Le traitement de deux types de peur dans l'évangile de Jean
Les Anciens ont classifié les différentes "passions" (désir, peur…) qui nous affectent, Jean-Marie Martin à qui est dédié le présent blog en a parlé lorsqu'il a traité des quatre éléments chez Empédocle[1]. Il y faisait allusion aux premiers lecteurs de l'évangile de Jean que sont les valentiniens. Ceux-ci énumèrent[2] quatre passions fondamentales : phobos (la peur), lupê (la tristesse), épexis (la stupeur) et enfin les épithumia (le désir), en distinguant la peur qui fait fuir (phobos), et la peur qui fixe (explexis), et en mettant ces quatre passions en rapport avec les quatre éléments.
Lors de lectures de l'évangile de Jean, J-M Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?) en a parlé. Ce qui figure ci-après est une sorte de dossier reprenant des extraits de plusieurs interventions.
Les deux messages suivants qui seront publiés en septembre traiteront du trouble dans l'évangle de jean : trouble des disciples et trouble de Jésus : Le traitement du trouble dans l'év. de Jean : I- Trouble des disciples ; le II paraîtra plus tard
Deux types de peur dans l'évangile de Jean
Par Jean-Marie Martin
Vous avez remarqué que chez saint Jean, dans de nombreux récits, il est question de la peur, de la crainte, de l'effroi.
En fait, dans l'Écriture, il y a deux peurs :
- il y a la "peur qui enferme"
- il y a la "peur qui est le prélude à une plus grande ouverture".
La peur qui enferme, c'est la peur des disciples qui sont réunis le soir du premier jour « portes closes à cause de la crainte des juifs » (Jn 20, 19).
Mais vous remarquerez que, soit avant soit après la résurrection, la peur, l'étonnement, sont toujours des traits qui préludent à toute théophanie, à toute manifestation de Dieu.
Il y a des traces de peur aussi bien avant qu'après la résurrection avec le double sens.
1/ Je prends le premier exemple au chapitre 20, lors de la petite Pentecôte johannique qui a lieu le soir d'après la résurrection, les apôtres sont enfermés par "crainte" des juifs ; Jésus entre et dit : « Paix » (v. 19), il change la qualité d'espace : ce qui était fermé devient ouvert, ce qui était crispé par la peur devient un lieu de sérénité, de paix, et Jésus les insuffle.
Les exemples suivants se situeront avant la résurrection.
C'est un trait constant de la Bible que l'apparition de Dieu (la théophanie) suscite en premier la frayeur. Le Dieu est en cela le plus étranger et donc le plus étrange, et c'est pourquoi des éléments d'étrangeté apparaissent dans les théophanies. À plusieurs moments, c'est lorsque Jésus dit "Ego éimi" qu'il provoque la peur, et la réaction des interlocuteurs n'est pas toujours la même suivant qu'ils viennent pour l'arrêter (le prendre) ou pour le recevoir. En effet "Ego éimi" peut se traduire par "C'est moi", mais littéralement cela signifie "Je suis", Jésus s'assimilant par là au Nom le plus sacré révélé à Moïse à l'Horeb.
2/ Au chapitre 18, des gens viennent pour arrêter Jésus, le prendre, et lorsqu'ils disent qu'ils cherchent Jésus, il leur dit « Ego éimi » ; ils entendent très bien que c'est le "Je suis" puisque qu'ils tombent en arrière : cette chute est l'indice d'une théophanie, d'une présence qui induit le retrait. Le "Je suis" a provoqué la peur, une peur qui enferme.
Nous allons voir qu'au chapitre 6, au contraire, la peur qui est signalée dans le "Ne craignez pas" est une peur qui ouvre.
3/ En effet, au chapitre 6, donc avant la résurrection, après la multiplication des pains, les deux peurs sont signalées : « Et la ténèbre déjà était là alors que Jésus n'était pas encore venu auprès d'eux 18et la mer était agitée par le souffle d'un grand vent. 19Étant allés donc environ vingt-cinq ou trente stades, ils voient Jésus marchant sur la mer et arriver près de la barque et ils craignirent, 20mais il leur dit : "Je suis, ne craignez pas". 21Ils voulurent donc le recevoir dans la barque, et aussitôt la barque fut à terre là où ils allaient. »
- Il y a d'abord la peur non signalée causée par la nuit venue et la mer furieuse ;
- mais quand Jésus marche sur les eaux ils ont encore plus peur (v. 19), et cela c'est l'autre peur, la peur devant la manifestation extraordinaire, devant quelque chose qui ouvre les limites de ce qui justement nous enferme soigneusement.
À la fin il y a le « Je suis », la théophanie accomplie, et puis la parole « Ne craignez pas ». Cette parole très étrange, on la retrouve sous une autre forme au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas (taraxis) ». C'est une parole qui révèle le trouble, qui prend acte du trouble, qui ne fait pas semblant d'ignorer le trouble, qui conforte le trouble d'une certaine manière, en le révélant pour en rendre possible l'apaisement. C'est une parole compliquée « N'ayez pas peur », c'est même une parole qui, dans certains cas, peut purement et simplement provoquer la peur.
Donc d'une certaine manière ce qui devrait faire peur c'est le chambardement, mais ce qui fait peur c'est aussi la venue de Jésus. à la fin, il y a mention de la terre ferme, donc "le fait " d'accoster et de ne plus être dans la turbulence des eaux. "Aussitôt" signifie "du fait même". La signification profonde de tout cela, c'est que l'avènement d'un ordre révèle mon état chaotique. Ce qui révèle mon ignorance antérieure, c'est l'avènement de la connaissance qui vient.
Le récit lui-même est répartiteur : ce qui est premier, c'est le surgissement du Christ, et cela reconduit à deux antériorités qui ne sont pas sur la même ligne : l'antériorité du temps qui, chez moi, précède cette connaissance, et qui se révèle comme ayant été chaotique ; et puis le Christ qui vient qui renvoie à l'antériorité de lui-même parce que c'est moi qui n'étais pas à lui, toujours déjà de quelque manière il était là. Ceci est très important pour que nous ne pensions pas que l'arkhê dans laquelle se tient le Christ est plus ancien que la vieillerie de notre temps.
Du reste la parole christique est la parole initiale, c'est la parole de Genèse : « La terre était tohu bohu, la ténèbre était sur le la face du sans fond, le Pneuma de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit “Lumière soit”, lumière fut. » Ce qui était chaos devient cosmos, ce qui était mélangé est séparé : « Il sépara entre la lumière et la ténèbre… Il appela la lumière jour et la ténèbre nuit… » Ça constitue un cosmos à la place d'un chaos, et c'est l'archétype de toute connaissance. Qu'est-ce que connaître sinon la progressive mise en ordre et en place, en intelligibilité sereine des questions qui agitent dans la recherche.
Ce que nous faisons est compliqué parce que nous voulons d'une certaine façon prendre le texte en rigueur et ne pas y injecter des choses qui n'y sont pas. Cela nous oblige à vérifier un certain nombre de références, ainsi que la plus ou moins légitime constellation de mots et de sens que nous faisons, les rapports que nous tentons. Mais à travers tout cela le caractère fondamental du texte risque de nous échapper, car il s'agit des choses les plus radicales, les plus élevées, les plus déchirantes qui puissent nous concerner. – Qu'un érudit constate qu'il y a une métaphore pour dire la terreur et la frayeur dans le sans fond, c'est un travail d'érudit ; mais alors nous ne sommes pas touchés par le texte. – C'est dire en quoi cette écoute est susceptible de révéler, de dévoiler des choses essentielles de nous-mêmes qui sont le plus souvent occultées, oubliées, tenues en silence, parce que la peur est constitutive de ce que nous sommes. Il est question de cela. Évidemment nous n'entendons le texte que pour autant que nous nous permettons de pénétrer dans cet aspect.
► C'est au sein de cette peur qui nous habite que Jésus se manifeste ?
J-M M : À moins que cela puisse être lu comme l'apparition même.
► C'est ce que tu disais : la peur nous constitue. Mais c'est plutôt une bonne nouvelle que cette peur-là si c'est l'ordre qui vient arranger notre chaos.
J-M M : Oui, il y a quelque chose de vrai. La peur la pire, c'est celle qui ne s'avoue pas comme peur. Et du même coup si quelque chose me révèle ma peur de telle sorte que cette révélation évite et le déni de la peur et le redoublement de la peur – parce que prendre conscience de la peur peut la redoubler – cela m'indique que c'est une peur portable.
[1] Cf. Empédocle : 4ème message du dossier "Les sources que sont Évangile et Présocratiques se parlent entre elles".
[2] On a par exemple une énumération de ces passions dans les Extraits de Théodote n° 48 quand il décrit la formation du monde par le Démiurge.