Jalons pour avancer dans la question "Quand baptiser ?" Par Jean-Marie Martin
La question du baptême à propos des enfants se pose souvent en ces termes : « Quand baptiser : faut-il baptiser à la naissance ou attendre un âge conscient ? »
Dans son enseignement de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1979-1980, Jean-Marie Martin a proposé des jalons pour avancer dans cette question, et il a commencé par examiner les motifs sous-jacents aux différentes réponses à la question. Comme à son habitude il suggère de découvrir la symbolique propre du Nouveau Testament qui renouvellerait complètement la façon de vivre le lien entre la foi et les sacrements. Pour lui toute foi est déjà baptismale…
Cette partie de cours a été donnée en fin d'année et donc s'appuie sur des choses vues en cours d'année qui ne figurent pas ici, mais qui sont développées dans d'autres messages du blog. Par exemple :
- La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jn 3, 1-10). Naître d'eau et esprit (seconde naissance)
- Aspects positifs et négatifs de la doctrine du péché originel ; La lecture que saint Paul fait de Gn 3 en Rm 5 ;
- Penser le baptême ;
- Le Baptême de Jésus. Marc 1, 9-13 et parallèles. Symboliques développées dans les premiers siècles. Réflexions pastorales ;
- Prologue de Jean. Chapitre V : Le Baptême de Jésus et la figure du Baptiste ;
Ce qu'il dit ici n'est pas éloigné de ce qu'il a dit à Saint-Bernard en 1995 dans le message précédent : "Réflexions sur le baptême aujourd'hui à partir de Rm 6"
Quand baptiser ?
Par Jean-Marie Martin
I – Les réponses apportées.
- Baptiser le nouveau-né, le plus tôt possible.
- Différer le baptême à un âge conscient.
Il est important de montrer que la question est déjà située historiquement. Nous héritons d'une pratique, et la question se pose de modifier la pratique de naguère.
Il ne s'agit pas seulement pour nous de commémorer ces attitudes, il importe d'en rechercher les motifs, de rechercher quels sont les discours porteurs de ces pratiques.
1. Baptiser le nouveau-né le plus tôt possible.
L'idée qui motive cette pratique est que l'enfant naît dans le péché originel et il importe de le retirer le plus tôt possible : s'il venait à mourir, il serait par notre faute éternellement condamné, ou du moins voué à un moindre bonheur.
Cette motivation est évidemment d'origine cléricale. Elle dépend d'une certaine théologie qui a pris une grande importance à certaines époques, même au niveau populaire.
Par ailleurs, une liaison (de fête) s'est nouée entre l'idée du baptême et la fête de la naissance de la petite enfance… Cela est aussi de l'origine lointainement chrétienne et peut-être éventuellement scripturaire. En effet il y a un certain rapport symbolique entre le baptême et la naissance, nous le savons. Que cela ait été assumé théologiquement, par exemple dans la répartition des sept sacrements par saint Thomas d'Aquin, nous l'avons remarqué. Mais que le besoin de fêter la naissance (ou l'enfance) soit une réalité populaire qui assume cela et qui puisse complètement le dominer, c'est aussi une donnée digne d'être marquée.
Je ne développe pas ici d'autres raisons plus résiduelles comme : qu'il soit comme les autres, qu'il n'aie pas d'ennui lors de son mariage, etc.
2. Différer le baptême à un âge conscient.
Pour cette réponse, le motif réside dans l'importance que l'on attache à la capacité de poser un acte libre : « il choisira ». Cela s'accompagne d'une moindre crédibilité en l'idéologie du péché originel. Cela se situe par ailleurs dans un milieu sociologique qui n'est plus celui de chrétienté où il allait de soi que cet enfant un jour serait chrétien.
Tout cela joue, mais il faut noter le développement progressif depuis quelques siècles de l'idée d'engagement personnel. Cette idée accompagne le développement d'un certain individualisme, d'une certaine préconception de la personne responsable. D'autre part, cela exploite des données qui ne sont pas étrangères à l'Évangile. Ce n'est pas tout à fait récent : dans la transformation de la première communion, dans la rénovation des promesses du baptême lors de la profession de foi, il y a tout un mouvement pastoral dont les origines se situeraient déjà au XIXe siècle, mais qui culmine dans les années récemment passées.
D'un autre point de vue, la situation est que la demande des parents est assez souvent freinée, d'un point de vue clérical, par la découverte d'un décalage entre les motifs de leur demande et ce qu'est censée proposer l'Église, et aussi par l'incertitude ou le peu de crédibilité d'une éducation chrétienne devant suivre le baptême, dans telle ou telle circonstance. Et alors, ce qui est mis en avant, c'est la notion de sérieux : le sérieux du sacrement, le sérieux du rite, etc.
Dans cette catégorie, on trouverait à la fois un alibi pour la négligence et, à l'inverse, une revendication de plus grande exigence pour le sacrement.
On pourrait dire que l'option du baptême différé est confirmée par ailleurs par un sentiment de plénitude qu'éprouve le jeune ou l'adulte et la communauté dans la célébration d'un baptême qui n'est pas un baptême d'enfant.
II – L'histoire.
On distingue trois périodes.
On remarque des indices qui permettent de conclure que, probablement, la pratique du baptême des petits enfants existe dès les premiers siècles. Mais reconnaître une pratique n'implique pas que l'on en déduise la parfaite égalité de motivation d'une époque et d'une autre. C'est ainsi que dans les premiers siècles, cette pratique n'est pas du tout idéologisée par la motivation du péché originel.
Assez rapidement apparaît la tendance à différer le baptême, tendance ambiguë, elle a deux sens tout à fait opposés :
– au titre de la rigueur : cela correspond à un moment où la pratique baptismale prend des formes rituelles assez rigoureuses et très structurées. Cela est déjà annoncé au début du IIIe siècle par Tertullien [quand on le connaît un peu, cela ne nous étonne pas de le trouver du côté de la grande rigueur]. Voici ce qu'il dit dans De baptismo, p. 92 ch. 18 : « C'est pourquoi, selon la condition, la disposition et l'âge de chacun, il est préférable de différer le baptême, surtout quand il s'agit de jeunes enfants. Est-il nécessaire, sauf nécessité absolue, de faire courir aux parrains le risque de manquer à leur promesse en cas de mort ou d'être accusés par un naturel mauvais qui va se développer. Bien sûr, le Seigneur a dit : “Laissez venir à moi les enfants.” Oui, qu'ils viennent, mais quand ils seront plus grands. Qu'ils viennent quand ils seront en âge d'être instruits, quand ils auront appris à connaître celui qui a dit “qu'ils viennent”. Qu'ils deviennent chrétiens quand ils seront capables de connaître le Christ. Pourquoi cet âge innocent est-il si pressé de recevoir la rémission des péchés ? »
Tout ceci conduit à un respect excessif et raréfiant du sacrement. Et c'est cette même exigence qui va créer en retour, le fait de différer.
– par raison de laxisme. C'est-à-dire que le baptême est une chose d'une telle importance qu'on préfère d'abord commencer à vivre, à vivre bien, et l'on se fera baptiser plus tard, et même, à l'article de la mort. On a un grand nombre d'homélies des Pères du IVe et Ve siècle qui s'élèvent contre cet abus.
Et cependant cette attitude n'est pas à mettre au sens d'un laxisme qui attirerait notre sévérité, parce que sainte Monique mère d'Augustin ne l'a pas fait baptiser : Augustin n'a été baptisé qu'après l'âge de 30 ans. Et c'est lui qui, pour justifier son désir du baptême des enfants, a le plus développé la notion de péché originel dans les termes dans lesquels elle assurera sa domination sur toute la pensée occidentale qui va suivre.
Notez que dans les premiers siècles, les baptêmes sont en général donnés de façon communautaire lors de grandes fêtes, et que le baptême lui-même se fait par immersion[1].
Nous savons que la position d'Augustin va devenir absolument dominante dans cet âge. Pour étudier la mentalité médiévale à ce propos, on peut avoir recours à des documents de pastorale ecclésiastique comme les statuts épiscopaux. Sœur Germain qui en a étudié un certain nombre, les résume ainsi : « Chaque homme, chaque enfant, a un "droit" absolu au baptême. » Il faut savoir qu'au Moyen Âge la sage-femme était placée directement sous la juridiction épiscopale.
De ce fait le baptême est donné le plus tôt possible. Au synode d'Avignon, il est dit : "pas plus d'un jour". Les conséquences sont multiples : le baptême communautaire aux grandes fêtes qui avaient été de règle, va nécessairement disparaître puisqu'il faut faire droit à chaque enfant le plus tôt possible. D'où la multiplication des temps et des lieux, en particulier l'importance que prennent les baptistères. Il faut noter que la très grande mortalité infantile de cette époque est aussi une situation dans laquelle le péril accroît l'angoisse, donc la nécessité de ce secours.
La forme même du baptême qu'était l'immersion disparaît. En effet cela comporte des risques pour l'enfant tout petit. Désormais c'est l'aspersion avec la formule déclarative « Je te baptise » qui prend de l'importance.
3° Au XIXe siècle.
À cette époque il y a conflit de deux cultures. Partout, même dans les milieux ouvriers, il y a une survivance d'une mentalité médiévale ancienne. On fait hâtivement baptiser son enfant. Mais simultanément, il y a développement d'une conception de l'homme assez différente. Il apparaît, d'après les registres, que le père assiste de plus en plus au baptême de son enfant. Certains en concluent à un accroissement de la conscience chrétienne, mais d'autres en font découler tout simplement que le baptême, entre-temps, est devenu beaucoup plus qu'il n'était auparavant, une fête privée et familiale.
On peut conclure de ce rapide survol historique, que les connaissances historiques de la diversité successive des pratiques au cours de l'histoire, démobilisent le caractère scandaleux de certaines positions d'aujourd'hui, mais il ne faut pas confondre l'étude des pratiques avec l'étude des théologies qui les accompagnent. D'autre part l'étude des pratiques chrétiennes en histoire chrétienne est délicate car il ne faut pas confondre un sens chrétien (sensus christianus) antérieur à la formulation théologique-même, mais qui est très positif, qui atteste la présence de l'Esprit, avec un certain nombre de données sociologiques qui sont attestables par exemple par la statistique, mais qui ne sont pas de soi susceptibles d'être interprétées comme révélant le sensus christianus donc de la théologie.
III – L'origine
Nous allons revenir à l'origine, non pas pour poser la question : est-ce que le baptême des petits enfants est attesté ou non dans le Nouveau Testament ? Les historiens le font, et ils en ont le droit. C'est d'ailleurs la première phrase de sœur Germain : « Le Nouveau Testament ne donne aucune certitude en ce qui concerne le baptême des enfants. » Ce qui m'intéresse c'est de recourir à ce lieu qui précède notre question “quand ?”, qui est liée à notre question “pourquoi ?”, c'est-à-dire à notre théologie du baptême.
1. Dans le Nouveau Testament, toute christologie est déjà baptismale.
Dans le Nouveau Testament, le Baptême du Christ ne dit pas autre chose que la Passion-Résurrection de Jésus. Le cœur du mystère Passion-Résurrection se dit comme baptême comme nous l'avons vu en lisant 1Jn 5 : « Celui qui vient par eau et sang » c'est-à-dire par cette eau qui est sang[2]. Cela nous donne en raccourci une même idée concernant et le baptême du Christ – thème central en filigrane dans la première lettre de Jean – et la Passion, remise du péché, autre thème fondamental dans l'évangile de Jean.
Nous avions remarqué que cela n'est pas propre à Jean puisque nous avons vu que l'expression qu'on trouve dans les Actes et dans les Synoptiques : « Tu es mon fils aujourd'hui je t'ai engendré » est une expression premièrement qui dit la Résurrection (Ac 13, 32-33), donc une expression pascale, et aussi une expression qui se dit comme Baptême, lors du Baptême de Jésus (Luc 3,22). Autrement dit le mystère de Jésus se dit déjà tout entier dans le langage du baptême.
2. Toute foi est déjà baptismale.
Il est dit en 1 Jn 5, 1[3] que croire c'est naître, naître de Dieu… c'est ressusciter, c'est entendre, des mots du discours de Jean.
"Croire" ici ne fait pas que désigner une opinion portée sur quelque chose, mais marque l'effective entrée de quelque chose que Jean assimile à la réalité baptismale christique. Nous avons vu que dans notre Nouveau Testament, tous ces mots s'entendent à partir du "plein" : le mot "baptême" ne fait que déployer le plein déjà contenu dans le mot "foi". Il n'y a pas d'étanchéité de vocabulaire entre ces différents mots. C'est cela qui critique notre répartition toujours sous-jacente aussi bien à la demande populaire qu'à la réponse des clercs, entre l'opinion et la pratique. Dans cette répartition le mot "foi" est du côté de l'opinion et le mot "baptême" est du côté de la pratique. Or cela nous fait oublier qu'ils ont exactement le même "plein".
Lorsqu'on commence, comme il est usuel chez nous, par énoncer l'opinion (ce qu'on croit), la question se pose de savoir pourquoi en plus il faudrait pratiquer, pourquoi en plus il faut aussi se faire baptiser. C'est là qu'interviennent les motifs de la demande et de l'offre.
Or ce qui est intéressant, c'est que le vice n'est pas en ce que les motifs ne seraient pas bons. Il est premièrement, sous ce rapport-là, dans la façon de poser la question. Vice fondamental qui est commun à tous, peuple et clercs.
Quand je pose la question, je pose la question du lien qui existe entre une réalité préalablement isolée (la foi comme opinion) et une autre réalité qui s'ajoute (la pratique). Et la question étant ainsi posée, comme ce lien n'est pas entièrement persuasif, c'est là qu'intervient la notion d'obligation : "il faut"… mais pourquoi faut-il ?
Cette répartition entre opinion et pratique n'est pas aussi innocente qu'on pourrait croire. Bien sûr, la question étant ainsi posée, on trouve des bonnes raisons, même scripturaires pour justifier le baptême. Pourquoi ? Parce que le Seigneur l'a dit : « Allez baptiser… » C'est dans le texte, mais ce qui n'est pas dans le texte, c'est la lecture que nous faisons, parce qu'elle est tout entière prise par le présupposé qui nous occupe et qui nous fait lire ce mot comme un commandement de pratiquer. Il nous paraît utile d'entendre que l'impératif de notre grammaire n'est pas tout naturellement l'expression d'un devoir, et par suite ne génère pas un commandement[4].
Ce que nous avons déjà remarqué, c'est que n'importe quelle position de ce genre (entendre un commandement) pourrait être justifiée, mais pour moi, ce n'est qu'au titre d'une moindre lecture.
C'est pourquoi, tout au long de l'année, nous avons été très attentifs à notre rapport au texte : ce qui est à entendre, il faut le décoller des présupposés qui sont déjà dans notre question et que nous croyons réentendre dans la réponse de l'Évangile.
Comme je l'ai dit, dans le Nouveau Testament, toute foi est déjà baptismale c'est-à-dire que foi et baptême disent le même, et cela est antérieur à notre répartition, répartition qui explique toute la structure de notre discours théologique usuel sur le sacrement. Ceci nous a déjà remis au site de l'origine par rapport à notre question.
3. Cette identité fondamentale entre foi et baptême fournit l'espace qui rend possible les différentes lectures et pratiques combinant diversement l'évolution de la foi et sa célébration baptismale. En effet,
- chez celui qui a été baptisé tôt, la foi reste baptismale.
- chez celui qui diffère sa célébration baptismale, sa foi a nécessairement une visée baptismale.
Et ces deux points sont attestés par la théologie la plus classique :
- le premier dans la notion de "caractère", c'est-à-dire de sacrement permanent du baptême,
- et la seconde par exemple dans ce qui est évoqué comme "baptême de désir", à savoir que pour la théologie, un catéchumène qui est orienté vers le baptême et qui meurt avant son baptême a été baptisé d'un baptême de désir.
Cette attribution déponctualise le baptême par rapport à la foi, et montre que dans la théologie la plus classique, il y a eu un certain sens de l'identité fondamentale que nous avons évoquée dans notre lecture du Nouveau Testament.
Néanmoins, je crois qu'on a toujours manqué une réflexion en profondeur sur le salut et le temps : l'avant et après, la mémoire et la promesse. Ces choses de l'expérience ne restent pas intactes dans la révélation de la résurrection, c'est-à-dire dans la réfutation du temps mortel, dans la réfutation de notre temps empirique. Le salut n'est pas ponctuel – il n'est pas ce que nous appelons un moment, moment de foi ou moment de rite –, et pourtant il est plus simultané que nos étalements chronologiques, biographiques, progressifs. Il y a quelque chose de paradoxal ici, parce qu'en un certain sens, le baptême n'est pas ponctuel dans le moment d'un rite par exemple – puisque avoir la foi précède le rite –, mais d'autre part il n'est pas non plus étalé au plan de ce que nous appelons une biographie ou au plan de nos successions empiriques. Il y a une sorte d'immédiateté de présence à l'archê - terme johannique qu'on traduit souvent par "commencement" – ou à l'eschatologique (à la fin), qui est le même.
Je dis cela pour l'histoire, mais je peux le redire au niveau de la biographie de quiconque, celle de l'individu. Là il faudrait revoir notre critique de la notion d'histoire à partir de la notion de résurrection. Et cela qui est vrai au niveau de l'histoire est vrai aussi au niveau de l'individu, en ce qui concerne la mémoire et la promesse… c'est-à-dire que le retour à l'archê et le retour à la fin n'égalent pas nos attitudes spontanées à l'égard de ce que nous appelons le passé et de ce que nous appelons le futur.
Ceci pourrait nous conduire très loin, même indépendamment des questions proprement sacramentaires. En particulier, il faudrait faire une bonne critique de la notion d' "état de grâce", de la précompréhension du processus de justification par lequel on passe de l'état de pécheur à l'état de justifié, sur le rapport temporel qui existe entre le pardon et le péché.
Mais je n'ai pas dit ce que disait Baius[5] : il y a coexistence chez l'homme du péché et de la grâce de Dieu – ceci a été condamné –, ni ce que dit la Contre-Réforme, ni même la préconception scolastique reprise par la Contre-Réforme. Je veux dire que nous sommes à un moment où la notion de temps par rapport à l'Évangile réclame - dans tous les domaines - à être attentivement examinée.
Je m'étonne avec quelle légèreté nous nous servons des données spontanées de l'histoire et de la psychologie, sans nous inquiéter de savoir ce que l'irruption de la résurrection, qui est la mise en question (la réfutation) de la temporalité mortelle, fait déjà chez nous sous ce rapport.
4. La question particulière de l'enfance, qui comme telle n'a pas été touchée dans les choses que nous avons dites dans le Nouveau Testament, ouvre sur l'examen, à nouveaux frais, de ce qu'il en est d'être un individu.
Que l'emprise sociologique du milieu ou de la famille préjuge indûment de la liberté future d'un individu, cela est irrecevable. Mais à d'autres égards, que la foi de l'Église ou des parents, la foi en l'espace d'agapê soit nécessairement aliénante, cela je ne le crois pas. À condition bien sûr, que cette foi ne vise pas à la simple reproduction de nos propres figures de la foi.
Baptiser est quelque chose qui peut être considéré comme "fermant" quelqu'un, mais ça devrait être quelque chose considéré comme ce qui "ouvre" quelqu'un à ses possibles. Ce qui est en question ici, c'est notre compréhension des rapports entre l'individuel et le collectif.
Nous savons que si agapê est un autre mot pour "résurrection", cela ouvre un espace inouï, un espace dont nous n'avons pas maîtrise et que nous ne savons même pas dire, et pourtant un espace qui cherche à avoir son lieu.
La relation que je viens de faire ici ne nous permet pas de répondre ni par oui, ni par non à la question "faut-il baptiser le bébé ?" parce que l'agapê et la foi des parents qui ont été utilisées par Augustin pour justifier la part de conscience partagée qui permettrait un baptême d'enfant, cette même réalité cautionne aussi bien l'appartenance de l'enfant non-baptisé à la sphère de la foi de ses parents, une foi implicitement toujours baptismale pour lui.
IV – Retour.
1. Baptiser l'enfant le plus tôt possible.
Ce que nous avons entendu du Nouveau Testament nous permet parfaitement d'accueillir cette pratique. En revanche, cette pratique s'accompagne souvent d'une motivation en doctrine de péché originel, et ce que nous avons lu dans le Nouveau Testament nous pousserait plutôt à une certaine défiance à l'égard de l'idéologie ou de la théologie popularisée porteuse de cette pratique. Je veux dire par là que la notion de péché originel est une notion absolument fondamentale dans le Nouveau Testament[6], mais que lorsqu'elle est ressaisie dans les catégories qui la rendent porteuse de l'attitude qui pousse à baptiser hâtivement, elle est fort compromise.
Par rapport à cette première position, nous avions noté surtout dans le sentiment populaire les notions de fête de la naissance et de fête de l'enfance. Naissance et enfance sont des lieux de profonds motifs symboliques qui ont consonance avec le sens du baptême, mais qui cependant ne l'épuisent pas.
2. Libre choix.
Il faut revenir sur ce que nous avons dit à propos de liberté et de conditionnement. Je comprends très bien que la lecture s'est peut-être faite comme conditionnement d'un choix, mais en revanche il peut être une source authentique de la foi, et de cela découle nécessairement que l'enfant participe de la foi de l'Église et de ses parents.
À propos de cette proposition : l'engagement de celui qui est baptisé. L'engagement n'est pas le sens premier du baptême. Plus exactement : quelqu'un s'engage au baptême et c'est Dieu. Je crois pour ma part qu'il faut mettre un frein à toute une majoration qui a embarrassé la pastorale ces dernières années. Cela n'est qu'une variante d'un principe fondamental que nous avons aperçu chez saint Jean : l'agapê ne consiste pas dans ce que nous aimerions Dieu, mais dans ce que Dieu, le premier nous aime. Nous n'avons jamais fini de comprendre cela.
V – Perspectives.
Comme je suis convoqué à une question de pratique et que j'ai pris la distance du site scripturaire et théologique d'où apercevoir cette question, et que cela ne permet absolument pas de répondre oui ou non, il importe néanmoins d'examiner les conditions de la pratique qui sont suggérées par le détour que nous avons fait.
– Pluralisme. Nous avons les méfaits mais aussi la chance d'être à une époque de cassure, et il me semble que c'est une époque dans laquelle les multiples possibles de l'Évangile peuvent se vivre. Néanmoins, pluralisme ne dit pas ici indifférence, mais la conscience que nos conduites et les options que nous prenons n'épuisent pas le plein de l'Évangile et laissent la place de reconnaître l'Évangile autrement chez d'autres.
– Non-élitisme. Un certain nombre d'attitudes étrécissantes par rapport à la dispensation des sacrements, et souvent la fixation à une idéologie, à une théologie – idéologies ou théologiques passent souvent très rapidement – l'élitisme donc conduit dans le domaine des sacrements à l'exclusion, au refus du sacrement. Je veux bien que cela se fasse au nom souvent de la dignité, du sérieux, mais je crois que tous ces motifs ne justifient pas le refus.
– Non-laxisme. De ne pas refuser pourrait très bien provenir soit d'une idéologie restrictive, soit d'une indifférence. Il ne s'agit pas de laisser faire… mais une demande, au lieu d'être le lieu d'un refus, devrait être d'abord longuement l'occasion d'éclairer et de s'éclairer. Éclairer car il y a probablement peu de démarches d'hommes faites en ce sens qui ne soient porteuses de quelque chose qui a rapport avec quelque chose de l'Évangile.
– La notion de sacrement ne passe pas par la notion d'obligation. La notion d'obligation n'est pas un abord radical pour un sacrement. Car de soi cela ne conduit pas à l'Évangile. Dans mon discours sur la pratique sacramentelle il n'y a pas ce lieu : "il faut". Qu'y a-t-il ? Je pense que cela ne passe que par la découverte de la co-appartenance d'une vue et d'un geste… Et cela peut demander longtemps… mais cela ne fait rien…
Comment faire apparaître cette co-appartenance ? Nous parlons de l'Évangile, or l'Évangile est un discours toujours déjà sacramentaire : on y mange, on y touche, on y marche. Et il y a une façon d'estomper ces réalités du discours pour le conceptualiser en théologie ; mais en revanche, il y a une façon de mettre en valeur cette profondeur symbolique du texte même de l'Évangile.
Pour aider à cela, il importerait que nous apprenions à voir comment notre discours quotidien le plus simple est un discours toujours déjà corporel et relationnel. Le travail sur la langue, la langue simple est un chemin pour entendre le sens toujours déjà sacramentaire du discours évangélique, que ce discours advienne en son temps en geste exercé.
[1] Descente dans la piscine baptismale par un côté / remontée par l’autre côté.
[3] « Quiconque croit… est né de Dieu » (1 Jn 5, 1)
[4] Sur la grammaire lire : Syntaxe hébraïque : y a-t-il de la causalité en notre sens ? Conséquences pour la lecture du NT ; sur la notion de commandement lire :Comment entendre le mot "commandement" dans le NT ? Exemples chez saint Jean.
[5] Allusion au baïanisme, une idéologie théologique d'origine catholique qui se répandit dans les Pays-Bas méridionaux au XVIe siècle, à partir de l'université de Louvain où elle fut développée et enseignée par Michel De Bay, dit Baius, influent professeur de l'université. Condamnées en 1567 par Pie V, et malgré la rétractation publique de Michel de Bay, les 'propositions' du baïanisme furent reprise par Jansénius, disciple de Baius, ce qui donna naissance à ce qui est connu aujourd'hui comme étant le 'Jansénisme'. (D'après wikipedia)