous des nôtres.
20Et vous, vous avez un chrisma venu du Sacré et vous savez tous. – il y a quelques manuscrits qui disent “vous savez tout” mais c'est incertain. Probablement, c'est : “tous vous savez”, vous avez le savoir – 21Je ne vous écris pas de ce que (parce que) vous ne savez pas la vérité, mais de ce que (parce que) vous la savez et que aucun falsificateur (pseudos) n’est de la vérité. 22Qui est le faussaire, sinon celui qui nie que Jésus est le Christos ? Celui-là est l'antichristos : celui qui nie et le Père et le Fils. 23 Tout homme qui nie le Fils n’a pas le Père. Celui qui confesse le Fils a le Père. – vous avez ici un usage de ce magnifique verbe avoir : vous avez le chrisma, vous avez le Père, vous avez la Vie –. 24Vous, ce que vous avez entendu dès l’arkhê, que cela demeure en vous. Si demeure en vous ce que vous avez entendu dès l’arkhê, demeurez vous aussi dans le Fils et dans le Père. 25Et c’est ceci la promesse qu’i nous a promise, la vie éternelle (aiônios). – Le mot promesse (epangelia) comporte angelia, l'annonce, mais avec le préfixe epi, promesse de la vie éternelle, zoê tês aiônios. – 26Je vous ai écrit ces choses à propos de ceux qui vous égarent (planôntôn). 27Mais vous, le chrisma que vous avez reçu de lui, qu’il demeure en vous. Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne. Mais comme le chrisma vous enseigne au sujet de tout, qu'il est vrai et qu'il n'est pas falsificateur, et selon qu'il vous a enseignés, demeurez en lui. »
b) Les grandes articulations de ce texte.
Voilà un morceau, quelle est sa cohérence, comment vient-t-il là ? C'est très subtil. Qu'est-ce qu'il y a de nouveau à première vue dans ce texte ? Deux choses essentiellement :
– Il est fait appel à une pensée de type apocalyptique sur la proximité de la Parousie, de la Venue. Nous n'avons pas du tout développé cette question. On dit que les apôtres se sont trompés : ils pensaient que la Parousie serait proche. Ils ne se sont pas trompés du tout ! Ils sont plus proches de la Parousie que nous ne le sommes aujourd'hui. La temporalité johannique que nous avons étudiée ailleurs est quelque chose de très étrange. Donc nous avons ce langage de la venue des Antichrists qui précède la Parousie (la venue du Christ), qui est un thème apocalyptique et qui est utilisé ici par Jean pour décrire la situation dans laquelle se trouve sans doute la communauté à laquelle il s'adresse – s'il s'adresse à une communauté particulière, ce qui après tout n'est pas sûr – communauté dans laquelle il y a de l'hérésie, de la dissension. Cette situation est bien connue pour les Églises pauliniennes à partir des épîtres de Paul. Ici il y a donc un certain nombre d'adversaires qui sont visés.
– Il y a l'introduction de la thématique du pneuma, peut-être que le mot n'apparaît pas, mais il est en question. Ce thème est repris au début du chapitre 4. Le chapitre 3 va faire un intermédiaire et nous retrouverons « Bien-aimés ne croyez pas à tout pneuma mais vérifiez les pneumata, s'ils sont de Dieu. En ceci vous connaissez le pneuma… ». Il y a des pneumata faux et vrais. Ce thème des annonces fausses entoure le chapitre 3.
C'est pour cela que je prononce ici dès maintenant le mot de pneuma. Je suis fondé à le prononcer parce que Jésus a, dans ce passage-là, le titre de Christos. Il faut bien voir que, dans un premier temps, les différents titres ne s'égalent pas et que si l'un est employé, c'est qu'il y a une raison. « Si quelqu'un nie que Jésus est le Christos » : “Christos” correspond à un substantif que j'ai prononcé en grec et qui est le “chrisma”, « vous avez un chrisma venu du Sacré ». Le Christos, Messiah en hébreu, désigne celui qui est oint, qui est oint du Pneuma. L'imprégnation, l'onction, est une symbolique très importante dans tout cet aspect des choses. Être imprégné de quelque chose est une façon de dire la proximité. Il faudrait étudier les notions d'imprégnation, les notions de mélange, de mélange total, selon la physique des stoïciens qui est très particulière. Donc ici il s'agit de cette imprégnation : « vous avez reçu l'onction du pneuma ». C'est le pneuma qui oint et qui consacre, c'est pourquoi on l'appelle Pneuma Sacré que nous traduisons par Esprit Saint. Mais “saint” n'est pas une bonne traduction, c'est le Pneuma Sacré, le Pneuma de Consécration. Donc chrismation, consécration…[5]
Vous avez remarqué que ce qui est en question ici, c'est d'être oint de vérité. « Il nous a donné de son pneuma », cette expression qu'on trouve chez Paul, signifie qu'il nous a donné de son savoir, de son connaître, il nous a donné du contenu de son pneuma. Le savoir peut désigner l'acte de savoir et le su (ce qu'on sait). De même que j'aurais pu dire tout à l'heure que la volonté peut désigner l'acte de vouloir ou le voulu : “mes dernières volontés”, ce sont les dernières choses que je veux, c'est mon voulu. Et nous pouvons dire que nous sommes, comme semence, la volonté voulue de Dieu[6].
Je viens d'éclairer rétrospectivement quelque chose que je n'avais pas dit à propos de la semence et du vouloir, mais je reviens maintenant au "savoir". Il nous a donné de son savoir, de son Esprit, c'est ce qu'on appelle aussi la Révélation, c'est-à-dire que nous ne recevons pas simplement de la chose, mais du savoir de Dieu sur la chose. De toute façon, nous ne savons rien qu'à partir du savoir de la langue, car c'est l'écoute qui nous donne de voir. Ceci est vrai aujourd'hui, nous voyons selon l'accommodation au sens métaphorique : le dire accommode l'œil. C'est le “Voici” : voici ce qui est à voir. C'est la donation première. Je reviens sur une chose déjà dite mais qui est loin d'être intégrée. En tout cas, le savoir dont il est question dans l'Évangile, c'est le savoir de Dieu qui nous est communiqué, qui nous ouvre donc un regard neuf par rapport au savoir à partir de quoi notre langue native nous donne de voir quelque chose.
c) Lecture commentée des versets 18-29.
J'ai dit les grandes lignes, les grandes articulations. Revenons dans le détail du texte.
● Verset 18. La dernière heure.
«Petits enfants, c’est la dernière heure. Et selon que vous avez entendu que l'Antichristos vient, maintenant de nombreux Antichristoi sont venus, d’où nous savons que c’est la dernière heure. » Nous avons déjà interprété le dernier jour qui est le jour dans lequel nous sommes depuis longtemps[7].
● Verset 19. Avoir ou ne pas avoir la foi.
Un moment très important est celui-ci : « Ils sont sortis des nôtres, mais ils n'étaient pas des nôtres. S'ils avaient été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous. Mais (leur sortie) c’est pour manifester qu’ils n'étaient pas tous des nôtres. » En effet chez Jean, on n'a pas eu authentiquement la foi si on dit « J'ai perdu la foi ». Elle ne se perd pas, cela atteste seulement que je ne l'avais pas encore. L'essentiel de la semence, c'est de demeurer et de régir tout le parcours de la semence au fruit. Nous ne sommes pas ici dans une perspective psychologique qui nous est familière et usuelle. Donc ici encore une différence considérable. C'est une petite phrase qu'il faut méditer longuement. On peut passer dessus : « curieuse façon de parler ». Pas du tout, ce sont des indices. Il faut que ça vienne de soi, et ça a sa nécessité dans l'ensemble de la pensée qui est à l'origine de ce texte.
Nous disons : « on ne peut pas être et avoir été. » Au contraire, on ne peut être que si on a de toujours été. C'est la différence entre une pensée du faire ce qui n'est pas, et une pensée de l'accomplir ce qui de toujours est – accomplir ce qui est secrètement, le mener à terme, à fruit (secrètement ou séminalement puisque le contenu de la semence n'est pas manifeste).
Pour les Anciens le fruit est dans la semence comme la semence est dans le fruit. Le fruit est dans la semence : il est séminalement dans la semence, sur mode séminal. La semence est un mode d'être du fruit. Et la véraison, dans le langage des vignerons, est le commencement de la maturation du fruit, ce n'est pas la pleine fructification, c'est le moment où il varie, où il commence à tourner comme on dit chez nous. Il y a plusieurs étapes qui ont leur nom, la véraison est un moment différent de la pleine fructification.
« Mais leur sortie n'est que la manifestation de ce qu’ils n'étaient pas tous des nôtres. » Donc on peut croire que l'on croit et ne pas croire.
Là nous avons un point extrêmement important, c'est que la connaissance que nous avons de la foi n'est pas la certitude qu'il s'agit d'une foi authentique. C'est un point capital qui ne nous est du reste pas familier parce qu'on sait bien : celui qui a la foi va à l'église, celui qui n'a pas la foi est un mécréant. Eh bien non, on ne sait pas avec certitude ce qu'il en est de la foi authentique. Nous n'avons pas pour nous-même une conscience certaine de cela, ce qui ne doit pas nous jeter dans l'inquiétude pour autant. C'est un point d'une extrême importance, qui accuse encore le fait que la connaissance dont il s'agit ici n'est pas ce que nous appelons la conscience.
● Excursus : conscience et connaissance.
J'ai quelques informations à donner à propos de conscience et connaissance. Pour la philosophie classique – médiévale par exemple – la connaissance est connaissance de la chose mais simultanément connaissance du fait que je connais la chose, ce qu'ils appellent la réflexio completa : je vais vers la chose, mais simultanément ça reflète, revient sur la connaissance de moi-même. C'est ce qu'il en est de notre connaissance usuellement. Une différence d'avec le moment de Descartes où ce qui est censé être le premier, c'est la perception du “je” : « je pense », tout s'articule à partir de là. Ça fait partie de l'histoire du “je”, d'une certaine façon d'être à nous-même et simultanément à autrui dans notre moment de culture. C'est une histoire complexe. A la Renaissance, au moment de la Réforme, le terme même de foi sera un peu confondu avec la conscience de foi, conscience confiante, alors que l'acte de foi est analysé d'une tout autre façon à l'intérieur de la théologie classique. Et c'est pourquoi on voit paraître une nouvelle question chez les théologiens des XIVe, XVe et XVIe siècle, une question qui vient en avant – c'est toujours intéressant de remarquer les questions qui sortent parce qu'elles permettent de caractériser une époque.
Or une question qui revient dans toutes les Sommes théologiques de ces siècles du Moyen Âge tardif jusqu'après la Renaissance, c'est : est-ce qu'on peut croire de bonne foi avoir la foi et n'avoir pas la foi ? L'expression “de bonne foi” s'introduit ici de façon amusante. Et la réponse de la théologie est “Oui” : on peut croire avoir la foi et n'avoir pas la foi. Parce que ce n'est pas une connaissance qui revient complètement sur nous, la réflexio completa ne s'accomplit pas. Ceci est d'une importance capitale et rejoint des expressions classiques très significatives qu'on trouvait déjà par exemple chez Augustin : il y en a beaucoup qui se croient dedans et qui sont dehors, et beaucoup qui se croient dehors et qui sont dedans – expression typiquement augustinienne.
C'est illustré en ce plein XIVe siècle par une des questions piège posées à Jeanne d'Arc dans son procès. Il ne s'agit pas de la foi, il s'agit de la grâce, mais c'est la même chose parce que la grâce est ce qui relève de la substance de l'âme[8]. On pose à Jeanne d'Arc cette question: « Es-tu en état de grâce ? » Cette question piège fait penser à celles qui sont souvent posées au Christ par les pharisiens – et Jésus, souvent, ne répond pas aux questions piège : ou il se tait, ou il répond par une sorte de pirouette ou d'astuce, parce que ce ne sont pas des questions du bon cœur. La question du cœur bon appelle une réponse. La question piège n'est pas une question pour apprendre, c'est une question pour prendre au piège, donc elle est irrépondable en tant que telle. Jeanne d'Arc se trouve donc dans cette situation qui illustre justement notre propos. Si elle dit : « Non je ne suis pas en état de grâce », elle se condamne comme pécheresse ; si elle dit « Oui », elle se condamne par prétention, parce qu'elle ne peut pas avoir la certitude qu'elle est en état de grâce. C'est une question qui pointe dans les théologies de l'époque, c'est pourquoi elle est caractéristique. Jeanne d'Arc a cette réponse merveilleuse : « Si je n'y suis, Dieu m'y mette, si j'y suis, Dieu m'y garde. »
Ainsi la difficulté de savoir si on a ou non la foi conforte l'affirmation de Jean : le fait qu'ils sortent des nôtres atteste qu'ils n'étaient pas des nôtres.
● Verset 20 : le chrisma.
C'est donc ensuite qu'apparaît ce mot de chrisma sur lequel j'ai anticipé : « 20 Et vous, vous avez un chrisma venu du Hagios (Sacré…) ». Pourquoi le mot sacré ici ? Parce qu'il se réfère au pneuma de Consécration. En effet, le pneuma est le pneuma de chrismation et c'est pourquoi, au verset 22, il va être question du titre de Christos, la question étant de savoir si Jésus est le Christos ou le non-Christos. Il faut mettre en évidence cela qui est très étranger à notre vocabulaire, d'autant plus que la plupart du temps nous sommes très négligents par rapport à l'emploi des différents titres de Jésus : Fils de Dieu ; Fils de l'Homme ; Christ ; Messie – c'est la même chose ; Roi : on est fait roi par chrismation, par sacre, consécration. Donc nous repérons cet ensemble de vocabulaire qui a une cohérence, une constance.
Je viens de faire allusion ici aux dénominations de Jésus qui sont les plus archaïques, les toutes premières, et qui d'une certaine façon précèdent un autre rang de désignations qui sont les désignations johanniques comme « Je suis la Vie », les “Je suis” johanniques. Elles constituent un second rang de dénominations dans l'histoire de l'identification de Jésus dans le premier christianisme – si on peut dire, car il n'y a pas de christianisme encore.
La première chose qui est dite à propos de ce chrisma, c'est que c'est un chrisma de connaissance, et même ici un chrisma de savoir.
● Parenthèse sur le verbe savoir.
Je reviens par parenthèse sur la chose dite aussi : le verbe savoir. Il peut être pris négativement et désigner le savoir prétentieux par opposition à la connaissance authentique. C'est le cas par exemple de l'usage du mot savoir dans la prétention de Nicodème (au chapitre 3 de saint Jean) qui dit « Nous savons ». Or « Tu ne sais ». Donc l'insu… Mais que le mot savoir puisse être pris positivement, c'est déjà dans le même contexte parce qu'aussitôt après lui avoir dit « Tu es rabbi d'Israël et tu ne sais pas ces choses », Jésus dit « Nous, nous savons ». Donc le mot savoir n'est pas purement négatif. Il y a un nous qui intervient ici, un nous assez étrange mais qui a une signification dans l'épisode du dialogue nocturne avec Nicodème. « Nous savons », dans ce contexte, c'est : « nous savons que ça ne se sait pas ». Voilà le sens : savoir que ça ne se sait pas. Le connaître en question n'est pas un savoir.
À propos du savoir dont il est question dans ce chapitre 3, ce qui ne se sait pas concerne le pneuma : le pneuma est l'insu, mais ici, le terme de pneuma ne désigne pas simplement le “Pneuma troisième” – pour garder l'expression de Tertullien : Spiritus tertius, l'Esprit Saint, l'Esprit de Consécration. Car il est dit ailleurs que le Père est pneuma, que Jésus est pneuma. Pneuma est un terme qui désigne toute la divinité en un sens. Donc ce pneuma-là, “tu ne sais”. Tu ne sais l'identifier ? Non : « Tu ne sais d'où il vient ni où il va » : nous voyons apparaître la question johannique qui est première, la question “où ?”. « Où demeures-tu ? » ; « D'où je viens, où je vais » : c'est toute la question identifiante. Nous avons là un langage de vocabulaire spatial, mais qui est plus important qu'un prétendu langage de vocabulaire substantiel.
● Parenthèse sur la question « Où ? ». Le Lieu.
Chez nous la question “où ?” est une question circonstancielle. À côté des propositions principales, nous avons des propositions circonstancielles de lieu et de temps, ce qui correspond à la conception aristotélicienne de la substance et des accidents. Parmi les accidents il y a le lieu et le temps, donc c'est secondaire, ça ne donne pas lieu à une proposition principale. Ce sont des héritages subtils. Or la question qui vient en avant ici est la question de l'heure : « mon heure ». Donc il y a un temps et un lieu qui ne sont pas le temps et le lieu de nos questions ordinaires, mais qui portent la symbolique des questions essentielles. « Où demeures-tu ? » est la toute première question posée à Jésus au chapitre premier. « D'où je viens, où je vais ? », c'est la même question que « de qui je suis ? », c'est-à-dire « de qui je suis fils ? » : on est identifié par le nom du père de même qu'on est identifié par le lieu d'où l'on vient. Cela reste vrai dans notre état civil. Nous voyons combien il est difficile de traduire du fait que, dès le principe, les lignes de force de la pensée ne s'articulent pas de la même manière dans les différentes langues.
Et aussi : « Où faut-il se prosterner ?" », c'est la question de la Samaritaine. « À Jérusalem comme vous dites, vous les Judéens, – parce qu'elle pense que Jésus est un Judéen – ou comme nos pères ont adoré, sur cette montagne près de Sychar où le dialogue se tient ? » « Ni ici, ni là, mais dans un autre lieu, dans le pneuma qui est vérité ». Donc le pneuma entre aussi dans la symbolique du lieu, du lieu respirable.
Il faut dire que le lieu n'est pas non plus une fraction d'espace. Le mot lieu est plus grand que le mot espace. Le mot espace au sens moderne du terme n'existe pas chez les Anciens. Ils méditent beaucoup sur le lieu, même Aristote médite sur le lieu.
« En pneuma et vérité » : nous avons ici l'usage d'un hendiadys, c'est-à-dire que pneuma et vérité sont deux mots pour dire une seule chose. Pneuma et vérité sont deux noms de la même chose. Nous savons du reste que le “Pneuma de la vérité” – c'est l'expression qui se trouve chez Jean – est aussi le pneuma de l'agapê. Donc le lieu sourciel de tous ces mots – vérité, agapê, gnôsis (la connaissance) – le lieu sourciel se trouve de ce côté-là, à partir d'une prise de conscience d'un radical « tu ne sais » et de l'accueil du donné à entendre qui s'en fait. Voilà le lieu sourciel à partir de quoi il faut repenser les mots, les mots essentiels, les vocables essentiels de l'Évangile. Ceci ne donnera pas lieu à une définition au sens strict du terme, mais à une orientation, car la notion d'orientation est très importante pour la question du lieu, étant entendu que la question “où ?” est essentiellement une question de désorienté[9].
● Verset 22 – L'Antichristos.
Revenons à notre texte[10] : « 22Qui est le falsificateur ? – ici finalement il s'agit de ceux qui falsifient, qui ne restent pas dans la donation originelle de l'Évangile – c'est celui qui nie que Jésus est Christos». On cherche naturellement à savoir qui sont les adversaires historiques qui sont visés dans cette épître. La plupart prétendent que ce sont des gnostiques. Pas du tout. C'est de ces choses qu'on répète sans aucune raison. Ce sont des judaïsants, de ces chrétiens qui sont entrés dans l'Évangile mais qui veulent revenir à des pratiques judaïques. Car la question est de savoir si on reconnaît le Fils. Ceux qui ont la prétention de connaître le Père, mais qui nient le Fils, dit Jean, n'ont ni le Fils ni le Père. Or les Judéens, qui prétendent reconnaître le Père, s'ils ne reconnaissent pas Jésus comme Christos, n'ont pas le Fils, et du même coup n'ont pas le Père, car s'il n'y a pas de Fils, il n'y a pas de Père.
Ce type de raisonnement aura cours rapidement et même le raisonnement que Jean emploie ici implicitement sera repris par un hérétique du IIe siècle à propos d'une autre question. C'est un certain Hermogène dont nous ne connaissons pas grand-chose sinon par la réfutation qu'en fait Tertullien dans un petit opuscule très précieux parce que c'est le moment où naît la notion, qui deviendra dogmatique, de création. La notion de création n'est pas une notion première dans l'Évangile, elle y a sa place mais pas au sens où elle apparaîtra par la suite. C'est passionnant à suivre parce que ça introduit une répartition des éléments du discours tout à fait différente, qui va se solidifier et qui a besoin d'être reprise originellement.
Donc, les adversaires historiques visés dans cette épître sont plutôt des judaïsants, des gens qui ont fait partie un temps de l'Église chrétienne. Nous avons l'attestation fréquente de cette situation dans les premiers temps. L'Antichristos, c'est celui qui nie et le Père et le Fils, c'est-à-dire que, niant le Fils, il n'a pas non plus le Père. Il faut bien méditer cela. Je change un peu de registre quand je dis « il n'y a pas de fils sans père », et quand je dis « il n'y a pas de père sans fils ». Dans le premier cas c'est une nécessité causale, c'est-à-dire qu'il faut un géniteur pour qu'il y ait un fils, dans le deuxième cas c'est plutôt un rapport non pas causal, mais dialectique, c'est-à-dire que le titre de père ne peut pas être attribué à quelqu'un qui n'a pas de fils, donc celui qui ne reconnaît pas le Fils, ne reconnaît pas non plus le Père comme Père. Ce qu'il y a d'un peu fallacieux ici, c'est que le Judéen pourrait dire : Dieu est le Père du peuple d'Israël selon la tradition judaïque ; et nous avons dit que c'était positif puisque ça nous permettait d'entendre dans un sens impliquant le collectif la parole « Tu es mon Fils », parce qu'elle était adressée au peuple.
● Parenthèse : « Tu es mon Fils ».
Que cela se fasse spontanément, ça se trouve par exemple dans les premiers versets de l'épître aux Éphésiens. « Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a bénis – la bénédiction ici est une parole d'accueil, et nous savons que l'essence de la bénédiction patriarcale c'est de reconnaître pour fils, c'est de dire : “Tu es mon fils”. Or il est dit ici “qui nous a bénis” – en pleine bénédiction spirituelle dans les lieux célestes ». Est désignée ici la voix venue du ciel, et cela signifie : « qui nous a bénis de pleine bénédiction spirituelle dans la formule “Tu es mon Fils” ». On a donc dans cette épître une magnifique ouverture qui est une allusion implicite à la scénographie du Baptême.
Comme il n'y a pas de scénographie de la résurrection – le moment où Jésus ressuscite est insu, il y a des apparitions du Ressuscité, mais la résurrection n'est pas représentable ni représentée le plus originellement – elle se célèbre dans l'affirmation “Tu es mon Fils”. Qu'il y ait un lien entre ces deux choses-là est attesté par de nombreux textes. Je pense par exemple à ce texte référentiel qui se trouve au chapitre 13 des Actes des Apôtres. C'est un discours de Paul à Antioche de Pisidie, qui dit : « Ce Jésus que vous avez mis à mort, Dieu l'a ressuscité le troisième jour selon ce qui est écrit dans le Psaume 2 : “Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre” ». Il est ressuscité selon la parole prophétique qui dit la résurrection, la parole “Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre”. Cela suppose que la filiation a sa source de manifestation dans la résurrection. Alors, comme la résurrection n'est pas représentable, la scénographie du Baptême du Christ, de cette salutation du Christ et de l'humanité, cette reconnaissance d'affirmation de la paternité divine, devient un lieu majeur, le lieu d'ouverture de l'Évangile où est anticipé tout le contenu de la résurrection.
● Versets 24-27. Demeurer, question du lieu.
« 24Pour vous, ce que vous avez entendu dès l’arkhê, que cela demeure en vous– demeurer est un mot profondément johannique qui a rapport avec la question du lieu, la question “où ?”.
Dieu demeure en nous, nous demeurons en Dieu. Vous allez trouver, à propos du Pneuma, à propos du Christos, à propos de Dieu, un “être dans” qui est énoncé de façon réversible. On dit aussi bien que nous sommes en Dieu et que Dieu est en nous. Cette préposition infiniment précieuse demandera pour nous à être méditée parce qu'elle pose un problème : notre image du “dans” est régie par l'idée d'emboîtement, c'est ou l'un ou l'autre – ou c'est Dieu qui est en nous, ou c'est nous qui sommes en Dieu : on l'emploie indifféremment. Qu'est-ce que ça signifie ? Comment faut-il penser la petite proposition “dans” ? Voilà une question intéressante que nous allons poursuivre, mener jusqu'à un certain terme.
Ces petites prépositions sont très fondamentales, notamment la préposition “dans” parce qu'elle se réfère à une symbolique du lieu, mais pas seulement, nous verrons. L'habitation est une symbolique très importante, je pense même que l'espace doit être pensé à partir de l'habitation.
« Si demeure en vous ce que vous avez entendu dès l’arkhê – c'est l'annonce principielle –, vous aussi vous demeurez dans le Fils et dans le Père. 25Et c’est ceci la promesse qu’il nous a promise, la vie éternelle (aiônios). » Le mot zoê (vie) n'a pas été fréquent jusqu'ici dans notre lecture, néanmoins c'est un des mots les plus fréquents de l'évangile de Jean avec le verbe donner.
« 26Je vous ai écrit ces choses à propos de ceux qui vous égarent. 27 Et vous, le chrisma que vous avez reçu de lui – le chrisma, c'est l'enseignement : vous avez reçu l'enseignement essentiel, l'enseignement fondamental – qu’il demeure en vous. » Je vous ai dit : nous avons été enduits, imprégnés, oints de connaissance. Nous avons beaucoup de choses à dire sur la connaissance, mais c'en est un petit élément que nous recueillons ici en passant, un élément du langage de la connaissance. Seulement ce connu-là n'est pas une chose inerte, c'est quelque chose qui est actif en nous, c'est quelque chose qui enseigne : « il vous enseigne (didaskei) sur toutes choses, – c'est le didascale, le maître intérieur – il est vrai et il n'est pas pseudos, et selon qu'il vous a enseignés, demeurez en lui. »
● Complexité du verset 28.
« 28 Et, maintenant, petits-enfants, demeurez en lui, en sorte que, lorsqu’il paraîtra, nous ayons aisance, et nous ne soyons pas honteux dans sa présence. » Voilà une phrase assez complexe. Il s'agit ici donc du plein accomplissement de la présence : “lorsqu'Il paraîtra”. Nous restons un peu dans la perspective apocalyptique d'une parousia à venir, mais il faudra méditer sur ce terme de parousia, de présence. Ce qui est évoqué ici, c'est, lorsque cette présence sera accomplie, que nous soyons à l'aise avec lui : parrhêsia, un mot magnifique et intraduisible. Ça dit en principe une parole puisque rhêma, c'est aussi la parole, mais une parole aisée, une parole de proximité, une présence à l'aise, avec une notion de familiarité. Et le mot qui est son contraire, c'est la honte, le fait de n'être pas à l'aise, aiskynê, un mot qui vient très souvent chez Paul, qui est plus rare chez Jean, mais qui se trouve ici. La honte est vraiment un nom du mal-aise, d'une présence qui serait ressentie par nous comme malaise. « Dans sa parousia » : dans sa venue. Parousia ne signifie pas originellement venue mais présence, elle a été ensuite, surtout dans l'apocalyptique, pensée comme la seconde venue de Jésus, qui n'est pas un thème originel.
● Verset 29. Le même et la filiation.
« 29 Si vous savez qu'il est juste, – ici, une petite invitation au comportement. Nous avons parlé du dikaios qui est le contraire du péché puisque le péché est hamartia mais aussi adikia (désajustement). Il est le juste, le bien ajusté – vous connaissez aussi que tout juste est né de lui. » Nous revenons à la notion de filiation. Ici ce qui est très intéressant, c'est que nous avons la notion du même, donc l'invitation à une imitation de Jésus qui n'est pas une chose première mais qui est importante dans le Nouveau Testament : du même qui est même parce qu'il est de même source : « né de lui ». Ce n'est pas simplement la mêmeté formelle, c'est une mêmeté génétique – pas génétique au sens courant du terme, mais je dirais plus génétique que générique. On pourrait dire qu'il y a une mêmeté générique (formelle), et une mêmeté génétique (d'origine, de source). Or nous distinguons très nettement la cause formelle et la cause efficiente[11]. Ce que devient la source, c'est la cause efficiente, et le semblable devient la cause formelle dans notre langage. Or le même vient du même. Vous avez une méditation profonde à faire sur la mêmeté, car seul le même connaît le même. Nous vivons aujourd'hui sur une espèce de floraison incontinente d'altérité. Bien sûr, seulement l'autre n'est pas le contraire du même. Il n'y a pas de même sans autre.
Nous avons abordé un certain nombre de dualités en passant. En voici une qui est fondamentale, essentielle : le même et l'autre. Il ne s'agit pas de produire un slogan au bénéfice de l'un et au détriment de l'autre, il s'agit de penser le rapport intime qui fait qu'il n'y a pas d'altérité sans mêmeté, et pas de mêmeté authentique sans altérité. C'est une des méditations du deux. Il faut repérer ici les lieux dignes de ruse. Amen.
[1] « Vous êtes semence du diabolos (vous avez pour père le diabolos) et vous voulez faire les désirs (epithumias ) de votre père. – Vous ne pouvez pas faire autrement. – Or votre père était meurtrier aparkhês (depuis l'arkhê). » (Jn 8, 44)
[3] Cf. "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.
[5] Sur les notions de sacré, consécration, chrismation voir la session sur Le Sacré : Le SACRÉ dans l'Évangile. Présentation et table des matières de la transcription, fichiers à télécharger.
[6] Voir ce qui est dit sur la volonté comme semence au chapitre VI, 1° c.
[8] La foi relève de la substance cognitive ; espérance et Agapê relèvent de la substance appétitive – l'espérance qui est une attente, et l'Agapê qui est dans le langage de l'affect. Cette répartition-là dont nous héritons, que nous le sachions ou pas, cette répartition-là n'est pas du tout celle à partir de laquelle il faut lire ces mots dans l'Écriture parce que l'anthropologie sous-jacente (à partir de quoi ça parle) n'est pas du tout la même. Voir chapitre 1 2°) b) : "Le cognitif et l'affectif".
[9] Cf. aussi La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[10] Il n'y a pas eu de commentaire du verset 21.
[11] Voir la note dans l'étude des quatre causes au chapitre I, 2° d) : 1JEAN- Ch I. Que veut dire connaître chez st Jean ? Regard sur des notions philosophiques qui règnent en Occident.