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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 juin 2014

Jn 3, 12-18. Jugement et salut. Symbolique de la croix en jeu dans ce texte en référence à l'A. T.

« Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. » (v 17). Ceci est le début de la session qui est lieu à Nevers en mai 2010, sur le thème « jugement et salut » animée par J-M Martin. Le projet était de resituer le verset 17 dans son contexte. Or le texte de Jean est une relecture de l'épisode du serpent d'airain : porter son regard sur le serpent élevé par Moïse sur le bois guérit de la morsure des serpents. Cet épisode faisait partie des testimonia sur le bois préfigurant la croix du Christ.   Voir aussi une autre méditation de J-M Martin : Jn 3, 17-21 : Jugement et sauvegarde. Où l'axe du jugement passe-t-il ?.

  • Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : Jn_3__12_18.

 

Jn 3, 12-18, Jugement et salut

« Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. » (Jn 3, 17) [1].C'est le mot de salut qui vous a alerté.Il est mis ici en rapport d'opposition à jugement. Étudier un mot c'est aussi repérer les mots qui font corps avec lui, soit pour le rencontrer, soit pour dire le contraire. Les mots juger et sauver sont des mots qui ont souffert de siècles de lecture. Notre tâche première est d'essayer de les entendre dans leur sens lorsqu'ils sont prononcés dans ce contexte déterminé qui est celui de l'écriture de Jean. Ce matin nous prenons contact avec le contexte de ce verset. C'est un texte austère. À première lecture la logique du texte n'apparaît pas, ce qui ouvre le champ du travail.

 

I – Première approche

 

 

Moïse et le serpent d'airain, église Ste Madeleine,Troyes

« 12 Si je vous dis les choses terrestres et que vous ne croyez pas, comment si je vous dis les choses célestes croirez-vous ?

13 Nul n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme.

14 Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que soit élevé le Fils de l'Homme 15pour que quiconque croit en lui ait vie éternelle

16Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils Monogène, en sorte que tout homme qui croit en lui ne périsse, mais ait vie éternelle 17 Car Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde  pour qu'il juge le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf.

18 Qui croit en lui n'est pas jugé, qui ne croit pas, est définitivement (ou, déjà d'avance)  jugé du fait qu'il n'a pas cru dans le nom du Fils Monogène de Dieu. »

 

Nous allons travailler ce texte ensemble. Notre première approche n'est pas un moment où je serais censé vous dire le sens, car nous allons essayer de chercher ensemble. Cela commence par la mise au jour de ce que nous avons cru entendre, y compris du sentiment dans lequel nous l'avons entendu : sentiment d'étrangeté, sentiment de répulsion (il y a des choses qui peuvent paraître répulsives à première écoute)... J'écoute donc d'abord vos réactions spontanées.

Vous permettrez que je ne réponde pas immédiatement à certaines de vos questions, parce qu'il faut repérer et vivre les questions, les porter. Répondre rapidement est la meilleure façon d'empêcher l'écoute de la réponse. On donne beaucoup trop de réponses à des questions qui ne se posent pas, et quand elles commencent à se poser, il ne faut pas les bloquer par une réponse rapide qui empêcherait le cheminement. Ça peut paraître décevant, mais je rendrais un très mauvais service si je donnais une réponse toute faite à une question que vous n'auriez pas portée. Bien sûr, dans le cours de la session, il y aura un moment où je donnerai mon sentiment sur la question, mais en général je ne répondrai pas du tac au tac.

 

1°) Versets 12-15.

a)  Ciel et terre, monter et descendre.

► La première phrase est étrange parce que Jésus commence par dire : « Si je vous ai dit les choses terrestres… quand je dirais les choses célestes… » : "les choses terrestres" c'est ce qu'il vient de dire à Nicodème, or pour moi ce ne sont pas vraiment des choses terrestres !

J-M M : Effectivement ça ne semble pas vraiment des choses de la terre : « si quelqu'un ne naît pas d'en haut… » (v. 3), justement Nicodème ne comprend pas : « Est-ce qu'il faut rentrer dans le ventre de sa mère à nouveau ? ». Il atteste une écoute qui n'est pas une écoute authentique de ce que veut dire Jésus, puisque que Jésus parle de la naissance à partir du ciel. Donc le verset 12  peut paraître étonnant.

J'en profite pour signaler qu'il faudra distinguer l'opposition ciel-terre de l'autre opposition qui est entre le monde (qui n'est pas la terre) et disons, le royaume. De toute façon, ici, ciel et terre ne sont pas à entendre dans un sens cosmologique (au sens de la cosmologie moderne).

► Le verset 13 sur la montée et la descente à propos du Christ est énigmatique.

J-M M : Il y a la mention de monter et descendre. On pourrait dire que dans le christianisme aujourd'hui c'est le descendre qui est premier : le Christ descend du ciel, s'incarne, puis remonte au ciel le jour de l'Ascension. Or, monter et descendre chez saint Jean ne font pas allusion à cela, et en plus ce n'est pas dans cet ordre-là.

Nous détectons une articulation verticale du monter et du descendre qui fait partie du langage qui dit que le Christ est venu. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Nous ne nous posons pas de question à ce sujet-là, et c'est dommage. Ça fait partie des questions essentielles. Qu'est-ce que ça veut dire qu'il monte à l'Ascension ? Le ciel c'est quoi ?

► Lors de la session sur le "Notre Père", tu avais dit qu'on pouvait remplacer « Notre Père qui es aux cieux » par « Notre Père qui es au creux », le ciel étant le plus intime de moi-même.

J-M M : C'est bien de faire allusion à cela. J'ai dit que la symbolique ciel-terre ne correspondait pas à notre cosmologie. Elle ne correspond pas non plus à notre imaginaire, car pour nous les cieux c'est au moins le symbole de ce qui est loin. Or effectivement, j'avais fait un jeu de mots en remplaçant « aux cieux » par « au creux », car chez les anciens, la symbolique ciel-terre est équivalente à la symbolique intériorité-extériorité : si l'on considère un cercle, le ciel c'est le centre, c'est l'intime par rapport à la périphérie.

b) Symboliques du serpent.

► La comparaison du serpent d'airain que Moïse a fait élever au désert, avec Jésus sur la croix, me pose problème. En effet le serpent est tellement connoté négativement, qu'entendre parler d'un serpent qui guérit me gêne. J'ai du mal à accepter que ça puisse être aussi contradictoire !

J-M M : Justement c'est quelque chose qui est connu des historiens des religions : il y a des figures mythiques qu'ils appellent des figures apotropaïques. Il s'agit d'une figure qu'on pourrait presque appeler homéopathique, c'est-à-dire guérison par le même. Et là il faudra faire la différence entre "les serpents" et "le serpent", c'est-à-dire que c'est "le" serpent qui guérit de la morsure "des" serpents. Comment, dans une symbolique, le serpent peut-il être à la fois le symbole du mal absolu, du mal personnifié, du prince (ou du principe) du mal, et le symbole de ce qui sauve ? C'est vrai que c'est une question.

► Je ne me souviens plus d'où l'histoire du serpent d'airain est tirée.

J-M M : C'est dans livre des Nombres, au début du chapitre 21. Il s'agit d'une bataille dans laquelle les Hébreux périssent en grand nombre à cause des morsures des serpents, et Moïse fait élever un serpent en bronze : celui qui concentre son regard sur le serpent élevé, est guéri des morsures des serpents. C'est une fonction apotropaïque classique.

c) Quelques aspects de la symbolique de la croix.

Comment cela est-il ensuite ajusté à la signification du Christ en croix ? Pour répondre il nous faut passer par l'étude de ce que signifie la croix. Il y a d'abord cet aspect partiel de signification qui est le pieu fiché en terre, autrement dit la verticalité qui appartient à la symbolique du rapport ciel-terre. Or, dans le livre des Nombres, le serpent est posé sur une hampe, et il n'est pas dit dans l'Écriture que ce symbole est en bois, mais dans les traductions en grec, parfois ils traduisent par xylon (bois) et parfois par séméion (signe), deux mots qui sont classiquement employés pour dire la croix. Et stauros, c'est la croix (comme pieu) et c’est le bois.

C'est dire à quel point, dans la relecture du texte du serpent d'airain, l'image de la croix joue un rôle fondamental : le bois c'est la croix. C'est un épisode entre autres, mais il est relevé ici et posé dans la collection des signes préfigurant la croix : il faut que le Fils de l'Homme soit élevé de la même manière et exposé aux regards comme il est dit à la croix : « Ils verront celui qu'ils ont transpercé » (Jn 19, 37) ; c'est également une citation de l'Écriture. Le regard croyant, le regard de foi, c'est cela qui sauve, qui donne vie éternelle, qui sauve de la morsure des serpents.

Dans les premiers siècles la croix n'est jamais représentée comme instrument de supplice mais toujours comme instrument de gloire. Pour les premiers chrétiens le Christ  « règne à partir de la croix », qu'ils trouvent dans la mention « il régna à partir du bois », expression lue dans le verset 10 du psaume 95[2].

d) Les testimonia (recueils de textes de l'A T).

Il faut savoir qu'il y a une infinité de modes de lire ce que nous appelons l'Ancien Testament. Il y a la lecture talmudique, la lecture cabalistique, la lecture des historiens des religions, la lecture que l'Évangile fait. Or, dès le premier christianisme, les auteurs ont cherché dans l'Ancien Testament ce qui pouvait être des figures, et ils ont monté des collections qu'on appelle des testimonia (des témoignages). Ils les ont construites en mettant ensemble tout ce qui a trait à une symbolique. Il y a donc des testimonia sur l'eau, sur le rocher (la pierre), sur le bois etc. Le texte le plus célèbre est la lettre du pseudo-Barnabé, lettre qui est mise sur le compte du compagnon de Paul mais dont on ne connaît pas l'auteur.

Jean, déjà, connaît ce type de réflexion et la met en œuvre. C'est une façon courante de rassembler des textes de l'Ancien Testament, mais pas sur le mode d'un historien. Donc ici nous avons un exemple de figure qui est rangée dans la symbolique du bois, car le bois est plus important que le serpent. Il n'y a pas de testimonia concernant la symbolique du serpent, mais il y en a sur le bois et c'est là que ce texte se trouve.

e) Retour au serpent.

► Est-ce qu'on peut revenir au serpent en rapprochant cela de la symbolique grecque, par exemple le mythe de Tirésias ?

J-M M : Un lieu symbolique doit toujours être situé dans un contexte déterminé parce qu'un élément symbolise tout et n'importe quoi. Autrement dit, si on ne trouve pas les règles qui constituent la cohérence interne d'un fonctionnement symbolique, c'est le délire. Ainsi l'eau est symbole de vie et symbole de mort, c'est un exemple de quelque chose qui est symbole de tout et de son contraire : l'eau de Noé c'est l'eau qui engloutit, qui donne la mort ; l'eau qui irrigue les arbres qui verdoient, c'est l'eau qui fait vivre. Et si vous prenez le feu : c'est le feu de l'enfer mais c'est aussi le Saint Esprit. Tous les grands symboles fondamentaux ne fonctionnent symboliquement que dans un rapport d'ensemble.

Et c'est la même chose pour les mots : un mot en lui-même a un champ de signification indéterminée, il ne prend son sens effectif que dans un rapport à un autre mot.

Par ailleurs il ne faut pas passer indûment d'une symbolique chez Matthieu à une symbolique chez Jean ; et même à l'intérieur de Jean (donc du même auteur), il ne faut pas transporter le traitement symbolique d'un passage à un autre.

Pour en revenir au serpent, on peut remarquer qu'en Extrême-Orient c'est un symbole absolument positif, cela sous la figure du Dragon. Or le dragon est extrêmement négatif dans la symbolique apocalyptique.

Un clavier symbolique, c'est quelque chose dont il faut apprendre à jouer. Il faut faire des gammes assez longtemps pour pouvoir vivre dans un champ symbolique et entendre ce qui est dit. Ce n'est pas du n'importe quoi. Ce n'est pas le même mode de rigueur que le mode de notre rigueur scientifique occidentale, mais c'est une autre rigueur qui n'est pas moindre.

Et dans la Genèse, le serpent est appelé « le plus astucieux des vivants ». Il ne faut pas traduire « le plus astucieux des animaux ». Bien sûr chez les anciens, les animaux ne sont jamais confondus avec les hommes, cependant ils sont plutôt pensés dans la proximité des dieux, donc ils ne sont pas inférieurs à l'humanité. Les constellations s'appellent le Lion, le Taureau, le Capricorne... Donc il y a tout un décalage par rapport à notre façon d'être aux animaux, déjà à notre époque d'un lieu à un autre, mais a fortiori entre notre époque et les époques les plus archaïques. C'est pour vous donner une idée de l'espace dans lequel il faut se mouvoir pour lire un texte.

 

2°) Versets 16-18.

a) Le mot monde.

► J'avais souvenir que le mot monde chez saint Jean désignait le principe du meurtre, or ici ce qui est dit du monde au verset 17 ne correspond pas à ça.

J-M M : On a l'impression ici que le monde est sauvable. En général ce n'est pas quelque chose qui fait problème aux lecteurs. Cependant, si on connaît le langage de Jean, ça paraît étonnant puisque que chez Jean le monde désigne le principe même de la mort et du meurtre ou bien l'espace régi par ce prince.

b) Le mot croire.

► Moi je suis frappé par la phrase « qui ne croit pas est déjà jugé » (v. 18).

J-M M : C'est quelque chose qui, à première écoute, paraît scandaleux. Pourtant c'est la pensée même de Jean, à condition qu'on entende ce que ça veut dire chez lui et non pas comme ça sonne à notre oreille. Ce qui est en jeu, là, est d'une extrême importance.

► Dans le même ordre d'idée, la fin du chapitre 3 avec la mention de la colère de Dieu me gêne. Ça va tout à fait à l'encontre de ce que j'ai pu entendre de l'amour de Dieu chez Jean.

J-M M : Effectivement, dans les tout derniers versets on a à nouveau la mention d'en haut et d'en bas, et le chapitre se termine par cette mention de la colère de Dieu. Cette notion est, pour nous, peu audible : comment Dieu se mettrait-il en colère ? Or c'est une expression qui est constante, elle se trouve chez Jean et chez Paul[3]. Comment entendre une pareille expression ?

► Le mot croire revient beaucoup dans le texte. Quand je le remplace par « entendre » comme vous nous avez appris à le faire, ça devient audible.

J-M M : C'est un début de réponse. Nous allons voir que notre mot de "croire", avec toutes les connotations qu'il a chez nous, où il signifie plus ou moins « opiner », n'a rien à voir avec la signification du verbe croire chez Jean et dans le premier christianisme. Croire n'est pas simplement être persuadé d'une opinion ou de quelque chose. Cela concerne notre rapport à l'Évangile.

Comment penser la figure du rapport de l'Évangile et de l'humanité native (c'est-à-dire nous sans l'Évangile) ? L'Évangile vient, il vient sur quelque chose qui est déjà censé être là. C'est une annonce, c'est un avènement, un venir (« je viens »). L'Évangile ça vient d'ailleurs, d'en dehors, et donc ça se reçoit. Le verbe « recevoir » est le mot le plus basique pour dire ce qui est en question, et c'est un mot qui est très employé par Jean. On le trouve dès le Prologue : « il vient vers le monde » c'est-à-dire qu'il vient à la mort ; « il vient vers les siens » qui ne le reconnaissent pas d'abord (puisqu'ils sont les siens, ils le reconnaîtront nécessairement) ; enfin il vient vers « ceux qui l'ont reçu »[4]. Donc ça vient et ça se reçoit, voilà la structure de base. Et si je veux savoir ce qu'il en est de l'Évangile, je ne passe pas par le concept de religion qui ne se trouve pas une seule fois dans l'Évangile.

La structure de base c'est donc : l'Évangile est quelque chose qui vient et qui se reçoit. Or le mot le plus usité dans le premier christianisme pour dire cet accueil de base, c'est le mot qu'on traduit par "croire", et aussi par le mot "foi" (pistis) : croire c'est recevoir, c'est accueillir.

Or Jean module les verbes de réception : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, et que nos mains ont touché au sujet du logos de la vie » (1 Jn 1,1). Il s'agit ici d'une sensorialité : entendre, voir, toucher, et chacun de ces verbes dit la même chose que le mot croire. Ces verbes désignent des modalités différentes pour dire l'accueil, le recevoir. Cependant ils ne signifient pas ici l'entendre, le voir et le toucher sensoriels de notre sensorialité usuelle, puisque que ce qu'il s'agit d'entendre, de voir, de toucher, c'est la résurrection. Donc il faut qu'il y ait une sensorialité ajustée à l'objet et c'est une sensorialité intérieure. Au lieu d'avoir une distinction de corps et d'âme, nous avons une distinction d'homme dans l'homme, c'est-à-dire une intériorité en rapport avec une extériorité.

Ce dont témoigne l'Évangile, c'est de l'expérience de résurrection. Et même quand les disciples ont l'air de faire état de leurs souvenirs (ils ont tapé sur l'épaule de Jésus avant sa mort, ils ont mangé avec lui, ils l'ont regardé marcher…), ce n'est pas de cela dont ils parlent. « Ce que nous avons entendu… au sujet du logos (de la parole) de la vie » : la vie chez Jean désigne toujours la vie de résurrection, et cette vie de résurrection nous advient par la parole, c'est un événement annoncé. C'est pourquoi le mot entendre vient en premier. En effet, bien que tous ces verbes (entendre, voir, toucher) soient voués à dire la même chose que la foi, cependant ils sont dans un certain ordre, car c'est entendre qui donne de voir, et voir est un accueil qui laisse dans la distance, alors que le toucher est l'accueil de foi en tant qu'il constitue une intimité, une proximité[5].

« 18Qui l'entend n'est pas jugé, qui n'entend pas est déjà jugé du fait qu'il n'a pas entendu… » ne signifie pas : celui qui a eu la chance d'entendre et d'acquiescer sera sauvé ; et celui qui n'a pas eu la chance d'entendre, ou bien qui a entendu mais a récusé ce qu'il a entendu, ne sera pas sauvé. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le croire ici c'est l'accueil fondamental.

C'est à tel point que, chez saint Jean, il n'y a pas d'autre péché que de ne pas entendre. Autrement dit la surdité spirituelle est le péché essentiel. Et il n'y a pas d'autre œuvre que d'entendre, c'est qui est dit au chapitre 6 : quand on demande à Jésus : « quelle œuvre  œuvrerons-nous pour œuvrer les œuvres de Dieu ? » (v. 28), il répond « l'œuvre de Dieu c'est que vous croyiez ». Et cela ne signifie pas qu'il faut avoir une opinion convenable par rapport à une certaine nouvelle qui est annoncée n'importe comment.

Cette difficulté que vous avez manifestée est précieuse parce qu'elle nous oblige à réentendre ce que nous traduisons par croire ou par foi.

 

II – Lecture continue du texte

 

1°) Versets 12-15.

 « 12Si je vous ai dit les choses terrestres et que vous ne croyez pas, comment, si je vous dis les choses célestes, croirez-vous ? » Les choses terrestres par rapport aux choses célestes, ici, jouent pour les choses qui sont dans ce monde par rapport à ce qui est à venir, c'est-à-dire le domaine neuf de la Résurrection qui est appelé "céleste" ici.

« 13Et personne n'est monté vers le ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme. » La mention d'en haut induit la mention de ciel. Le ciel est dans un rapport à la terre par un monter et un descendre (descendre et monter sont des verbes d'allures, ceux-ci sont nombreux chez Jean). Monter et descendre tracent le lien, le rapport positif du ciel et de la terre. Ciel et terre induisent une dif-férence, donc un intervalle, donc une dis-tance, donc un chemin, c'est le monter et le descendre.

Ceci a été évoqué déjà à la fin du chapitre premier dans cette espèce de mot étrange qui est dit tout à fait en dernier à Nathanaël : « Tu verras des choses plus grandes (…) les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l'homme » (Jn 1, 50-51). Il s'agit de l'homme essentiel. Or le fils est la manifestation de ce qui est secrètement dans le père[6], donc le Fils de l'homme est la manifestation essentielle de “l'homme” au singulier. Le Fils de l'homme est ce qui fait chemin entre ciel et terre, donc ce qui réunit positivement ciel et terre. Se trouve donc ici ouverte toute une axialité, qui se trouve aussi dans l'évocation de l'échelle de Jacob (dans les anges qui montent et qui descendent).

Vous avez dans notre texte le même espace qui sera repris par un autre signe intermédiaire, qui est le signe vertical du bois. Nous sommes dans la symbolique de la verticalité. Il y a des récurrences de cela tout au long de l'évangile de Jean, et finalement c'est le pal, le pieu, la partie verticale de la croix qui est en symbolique ici, et ce sera repris dans un autre verset plus loin. Nous avons donc une série de figures de la croix. Je ne fais que l'indiquer, ce sera le sujet de la retraite de juillet[7]. où le signe de la croix sera examiné : le signe de la croix par quoi se caractérise l'Évangile… et la représentation de la croix, l'histoire de la croix comme signe et assignation, c'est quelque chose de passionnant.

On a la mention du "Fils de l'homme". L'homme est l'agrément du ciel et de la terre : « Tu es le fils de mon eudokia (le fils que j'aime) » (au Baptême de Jésus), il est le lien. Et c'est marqué ici par la verticalité, tandis que les bras de la croix seront l'extension à la totalité. Vous trouvez ce symbolisme dans les poèmes de la fin du Ier siècle, début du IIe siècle, les Odes de Salomon[8].

Maintenant l'évocation : « 14Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que soit élevé le Fils de l'homme  élévation, le lever, aller vers le Père, ça dit la Résurrection, pas l'Ascension en premier. Mais monter c'est descendre, car plus il monte et plus il descend, c'est-à-dire plus il remonte vers le Père en quittant sa figure d'homme parmi les hommes, et plus il vient comme Pneuma de Résurrection (cf les chapitres 14, 15, 16) – 15pour que tout homme qui croit en lui ait vie éternelle.»

 

2°) Versets 16-18.

 

croix du Ressuscité

a) Verset 16 ; la référence à l'épisode du serpent d'airain.

 « 16Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils Monogène (son Fils un) – l'élévation c'est donc à la fois la croix, l'Ascension, la descente du Pneuma, les différents noms de ce qui relie ciel et terre – en sorte que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait vie éternelle » “Ne pas périr” fait allusion implicitement à cet épisode des combattants israélites qui périssaient par la morsure des serpents, mais celui qui regardait le serpent élevé était guéri (Nb 21, 6-9). De même ici, celui qui regarde le Christ[9], celui-là est sauvé, il est guéri, il reçoit une vie au-delà de la vie mortelle et il reçoit donc une vie éternelle (une vie aïônios).

b) Verset 17. 

« 17Car Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour juger le monde, mais pour que par lui le monde il s'agit des siens qui sont dans le monde soit sauf. » Ici il y a encore à l'arrière-plan des choses plus subtiles.

Le monde ?[10]

Le mot de monde est un mot qualifié qui ne dit pas le monde en notre sens. Notre mot de monde désigne quelque chose de neutre qui peut être pris en bonne ou en mauvaise part. Il est plutôt bon à la mesure où il est réputé être la création de Dieu. Chez Jean il a deux sens mais aucun des deux ne correspond au nôtre.

– Le sens dominant, c'est de désigner la région régie par le prince de ce monde, le diabolos, c'est-à-dire la région soumise (subordonnée) au principe du meurtre et de la mort, de l'avoir à mourir. En ce sens-là le monde ne peut entendre la parole, le monde est par essence le refus. Donc pour ce monde-là il serait tout à fait vain de prier. Ainsi « Je ne prie pas pour le monde » (Jn 17, 9) ne veut pas dire : « Je ne prie pas pour les gens ».

– Cependant le mot de monde est pris parfois dans une autre acception, comme dans notre verset 17, et aussi  dans le chapitre 6 : « Le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde » (v. 51) ; ici le monde est susceptible de vivre, et dans ce cas-là il faut l'entendre comme désignant « les miens qui sont dans le monde ». Ça ne nous ramène pas à notre sens neutre.

Dans notre langage courant le monde désigne aussi les gens. Ici ce sont des gens qui sont qualifiés soit dans leur appartenance au monde négatif (ceux-là ne peuvent entendre), soit comme ceux qui sont "dans" le monde mais qui ne sont pas "du" monde, de la racine du monde. La différence est faite par saint Jean lui-même : « Vous êtes dans le monde et vous n'êtes pas du monde » (d'après Jn 17, 11-16 et 15, 19). "L'être de" dit la semence, dit la racine.

Je rappelle que dans l'expression « ceux-ci … ceux-là », il faut toujours entendre : cela de nous qui a partie liée (ou complicité) avec le sens négatif du monde, et cela de nous, cette semence plus originelle, qui, elle, est susceptible de lever, de croître, d'entendre la parole.

La croix.

Si le mot de jugement intervient d'ici, c'est que par ailleurs le pieu de la croix a la réputation d'être ce qui discerne. Les anciens disent que la croix a deux fonctions : les fonctions de fixer et de juger (de discerner), ce qui a des sens multiples. La croix comme pieu est fixée, donc c'est la solidité, et aussi le pieu marque des limites. Le mot allemand hort qui signifie le lieu, a pour étymologie un mot qui signifie la pointe de la lance qu'on fiche en terre et qui fixe le repère du lieu. Constituer un espace, c'est poser un centre et ce qui s'articule autour du centre, parce que ça distingue le haut et le bas, donc c'est le principe de distinction de ce qui sera ensuite la droite et la gauche, devant et derrière, c'est-à-dire les directions fondamentales constitutives de l'espace. Par ailleurs, le fait que la croix sépare a pour conséquence que l'ostension de la croix fait fuir les démons : elle consolide le croyant, et fait fuir les forces adverses. Il y a tout une symbolique sous-jacente et complexe qui n'est pas explicitée ici, mais qui donne sens à cette notion.

D'ailleurs les Valentiniens[11] qui sont les premiers commentateurs de l'évangile de Jean au début du IIe siècle, appellent la croix (stauros) la limite (horos) : ça délimite. Et les délimitations, le point à partir d'où peuvent se déployer des directions, et par suite l'introduction de la dis-tance, de la dif-férence, cela appartient à la grande symbolique de la croix.

Le venir christique fait référence au petit épisode de la guérison des combattants. Ici le “sauf” est pensé à partir de là, mais transféré au salut au sens fondamental du terme ; et la fonction première n'est pas de juger au sens strict du terme, ce qui n'exclut pas un discernement –  il faudrait voir la distinction entre discerner, juger, condamner. La notion de condamner est reprise dans d'autres textes, par exemple chapitre 12 verset 31 (« C'est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde est jeté dehors. »)

c) Verset 18 : jugement.

Alors il ne vient pas pour juger et cependant, même dans ce texte, il y a jugement : « 18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est déjà jugé du fait qu'il n'a pas cru dans (pas entendu) le nom[12] du Fils Monogène de Dieu », donc c'est apparemment contradictoire. Nous avons aperçu un élément de réponse au chapitre 12[13]Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : le logos (le dit) que j'ai parlé » v. 48) : ce n'est pas moi qui juge, c'est la parole qui juge, et nous l'avons interprétée comme étant la parole en tant que précisément non-entendue. Ici c'est la même chose – c'est moins clair donc c'est bien de passer par le texte du chapitre 12 – celui qui n'entend pas est jugé du fait de ne pas entendre. Donc il y a du jugement et même de l'exclusion, mais cette exclusion, c'est de n'être pas dans l'espace de non-jugement. L'ouverture qu'opère le Christ est d'ouvrir un espace de non-jugement.

Nous sommes ici à la réponse définitive, je ne dis pas qu'elle doive être entendue du premier coup, mais je donne des chemins, des indications.

Tenez, vous lisez dans les Synoptiques la parole de Jésus : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » (Lc 6, 37). On risque d'entendre ça comme une espèce d'invitation morale : si vous avez la gentillesse de ne pas juger vos petits copains, plus tard on aura en récompense la gentillesse de ne pas vous juger. Mais non ! Juger c'est déjà être jugé, c'est se mettre dans un espace dans lequel ça juge. L'ouverture de l'espace nouveau est celle d'un espace qui ne me juge pas, et qui, du même coup, me conduit naturellement à ne pas juger. Il n'y a pas un rapport de causalité entre être jugé et ne pas juger. Ce n'est pas un rapport de mérite ni un rapport de récompense, c'est une identité secrète. La raison profonde et ultime de cela, c'est que ne pas juger, ce n'est pas une vertu qui est accrochée à un individu. Ce n'est pas l'individu qui est premièrement doué de… C'est le constitutif même de l'être nouveau, c'est une qualité nouvelle d'espace, c'est-à-dire de mode de vivre – ce que nous avons appelé espace – c'est donc l'ouverture des dimensions de relations, des dimensions structurées comme un espace est structuré : c'est régi par le centre, par un principe moteur, motif, par un prince. Voilà ce que j'appelle espace, spatialisation. Le mot lieu serait meilleur parce que le rapport d'espace et de lieu n'est pas le même ici que dans notre langage courant. Pour nous un lieu c'est une portion d'espace, et l'espace, le spaciement, c'est la qualité d'un lieu. Ici le lieu est ce qui est premier.



[1]  En fait J-M Martin a lu un peu plus que les versets 12-18.

[2] Dans le v. 10 du Psaume 95, au lieu de “le seigneur a régné”", on lit : “le Seigneur a régné du haut du bois”. Par exemple pour Justin (Dial. LXXIII, 1) cette expression est si traditionnelle qu'elle semble être le texte authentique, et comme il connaît les Septantes où le passage ne se trouve pas, il affirme que les Juifs ont supprimé le passage. Ceci montre que pour lui le texte d'Écriture est encore vivant : ce qui le précise n'est pas étranger à l'Écriture mais en est son développement normal. (D'après J Daniélou, Etudes d'exégèse judéo-chrétienne, Les Testimonia, Beauchesne 1966).

Et lorsque Tertullien cite des textes à la source du récit de la Passion, il mentionne Is 65, 2 ; Ps 21, 17 ; Ps 68, 22, et précise : « David – qui est censé être l'auteur des psaumes – n'a pas souffert ces choses, en sorte qu'elles paraissent ne pas pouvoir être dites de lui justement, mais du Christ qui a été crucifié. Les mains et les pieds ne sont percés que chez celui qui a été suspendu au bois (Dt 21, 23). C'est pourquoi David lui-même disait que le Seigneur règnerait du haut du bois (Ps 95, 10). » Tertullien rapproche aussi l'arbre du Paradis de l'arbre de la croix où la vie du Christ a été suspendue sans être crue par des Juifs (en se référant à Dt 28, 66).

[3] Cf. Rm 1, 18-32 : L'entrée du péché dans le monde ; la colère de Dieu.

[7] Le thème de la retraite : "Le signe de croix, signe de la foi, à partir des écrits de saint Paul et saint Jean, et des premiers écrits chrétiens". Un extrait se trouve sur le blog, voir note suivante.

[9] Cela pourrait paraître exclure les non-chrétiens. À propos du nom du Christ, voir la fin d'une rencontre sur 'La prière" : 15ème rencontre : L'appartenance essentielle ; Le Nom de Jésus : le visible et l'invisible du Nom .

[10] Ce paragraphe est extrait de L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage.

[11] Voir les messages sur les Valentiniens qui se trouvent dans le tag  gnostique.

[12]  Voir note 9.

[13] Allusion au déroulement de la session de Nevers qui avait comme référence sur ce thème du jugement et du salut : Envoyé non pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé.

 

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