Jn 5, 1-9 : la guérison du paralysé. Quel sens donner à l'expression "porter sa croix" ?
Voici une intervention faite par Jean-Marie Martin lors d'une retraite sur le "Signe de la croix, signe de la foi" dans la perspective de donner sens à l'expression "porter sa croix". Cette expression se trouve chez Marc, Matthieu et Luc mais pas chez Jean. La première partie concerne le récit de la guérison du paralysé, un homme gisant, passif et immobile qui, par la parole de Jésus, est guéri, porte son brancard et marche. La deuxième partie concerne le sens que peut avoir l'expression "porter sa croix" et fait le lien avec la mort christique. Une dernière partie concerne le texte de Jn 5 (comment entendre l'injonction 'Lève-toi…") et des questions de symbolique.
Une autre réflexion portant qur ce texte a été publiée après : Jean 5, 1-9. Guérison du paralysé - "être au texte", s'incorporer l'écriture... - et réflexions sur la suite du chapitre.
La guérison du paralysé Jn 5, 1-9
Porter sa croix
Nous avons commencé à parcourir l'évangile de Jean pour relever les allusions implicites, ou progressivement les mentions explicites, de la croix. Nous allons reprendre ce chemin. Mais auparavant nous faisons une petite incursion dans les Synoptiques pour faire droit à une expression qui est courante à propos de la croix et qui est « porter sa croix ». Cette expression ne se trouve pas chez saint Jean, mais je crois voir une allusion et peut-être même la source de l'expression « porter sa croix » dans un épisode que nous allons lire et qui est la guérison du paralysé de Béthesda, au chapitre 5.
I – Jean 5, 1-9 : La guérison du paralysé
« 1Après cela, c'était fête des Judéens et Jésus monta à Jérusalem. 2Il y a à Jérusalem près de la Probatique (la Porte des brebis) – la porte par où entraient les brebis pour les sacrifices –une piscine appelée en hébreu Béthesda (ou Bethzatha) – les manuscrits sont incertains et ce n'est pas clair –qui a cinq portiques. 3Sous eux gisait une foule de malades (asthénountôn), d'aveugles, de boiteux, de desséchés (paralytiques). – Le verset 4 n'est pas donné car c'était un ajout - 5Était là un homme qui était depuis 38 ans dans sa maladie (asthénéia). 6Jésus le voyant gisant et connaissant (gnous) qu'il était là depuis un long temps, lui dit : “Veux-tu être guéri (hygiês génesthai) ?” – le vocabulaire de la guérison est pluriel dans le Nouveau Testament, ici c'est “redevenir sain (hygiês)”, le mot hygiène vient de là – 7Le malade (asthénôn) – littéralement le malade ici c'est le faible – lui répondit : “Seigneur je n'ai pas d'homme pour que, quand l'eau se mette à bouillonner, il me jette (ballê) dans la piscine ; pendant que j'y vais, un autre est descendu avant moi”. – car c'est le premier descendu qui était sauf – 8Jésus lui dit : “Lève-toi, porte (aron) ton brancard (ta couche) et marche”. 9Et aussitôt l'homme devint sain(égénéto hygiês) – ce n'est pas “se leva” – et il portait son brancard et il marchait. »
Nous avons ici un récit de guérison. Il y a deux principaux récits de guérison (et un troisième) dans l'évangile de Jean, celui-ci au chapitre 5, guérison d'un paralysé, et au chapitre 9 guérison d'un aveugle de naissance. Dans les deux cas il est fait mention d'une piscine. La piscine dont il est question ici est une piscine au nord de Jérusalem. Les problèmes d'adduction d'eau à Jérusalem ont toujours été constatés au cours des siècles.
On a fait des fouilles et cette piscine est attestée en ce lieu, elle a même été sous les Romains, abomination de la désolation, un lieu de culte d'Asclépios, le dieu grec guérisseur. Mon élève (M-J Pierre) a participé à des fouilles à cet endroit, du temps où elle était à Jérusalem : la piscine est bien attestée mais il n'y a pas trace de cinq portiques. L'autre piscine, c'est la piscine au sud de Jérusalem, la piscine de Siloé, à laquelle Jésus envoie l'aveugle pour qu'il se lave et revienne guéri.
Les exégèses disent généralement que cette fête dont il est question ici, pour laquelle Jésus monte à Jérusalem, c'est la Pentecôte. Je ne sais pas sur quoi ils se basent, mais cela pourrait être confirmé par la signification symbolique du chiffre 5 : 5 ou 50 en symbolique c'est la même chose[1] ; et Pentecôte c'est cinquante. Et les épisodes de Jean sont placés dans la signification spirituelle de certaines fêtes juives. À la collation de la loi à Moïse célébrée à la Pentecôte juive se substituera la cinquantaine de la Pentecôte qui est le déversement de l'Esprit sur l'humanité.
Le grand sens de cet épisode.
Ici Jésus voit un homme, comme dans l'épisode de l'aveugle-né : « Jésus, passant, vit un homme aveugle de naissance » (Jn 9)[2]. Vous savez, dans tous les épisodes, qu'il s'agisse d'épisodes de guérison ou autres, Jean raconte autre chose que ce qu'on croit entendre à première lecture. Ce qui est en question dans l'un et l'autre épisode, c'est la guérison de l'humanité. « Un homme » c'est l'humanité. Donc nous sommes invités à lire grand. Dans saint Jean le grand est dans le petit.
La structure des chapitres 5, 9...
De même nous avons un parallèle entre les deux chapitres auxquels je viens de faire allusion : nous avons un très court récit, très bref, et ensuite un long développement dans le chapitre. C'est fréquent (mais pas constant) chez Jean. Tout est contenu mais de façon cachée, dans le court récit, et le développement ensuite déploie des aspects implicites qui s'y trouvent et les met au jour, soit par mode de dialogue soit par mode de discours de Jésus. C'est le mode d'écriture d'un bon nombre de chapitres johanniques[3].
Les trois caractéristiques de l'homme paralysé puis guéri.
L'homme qu'il voit ici est caractérisé premièrement par son horizontalité : il est gisant avec beaucoup d'autres gisants, les autres étant affectés de différentes carences, maladies. Il est là depuis 38 ans et on peut se demander quel est le 2 qui manque pour qu'il arrive à 40[4].
Jésus le voit gisant et lui pose la question : « Veux-tu devenir sain ? (ou veux-tu guérir ?) » La question est étrange parce qu'à première vue on serait tenté de dire : tout le monde désire guérir. Nous verrons que ce n'est pas si simple. L'homme lui répond : « Je n'ai pas d'homme – la signification johannique implicite c'est que je n'ai pas l'homme nouveau qui libère – qui me jette dans l'eau quand elle se met à bouillonner. » Il est gisant, il faut qu'un homme le porte : il est gisant et il est passif ; et enfin il est attardé dans son parcours parce qu'il ne marche pas.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi je fais toutes ces précisions ? C'est pour préparer les mots qui vont dire le contraire de ces caractéristiques-là :
- il est gisant, à l'horizontal. Jésus lui dit « Lève-toi » : ceci ouvre la verticalité
- il faut qu'on le porte, il est passif. Et la parole lui dit « Porte ce qui te portait » : nous sommes invités à assumer.
- et enfin il est immobile. « Marche. »
Donc la verticalité, l'activité par rapport à ce qui était passif et la libre marche pour ce qui était cloué. On dit « cloué au lit », mais pourquoi je dis cloué ? Parce qu'on est cloué à la croix, c'est un clin d'œil. Il était donc immobile, il n'était pas dans l'espace de la libre marche.
Or ce sont les énormes carences de notre humanité native :
- nous ne sommes pas spirituellement debout, nous sommes gisants ;
- nous ne sommes pas spontanément porteurs, il faut qu'on nous porte ;
- nous ne sommes pas spontanément marchant dans le libre espace car nous sommes dans un espace de servitude.
C'est pourquoi Jésus lui dit :
- Lève-toi – donc mets-toi debout ;
- porte ton grabat – il a dit “Je n'ai pas d'homme pour me porter”, c'est le même verbe ; le grabat le portait ;
- et marche.
Et aussitôt l'homme devint sain et il portait son brancard et il marchait. »
Quelle différence avec les guérisons précédentes dans cette piscine ?
Avant, pour être guéri, il fallait plonger dans l'eau de la piscine en étant le premier. Mais ici on ne passe pas par l'eau. Non, la nouvelle eau, c'est la parole de Jésus qui donne, la parole œuvrante, la parole active, ce qu'aurait dû être toujours la parole originelle de création si elle n'avait pas été détournée de sens par le falsificateur (vous vous rappelez ce que nous disions à ce sujet, c'est du saint Paul, ça, (cf La parole de Dieu est une parole œuvrante (Rm 1, 16) qui nous arrive désœuvrée (Rm 7 et Gn 3).).
C'est donc l'eau nouvelle.
Partage des eaux chez saint Jean.
Il faut voir qu'il est très souvent question d'eau chez saint Jean, mais parfois l'eau c'est l'Esprit lui-même et parfois l'eau c'est au contraire les eaux du monde, si bien qu'on pourrait dire que l'écriture de Jean est une écriture de ligne de partage (ou de distinction) des eaux :
- Le Baptiste baptisait dans l'eau juive, Jésus baptise dans le Pneuma qui est l'eau vivante[5].
- À Cana il y avait les eaux des ablutions dans les jarres, il y a maintenant le vin, le Pneuma de la joie. Ce qui est intéressant par parenthèse à ce sujet-là, c'est qu'il faut emplir jusqu'en haut les jarres : lorsque les eaux bibliques, les eaux de la Graphê (de l'Écriture) sont emplies à plénitude d'elles-mêmes, elles sont le vin même de la christité.
- pour la Samaritaine[6] il y a les eaux du puits ou de la source (les deux mots sont employés) de Jacob (dans la terre donnée à Joseph qui est réputé être l'ancêtre des samaritains) ; ce sont des eaux identifiantes, ce sont des eaux qui s'enfoncent dans l'espace samaritain et en même temps qui puisent dans l'histoire Samaritaine. Ce sont des eaux qui l'identifient comme Samaritaine. Or à la Samaritaine Jésus annonce une autre eau, une eau vivante et elle répond « Donne-moi de cette eau-là que je ne vienne plus puiser ici ». Donc il y a eau et eau.
Ici il y a l'eau d'une piscine qui guérit d'une façon réputée miraculeuse un homme de temps en temps quand elle bouillonne, et un seul ; et voilà l'eau qui est la parole du Christ, la parole œuvrante, et qui guérit l'humanité tout entière.
II – Porter sa croix
Il me reste à dire quel est le rapport avec la croix.
1°) Comment entendre "porter sa croix" ?
J'ai pensé quant à moi que cette parole de Jésus au paralysé pouvait être plus originelle que la parole donnée dans les synoptiques. Ce n'est pas rare qu'il y ait chez Jean – qui est, comme chacun sait, le dernier écrit – des sources plus originelles que même dans les synoptiques. En tout cas nous avons ici la trace d'une phrase qui est traduite en langage autre dans les synoptiques.
- « Si quelqu'un désire venir derrière moi, qu'il se renie lui-même et qu'il porte (aratô) sa croix et qu'il me suive (akolouthein, littéralement marcher avec) » (Lc 9, 23 ; Mt 16, 24 ; Mc 8, 34).
- « 8Jésus lui dit : “Lève-toi, porte (aron) ton brancard (ta couche) et marche”. 9Et aussitôt l'homme devint sain – ce n'est pas “se leva” – et il portait son brancard et il marchait. »
Nous avons à peu près le même ternaire :
- le premier terme est variable (en Jn 5 on a “se lever” v.8, mais “être guéri” v.9, dans les synoptiques on a “se renier”) ;
- ensuite on a “porter son brancard” ou “porter sa croix” ;
- et un troisième terme : “marcher” ou “marcher avec”.
Le point ici serait que le mot de brancard (ou de grabat) soit celui auquel se substitue le mot de croix. Il est peu plausible que Jésus ait parlé de croix de cette façon-là avant sa crucifixion. C'est pourquoi ce mot-là, tel qu'il est chez Jean, pourrait bien être l'origine de la phrase qui le commente légitimement et qui se trouve dans les synoptiques.
Conséquence.
Qu'est-ce que nous en tirons comme sens ? Que porter la croix signifie premièrement avoir la force d'assumer au lieu de se laisser aller à la passivité en se contentant de subir.
2°) La mort christique librement assumée (Jn 10, 17-18).
Et c'est le sens profond de la mort christique car nous sommes assujettis à mourir, c'est notre condition première ; mais le Christ meurt librement comme nous disons : « Entrant librement dans sa Passion ». C'est un mot magnifique parce que c'est ce qui inverse le sens de la mort, ce qui fait que ce n'est pas une mort pour la mort, mais que la Résurrection est inscrite déjà séminalement dans le mode de mourir. Or le mot de mort a parfois, dans nos Écritures, un sens usuel extrêmement négatif puisque mort et péché sont deux noms propres du Satan ; mais Jésus meurt, et le mot de mort change de sens puisqu'il signifie à ce moment-là la même chose que la Résurrection[7]. Il ne meurt pas d'une mort pour la mort, mais d'une mort pour la vie, d'un mode de mourir qui contient la vie par avance.
Il me semble vous avoir déjà lu le petit passage du chapitre 10, chapitre du bon Pasteur qui donne le sens de cela : « Le Père m'aime pour cela que je pose ma vie – c'est ma psychê au sens banal de vie – en sorte que je la reçoive (lambanein) de nouveau – le verbe lambanein signifie prendre mais aussi recevoir – car personne ne me l'enlève, c'est moi qui la pose de moi-même » (v. 17-18) En un certain sens on le met à mort, mais cette prise-là est une méprise car sa vie n'est pas prenable ; elle n'est pas prenable parce qu'elle est donnée, et si je veux prendre ce qui est donné, je me méprends. C'est un thème que nous avons déjà abordé : je manque ce que je veux prendre de force si c'est de son essence qu'il se donne.
Le verbe donner culmine chez Jean avec l'expression “se donner” : « Nul n'a plus grande agapê que de se donner » et cela, c'est le propre du Christ. Nous ne pouvons éventuellement nous targuer de nous donner que de façon analogique parce qu'il peut y avoir beaucoup de méprises à nouveau dans la prétention de se donner, de se sacrifier pour : « Mon p'tit garçon je me suis assez sacrifié pour toi »… oui, peut-être, mais ça c'est une revendication, ce n'est pas une donation. C'est pourquoi le Christ n'est pas un modèle à imiter à tous égards, à prétendre imiter. Il est inimitable car il a une fonction qui lui est absolument propre et il accomplit cette fonction pour ceux qui ne peuvent pas l'accomplir, c'est-à-dire les individus humains dans leur multitude, dans leur dispersion. Il œuvre à l'intérieur de l'humanité, mais il est seul à faire cela pour le salut de la totalité, pour donner la santé à l'humanité.
En effet il précise pourquoi il peut déposer sa vie : « J'ai la capacité de la déposer et la capacité de la recevoir à nouveau. – nous retrouvons “déposer sa vie”, c'est expirer, c'est se vider qui est la condition pour que je puisse la recevoir à nouveau, nous lisions cela chez saint Paul – parce que j'ai reçu cette disposition de la part de mon Père. » Ce que j'appelle disposition ici est le mot qu'on traduit habituellement par commandement (vous vous rappelez, nous en avons déjà parlé). C'est en effet la vocation propre du Christos, la disposition qui le constitue, son être séminal, que d'accomplir cela, sa vocation propre qu'il a reçue d'auprès du Père.
Ceci donne au Christ une place structurelle dans l'ensemble de ce qu'on appelle la doctrine ou la pensée christique, une place éminente qui n'est pas comparable à une simple place de prophète (le prophète dit comment il faut se sauver), ni à la place du saint (le saint donne l'exemple). Le Christ ne dit pas quel est le salut et ne montre pas le salut, il l'accomplit, c'est l'œuvre, il accomplit l'œuvre du Père, il accomplit le salut de l'humanité. C'est pourquoi dans les différentes structures des traditions spirituelles de l'humanité, l'organisation interne des choses n'est jamais la même, on ne peut pas comparer pièce à pièce. Par exemple dans telle tradition qu'on peut appeler spirituelle, le personnage central est le Prophète. Or le Christ mérite éminemment le titre de prophète mais n'est pas identifié dans sa plénitude quand il n'est considéré que comme un prophète. Le Christ est saint mais il n'est pas identifié dans sa fonction fondamentale comme s'il était un saint, même le plus éminent des saints. Il est le Logos œuvrant, il est celui qui accomplit le salut du tréfonds de l'humanité, et le tréfonds de l'humanité n'est pas les profondeurs que nous révèle l'analyse – celles-ci sont une toute petite superficie de l'homme – c'est le Christ ; il est la véritable intimité de l'homme, le cœur. On se trompe dans l'usage que nous faisons du terme de profondeur. La profondeur n'est pas le “ça” dans la perspective biblique, la profondeur c'est la plus haute intériorité et la plus haute intimité.
Je dis “haute intimité”, ce qui me donne occasion de dire une autre chose (une chose en appelle une autre). Nous parlons de la verticalité et de l'importance de cette verticalité, et c'est le rapport ciel / terre. Mais nous ne sommes pas au clair avec le ciel. « Notre Père qui es aux cieux », qu'est-ce que nous disons-là ? Nous savons bien qu'il n'est pas dans les cieux. Et vous dites : “C'est une image”. Mais ce n'est pas suffisant.
Alors je vous conseille, s'il vous est trop difficile de dire « Notre Père qui es aux cieux » de dire « Notre Père qui es au creux », c'est-à-dire l'intimior intimo meo, le plus intime que mon intime même ; c'est ça le beau fond de l'humanité. En disant cela je suis conforme par exemple à Matthieu qui dit : « Quand tu pries ton Père qui est dans le secret, dis : “Père qui es aux cieux”. » L'être dans le secret, c'est l'être aux cieux. Les cieux désignent certainement ce qui est le plus intime, le plus secret.
En effet, dans les équations qualitatives que j'ai citées ailleurs, vous pouvez inscrire : le haut est au bas ce que le centre est à la circonférence, ce que la droite est à la gauche, ce que le mâle est à la femelle. Vous avez des dualités qui sont dans des ensembles analogiques, proportionnels. Ceci est très important si on veut essayer de vivre dans un monde où les choses ont sens, où je ne me dis pas simplement à propos de « Notre Père qui es aux cieux » : c'est une image. C'est beaucoup plus qu'une image, mais il peut être profitable que je trouve son équivalence analogique pour que cela me parle aujourd'hui davantage : « Notre Père qui es au creux », qui est au plus intime.
III – Compléments sur Jn 5, 1-9
1°) Comment entendre la parole du Christ « Lève-toi, porte, marche » ?
Pour revenir rapidement à notre texte, que veut dire « porter sa croix » ? Ce n'est pas chercher des croix, ce n'est pas souhaiter des croix, car nous sommes en croix nativement plus ou moins : nous sommes dans la servitude, nous sommes gisants, nous ne sommes pas porteurs.
Il y a une phrase de Bernadette là-dessus que je vais citer de mémoire[8]. On lui demandait : « Sœur, est-ce que vous lisez quelquefois votre saint patron saint Bernard ? » « Oh oui, je le lis quelquefois, mais je ne l'imite guère car lui cherche la souffrance et moi je la fuis. » C'est merveilleux, c'est sain en même temps, et il y a même une pointe d'ironie j'imagine.
Il ne s'agit pas de chercher des croix, elles sont là, soyez tranquilles. Ce à quoi la Parole m'invite, c'est de ne pas les subir passivement mais de les assumer. C'est pourquoi est posée la question : « Veux-tu être guéri ? » parce que c'est aussi une facilité de se laisser aller à souffrir ; c'est à la limite, mais vous savez, la psyché humaine est complexe.
Donc c'est une invitation, mais le mot n'est pas suffisant. La parole du Christ n'est pas une parole d'invitation, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit. C'est pourquoi, lorsqu'il lui dit : « Lève-toi, marche » ce n'est pas un commandement, ce n'est pas un ordre, c'est une parole donnante, c'est une parole qui fait qu'il se lève et qu'il porte son antique passivité et qu'il marche librement. C'est une parole qui donne ce qu'elle dit – quand elle le donne, à l'heure où elle le donne. Entendre la parole, ce n'est pas être documenté sur la marche. Entendre la parole, c'est se mettre debout. La parole du Christ est une parole donnante, elle est effectivement donnante pour la totalité de l'humanité. Elle est effectivement donnante c'est-à-dire que mon écoute de l'Écriture est authentique à l'heure où cette écoute met en œuvre mon être profond, où cette écoute me change.
2°) Questions de symboliques sur le texte de Jn 5, 1-9.
► Dans la guérison du paralytique, on n'a pas relevé – ce n'était pas le sujet ou on n'a pas pu prendre plus de temps – mais j'ai remarqué que l'eau bouillonnait, c'était intéressant.
J-M M : Oui, c'est tellement étrange qu'il y a une phrase qui se trouve parfois dans certains manuscrits pour expliquer que l'ange descendait, et quand il descendait il faisait bouillonner et c'était le moment guérisseur. Cette phrase, on pense qu'elle a été surajoutée pour expliquer le verbe bouillonner et on la retire en général du texte actuel parce qu'elle est dans très peu de manuscrits. C'est comme toutes ces choses, elles peuvent être rabattues sur de l'anecdotique banal ou on peut se demander si elles cachent un sens.
► Il y a une chose que vous aviez dite, c'est que cet homme avait 38 ans et qu'il lui manquait 2 ans pour avoir 40 ans.
J-M M : Je ne me targuerai pas d'être tout à fait sûr de l'interprétation. Pour les Pères de l'Église – mais souvent ils en rajoutent, ils trouvent des symbolismes qui ne sont pas vraiment attestés par le texte mais qui sont dans une lecture légitime – le deux désigne les deux Testaments qui lui manquent (on lit ça, je crois, chez Ambroise). Quand on est dans la symbolique, il ne faut pas avoir réponse à tout et ne pas vouloir tout expliquer, il faut être modeste, et il faut que ce soit bien attesté par la texture même, par les habitudes d'écriture de Jean, par d'autres références…
Un exemple : je suis absolument sûr que le chiffre 153 a une signification symbolique, mais je ne sais pas laquelle. Plusieurs explications existent, mais pour moi aucune n'est totalement satisfaisante (de celles que j'ai aperçues).
Le langage symbolique réclame beaucoup de liberté mais aussi beaucoup de discrétion et de prudence. Sous prétexte que ce n'est pas régi par les règles de notre logique, il ne faudrait pas croire qu'il n'y a pas de règle, donc vouloir trouver à toute force des explications à tout type de lecture. Il faut justement avoir la modestie d'attendre. Quelquefois attendre est très fructueux, les réponses peuvent venir longtemps après.
NOTE ajoutée à propos de la symbolique du chiffre 38 : Lors d'une autre rencontre J-M Martin a interprété différemment le chiffre 38 car ici il se référait à 40 ans comme chiffre complet, mais l'autre fois il a pris en compte Dt 2, 14 qui parle de 38 ans pour la traversée du désert (même si dans Nombres 32,13, c'est 40 ans) : « Le temps que durèrent nos marches de Kadès-Barnéa au passage du torrent de Zéred fut de trente-huit ans, jusqu'à ce que toute la génération des hommes de guerre eût disparu du milieu du camp. » 38 ans est donc le temps qu'il a fallu à la génération initiale du peuple parti d'Egypte pour être remplacée.
« Pour ce qui est des 38 ans, disons que, pour autant que cela désigne l'âge de la génération du peuple juif au moment où il entre dans son lieu d'après le Deutéronome. Cela signifie qu'à 38 ans l'humanité n'est pas encore achevée.» (J-M Martin)
[1] Sur la signification des chiffres 5 et 50 voir : Symbolique des chiffres en Jn 6, 1-13 et autres textes. Accomplir et abolir..
[3] Par exemple le chapitre 13 qui commence par le lavement des pieds. Cf Jn 13, 1-15 : Lavement des pieds ; dialogue avec Pierre.
[4] Voir à la fin la réponse à une question où un participant demande à J-M Martin de préciser sa pensée.
[5] « Moi je vous ai baptisés d'eau, mais lui vous baptisera dans le Pneuma Sacré (l'Esprit Saint). » (Mc 1, 8) ; Moi je baptise dans l'eau. […]. Celui-ci est celui qui baptise dans le Pneuma Sacré» (Jn 1), la première partie de la phrase se trouve au v.26, et la deuxième partie se trouve à la fin du v. 33. Cf le début du message donnant la transcription de la session sur le Prologue de l'évangile de Jean Prologue de Jean. Chapitre V : Le Baptême de Jésus et la figure du Baptiste.
[7] À propos du changement de sens du mot mort (notre mort / la mort christique), J-M Martin parle de "baptême des mots" ou de "crucifixion/résurrection du langage" (cf. la deuxième partie du message L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage.)
[8] La retraite avait lieu à l'espace Bernadette de Nevers.