Col 1, 12-20 Le Christ premier-né et principe de la totalité.
Ce texte de l'épître aux Colossiens est un texte majeur. Il pose en particulier la question de la préexistence du Christ et de son rapport à la totalité (ici les visibles et les invisibles c'est-à-dire anges et hommes). Comme toujours ce texte parle à partir de la résurrection : « Il est premier-né d'entre les morts ». Mais la résurrection est immédiatement développée en référence aux premières choses.
Jean-Marie Martin parcourt ce texte (surtout les versets 15-20) et nous permet d'entendre mieux des termes comme création, arkhê (principe), totalité... qui ont un sens bien différent de celui dans lequel on les entend couramment.
Ce message est un extrait du cycle qui a eu lieu au Forum 104 sur le thème "Ciel Terre" dont la transcription figure sur le blog (tag CIEL-TERRE) avec quelques ajouts venant d'un cours de théologie de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris, certaines notes ayant été également ajoutées.
Col 1, 12-20
Le Christ premier-né et principe de la totalité
Voici venu le moment de prendre contact avec le texte des Colossiens[1]. Nous allons le prendre avec un peu de rigueur. Je lis le texte attentivement, et je commence au verset 12, un peu avant le passage qui nous intéresse plus spécialement (v. 15-20).
« Avec joie, 12eucharistiant au Père qui vous a rendus capables pour une part de l'héritage des consacrés dans la lumière, 13qui nous a arrachés à la puissance de la ténèbre et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, 14(Fils) en qui nous avons la rédemption, l'abandon de nos péchés, 15lui qui est image du Dieu invisible, premier-né de toute création, 16puisque en lui la totalité a été créée dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Arkhaï et les Puissances, la totalité par lui et pour lui a été créée, 17et il est avant tous, et la totalité consiste en lui, 18et lui est la tête du corps qui est l'Église, lui qui est arkhê, premier-né d'entre les morts en sorte qu'il soit prééminent en toute chose, 19puisque en lui il a plu qu'habite tout le plérôme (la plénitude) 20et par lui il a réconcilié la totalité à lui, faisant la paix par le sang de sa croix, soit avec les choses de la terre, soit avec celles du ciel. »
Ce texte, comme tous les textes du Nouveau Testament, parle à partir de l'Évangile, c'est-à-dire à partir de la résurrection. « Il est premier-né d'entre les morts ». Mais la résurrection est ici immédiatement développée en référence aux premières choses. Le mouvement qui conduit la première littérature chrétienne de la résurrection aux premières choses constitue ici la structure même du texte. Ceci étant dit, il faut bien voir comment ces deux choses se tiennent ensemble.
Le contexte.
« Avec joie, 12eucharistiant au Père qui vous a rendus capables pour une part de l'héritage des consacrés dans la lumière, 13qui nous a arrachés à la puissance de la ténèbre et nous a transférés dans le Royaume de son Fils bien-aimé, 14(Fils) en qui nous avons la rédemption, l'abandon de nos péchés.15lui qui est image du Dieu invisible… »
Nous avons là l'antithèse ténèbre-lumière qui est caractéristique des premiers versets de la Genèse. Et cette idée de lumière appelle aussitôt l'idée d'image du Dieu invisible, principe de ce qui apparaît. On trouve cela aussi en 2 Cor 4, 4 où les termes de lumière, d'image, de gloire, se trouvent liées à la façon à peu près semblable : « Le Dieu de cet âge a aveuglé les intelligences des non-croyants, ce qui est qu'ils ne perçoivent pas l'illumination de l'évangile de la gloire du Christ qui est image de Dieu. ».
1°) Titres : eikôn (image), arkhê (principe) et prôtotokos (premier-né)
L'ordre des versets qui caractérisent le Christ par des titres (des dénominations) est à première vue assez difficile à déterminer. Nous allons les prendre les uns après les autres pour elux-mêmes, en indiquant les liens subtils entre eux. On peut voir déjà qu'ils sont empruntés à la littérature sapientielle (en particulier Pv 8, 22). Et nous allons voir que d'abord cette littérature sapientielle, et ensuite saint Paul lui-même, se fondent sur une lecture de la Genèse.
a) Le Christ est eikôn et arkhê, image de Dieu et principe de la totalité.
– La première détermination qui est faite à propos du Christ, c'est qu'il est « eikôn (image) du Dieu invisible » (v. 15)
– Une autre détermination est qu'il est arkhê (v. 18), c'est-à-dire principe.
C'est le même qui est ceci et cela. En effet, le Christ est visé ici en ce qu’il a trait à la fois à ce qui "précède" et à ce qui vient après lui : ce qui précède, c’est le Père – le Père est l'invisible : « Dieu, personne ne l'a jamais vu » (Jn 1, 18), donc il est image ; et il est arkhê (principe) de la totalité qui vient après lui, à partir de lui et vers lui.
Nous avons ici la position du Christ qui est repérable de façon constante dans l'évangile de Jean. Le Christ n'est jamais considéré dans son isolement mais toujours simultanément en rapport au Père – nous avons alors le terme de Fils qui va venir dans le texte – et simultanément en rapport aux hommes, à la totalité des hommes.
Tout se passe comme s'il y avait la superposition implicite de deux versets de la Genèse : « Faisons l'homme comme notre image et semblance… Mâle et femelle il le fit. » (v. 27), et « En arkhêi il fit la totalité, c'est-à-dire le ciel et la terre » (v. 1), si bien qu'en superposant ces deux textes, le Christ a le titre d'arkhê et le titre d'image.
Je pense qu'image vient en premier dans notre texte parce qu’il s’agit du Christ par rapport au Père, alors qu'il est arkhê par rapport à la totalité du reste, de ce qui est appelé ici "la création".
Et de même qu'à la condition d'image correspond l'unité d'une dyade (de deux) : masculin et féminin, de même au titre d'arkhê correspond une dualité : ciel et terre. Autrement dit, le rapport, tant ciel-terre que masculin-féminin, est quelque chose qui sera constant dans toute la symbolique néotestamentaire.
Donc il est "le visible de l'invisible", ce qui mérite réflexion parce que nous avons deux termes qui, habituellement, s'opposent, visible et invisible, mais qui ici ne sont pas en opposition, comme si tout visible recélait un invisible, et que tout invisible comme tel était porteur d'un visible.
Nous avons déjà rencontré, ne serait-ce que dans ce que je viens de dire, beaucoup de dyades c'est-à-dire de dualités, de deux : arkhê et eikôn sont deux dénominations ; visible et invisible ; ciel et terre, des dualités qui se répondent ; masculin et féminin : deux encore. Nous avons là une méditation sur les toutes premières choses.
b) Il est prôtotokos (premier-né) (v.15 et 18).
Le deuxième titre que nous rencontrons dans le texte, c'est qu'il est « premier-né de toute la création ». Il y a dans cette expression à la fois l'idée de premier, de ce qui précède ; il y a l'idée de naissance, donc de fils ; et il y a le mot de "création", qui ne signifie pas ce que la théologie, dès le IIe et IIIe siècle, appellera la création.
La notion de création s'élabore au IIe siècle, au sens théologique du terme, mais très progressivement, et elle n'est véritablement aboutie qu'à la fin du IIe siècle : c'est l'idée de ce qui est fabriqué à partir de rien, qui correspond à l'image de l'artisan qui fabrique, et qui se traduira en langage philosophique comme un rapport de cause efficiente et d'effet. Ceci pourrait nous faire difficulté parce que nous sommes habitués à une distinction qui, en son lieu, est très pertinente, mais qui n'a pas lieu ici. C'est cette distinction, marquée de façon explicite dès le concile de Nicée au début du IVe siècle, que vous récitez allègrement le dimanche si vous allez allègrement à la messe : « engendré et non pas créé ». Engendrer et créer sont deux opérations différentes dans la théologie classique aboutie, dogmatique, enfin aboutie comme telle. Je dois dire d'ailleurs que la première mention de cette distinction – dans une perspective assez différente néanmoins de celle de la grande Église –, cette première distinction apparaît la première fois chez les gnostiques valentiniens.
Le terme qui lie à la fois l'idée de génération et l'idée de création sans les distinguer est marqué ici par "prôtotokos (premier-né)" et par "de toute création (ktisis)". Cela signifie que, la distinction n'étant pas faite entre les deux termes, pour entrer dans le texte, il nous faut passer par le verbe "pro-duire", mais pas au sens des produits fabriqués, produire au sens étymologique du terme : amener devant, pro-duire (ducere). Demander s'il s'agit de création ou de génération n'est pas pertinent pour notre texte. Les deux termes d'engendrer et de créer disent la même chose, et ce sera vrai tout au long du IIe siècle.
Un bon exemple de cela se trouve dans les rapports entre la logologie, enfin entre le logos johannique – on le trouve aussi chez Paul –, et la Sophia biblique, la Sophie du livre de la Sagesse et du livre des Proverbes d'abord. La Sagesse parle : « Le Seigneur m'a créée, arkhê de ses chemins vers ses œuvres – c'est-à-dire principe de son activité opérative vers les œuvres » (Pv 8, 22). La Sagesse est assimilée à Jésus logos et parfois, au cours du second siècle, il y aura deux tendances : certains assimileront la Sagesse au Logos, d'autres au Pneuma, à l'Esprit Saint, mais, dans tous les cas, à ce que nous appelons du divin. Et que la Sagesse, c'est-à-dire le Fils ou l'Esprit, soit créée, ça ne gêne personne au IIe siècle parce que le mot créer ne signifie pas fabriquer à partir de rien. Nous allons voir positivement ce qu'il signifie, mais négativement nous avons déjà appris cela.
Par ailleurs prôtotokos, premier-né, se dira ailleurs prôtoktistês, c'est-à-dire "grandes premières choses créées". Et chez certains auteurs on énumère sept prôtoktistês[2] : le Messie, la Torah, le Nom etc..
D'autre part il ne faut pas confondre le titre de Prôtotokos et le titre de Monogenês[3]. Le Monogenês est le Fils un, et le Prôtotokos est le Fils premier, ce qui n'est pas du tout la même chose. S'il est "un", il est seul fils et il est monogène premièrement ; s'il est "premier" c'est qu'il y en a d'autres, c'est-à-dire qu'on entre dans un ordinal : premier, deuxième, troisième… Par ailleurs, nous savons que Monogenês n'exclut pas qu'il y ait d'autres multiples, des fils dans le Fils, mais cela fait du Christ l'unité unifiante de la totalité et non pas un des unifiés dans une série.
Le titre de Prôtotokos (premier-né) se retrouve au verset 18 : « premier-né d'entre les morts » Nous connaissons le rapport qui existe entre la résurrection et les premières choses[4].
2°) Verset 16 : En lui, la pro-duction de la totalité.
« 16Puisque en lui a été créé la totalité, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, à savoir les Trônes, les Seigneuries, les Arkhaï et les Puissances, la totalité par lui et pour lui a été créée ».
a) Première approche des mots.
– « La totalité ». En grec la totalité (ta panta) est un pluriel neutre, mais il signifie un singulier abstrait. C'est courant à tel point que, dans ces cas-là, le verbe du pluriel neutre est au singulier, donc ça a bien un sens singulier.
– « En lui » « Dans l'arkhê il créa ciel et terre » (Gn 1, 1) ; et ici : « en lui ont été créés ciel et terre », nous avons un décalque du premier verset de la Genèse, si bien que "lui", ici, vaut pour "arkhê" implicitement : "dans l'arkhê" <==> "en lui". Vous me direz : c'est un peu audacieux. Pas du tout. Ce titre, "arkhê," on va le trouver dans la suite, attribué au Christ, donc il est appelé ici implicitement par le décalque du premier verset de la Genèse.
– « Ciel et terre » C'est une façon de dire la totalité sur mode polarisé. Ça ne fait pas signe immédiatement vers ce qu'on appelle couramment le ciel et la terre au sens banal du terme, mais cela nomme deux pôles essentiels. Ici bien sûr, nous lisons le premier verset de la Genèse sur le mode sur lequel nos auteurs néotestamentaires le lisent, c'est ce qui nous intéresse. Il est possible qu'une phrase comme celle-là ait signifié, comme un historien pourrait le conjecturer, que ciel et terre ne sont pas des dieux, cela est dit contre l'idolâtrie. Aujourd'hui, quand on pose la question de savoir si c'est Dieu qui a créé le ciel et la terre, ça veut dire : est-ce qu'il y a quelqu'un qui est avant le big-bang ? Évidemment ce sont deux réponses très différentes, parce que ce sont sans doute deux questions assez différentes, d'où l'importance toujours de n'entendre une réponse qu'en référence à sa question propre. Toute formulation est vraie (elle a son lieu de vérité) par rapport à la question à laquelle elle répond, et cette réponse n'est pas indûment transférable à d'autres problèmes.
– « la totalité a été créée» Il s'agit d'abord ici de la création de ciel et terre qui sont deux principes fondamentaux, et qui forment une dyade. Nous verrons que, dans l'usage qui en est fait, cette expression peut être prise à différents niveaux, différents étages de la construction systématique, ou à différentes étapes du récit. Ces grandes dyades peuvent être appliquées à différents objets, à différents moments, ou à différents étages de la pensée.
– Ici, ciel et terre sont commentés comme « visibles et invisibles », c'est-à-dire que le ciel dit les invisibles et la terre les visibles. Comment faut-il entendre ce double statut de visible ou d'invisible[5] ? C'est le texte qui nous le dit en déployant ce que signifient les invisibles, à savoir « les Trônes, les Seigneuries, les Arkhaï (pluriel de archê) et les Exousiaï (les Puissances) », autant de noms qui sont traditionnellement des noms de l'ordre angélique, ce sont des noms d'anges. Il n'est pas précisé qui sont les visibles, mais ce sont les hommes. Donc nous avons les habitants du ciel : les anges, et les habitants de la terre : les hommes. Dans ce contexte, la création n'est pas la fabrication des éléments, de ce qu'on appelle couramment le ciel atmosphérique ou stellaire, ou les plantes… non, ici : les anges et les hommes. Par rapport à ce que nous avons dit auparavant, le terme de création se précise comme la production des anges et des hommes, dans le contexte qui nous occupe ici. Le monde au sens plus banal du terme est touché à la mesure où l'homme est essentiellement un être-au-monde, alors que les anges sont des êtres-aux-cieux.
– « La totalité a été créée. » Le mot création (ktisis) dans la Bible ne signifie pas fabrication à partir de rien, mais désigne la pro-duction, et cela peut éventuellement être pensé sur le mode d'un engendrement, d'un enfantement. Et, quand le mot création est prononcé chez saint Paul, il signifie, pour ce qui est de la terre : l'humanité. Le mot création est la production de l'humanité chez saint Paul, donc deux choses en opposition à notre usage. Selon notre usage création ne signifie pas engendrement, aussi bien pour les choses matérielles que pour les choses pensantes ou spirituelles, pour parler comme Descartes. Ici, création désigne la production de l'humanité pour autant qu'elle est un engendrement, en effet parce que nous avons d'autres étages de l'humanité.
b) Développement sur le thème de la création.
1/ Le Christ image de Dieu (Gn 1, 27).
Cette production de l'humanité se manifeste dans le texte de Gn 1 « Faisons l'homme à notre image – c'est la délibération de Dieu qui est lue par les premiers chrétiens sous la forme : « Faisons le Christ ressuscité, donc image » – Mâle et femelle il le fit – c'est-à-dire Christos et Ekklêsia, humanité convoquée (ekklêsia vient de klêsis, appel, convocation)[6] ».
2/ Sens du mot création chez saint Paul (Rm 8)
Au chapitre 8 des Romains par exemple, la ktisis (création) est distinguée des fils de Dieu qui sont les hommes déjà re-suscités intérieurement, et leur gémissement est prière – ou leur chant peut-être, mais il y a prière déjà dans le gémissement. Et justement, le gémissement de la colombe qui est un thème biblique de l'Ancien Testament, très important, désigne la prière d'Israël. Mais ultimement toute la création gémit, c'est-à-dire toute l'humanité. Le mot création ici se distingue de ceux-là qui sont les prémices de la Résurrection totale et qui sont déjà, le sachant, enfants de Dieu. Mais ultimement toute l'humanité est appelée à cela. Il y a les appelés et les élus : on pourrait dire que les élus sont ceux qui confessent leur filiation en disant « Notre Père », et les appelés (donc les convoqués) sont ceux qui gémissent de façon inarticulée, c'est-à-dire sans parole, dans un gémissement qui précède la parole, vers cela, donc qui sont eux-mêmes en disposition par rapport à cela. Les appelés et les élus ne sont pas différents, ce sont deux étapes de la même chose. Toute l'humanité est appelée, et les membres de cette même humanité sont élus à la mesure où leur étincelle de christité s'éveille, car il y a étincelle de christité dans toute l'humanité[7].
Il est très important, au point de vue du vocabulaire, quand chez saint Paul on lit "la création", de ne pas penser à la fabrication du monde, et cela à deux titres : ça peut être un engendrement – et ça concerne très précisément l'humanité comme humanité –, ce n'est pas la fabrication des éléments[8].
3/ La question de la démiurgie (le Timée de Platon).
Tout ceci est ardu pour nous mais ça ne l'est pas en soi. Les mots ont quelque peu changé de sens au cours de l'histoire de la pensée parce que trop de problèmes survenaient et qu'on n'avait que ces mots pour les résoudre ; donc ils ont changé de sens en fonction de la question, et on a forcément ici quelque chose qui nous paraît compliqué.
C'est ainsi que la question de la démiurgie va se poser au IIe siècle, c'est-à-dire la question de la création au sens banal du terme, au sens de la fabrication du monde. Ce sera une question importée dans l'Évangile par l'Occident. Ce n'est pas que le monde grec ait pensé l'idée de création au sens strict du terme, mais il a posé la question de la démiurgie. Quelle différence ?
Chez les anciens Grecs, la parution des choses du monde est bien l'œuvre d'un artisanat, et pas d'un engendrement, quoique la notion d'engendrement ne soit pas complètement absente, par exemple dans un certain stoïcisme. Ce qui domine, cependant, c'est l'idée de fabrication, mais de fabrication à partir d'une matière préexistante et non pas à partir de rien. C'est le cas du Timée, un célèbre dialogue de Platon qui fait fureur au IIe siècle dans le monde méditerranéen, dans le monde hellénistique[9].
Et comme, pour la mission, les chrétiens ont tendance à rechercher, pour se faire entendre, ce qui, du côté des philosophes, peut ressembler à l'Écriture, la notion de création va être empruntée à la notion de démiurgie, mais progressivement on va préciser qu'il n'y a pas deux grands principes (un principe bon qui fait le démiurge, et une matière en elle-même mauvaise qui est agencée par le démiurge) qui seraient co-éternels.
Le lieu majeur pour détecter cela est un opuscule de Tertullien qui s'intitule Contre Hermogène[10]. Hermogène est un homme que nous ne connaissons que par la réfutation qu'en fait Tertullien. Il avait emprunté la théorie du Timée en en tirant une sorte de dualisme d'une matière éternellement mauvaise pour expliquer le mal, et d’un Dieu éternellement bon pour expliquer ce qu'il y a de bon dans le monde[11].
Le thème du dualisme absolu est fréquent dans l'histoire de la pensée. Le lieu suprême du dualisme est le manichéisme, mais il ne faut pas confondre tout dualisme avec le manichéisme. Par exemple nous avons chez saint Jean un dualisme très fort de la lumière et de la ténèbre, mais ça n'en fait pas deux principes également éternels et égaux, en conflit entre eux, ce n'est pas un dualisme absolu.
3°) Versets 17-18. Récapitulation de la totalité en Christ.
a) Détour par l'épître aux Éphésiens (Ep 1, 9-10).
Par rapport au point où nous en sommes, dans l'épître aux Éphésiens[12] on rencontre des choses semblables. Il y a un grand rapport entre l'épître aux Éphésiens et l'épître aux Colossiens. Pour ma part je ne sais pas si l'épître aux Colossiens est première et développée ensuite dans l’épître aux Éphésiens, ou si c'est l'inverse : l'épître aux Éphésiens serait ensuite résumée pour les Colossiens.
Par rapport à ciel-terre, nous trouvons au chapitre 1er des Éphésiens : « 9Lui qui nous a fait connaître le mystêrion (le secret) qui est son désir (sa volonté), selon son agrément qu'il a prédéterminé en lui 10pour le déploiement (l'économie) de l'accomplissement des âges, qui est de récapituler la totalité dans le Christ – bien penser que ce mot de récapitulation a pour racine caput, la tête, que nous allons rencontrer tout à l'heure – de récapituler les choses qui sont aux cieux comme les choses qui sont sur terre, (les récapituler) en lui. » La présence de ce mot "récapituler" à propos des choses qui sont au ciel et de celles qui sont sur terre nous invite à penser un peu par avance le titre de tête qui va venir : le Christ est tête. De quoi ? Nous allons voir.
b) Verset 17. La totalité consiste en lui.
« 17Et il est avant toute chose (il précède) et la totalité consiste (synestêken) en lui » c'est-à-dire que les éléments de la totalité ont leur consistance, leur sistance les uns par rapport aux autres, en lui. Il est la consistance de la totalité, la totalité étant toujours ici les anges et les hommes. Ce terme est employé parfois par les stoïciens pour dire l'œuvre du Pneuma. Le Pneuma stoïcien (l'esprit, le souffle), c'est ce en quoi tout consiste, tout a sa consistance : tout tient ensemble par le Pneuma. Mais c'est un contexte cosmologique qui n'est pas exactement le même que celui qui est envisagé ici.
c) Verset 18. Le Christ tête du corps, arkhê de la totalité.
« 18Et il est la tête (kephalê) du corps qui est l'Ekklêsia – nous avons ici le rapport tête-corps pour dire le Christ par rapport à la totalité de ceux qui sont au ciel comme de ceux qui sont sur terre, c’est-à-dire l'Ekklêsia, l'humanité convoquée – lui qui est arkhê – voilà le mot que nous attendions, nous l'avions entendu implicitement dans « En lui ont été créées toutes choses au ciel et sur la terre » puisque « Dans l'arkhê il créa le ciel et la terre » – prôtotokos (premier-né) d'entre les morts en sorte qu'il soit prééminent en toute chose ». Voilà que revient le « premier-né », mais nous avions auparavant « premier-né de toute la création » (v. 15) c'est-à-dire angélique et humaine, et ici « premier-né d'entre les morts » expression courante dans Romains, Hébreux, mais elle est mise ici en rapport avec « premier-né de toute la création ».
● Ce qui se dit en théologie classique[13].
Nous avons toujours plus ou moins à l’esprit le schéma d'une création lointaine et ensuite d'un fait historique qui est la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or cette répartition entre la création de la nature et la résurrection d'une factualité qui apporte la surnature est totalement absente de la structure des évangiles. C'est une fabrication de la théologie au cours des siècles. La notion de nature humaine n'est pas du tout une notion biblique. Physis ou ousia, deux mots pour dire nature, sont des mots de la grande spéculation de la philosophie grecque dans son âge d'or, et qui se trouvent même chez les présocratiques d'une certaine manière ; nature est un mot de notre Occident. Vous n'oubliez pas que, pour déterminer ce qu'il en est Dieu ou du Christ, on se sert de deux concepts qui sont le concept de nature et le concept de personne. Le concept de nature est un concept occidental, il vient des Grecs et, de loin, il continue à jouer profondément dans notre culture à des titres multiples, parce que c'est un mot qui, suivant celui auquel il s'oppose, change légèrement de sens, mais garde une vigueur profonde pour la pensée. Et le mot de personne vient du droit romain, l'autre source de notre Occident : le premier sens du mot persona est « sujet du droit », personne juridique. Donc la grécité (le grec), d'une part, et la romanité (le latin), d'autre part.
Le b-a-ba de la théologie, c'est, qu'en Dieu, il y a une seule nature et trois personnes et que, dans le Christ, il y a deux natures et une seule personne. Dans tous les cas, les mots répartiteurs, les mots explicatifs, sont ces deux mots totalement absents du Nouveau Testament, mais ce sont des mots essentiels de notre culture. Donc il n'est pas étonnant qu'il y ait une sorte de défiguration des articulations langagières que nous lisons dans l'Écriture et de ce qu'on apprenait jadis, même au petit catéchisme. Prendre conscience de ces différences est très précieux parce que cette dogmatique a tout à fait sa raison d'être en son lieu, mais elle n'est en aucune façon quelque chose qui nous permet d'entrer dans l'Écriture. Il y a des ressources de pensée dans l'Écriture qui ne sont pas épuisées par l'intelligence que l'Occident a prise de l'Écriture. La première chose est de bien distinguer ces deux langages. Autrefois la théologie se donnait pour tâche de montrer que ce que dit le dogme est bien dans l'Écriture ; la tâche que je me suis donnée, c'est de montrer que l'Écriture et la théologie ne disaient pas "pareil". Ils peuvent dire le même : parfois ne pas dire pareil est une condition pour dire le même, une condition pour dire quelque chose d'authentique à une autre oreille, mais ce n'est pas pareil.
d) Le mot ap'arkhê en 1 Cor 15, 20-23.
Ce thème de "premier-né d'entre les morts" a déjà été indiqué par Paul dans la première aux Corinthiens, chapitre 15, ce fameux chapitre que nous avons médité lors d’une année sur la Résurrection[14]. Il est le premier-né de beaucoup de frères, il est aparkhê, prémice de la résurrection de beaucoup (v. 20-23). Le mot aparkhê a la même racine que le mot arkhê. En un seul mot, aparkhê signifie la prémice, et chez les anciens, l’important, c'est que la prémice n'est pas simplement première, elle est régissante de la suite, de la série qui vient ensuite. La prémice, le fruit, est offert pour que cette offrande retombe en bénédiction sur la totalité de la récolte.
e) Le rapport arkhê / corps.
Le mot arkhê a cette même signification, pas simplement d'être au début, d'être premier. Arkhê, c'est ce qui ouvre, et donc est premier, initial en un certain sens, mais qui continue comme tel à régner sur ce qui a été ainsi ouvert. Après le début ce n'est plus le début, après l'arkhê c'est encore l'arkhê. Nous n'avons pas d'équivalent de ce mot grec. Tertullien dit déjà – il connaît le grec, il écrit en grec et en latin, mais nous avons perdu ses œuvres grecques, nous ne connaissons que ses œuvres latines – « Les Grecs ont le mot arkhê pour dire à la fois commencement et commandement », ce qui reste dans nos langues puisque archaïque veut dire ce qui est au début, ancien, et monarchique dit que ce qui règne, ce qui garde une maintenance, une tenance de ce qu'il a ouvert, qui régit l'espace ouvert.
Nous rencontrons donc ici le thème de la tête et du corps. Vous connaissez chez saint Paul cette idée que nous formons un corps et qu'il y a différents membres et que tous sont nécessaires. Il utilise souvent cette idée pour marquer le rapport entre l'unité qu'il faut garder et la diversification des charismes, des services, des fonctions dans l'Ekklêsia, la bonne organisation où les membres divers constituent un seul et même corps. Or nous avons ici une autre source. La première existe déjà dans le monde grec : j'avais lu autrefois un texte profaneoù cette image de la cohérence nécessaire de multiples membres, donc de multiples fonctions, se trouvait. En revanche ici, nous avons une autre source : le rapport tête-corps. Dans notre langue d'ailleurs, le mot tête a cette double signification – ça peut nous aider à approcher arkhê – qui est de « venir en tête », c'est-à-dire d'être au début (en tête de file, par exemple), et « être à la tête de » c'est-à-dire régir. Autrement dit, il y a une symbolique assez fondamentale de la tête qui pourrait, dans notre langue, garder ce que voulait dire le mot arkhê dans son acception qui est double pour nous.
Arkhê-sôma (arkhê-corps), est la même chose que hen-panta (un et la totalité), que arkhê-plêrôma (principe ouvrant et régissant l'accomplissement ou la plénitude), ou tête-corps. Le rapport tête-corps chez Paul, lorsqu'il est selon l'usage que nous trouvons ici, qui est repris plusieurs fois dans l'ensemble des lettres de Paul, n’a pas pour source l'imagerie de la planche anatomique du corps, mais a pour origine le premier mot de la Genèse. Un-totalité, arkhê-plêrôma, tête-corps disent exactement la même chose, ils sont la traduction du même rapport[15].
4°) Verset 19. La symbolique du pneuma.
« 19Puisqu'il a été donné qu'en lui habite tout le plérôme (toute la plénitude) ».
Plusieurs prépositions se trouvent dans le texte : "par lui" (« par lui il a réconcilié…» v.20), "en lui" (plusieurs versets) ; "vers lui" (« la totalité par lui et vers lui a été créée » v.16)
Le verbe habiter est un verbe qui est réservé le plus souvent au pneuma (à l'Esprit) : l'Esprit habite, l'Esprit emplit, l'Esprit est versé, donc une symbolique liquide d'emplissement.
L'emplissement de l'Esprit appartient toujours à une symbolique du liquide ; et par ailleurs la symbolique des fluides, c'est l'air (le pneuma, c'est le souffle), le vent, c'est l'eau chez saint Jean : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne auprès de moi et boive, des flots d'eau vive couleront de son sein. Il parlait du Pneuma… » ; et c’est également le feu, parce que le pneuma est susceptible de toutes les formes et de tous les noms. C'est l'élément le plus subtil. Si vous ouvrez Buxtorf, un dictionnaire d'hébreu rabbinique, à rouah (qui correspond à pneuma) vous trouvez : souffle, eau, feu ; il n'y a pas la terre parce que la terre, c'est précisément le solide. Or en Col 2, 9, vous avez : « En lui habite toute la plénitude de la divinité corporellement, solidement, (sômatikos) » : sôma, c'est le corps au sens quasi géométrique du terme, le solide, stereon, comme le firmament est le stereoma. Cela veut dire que l'Esprit, jadis répandu de manières diverses et successives sur les prophètes, les prêtres, les rois, s'est rassemblé en un seul solide sur le Christ au jour du Baptême, et y demeure pour qu'il puisse être à la croix répandu sur la totalité de l'humanité. L'Esprit, c'est la Résurrection répandue. Et cela est célébré dès la croix puisque Jean ne médite jamais la Résurrection indépendamment de la crucifixion. À la crucifixion Jésus émet le pneuma : « Il remit le pneuma (le souffle) et coulent de lui eau et sang » : le souffle, l'eau, et le sang qui est, comme disent les anciens, l'équivalent du feu : « ôs pur typomenos, comme figurant le feu ». En effet le feu est le signe de la chaleur vitale, et le sang est signe de la chaleur vitale dans cette symbolique.
5°) Verset 20. Faire la paix par le sang de sa croix.
a) Le verset 20.
«20Et par lui il a réconcilié – au chapitre premier des Éphésiens, nous trouvions récapituler, reprendre en tête ; ici c'est réconcilier, mais c'est la même signification – la totalité en lui en faisant la paix par le sang de sa croix – ce thème du sang de la croix, nous en héritons, mais nous ne le pensons pas très bien, malgré une symbolique profonde – réconciliant les choses qui sont sur terre et celles qui sont dans les cieux. »
« Faisant la paix par le sang de sa croix », qu'est-ce que ça vient faire là ? Cette question en elle-même ferait l'objet de tout une série de lectures parce que souvent, dans les textes de Paul et dans ceux de Jean, de façon inattendue, intervient un terme comme le sang : "par son sang", "par sa croix", "par sa chair", et on ne voit pas très bien comment cela prend place dans un texte comme celui que nous venons de lire. Et en effet ceci a trait à la question du salut ou du rachat, de la rédemption de l'humanité. C'est à ce sujet qu'il en est question, et nous ne voyons pas bien le rapport.
Chez Jean lui-même, par exemple, comment comprendre l'œuvre du Christ : que fait-il par rapport à l'humanité, à quoi sert-il ? Ce qui est clair, c'est que ce qui lui arrive n'est pas une chose qui le concerne en tant simplement qu'un homme singulier, mais : Il est mort, il est ressuscité – c'est le tout premier Credo, le cœur du Credo – pour nous, ou pour nos péchés, des expressions de ce genre. Chez saint Jean l'œuvre désigne à la fois la Mort-Résurrection du Christ et l'accomplissement de l'humanité. Quel rapport ? Comment penser cela ?
b) La mention du sang qui fait tache.
On pourrait dire que, quand le sang est mentionné, dans une page de la première lettre de Jean par exemple, il fait tache. Nous avons un discours qui, apparemment, est un discours sur l'agapê et, tout d'un coup, la mention du sang, pourquoi ? Alors, il y a plusieurs tentatives d'explications qui se sont produites au cours des siècles. J'en commémore quelques-unes, aucune n'est satisfaisante.
– Il y a le discours sacrificiel, mais la notion de sacrifice nous est très étrangère : il faut prendre bien compte de cela, ne pas faire semblant que ça va de soi.
– Il y a le discours du combat, de la victoire : le combat sur la mort est très important chez Jean alors qu'on ne l'aperçoit pas, mais il est toujours glissé quelque part. C'est un thème mythique, combattre la mort. Ça recouvre quoi ?
– Il y a même eu une théorie de la fraude : nous étions prisonniers du diabolos et la mort du Christ, à l'intérieur de laquelle était inscrite la Résurrection, est un leurre, aussi le diable a été pris à l'hameçon de la croix.
– Irénée, par exemple, s'insurge contre cela, il dit : non ce n'est pas par fraude, mais c'est par justice. Alors nous tombons dans la théorie du mérite : il a mérité pour nous, qui est une sorte de moralisation très peu évangélique de la question, et qui a pris en particulier la forme de la "satisfaction", c'est-à-dire la compensation méritoire, ou la compensation vicaire, la compensation substitutive, qui est peut-être le plus connu, le plus courant.
Aucun de ces thèmes n'est vraiment satisfaisant à mon avis. Il faudrait retrouver une symbolique authentique du sang qui puisse de quelque façon, en dépit de la distance, nous parler. En aucune façon, cela ne deviendra quelque chose d'évident par rapport à nos usages, mais on pourrait prendre au moins la perception reculée de quelque chose d'intelligible, alors que ce n'est pas même le cas. Donc nous aurions un beau thème pour une autre année, c'est à vous de voir.
● Du saint au sacré.
Il y a toute une dégradation de la notion de sacrifice qui est assez terrible dans l'histoire de l'Occident. Le mot sacrum, qui pour moi est très important en lui-même, on le traduit actuellement par saint parce que sacrum, ça ne dit pas grand-chose. Mais dire saint à la place de sacré, c'est moraliser l'Évangile, parce que la sainteté est pensée dans le discours des vertus, c'est-à-dire dans le discours de l'éthique aristotélicienne des vertus. Bien sûr, on distingue les vertus théologales et les vertus morales, mais le langage est moral, et du même coup on perd quelque chose d'essentiel.
La première chose qu'il faut dire à partir du sacré, c'est que c'est une notion qui nous est totalement absente. Ne me dites pas que les historiens des religions font des livres sur le sacré, les phénoménologues du religieux ou du sacré font des livres… D'abord il n'y a pas une notion du sacré qui soit suffisamment abstraite pour être légitimement applicable aux grandes sources religieuses dans l'humanité. Il faudrait voir le sacré en propre dans l'Évangile, voir ce qu'il dit en sachant que cela est absent de nous. Je pense même que méditer sur l'absence de ce que peut vouloir dire sacré, c'est le commencement même d'une recherche sur le sacré. Le sacré ne laisse des traces dans la théologie que dans le sacrifice, le sacerdoce et le sacrement, et précisément ce sont les choses qui, de nos jours, font problème, et ce n'est pas par hasard. Il y a là un bon sujet sur lequel je ne suis pas sûr qu'on puisse avancer très loin, mais déjà poser la question avec le recul nécessaire, apercevoir des débuts de cheminement vers une réponse, c'est quelque chose qui peut être intéressant.
● Retour à la question du sang.
C'est peut-être sous cet enveloppement-là que même la question du sang pourrait être approchée à cause de la dominance apparente dans le Nouveau Testament de la notion de sacrifice : elle a des références majeures.
En effet il y a deux voix qui identifient Jésus dès son Baptême : la voix qui vient du ciel et qui dit « Tu es mon Fils » et la voix qui vient de la terre et qui dit « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde », qui est la voix du Baptiste. Les deux voix disent la même chose puisque toute vérité se tient entre le témoignage de deux, ici c'est le ciel et la terre, et il faut que le témoignage soit concordant. Comment la filiation et l'agneau qui lève le péché du monde ont-ils un rapport entre eux et disent-ils la même chose ? Voilà comment la question est bien posée. Je ne dis pas que nous sommes très loin dans la réponse. Je n'ai jamais été amené à envisager cela de façon explicite pour le déployer. Je me suis posé la question. Les termes d'un chemin possible, c'est ce que je suis en train de dire, j'y ai réfléchi, mais ça m'intéresserait d'avancer là aussi : ce sera à la demande.
Sacre, sacerdoce, sacrifice.
La notion de sacre aussi est intéressante et très liée à cela parce qu'il y a justement la récurrence en Occident, dans l'âge médiéval en particulier, de ce qui fut une réalité vétéro-testamentaire par rapport à la sacralité du roi.
Cela concerne aussi la sacralité du prêtre : c'est le Christ qui est prêtre dans le Nouveau Testament, le prêtre en tant que sacerdoce, sacralité. On s'est beaucoup servi du sacerdoce aaronique pour lire le rôle de ce qu'on appelle le prêtre dans l'Écriture. Il y a là quelque chose qui est d'une certaine façon un peu un retour en arrière. Je pense que le sacerdoce lui-même a besoin d'être authentiquement repensé, de même que le sacrement qui est vraiment devenu quelque chose de non pensé, et je ne vois pas pourquoi on pratiquerait quelque chose d'impensable, d'impensé. « Je ne vois pas pourquoi » : je veux dire par là, sauf à admettre qu'il y a un sens que nous ne possédons pas, et qui peut être un signe d'appartenance en dépit de ce que je peux en prendre, ce qui est une chose bonne aussi… Mais toutes ces questions-là mériteraient d'être mises en avant, d'être posées.
Il y a chez saint Jean des traces de ce que probablement le sacrifice a à voir avec le meurtre. Le meurtre est un des noms de la haine puisqu'il désigne tout ce qui est négatif, et la première mort est un fratricide. Les figures d'Abel et Caïn sont évoquées par Jean au cœur de sa première lettre : il y a sans doute un rapport entre le sang indûment répandu par le meurtre et le sang répandu pour le salut. Mais c'est quelque chose qui est à méditer attentivement. Nous aurions là un exemple d'apotropaïque, ce qui est l'homéopathie des anciens : le même par le même, inverser le sens du même. Nous avons des exemples nombreux dans l'histoire des religions et, quelquefois, on peut s'y référer quand même, même si ce n'est pas décisif pour la lecture d'une tradition. Mais c'est trop vite dit.
[1] Lors de la séance précédente J-M Martin avait fait une première intervention pour préparer la lecture de ce texte des Colossiens, aussi d.es extraits figurent dans les notes suivantes. Ce qui est entre le texte lui-même et le 1°) vient d'un cours à l'Institut Catholique de Paris..
[2] « Sept choses furent créées avant le monde : la Torah, la Géhenne, le jardin d'Éden, le trône de gloire, le Temple, le Repentir et le nom du Messie. » (Genèse Rabba 1, 4).
[3] Le titre de Monogênes est étudié dans Jésus, Christ, Monogène (Fils un, Fils unique), Seigneur : d'où viennent ces quatre titres qui sont dans le Credo ?.
[4] Cf par exemple ce qui est dit du Fiat lux dans Résurrection et Incarnation.
[5] Nous avons chez nous, occidentaux, le schéma préétabli de l'intelligible, qui n'est pas visible aux yeux, et du sensible, qui est visible aux yeux. C'est un schéma quasi indéracinable de notre culture, qui est post-platonicien ; ce n'est pas évangélique. Cela ne s’entend pas en ce sens-là chez Paul. Malheureusement de très bonne heure, le discours évangélique est entendu au sens platonicien. Par exemple, il perd cette nuance qui existe entre Paul et Jean à propos de l'invisible et du visible : l'invisible, chez Paul, c'est ce que Jean appelle le suprêmement visible, parce qu'on ne voit au sens authentique que dans la foi, que dans la parole qui donne d'avoir en vue quelque chose. Les expériences usuelles que nous appelons voir ont d'autres noms : theorein, blepein… Mais les verbes qui disent voir dans sa simplicité, oran, eidein, sont gardés par Jean pour dire le visible par la foi, donc autre chose. Saint Paul n'a pas cette même distinction.
[6] Cf. Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?
[7] Cf. La christité présente en tout homme. La figure de l'Eglise dans le monde.
[8] La Genèse ne raconte pas la fabrication du monde. Saint Paul nous dit ce qu'elle raconte en 2 Cor 4, 6 : « Car celui qui dit : "D'entre les ténèbres lumière luise", c'est celui qui fait luire dans nos cœurs – la Genèse récite une expérience spirituelle fondamentale – pour la luminance qu'est la gloire de Dieu sur le visage du Christ – il est le visible de l'invisible » Cf 2 Cor 4, 5-7. Notre proclamation (v. 5) ; notre cœur lieu de la Genèse (v. 6)
[9] « Dans son sens le plus général et conforme à l'étymologie, le mot grec de démiurge pouvait signifier toute espèce de travailleur public (ergon-démos), mais il désignait, le plus souvent, ceux qui exerçaient une profession manuelle, spécialement les artisans. C'est ce sens courant de « producteur artiste » que Platon a exploité, dans le Timée, pour évoquer la figure mythique du Dieu qui a ordonné le cosmos en le façonnant à partir d'une matière préexistante, d'après un modèle purement intelligible. » (André Motte, Dictionnaire des religions).
[10] Le Contre Hermogène de Tertullien est le premier traité écrit en langue latine. Il date de 205 environ. Hermogène est un philosophe des années 150-160. D'autres réfutations d'Hermogène paraissent au IIe siècle, mais elles sont toutes perdues, nous ne possédons que celle de Tertullien
[11] « Essentiellement Hermogène nie que Dieu a tout créé à partir de rien. Pour lui en effet il y a deux principes coéternels : Dieu et la matière, une matière qui a toujours existé, qui n'est ni engendrée, ni faite, qui n'a ni commencement ni fin, et à partir de laquelle le Seigneur a ensuite fait toutes choses. Et quand on l'accuse de parler faussement, pour justifier sa position Hermogène se réfère explicitement à une certaine exégèse du début de la Genèse. Il s'appuie sur une lecture classique de la Genèse, mais il utilise les données en fonction d'une problématique logique qui le pousse à construire un système théologique selon lequel il y a deux principes co-éternels : Dieu et la matière. C'est contre cela que Tertullien va s'insurger, et c'est à partir de là qu'il va dégager la notion d'être créé et d'être incréé. » (D'après un cours de J-M Martin).
[12] Le premier chapitre est longuement médité par J-M Martin : Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire.
[13] Pour penser de façon nouvelle les trois personnes, cf Penser la Trinité.
[14] J-M Martin l'a aussi médité lors d'une retraite : 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.
[15] Ta panta (la totalité), plêrôma (la plénitude), ekklêsia (l'humanité convoquée) sont à peu près synonymes.– par rapport à ta panta, il y a arkhê : il est arkhê de la totalité ;
– par rapport à ekklêsia (ou sôma), il y a kephalê (la tête) : il est tête du corps ;
– par rapport à plêrôma, il y a protéron : il est premier dans l'acte du déploiement du plérôme (de la plénitude).
C'est dire que le mot Ekklêsia (Église) ne se pense pas dans notre sens