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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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22 septembre 2013

"L'Exégèse de l'âme", les figures féminines en st Jean

Dans le cadre d'une méditation sur le texte de La femme adultère (Jn 8, 1-11) Jean-Marie Martin se réfère au texte de l'Exégèse de l'âme, un texte qui se présente comme une méditation sur la base d'un florilège et qui date peut-être du IIe siècle. Il est légèrement gnosticisant mais pas encore pleinement. Après avoir parcouru ce texte, il regarde les figures féminines en saint Jean.

 

L'Exégèse de l'âme

et les figures féminines en saint Jean[1]

 

 

La femme adultère dans la Bible

 

 

 

Nous nous interrogerons aujourd'hui à propos de la figure de la femme (et éventuellement de la femme pécheresse) dans l'ensemble de l'évangile de Jean. Mais auparavant il faut savoir que nous avons affaire ici à un thème qui joue un grand rôle dans ce que nous appelons l'Ancien Testament et également dans sa reprise dans le Nouveau Testament. Ceci nous aidera à dé-sectorialiser la problématique de l'adultère.

Le rapport homme/femme dans la Bible.

Ce thème, c'est-à-dire le rapport de l'homme et de la femme d'abord, et puis de l'homme et de la femme infidèle, c'est dans l'Ancien Testament une des façons de dire le rapport de Dieu et de la communauté d'Israël. Les textes sur ce sujet sont nombreux, nous aurons l'occasion d'en rencontrer certains dans la petite lecture que nous allons faire.

 Il ne s'agit donc pas de l'adultère en tant que quelque chose de sectoriel. Très probablement une signification première de l'adultère et de la prostitution, c'est l'idolâtrie donc le refus de Dieu. En effet le peuple avait la constante tendance à aller vers les Baal (le mot Baal signifie à la fois maître et mari) et non pas vers son propre Seigneur, vers son véritable mari, il avait tendance à ne pas garder l'alliance.

 

Jésus et femme adultère, 1372, Bible historiale de Petrus Comestor;L'épisode de la femme adultère.

Dans l'épisode de la femme adultère (Jn 8, 1-11), il s'agit d'une femme, et d'une femme prise en flagrant délit d'adultère. Et le péché en question c'est le péché de n'être pas dans la fidélité de l'écoute. Quand il est dit aux accusateurs que « le premier qui est sans péché jette le premier une pierre » cela ne veut pas dire : « celui qui n'a pas été adultère ou prostitué », car le péché est pris ici dans sa grande dimension. Ici les accusateurs viennent non pas pour écouter une parole mais pour prendre au piège, il ne faut pas oublier ce contexte. Ils sont récusés par Jésus, pas nécessairement  parce qu'ils sont adultères, mais parce qu'ils continuent à s'accrocher à une parole écrite (celle de Moïse) pour s'auto-justifier.

Les textes sur la figure de la femme pécheresse sont nombreux dans le Nouveau Testament je ne prends qu'un exemple chez Paul, celui de Ep 5  : « 25Vous les hommes, aimez vos femmes selon que le Christ a aimé l'Ekklêsia– c'est-à-dire l'humanité convoquée – et s'est livré lui-même pour elle, 26en sorte qu'il la consacre, l'ayant purifiée dans un bain d'eau accompagné de parole, 27en sorte qu'il fasse se tenir devant lui l'Ekklêsia glorieuse n'ayant ni tache ni ride ni quelque chose de ce genre mais qu'elle soit consacrée et sans défaut. 28Ainsi les hommes doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Celui qui aime sa femme s'aime soi-même ; 29en effet personne jamais n'a haï sa propre chair ne s'est jamais haï soi-mêmemais il la nourrit et la soigne, selon que le Christ l'a fait de l'Ekklêsia 30car nous sommes membres de son corps. " 31Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'accolera à sa femme, et ils seront les deux pour être une seule chair." – c'est une citation de Genèse 2, 24 – 32Ce mystêrion – ce secret recélé dans l'Écriture que je viens de citer – est grand – il prend sa dimension de grandeur – quand je le dis du Christ et de l'Ekklêsia…». [2]

Le thème de l'union de l'homme et de la femme est annoncé dès le début de la Genèse. Il  est médité dans l'Ancien Testament à propos du rapport de Dieu et d'Israël infidèle. Et il passe, à propos du rapport du Christ et de l'humanité convoquée (l'Ekklêsia), dans une situation qui suppose que cette épousaille eschatologique nécessite un retournement de la femme, c'est-à-dire un retournement de l'humanité, une purification ; donc cela suppose que l'humanité soit, dans sa facticité[3], adultérée par rapport à son époux.

 

Présentation de L'exégèse de l'âme

 

Un petit opuscule en copte, qui a été trouvé dans la bibliothèque de Nag Hammadi, traite de ces choses. Nous allons en lire des passages. Il s'intitule Exégèse de l'âme. Le mot exégèse prend ici son sens de conduite, c'est son sens originel car l'exégèse c'est se conduire dans un texte, c'est marcher le texte.

L'âme est-elle de dimension collective ou individuelle ?

 Vous verrez que la femme est désignée par l'âme, ce qui ouvre à plusieurs réflexions. De nombreux commentateurs disent que les femmes en Israël et dans le Nouveau Testament sont essentiellement collectives (c'est le peuple ou la communauté), ce qui est vrai, et que nous assistons ici à une lecture qui individualise le rapport de Dieu et de la femme qui est désormais l'âme. C'est une chose plus ou moins constante qui se retrouve par exemple dans la façon de commenter le Cantique des Cantiques où la femme recherche son bien-aimé : dans certaines mystiques la femme sera interprétée comme étant l'âme alors que traditionnellement c'est Israël ou le peuple. Mais considérer qu'il y a alors individualisation c'est aller trop vite, parce que rien ne dit que dans ce cas l'âme soit considérée comme ce que nous appelons un je individuel.

Le dasein comme structure d'exister.

Dans des lectures phénoménologiques d'Aristote qui ont été refaites ces temps derniers, on interprète l'âme comme étant le dasein c'est-à-dire une structure existentielle, structure d'exister de ce qui est sur le mode de l'homme ; c'est quelque chose qui ne se réduit pas à l'individualité, c'est la structure de l'existence humaine. Quelque chose de ce genre va se présenter ici. Dans ces lectures phénoménologiques, on considère que l'être (celui qui est sur le mode selon lequel est l'homme) est structuré de telle et telle manière, et ensuite on se pose la question de savoir comment advient dans cet être-là la validité de je, tu, etc. et dans cette démarche la façon dont cela advient n'est pas la simple reconduction de notre je singulier et empirique tel que nous l'éprouvons.

L'Exégèse de l'âme est encore dans la grande Église.

L'Exégèse de l'âme se présente comme une méditation sur la base d'un florilège. Elle date peut-être du IIe siècle, c'est légèrement gnosticisant mais pas encore pleinement ; elle fait encore partie de ces quelques textes qui inscrivent l'Écriture dans une culture et qui sont merveilleux. Plus tard il y aura les textes du gnosticisme décadent, mais ici c'est encore dans l'Église, dans un bon moment de la première pensée chrétienne. On y trouve un rapport entre une pensée hellénistique et une pensée biblique. Et du reste il y a de l'hellénisme dans la pensée biblique, Jean comporte ces éléments-là, la culture grecque est plus stoïcienne chez Paul.

Notre évangile est écrit dans l'hellénisme moyen, à partir des ressources d'un métissage de langue. C'est un des témoignages premiers de rencontre des cultures. En effet l'Évangile qui n'est pas une culture rencontre l'hellénisme et ceci donne lieu à une négociation (pas au sens calculé du terme), à un dialogue. L'Évangile est fait pour s'adresser aux cultures.

Référence aux mythes grecs, ici Homère.

Nous verrons une chose un peu étonnante, c'est que dans un premier moment la référence à l'hellénisme n'est pas seulement (comme dans ce qui deviendra l'orthodoxie) une référence à la philosophie, mais aussi une référence aux mythes grecs. Ceci n'aura pas de suite. Et cependant l'Évangile est ici authentiquement prêché à un monde dont la formation est structurellement liée aux mythes grecs, et ici ce sera Homère. En effet Homère c'est, de façon structurelle, la base de l'être-au-monde de l'hellénisme. Là on apprend à lire et à écrire de façon familiale.

Les florilèges de l'époque, les testimonia.

Nous avons donc ici un florilège qui recense un bon nombre de textes de l'Ancien Testament. C'est la mode de l'époque : le IIe siècle est un siècle de florilèges. On va rarement lire les grands auteurs, on en a des extraits. C'est vrai pour le monde hellénistique et c'est vrai pour le premier monde chrétien.

Le premier monde chrétien suscitera des collections de textes de l'Ancien Testament qu'on appelle des testimonia. Il y a des testimonia sur le bois, sur l'eau, sur la pierre, sur les grands symboles : on rassemble des textes de l'Ancien Testament sur chaque thème. Ceci est à la source des écritures du Nouveau Testament. Ces symboles-là sont relus, évidemment, à la lumière de l'Évangile. À l'époque ces différents florilèges sont à disposition et cet usage est également dans les écoles juives ou dans les écoles courantes où il y a des florilèges d'Homère. Dans notre texte nous avons un peu les deux. Et ne nous targuons pas d'opposer un monde grec à un monde biblique, c'est une chose trop facilement faite. Nous sommes attentifs à la façon dont la nouveauté évangélique rencontre les capacités d'écoute qui sont celles du monde hellénistique.

 

Lecture partielle de l'Exégèse de l'âme [4]

 

« 127Les sages qui vécurent avant nous donnèrent à l’âme un nom féminin (psukhê). En réalité même dans sa propre nature elle est femme – il y a ici implicitement une réponse à des questions qui sont posées à l'époque : d'où viennent les noms ? Est-ce qu'ils émanent de la nature des choses ? Est-ce qu'ils ont été imposés initialement par des sages ? Ce n'est pas la même chose dans telle et telle langue. Ainsi si je dis hippos en grec, equus en latin, cheval en français, horse en anglais etc. ce n'est pas du tout la même chose. Le problème c'est : qui a imposé les noms ? C'est une belle question et c'est une question de l'époque. Donc le mot de femme lui convient, ce n'est pas seulement la façon de la nommer, mais en elle-même et selon sa propre nature elle est femme – Elle est même dotée d’une matrice.

La chute de l'âme.

Tant qu'elle était seule auprès du Père, elle était vierge et d'apparence androgyne. Quand par la suite elle tomba dans un corps et vint dans cette vie (bios) – nous avons ici quelque chose comme un mythe de l'âme qui déchoit, et en plus ce mythe est dit dans un langage hellénistique platonisant, c'est-à-dire qu'elle tombe dans un corps. Ce n'est pas si idiot que ça. Ça n'a pas le sens qu'on a si souvent vitupéré récemment dans une opposition facile entre le biblique et le grec – Alors elle échoua au milieu d’une foule de brigands et d’hommes orgueilleux qui se la passèrent de main en main et la souillèrent. Quelques-uns abusèrent d'elle avec violence, d'autres en revanche la persuadèrent avec un don trompeur – la violence ou la persuasion – Bref, elle fut souillée et cessa d'être 128vierge et elle livra son corps à la prostitution (pornéïa) – le mot pornéïa est pour nous une chose différente de l'adultère, mais nous verrons que pornéïa et adultère sont deux noms pour la même réalité fondamentale, ce sont deux modalités de l'adultération comme contre-distinguée d'autre chose : il s'agit d'être détourné de son "propre" pour être de façon pré-venue, accaparé dans de l'altérité. Occasion de manifester qu'il ne s'agit pas de quelque chose d'essentiellement sexuel. Nous sommes ici dans un langage sexuel, mais pas dans une visée sexuelle proprement dite, bien qu'elle soit dans une symbolique du masculo-féminin, ce qui n'est pas la même chose – et elle se donna à tout le monde. Et celui auquel elle s'unit elle croit qu'il est son époux.

Chaque fois qu'elle se livrait à ses compagnons d'adultère, aux orgueilleux, aux infidèles – c'est-à-dire ceux qui sont infidèles par rapport à elle d'abord – qui abusaient d’elle, elle gémissait et se repentait. À nouveau, quand elle détournait son visage de ses compagnons d'adultère, elle courait vers d’autres qui la contraignaient à rester avec eux et faisaient d'elle leur esclave, comme des maîtres sur leurs lits. Et de honte, elle n’osait pas les abandonner. Eux cependant la trompaient en agissant comme des époux fidèles et sincères comme s'ils l'estimaient fort, mais en fin de compte ils l'abandonnaient et s'en allaient.

Elle, alors, devient veuve, pauvre et solitaire – ce sont ici les vicissitudes de l'âme, et il se manifeste que, n'étant pas à son propre, elle est finalement seule, veuve. Ce thème de veuve est très important, nous allons en voir les implications un peu plus tard – ne disposant d'aucune aide, personne ne l'écoutait dans sa peine. Elle n’a tiré d’eux que les souillures qu’ils lui ont infligées en s’unissant à elle. Ceux qu’elle a engendrés de ses compagnons d'adultères sont sourds, aveugles et malades et leur esprit est troublé – les enfants de l'adultération, c'est-à-dire de la production de la femme lorsqu'elle n'est pas dans son propre, donnent lieu à ces diverses modalités du manque : la surdité, la cécité, la maladie etc.

L'appel vers Dieu le Père.

Mais quand le Père qui est aux cieux la visita, regardant en bas vers elle, et la vit se lamenter sur ses passions et son indécence, se repentir de la prostitution dont elle était coupable et commencer à invoquer son nom pour qu’il lui porte secours, se lamenter de tout son cœur et dire : « Sauve-moi, mon Père ! Voilà le discours que je vais faire : "J’ai abandonné ma maison et 129je suis sortie de ma chambre virginale. À nouveau tourne-moi vers toi !" » La voyant dans cette situation, il la jugea alors digne de miséricorde, car nombreuses sont les douleurs qui la menacent puisqu'elle a abandonné sa maison. – tout cela préfigure ce qui deviendra un mythe très articulé, et ensuite un enseignement scolarisé dans le monde gnostique. Mais c'est encore une bonne lecture de la situation planétaire signifiée par l'errance (planê) de l'âme c'est-à-dire de l'être-homme natif.

Citations de l'Ancien Testament.

Or sur la prostitution de l’âme, l’Esprit Saint prophétise en de nombreux passages. – C'est ici que nous commençons à avoir des citations. Nous aurons des citations de Jérémie, d'Osée, d'Ézéchiel et ensuite on en viendra au Nouveau Testament[5]. Donc dans cette présentation, nous avons l'utilisation d'un recueil.

Il (l'Esprit Saint) dit en effet en Jérémie le prophète : « Si l'époux répudie sa propre épouse et si elle s'en va et prend un autre homme, retournera-t-elle à lui après cela ? Cette femme ne s'est-elle pas souillée ? "Toi aussi, tu t’es prostituée avec une multitude de bergers et tu es retournée à moi, dit le Seigneur.Il s'agit ici d'un discours adressé à Israël – Lève les yeux vers la droiture et vois où tu t’es prostituée. N'étais-tu pas assise le long des chemins souillant la terre de tes prostitutions et de tes iniquités, et n’as-tu pas accueilli une multitude de bergers qui ont été pour toi une occasion de scandale ? Tu as été sans pudeur avec tous. Ne m'as-tu pas invoqué comme gardien ou comme père ou comme auteur de ta virginité ?" »

Osée et sa femme Gomer, Bible historiale de 1372Il est encore écrit dans Osée le prophète : « Venez, soyez jugés avec votre mère, car elle ne sera plus pour moi une épouse et je ne serai plus pour elle un époux. – Ici c'est adressé au peuple, aux multiples par rapport à leur mère, c'est-à-dire à la communauté d'Israël qui est épouseJe ferai disparaître sa prostitution de devant ma face et je ferai disparaître son adultère d’entre ses seins. Vous avez là un exemple de balancement entre la prostitution et l'adultère où la même chose est dite deux fois – Je la laisserai nue comme au jour de sa naissance, je la rendrai désolée comme une terre sans eau, et je la rendrai stérile par soif. – Cela va très loin car il s'agit de la terre, c'est une allusion à « la terre était déserte et vide » (Gn 1, 2), traduction du tohu bohu. Et traditionnellement cette terre, dans un rapport premier de terre-ciel, c'est la terre veuve, la terre stérile, la terre privée de fécondité mais c'est aussi la terre où coulent le lait et le miel.  « La stérile aura plus d'enfants que celle qui est… » (cf Isaïe 54, 1-10). L'unité de la terre déserte et vide, et de la terre où coulent le lait et le miel, la terre promise, c'est-à-dire la terre accomplie, c'est un thème qui se trouve chez les pères de l'Église, chez les gnostiques également. Et ceci est, s'il le fallait, un exemple entre autres de ce que la symbolique mâle-femelle et la symbolique ciel-terre sont la même. C'est l'unité de ces deux premières choses : « Dans l’arkhê Dieu créa ciel et terre » et « En image faisons l'hommemâle et femelle il les fit ». "Arkhê" et "homme à l'image" sont deux noms du Christ qui signifient la même chose. Ciel et terre, mâle et femelle, ça se recouvre totalement. Si vous présupposez cela, vous avez la clef non-dite qui explique et rend claires la plupart des pages de Paul, que ce soit dans le vocabulaire ou dans la structure. Et chez saint Jean, le rapport terre-ciel et le rapport mâle-femelle sont également les mêmes.

 Je n’aurai pas pitié de ses enfants, car ce sont des enfants de prostitution, puisque leur mère s’est prostituée et a transmis la honte à ses enfants. 130Car elle a dit : “Je me prostituerai avec mes amants, ceux-là qui me donnaient mon pain, mon eau, mes manteaux, mes vêtements, mon vin, mon huile et tout ce qu’il me faut”. À cause de cela, voici : je vais les enfermer pour qu’elle ne puisse courir après ses amants ; et si elle les cherche et ne les trouve pas, elle dira : “Je vais retourner chez mon premier mari, car j’avais en ces jours-là ce qu’il faut plus que maintenant”. »

Il dit encore en Ézéchiel : « Il arriva après beaucoup d'iniquité, dit le Seigneur, que tu t'es bâti une maison de débauche, que tu t'es créé un endroit plaisant aux carrefours, que tu t’es construit des maisons de débauche sur tous les chemins, et que tu as détruit ta beauté, et que tu as écarté les jambes sur tous les chemins, et que tu as multiplié ta prostitution. Tu t’es livrée à la débauche avec les fils d'Égypte qui te sont proches et très virils ». – Nous sommes dans la pleine signification de l'Égypte qui est le lieu d'esclavage et pourtant ce sont des textes qui sortent d'Alexandrie, mais ça n'a pas d'importance puisque ce sont des textes bibliques. L'Égypte comme désignant le lieu de l'esclavage deviendra, dans le langage platonisé, le lieu du sensible alors qu'il faut accéder à l'intelligible. Ça, c'est le langage qui fera échoir quelque peu la problématique – Mais qui sont-ils ces fils d’Égypte, les très virils, sinon ce qui est charnel et sensible, et les œuvres de la terre avec lesquelles l’âme s’est souillée en ces lieux prenant le pain de leur main, prenant le vin, recevant l’huile, recevant les habits et les parures pour le corps : ce qu’elle croyait utile pour elle.

Après ces citations de l'Ancien Testament qui nous ont permis d'apercevoir des résonances de cette thématique fondamentale, nous passons aux apôtres.

Citations de saint Paul.

Au sujet de cette prostitution les apôtres du Sauveur ont proclamé : « Gardez-vous en, purifiez-vous en ! », ne parlant point de la seule prostitution du corps, mais plutôt de celle de l’âme. C’est pour cela que les Apôtres écrivent à l’Église de Dieu afin que de telles choses ne lui arrivent pas. Mais le grand combat a lieu à cause de la prostitution 131de l’âme ; c’est d’elle que découle la prostitution du corps. – Il y a là quelque chose de profondément biblique et en même temps qui fait déjà la distinction de la psukhê et du corps. Cependant ce qui est mis en évidence ici, c'est la dimension de cette prostitution – Pour cette raison Paul, écrivant aux Corinthiens, dit : « Je vous ai écrit dans ma lettre : "Ne vous mêlez pas aux fornicateurs, surtout pas aux fornicateurs de ce monde, aux cupides, aux voleurs, aux idolâtres, parce qu'autrement il vous faudrait sortir du monde" ». Voilà comment il parle spirituellement, car « notre combat n’est pas contre la chair et le sang », comme il l’a dit, « mais contre les dominateurs du monde  – ceux-là qui régissent l'être au monde, c'est-à-dire le prince de la ténèbre, le prince qui régit ce monde et le réduit en captivitéet les éléments spirituels du mal. »

Le retournement de la matrice.

Jusqu'au jour où l’âme courant dans toutes les directions, s'accouplant à ce qu'elle rencontre et se souillant, elle est soumise à la souffrance, à la peine ; mais lorsqu'elle prend conscience des douleurs où elle se trouve, elle pleure en s'adressant au Père et elle se repent. Alors le Père a pitié d'elle. Il détourne sa matrice de l'extérieur. – C'est ici une chose très intéressante, à savoir le retournement de la matrice. C'est assez difficile à comprendre, et ça a beaucoup intéressé les psychanalystes. L'âme a, dans la facticité, la matrice tournée vers l'extérieur, c'est dit dans le texte de façon très précise – Et il la retourne vers l’intérieur – ça c'est la conversion – l’âme reçoit sa part propre – c'est-à-dire sa singularité. – Ce n'est pas en effet comme pour les femmes – la femme tient lieu de symbole pour l'âme, mais il y a une différence entre la femme physique et la féminité de l'âme – car les matrices corporelles sont à l’intérieur du corps comme les autres entrailles, tandis que la matrice de l’âme est tournée vers l’extérieur, tout comme les caractéristiques de l'homme sont tournées à l’extérieur. Si donc la matrice de l’âme se retourne selon la volonté du Père vers l’intérieur, elle est baptisée. »

Voilà précisé ce trait constitutif de l'homme qui est d'être "tourné vers". Il est en ce sens-là trans-cendant, pas au sens où on utilise aujourd'hui ce terme, mais au sens d'être tourné vers. Or il est nativement tourné vers l'extériorité, c'est-à-dire vers cette facticité multiple qui le détient, le distrait, l'accapare, le tient en servitude. Et il faut qu'il se détourne et se retourne vers l'intériorité. Il faut que l'âme se tourne vers l'intériorité.

Mais ne nous trompons pas sur cette intériorité, il ne s'agit pas de chercher la solitude mais d'accomplir ce qui est d'être à son propre. Or Dieu est au propre de l'âme, comme le dit saint Augustin : « Dieu qui est plus intime que mon intime (intimior intimo meo) » : donc il n'est pas dans mon intime, il est plus intime que mon intime ; donc il est extérieur, mais d'une extériorité intérieure.

Depuis très longtemps je médite ces choses-là indépendamment de ce qui est en question ici. Je me rappelle deux vers d'un poème déjà ancien :

La face externe d'en-dedans
donne sur un jardin de roses.

Ici c'est la méditation sur le rapport du dedans et du dehors qui n'est pas simplement résolu comme un rapport contraire, parce qu'il y a le dedans du dehors et le dehors du dedans, et ce n'est pas du tout la même chose. L'âme ne cesse pas "d'être à", donc en ce sens-là nous dirons qu'elle est tournée vers autre que soi, mais elle est tournée vers son autre propre, elle est tournée vers Dieu et c'est cela qui est appelé une intériorité.

De même que chez saint Paul où il est question de l'homme intérieur par opposition à l'homme extérieur, l'homme extérieur est celui qui est tourné vers la mauvaise extériorité, c'est-à-dire le multiple de la discorde etc. ; et l'homme intérieur n'est pas celui qui n'a pas d'altérité, mais celui dont l'altérité consiste dans la paix et non pas dans la discorde.

Malheureusement ces expressions vont se mêler à ce qui est un peu le profond de l'Occident et qui aboutit à la crispation sur le je. Et avec une espèce de bonne volonté on met parfois au compte de l'Évangile ce progrès qui a été fait dans la direction de l'intériorité individuelle. Il y a là une erreur totale. Ce n'est pas à mettre au compte de l'Évangile, ceci appartient à l'histoire même de l'Occident. Nous faisons une sorte d'erreur sur la signification de cette intériorité. Ce n'est pas ici l'invitation à l'intériorité psychologique au sens où nous la connaissons. Celle-ci émane du vœu même le plus originel de l'Occident, et il faut en suivre les moments. Et le moment de Descartes, par exemple, fonde tout sur ego, mais « ego cogito » n'est pas une production de l'Évangile.

Toutes les rencontres de l'Évangile avec n'importe quel moment de culture sont des risques. Ils apportent une libération et en même temps, sans la vigilance nécessaire, on risque de se méprendre, on risque de ne plus entendre l'Évangile, à la mesure où on l'entend (sans le vouloir) selon la préférence d'intelligence portée par nos propres moments de culture. Et c'est pourquoi, en un certain sens, il n'y a pas d'acquis évangélique sur quoi on puisse se reposer. L'Évangile, n'étant pas une culture, ne s'inscrit pas de façon définitive dans une culture. Toute culture a besoin de remettre son écoute en question (l'écoute de ses pairs et de ses pères dans la foi), la remettre en question devant une lecture reprise de l'Évangile.

Il y a d'autres citations sur le retour, sur le pardon, sur comment l'âme se détourne de cette situation, comment elle est reconduite à son propre.

La purification de l'âme, son baptême.

« Et immédiatement elle est purifiée de la souillure extérieure qui a été empreinte sur elle. Comme on pose des vêtements salis sur la pierre et qu'on les retourne jusqu'à éliminer leur saleté et les rendre propres, ainsi la purification de l'âme est de recouvrer son intégrité, celle de 132son état sexuel premier et de se retourner : c’est son baptême.

Le Père lui envoie son mari qui est son frère premier-né.

Jésus et la femme adultère, basilique San Angelo, Capoue, XIeAlors elle commencera à s’irriter contre elle-même comme celles qui accouchent, au moment de mettre au monde l’enfant, se tournent contre elles-mêmes avec irritation. Mais, puisqu’elle est femme, elle ne peut engendrer seule. Le Père lui a envoyé du ciel son mari, qui est son frère premier-né[6]. Alors l’époux descendit vers l’épouse. Elle abandonna sa prostitution première, elle se purifia des souillures de ses compagnons d'adultère, elle se renouvela comme une épouse, elle se purifia dans la chambre nuptiale, elle y répandit du parfum et s’y assit dans l'attente du véritable époux. Elle ne court plus sur la place publique, s’unissant à qui elle veut, mais elle est restée à guetter le jour où il viendra, en le redoutant car elle ne connaissait pas son aspect. Elle ne se le rappelle plus depuis le temps où elle est tombée de la maison de son Père. Mais, par la volonté du Père, elle a rêvé de lui comme une femme amoureuse d’un homme.

Alors l’époux, selon la volonté du Père, descendit vers elle dans la chambre nuptiale préparée et orna la chambre nuptiale. Ce mariage en effet n’est pas comme le mariage charnel : ceux qui se sont unis s'enivrent de cette union, comme un fardeau ils abandonnent le tourment du désir et ne se séparent plus l’un de l’autre. Mais ce mariage n’est pas ainsi ; s’ils atteignent à l’union mutuelle, ils deviennent une seule vie. »

Ensuite il y a des citations de Genèse etc.

Les lamentations d'Ulysse et d'Hélène.

Enfin on lit ceci : « C’est pourquoi il est écrit dans le Poète – quand on dit le Prophète c'est Moïse, et quand on dit le Poète, c'est Homère – qu’Ulysse était assis sur l’île, pleurant, souffrant, détournant son visage des paroles de Calypso et de ses tromperies, désirant voir son pays natal et une fumée qui s’en élevait. – Là aussi on a fait des oppositions entre une circulation de type odysséen, retour au pays natal, et l'Évangile où il ne serait pas question de retour. Mais si, dans l'Évangile il y a un retour, parce qu'explicitement chez saint Jean le Christ monte au Père, en sorte qu'il soit là où il était auparavant ; avec cependant une petite nuance à savoir que désormais il y est les mains pleines de l'humanité, mais c'est un retour. Opposer des cultures de la nostalgie et des cultures de l'espérance, ce sont des slogans de tous les jours et c'est nul. C'est beaucoup plus subtil que ça – Et s'il n'avait pas reçu une aide du ciel, il n’aurait pu rentrer dans son pays natal.

De même aussi Hélène dit : « Mon cœur s'est détourné de moi, 137je veux retourner chez moi. » Elle se lamentait en effet, disant : « C’est Aphrodite qui m’a trompée. C'est elle qui m'a emmenée hors de mon pays natal. Mon unique fille, je l’ai abandonnée, ainsi que mon mari qui est bon, sage et beau. » En effet lorsque l'âme quitte son époux parfait à cause de la tromperie d’Aphrodite – celle qui est dans la génération de ce lieu – alors elle subira des injures, mais si elle se lamente et se repent, alors elle sera ramenée à l'intérieur de sa maison.

 Une dernière citation de psaume.

Aussi bien Israël ne put être visité pour être conduit hors de la terre d’Égypte, de la maison d’esclavage que parce qu’il sanglota vers Dieu et pleura sur l’oppression de ses œuvres. Il est encore écrit dans les Psaumes : « J’ai beaucoup peiné en mes sanglots ; chaque nuit je baignais mon lit et ma couche de mes larmes. J’ai vieilli parmi tous mes ennemis. Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites œuvre de transgression, car voici que le Seigneur a entendu le cri de mes larmes, le Seigneur a entendu ma prière. »

Si nous nous repentons vraiment, Dieu nous écoutera, lui qui est longanime et grandement miséricordieux, lui à qui est la gloire pour les siècles des siècles. Amen. »

 

Les figures féminines en saint Jean

 

Nous allons voir par mode d'échange ce que nous pouvons tirer de notre lecture. Et il nous restera à voir le traitement de la femme et de ce qu'elle signifie dans l'œuvre de Jean.

Collectif ou individuel ?

► Faut-il entendre l'âme ici comme l'âme d'une femme individuelle ?

J-M M : Pour comprendre cela il faut savoir que nous n'avons pas à choisir entre quelque chose qui serait collectif et quelque chose qui serait individuel. Bien sûr il y a dans tous les cas du collectif et de l'individuel, mais le collectif et l'individuel ne se pensent pas de la même manière car si l'un des deux change, l'autre change aussi. Lorsqu'elle est prise dans un collectif déterminé, il y a une façon de dire je où le je n'est pas le je qui se définit contre le collectif. On a toujours le collectif de son particulier et le particulier de son collectif.

L'intérêt pour nous ici était en tout cas d'essayer d'évacuer l'idée d'un individu. La raison est simple : il ne s'agit pas d'une femme pour la bonne raison que l'homme est inclus là-dedans en tant que psukhê, c'est-à-dire que ce que nous appelons l'homme est féminin par rapport à la masculinité divine, par rapport à Dieu. C'est un point qu'il ne faut pas oublier et ceci n'ouvre pas nécessairement sur une immédiate mystique de la relation individuelle entre Dieu et l'âme telle que cela se vérifiera (avec à la fois sa part de légitimité et sa part de soupçonnable) dans l'histoire de la mystique occidentale. Nous n'en sommes pas là pour l'instant.

C'était important de redire cela. Quand il s'agit d'un symbole comme ce symbole-là, même s'il est utilisé pour dire sectoriellement le rapport des épousailles d'un homme et d'une femme, il est essentiellement pris dans un ensemble beaucoup plus vaste dans lequel masculin-féminin est structurel comme ciel-terre, structurel de la compréhension de la totalité. La totalité est toujours une multiplicité réconciliée. Et ceci touche au prologue de Jean.

D'autre part c'est à la fois beaucoup plus infime et plus vaste que la question du couple car il y a une bi-polarisation masculo-féminine en chacun de ce que l'Occident appelle un individu. Ce qu'on appelle un individu, un atomos, un indivisible est en fait constitué essentiellement par une division, par une bi-polarité. Et c'est même parce qu'il en est ainsi qu'est possible la relation d'un homme et d'une femme. Et la qualité de la relation de la féminité et de la masculinité en moi-même est la condition nécessaire pour assurer la qualité de ma relation en tant qu'homme avec une femme, et vice versa.

Ce qui est en débat ici, ce n'est pas d'abord le collectif ou l'individu. Ce qui est en débat c'est la paix ou la discorde. Et la paix a à voir à l'intérieur de moi-même avec autrui, et la discorde aussi. Ce n'est pas "moi et autrui" qui est la première décision. La première décision c'est l'espace de paix (l'espace de pneuma) et l'espace de ténèbre (l'espace de discorde).

Je vais donner un exemple. Il y a beaucoup de débats chez les théologiens qui sont très occasionnels, c'est-à-dire qu'ils ont une fonction utile à un certain moment et ils deviennent ensuite, si on les prend pour l'égal de l'Écriture, rapidement néfastes. Après un XIXe siècle qui a plutôt eu une religion de type individualiste, on a tenté de mettre en évidence le caractère collectif, après les critiques de Nietzsche ou de Marx entre autres. Par exemple le livre Catholicisme du Père de Lubac était une récollection de textes patristiques qui présentaient un aspect assez collectif. C'est bien, mais en même temps la problématique profitable, utile, devient néfaste si elle brouille la problématique plus originaire pour entendre le texte.

La première chose pour faire utilement de la théologie, c'est de se garder des slogans et des modes. Vous avez un certain nombre d'affirmations massives qui ne sont jamais remises en question, par exemple qu'il y a un temps circulaire chez les Grecs et un temps linéaire dans l'Écriture… On pourrait en citer un bon nombre qui peuvent être utiles pour manifester quelque chose à un certain moment, mais qui ne doivent pas dépasser cette fonction.

Alors qu'en est-il chez saint Jean ? Nous verrons que chez saint Jean le féminin a pour trait caractéristique d'être symbolique de ce qui est collectif et de ce qui est par étapes, à la fois collectif et dans une successivité.[7] Mais ceci est quelque chose à entendre bien.

Les trois Marie chez Jean.

Quels sont les lieux en saint Jean où il est question de femme ? On pourrait ici se servir d'un mot qui se trouve dans l'évangile de Philippe, évangile gnostique très précieux pour le fonctionnement symbolique qu'il décèle : « Jésus était suivi par trois Marie : Marie sa mère, Marie sa sœur et Marie son épouse ». Nous avons ici :

– Marie sa mère à Cana et à la croix ;

– Marie sa sœur qui est Marie de Béthanie car elle est la sœur de Marthe et de Lazare, Lazare « que Jésus aimait », celle aussi qui est marquée par l'onction du parfum, geste prophétique ;

– et Marie de Magdala qui, chez Jean, est essentiellement au tombeau et qui est son épouse. Et ce n'est pas du tout honteux de dire que Marie de Magdala est épouse du Christ. En effet on parle impunément du Christ prêtre, or le Christ n'était pas "un" prêtre. Le Christ est l'époux et non un époux, mais la symbolique du Christ se joue à travers sa relation avec Marie de Magdala. Donc nous avons déjà trois lieux.

Dans les Synoptiques et chez Jean il y a souvent des glissements qui se font entre plusieurs de ces Marie. Est-ce que Marie de Magdala est la même que la Marie qui chez saint Luc répandit le parfum, alors que chez Jean c'est Marie de Béthanie : y a-t-il une différence entre l'une et l'autre ? Ce qui paraît très important, probablement, c'est la fonction même du nom, car le nom de Marie est probablement un des noms fondamentaux structurants de la femme dans l'évangile de Jean. Il y a une sorte d'identité fondamentale.

On ne sait pas d'où vient le nom de Marie, c'est un nom très ancien. C'est le nom de la sœur de Moïse.

Par ailleurs dans la symbolique, il ne faut pas que nous soyons gênés par le fait que la même – ici c'est la même du point de vue du nom, mais le nom c'est l'essence – soit épouse, mère et sœur. Toutes les traditions sont plus ou moins construites sur un inceste symbolique de ce genre. Dans le texte de l'Exégèse de l'âme, nous voyons que le Christ est à la fois le frère et l'époux de l'âme[8]. On a là des racines fondamentales. En effet le lieu de la féminité qui est envisagé à travers ces multiples fonctions n'est pas sectoriel. Nous sommes ici dans l'archétype de toute relation essentielle.

Le personnage de Marie de Magdala.

Il serait intéressant de voir que le personnage de Marie de Magdala, par exemple, développe sur mode du récit la structure fondamentale de la foi, c'est-à-dire de l'être chrétien, de la proximité du Christ qui vaut pour toute foi. C'est comme une structure existentiale de la foi.

En effet Jean a développé cette structure auparavant au chapitre 16, bien avant qu'elle ne soit mise en récit dans la figure de Marie. « Un peu et vous ne me constaterez plus, et un peu à rebours et vous me verrez » chose qui est reprise trois fois, qui est donc la mise en question d'un voir qui va avec un « ne plus constater », donc un voir neuf.

Et la distinction entre théôrein (constater) et voir (horân) joue un rôle considérable aussi dans le récit de l'apparition à Marie-Madeleine : au début elle le constate, mais elle ne le reconnaît pas, elle ne le "voit" pas. C'est seulement à partir d'un certain moment qu'elle peut dire « J'ai vu le Seigneur » c'est-à-dire le Ressuscité. Elle est alors dans la proximité de l'identité même de Jésus en son propre qui est sa dimension de résurrection. Au début elle cherche et elle pleure pour indiquer le sentiment du manque. Il y a même une méditation profonde sur cet "entendre" (son nom) qui donne de voir et qui n'est pas encore le moment du toucher (« Ne me touche pas » qui signifie « Ne me touche pas encore »), le toucher disant l'accomplissement eschatologique. En un sens la Résurrection n'est pas pleinement accomplie tant qu'elle n'est pas la Résurrection de toute l'humanité. C'est pourquoi Jésus dit : « Va dire à mes frères que je vais vers mon Père qui est désormais votre Père, vers mon Dieu qui est désormais votre Dieu ». Marie a pour fonction d'anticiper d'une certaine manière ce qui ne se résout que dans le toucher eschatologique pour la totalité de l'humanité. D'où sa dimension collective.

La Samaritaine et la femme adultère.

Il y a deux autres épisodes féminins dans l'évangile de Jean, ils concernent la Samaritaine et la femme adultère. Ces deux femmes ont en commun de n'avoir pas de nom propre.

On insiste pour la Samaritaine sur ses deux caractéristiques identitaires qu'elle revendique elle-même : elle est femme et samaritaine, c'est ce que nous savons d'elle. C'est sur cette double caractéristique que se joue le récit du chapitre 4. Regardons d'abord la féminité : en premier lieu elle s'étonne qu'un homme puisse se compromettre en lui parlant à part ; ensuite le Christ pose la question qui, dans le texte, est tout à fait essentielle mais qui paraît insolite « Va chercher ton mari ». En effet, qui est le véritable mari ? Elle a eu cinq maris, et finalement il se révèle que c'est le Christ. Enfin, il ne faut pas oublier que ce récit a à voir avec la thématique du puits, puisque les patriarches trouvent leur fiancée au puits, et en outre il s'agit ici des patriarches Jacob et Joseph qui sont nommés explicitement. Dans un autre sens Joseph a à voir avec le puits, et la thématique de Joseph se trouve dans une autre ligne de fuite de ce passage. Quant à sa deuxième caractéristique, celle d'être samaritaine, c'est une question fondamentale du texte qui est également une question identifiante, à la mesure où mon identité se donne par le lieu d'où je suis. Et elle insiste là-dessus : « Vous dites, vous les Judéens, qu'il faut adorer à Jérusalem, nous c'est sur cette montagne… », et cette question du lieu est fondamentale dans le texte. Au fond tout ce chapitre est un chapitre d'identification mutuelle de Jésus et de la Samaritaine. Et la Samaritaine commence à se réidentifier autrement qu'elle ne croyait seulement à la mesure où elle commence à identifier mieux Jésus. Car identifier Jésus passe par une réidentification de soi-même comme cela a lieu avec Marie de Magdala qui est pro-voquée, c'est-à-dire appelée par l'essence d'elle-même, « Mariam », et c'est à partir de cette écoute que commence le processus de reconnaissance et qu'elle peut dire « J'ai vu ».

C'est avec la Samaritaine qu'on trouve la notion de pardon. Il s'agit de la reconnaissance de ce qu'elle dénie peut-être à elle-même et à ses voisins, à savoir son caractère adultère. C'est parce qu'elle recueille la parole du Christ comme la libérant, la rendant capable de reconnaître cela, et d'une façon qui ne la ré-enfonce pas davantage dans son exclusion par rapport au Christ, c'est parce que cela vient dans une parole de pardon que, progressivement, elle commence à identifier mieux Jésus.

Elle le prend d'abord pour un Judéen, ce qu'il n'est pas, elle le prend ensuite pour le Prophète c'est-à-dire Moïse, le prophète qu'attendent les Samaritains, et elle pense ensuite qu'il est peut-être le Christos, c'est-à-dire le Roi-Messie qu'attendent les Judéens ; et finalement elle le confesse comme sauveur du monde, ce qui est son nom propre, Yeshoua. C'est un processus avec des étapes comme il y a des étapes dans la recherche de Marie de Magdala, de même qu'il y a des étapes avec la femme adultère.

Et la structure "par étapes" paraît être une structure essentiellement féminine, alors que par opposition Jean (le disciple que Jésus aimait c'est-à-dire le disciple par excellence) est le symbole de la masculinité en ce que « il vit et il crut » quand il entre dans le tombeau. Il ne voit rien du tout d'ailleurs, c'est pourquoi il court vite, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de distance entre l’arkhê et l’eskhaton. Le chemin qui va de l’arkhê à l’eskhaton est de la plus grande proximité, c'est pour cela qu'il est le disciple par excellence.

Et Marie-Madeleine est la disciple, c'est-à-dire l'équivalent de Jean, mais sous la modalité féminine qui implique les étapes. Elle est la disciple puisqu'elle confesse Jésus de façon inattendue « Rabbouni », donc dans ce rapport maître / disciple. Et de même Marie, la mère, est d'une certaine façon la mère de l'écoute, la mère du disciple qui est le suprême écoutant (« Voici ta mère »).

Chez saint Jean la femme a un aspect collectif, ce qui d'ailleurs déborde saint Jean parce que les villes ont souvent des noms féminins et, par exemple, quand elles sont représentées par une allégorie, elles ont des figures féminines. D'ailleurs la ville a valeur de mère pour la totalité de ceux qui sont considérés comme ses enfants. La langue, d'une certaine manière, est féminine, même dans notre langue : nous parlons de "langue maternelle". Et père et mère, ce n'est pas simplement sexuel.

Même le mot père n'a pas un sens premièrement sexuel. Le père a beaucoup plus à voir avec ce que nous appellerions l'ordre juridique et non pas simplement psychologique ou psychanalytique ; mais ce n'est pas non plus juridique en notre sens parce que ce n'est pas sectoriel. Le père est celui qui se constitue comme père en constituant celui-là comme fils par la bénédiction quand il lui dit « Tu es mon fils » et ça, c'est l'ouverture de l'Évangile. Par ailleurs le père donne le nom, ce qui a à voir avec l'héritage qui est un thème important de la mystique juive.

La femme adultère figure de Jésus passif à la Passion.

► Moi je reste sur ma faim avec la femme adultère, car la scène occupe presque tout un chapitre mais elle dit exactement deux mots. La scène se déroule autour d'elle, donc c'est à son propos, mais je n'arrive pas en lisant le texte à retrouver les éléments de ce que représente une figure féminine pour saint Jean.

J-M M : Oui effectivement. Alors ce côté passif et silencieux qui est mis en évidence, à la différence de la grande loquacité de la Samaritaine, à la différence de la grande activité chercheuse de Marie de Magdala, cependant a son sens. C'est même quelque chose d'essentiel au texte. Je ne dis pas que c'est à mettre en rapport de façon explicite d'un point de vue littéral, mais je vois là un rapport d'identification qui se fait de Jésus à la femme adultère dans ce moment de tentation dont il est dit que Jésus « se taisait » (devant Pilate, donc devant celui qui le juge : Jn 19, 9-10). Vous avez là une sorte d'anticipation de cet aspect passif, et donc qui relève d'une certaine façon de la symbolique du pâtir ; le pâtir qui a lieu dans les chapitres 18 et 19 relève de quelque chose de féminin, c'est le moment où le Christ est vraiment l'humanité. Il est l'unité de l'humanité bien sûr, mais parce qu'il s'est fait humanité sacrificiellement. Je trouve la question très pertinente.

Les deux traits de la symbolique féminine : collectité ; par étapes.

Nous n'avons pas dit que les figures féminines étaient toutes pareilles, nous avons essayé de détecter des traits.

– Et parmi les deux traits que nous avons évoqués comme faisant partie de la symbolique féminine, il y a un trait qui apparaît particulièrement avec la femme adultère, même s'il n'est pas inscrit comme tel dans le texte : c'est celui de la collectivité. En effet c'est Israël qui était adultère, donc c'est l'humanité qui est adultère. De par la force de la thématique on peut y lire cette dimension-là.

– L'autre trait du cheminement "par étapes" est la dimension de progression, il n'est pas explicite non plus à cause de ce silence, et c'est peut-être justement dans les étapes de la passion du Christ qu'on trouve cette dimension.

Vous voyez très bien que le Christ joue sur les deux tableaux : il est la masculinité (ou l'époux) de l'humanité, mais précisément il en est la plénitude parce qu'il se vide ; autrement dit la kénose (la vacuité) de la passion met Jésus, dirions-nous, du côté de l'humanité, et c'est donc le logos (ou la lumière) devenu chair (cf Jn 1, 14). "Chair" désigne la forme de l'humanité, et la désigne de façon sacrificielle. La phrase du Prologue « Le logos est devenu chair » ne doit pas être lue selon une théorie de l'incarnation car ici le mot de chair désigne la chair assumée sacrificiellement. Mais le mot sacrifice, je le mets entre parenthèses car il ne suffit pas pour rendre compte de ces choses, c'est un mot très compromis aujourd'hui.



[1] Ce texte est la transcription d'une séance de la session animée par J-M Martin à Versailles en février 1998. Le thème de cette session était La femme adultère (Jn 8, 1-11). Il est question de la femme adultère mais plus généralement des figures féminines en saint Jean.

 [2] Voir le message Ep 5, 21-33 (subordination homme/femme) ; 1Cor 11, 7-11 (voile sur la tête de la femme).. 

[3] Facticité : caractère de ce qui est factice, de ce qui est élaboré par l'esprit, produit par la civilisation, la vie sociale (Dictionnaire Larousse). « Nous ne sommes pas un champ dans lequel rien ne serait d'avance écrit, une page blanche, nous sommes toujours "en prise avec", et même nous ne prenons connaissance de ce que veut dire "je" que dans cet être aux prises. C'est ce que les phénoménologues appellent facticité.  L'homme est toujours déjà dans une situation dans laquelle il est partie prenante et dans laquelle il est affecté, soit dans le sentiment effectif d'être, soit dans le fait d'être atteint par. La facticité est à déconstruire, et par là se révèle un sens nouveau de l'être-au-monde qui permet de relire même cette facticité. ». (J-M Martin).

[4] La traduction retenue ici est majoritairement celle de Madeleine Scopello parue en 1985. On a sur le site de Nag Hammadi http://www.naghammadi.org/traductions/textes/exegese_ame.asp. celle de Jean-Marie Sevrin.

[5] Ce recueil de Testimonia regroupe des citations qui ont pour but de retracer les trois étapes de l'histoire de l'âme : la prostitution (Lamentations, 1, 1-2 + Jérémie 3, 1-4 + Osée 2, 4-9 + Ézéchiel 16, 23-26), la repentance (citations de l'Apocryphe d'Ézéchiel + Ésaïe 30, 15 + Ésaïe 30, 19-20), le retour au père (Psaume 45, 11-12 + Genèse 12, 1).(Madeleine Scopello, Les «Testimonia» dans le traité de L'exégèse de l'âme. In: Revue de l'histoire des religions, tome 191 n°2, 1977. pp. 159-171.) Dans les citations de Paul on trouve 1 Cor 5, 9-10 et Ep 6, 12.

 [6] Voir , dans la réflexion sur les trois Marie (en bas de la p.11 du fichier pdf).

[7] Ce double trait caractéristique de la féminité ç propos des figures féminines en saint Jean est traité à la fin.

[8] Voir le texte cité (page 8 du fichier pdf).

 

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