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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 novembre 2019

"Le diable (diabolos) chez saint Jean" à partir d'interventions de J-M Martin

Dans l'imaginaire collectif le diable est un personnage un peu redoutable ! Mais quand saint Jean emploie ce mot ça n'a rien à voir…. Lors des sessions qu'il a animées Jean-Marie Martin a abordé cette "figure" à plusieurs reprises et sous divers angles, en répondant parfois à des questions très terre à terre des auditeurs. Voici un dossier constitué d'extraits regroupés selon trois rubriques : 1) La question de la personnification du diable. 2) Semence du diable et semence de christité ; 3) Les facettes du diabolos, ses caractéristiques.

Diable écrasé par le talonUne partie d'un autre message porte sur la figure de Judas et ce n'est pas repris ici[1].

 

Table des matières.

1) La question de la personnification du diable.
     a) Que met-on sous la dénomination de diabolos ?
     b) Le « Ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du mal » du Notre Père.
     c) Questions sur le diabolos
2) Semence du diable et semence de christité.
     a) 1Jn 3, 7-10. Les enfants de Dieu et les enfants du diabolos.
     b) Jn 8, 44a : semence du diabolos.
     c) Ne pas penser à deux "je" psychologiques.
     d) Le conflit des deux semences ; le diable comme fils de la perdition
     e) Y a-t-il dualisme absolu ?
3) Les facettes du diabolos, ses caractéristiques.
     a) Le diabolos est en premier lieu le disperseur
     b) Le diabolos est aussi le falsificateur.
     c) Les 3 traits caractéristiques du diabolos : falsificateur, menteur, adultère

  •  Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : diabolos.

 

 

Le diable (diabolos) chez saint Jean

 

1) La question de la personnification du diable.

Nous recueillons la mention du diabolos qui désigne pour le moins une fonction, une énergie, une activité, quitte ensuite à se poser les questions : est-ce en nous, est-ce extérieur à nous, en quoi consiste-t-il ?

 

a) Que met-on sous la dénomination de diabolos ? (Question posée à la fin de la session sur Jn 20-21)

► Mon trouble face au mal et à la mort m'amène à chercher une issue. Et l'approche que j'aperçois, c'est d'apprendre comment vivre dans la résurrection de Jésus qui n'est pas seulement un fait passé et limité à Jésus, mais qui me concerne dans ma vie de tous les jours. Je me sens aidé par ce que j'ai reçu ici. Ce qui reste opaque pour moi, c'est ce qu'on met sous la dénomination de diabolos.

J-M M : Tout cela est très important. « Mon trouble face au mal et à la mort m'amène à chercher une issue. » Et la parole de résurrection, si elle est entendue, pas pour ce qu'elle semble dire sommairement à l'oreille, mais pour ce qu'elle dit plus véritablement dans la source, ouvre un espace. Et tenter de vivre dans l'espace ainsi ouvert constitue un chemin où je suis aidé. Ceci est un peu un témoignage et ça correspond à l'essentiel car l'Évangile est une affaire de vie et de mort. L'Évangile c'est : « Il est mort et il est ressuscité » mais ça concerne ma mort et ma résurrection, et ma vie.

Et l'opacité qui est notée a à voir avec cela. Elle est dite sous la dénomination de diabolos. En effet la question du mal (la question de la mort) peut sembler résolue verbalement par un responsable qui serait le diabolos : on cherche la cause, le responsable. Chercher la cause est le propre de l'Occident, le "pourquoi" au sens causal du terme. Et je pense qu'à la question du mal le diabolos peut sembler une réponse peu convaincante. De fait l'intelligence chrétienne du mal et de la mort n'est pas tout entière résolue par référence à un diabolos, nous avons déjà aperçu cela, je pense. Néanmoins ce diabolos joue une fonction dans le récit qui gère la question du mal et de la mort. Je dis "le diabolos", mot grec qui signifie « le disperseur », parce que ça indique le mouvement contraire du principe de rassemblement, de réunifiant que nous présente le Christ. Je garde sa forme grecque "diabolos" parce que "le diable" est une expression qui dans le langage courant est alourdie d'un tas d'imaginaires. Suivant les époques il est considéré comme ridicule, suivant d'autres il est pris au sérieux. Il est possible du reste que le diable revienne en force aujourd'hui, ce qui n'est pas mieux. Je veux dire qu'il ne s'agit pas de la figure sociologique du diable et cependant c'est bien le mot diabolos qui a induit cela.

La question qui se pose alors c'est : ce principe du mal, quel statut lui accorde-t-on ? Comment le pense-t-on : comme une personne, comme un être créé, comme une force ? Les questions à son sujet se posent ainsi, pas simplement par rapport à sa fonction, mais par rapport à son statut, à son être : d'où vient-il, qu'est-ce que c'est ? Est-il le pendant exactement corrélatif de Dieu : le diable et le bon Dieu, deux petits personnages ? Ça rejoint du reste un peu l'indécision que nous avions quand il s'agissait des anges : qu'est-ce que c'est que ceux-là ?

La réponse ne peut s'esquisser ici, et elle le fera forcément de façon critique par rapport à la question comme elle est posée : il n'y a pas de réponse si je pose la question de cette façon. Pour avancer, il faut d'abord examiner les fonctions successives que ce terme a joué dans la constitution des représentations. Parce que s'il n'était pas autre chose, il serait au moins une figure de la représentation constitutive de l'homme, une figure de représentation qui appartient à un mode. Mais ce n'est pas rien du tout, et c'est plus complexe que cela. On lui veut un statut ontologique : le mot de personne convient-il ? C'est notre question idiote, car pour nous il n'y a que des personnes et des choses. Ce qui est vrai c'est le réel ou bien des idées, mais les idées ce n'est pas très solide alors qu'une personne « Monsieur ça je sais ce que c'est ». Tu parles !

Le mot de "personne" est le mot le plus nocif de notre Occident. Ça n'empêche pas qu'un certain nombre de gens se sont approchés de Dieu quand ils ont compris qu'il n'était pas une idée mais : « Pour moi, Monsieur, c'est une personne ». Et ceci peut être un moment de chemin. Pourtant je persiste à dire que notre concept de personne est absolument inapte à dire ce qu'il en est de Dieu. Il est très insuffisant et très égarant éventuellement. Je vais vous dire en quoi il est égarant. Dieu est autre, « c'est une autre personne que moi » (ils sont même trois, mais peu importe, disons que c'est une autre personne) : l'altérité. Or j'ai une expérience native de personne à personne. Cette expérience native, l'Évangile m'apprend qu'elle est nativement compétitive, jalouse et meurtrière. Si je pense l'altérité à partir de cette seule expérience native d'altérité, de personne à personne, je pose Dieu dans une situation de rivalité meurtrière. Et ceci s'est vécu historiquement. Je pense qu'une certaine idée de Dieu a été meurtrière pour l'humanité, et que fatiguée de cela, l'humanité s'est déclarée meurtrière de Dieu, et pas simplement par la parole de Nietzsche qui n'est que l'annonce de ce qui concrètement se vit.

Pour résumer tout cela : Dieu est autre que moi, mais pas de l'altérité qui est celle de moi et toi (ou de moi et de vous). Nous n'éprouvons l'altérité que sur mode compétitif : c'est ou bien toi ou bien moi. Et ça c'est irrévocable. C'est là que s'ouvre le soupçon d'une altérité telle que c'est d'autant plus toi que c'est plus moi. C'est une formule qui fait difficulté, elle est même éminemment énigmatique. Et pourtant elle est pour moi l'ouverture pour que s'ouvre à nouveaux frais la notion de relation de l'homme à Dieu. Mais le mot de relation est lui-même compromis. Vous avez sans doute remarqué qu'incidemment je critiquais la conception de l'autre, du tout autre, de l'altérité. Ça paraît provocant, ça paraît contraire à tout ce qu'on a vécu, pensé, dans lequel on a marché. Eh bien oui, mais pour moi en cela il y a des enjeux. Je ne sais pas si vous les apercevez, même de façon lointaine.

Donc je disais cela à propos du statut ontologique de Dieu dans nos représentations. A fortiori pour le diabolos.

 

Le diable tente Jésusb) Le « Ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du mal » du Notre Père.

Traditionnellement, le tentateur, c'est le mauvais qui a pour noms principaux le diable (le diviseur) et le Satan (l'adversaire), Matthieu développe singulièrement cela dans la scène de la triple tentation du Christ par le diabolos.

Je rappelle que le Mauvais est un des noms de la personnification du diabolos. C'est ainsi que, pour bien traduire le Notre Père, il faudrait traduire « Tire-nous du Mauvais » alors qu'on dit « Délivre-nous du mal »[2].

 

c) Questions sur le diabolos (Extrait de la session sur la 1ère lettre de Jean)

► Pourquoi le Mauvais a-t-il une majuscule dans nos Bibles ?

J-M M : Toute la question est de savoir de quel type d'être il s'agit : est-ce que le diabolos doit être pensé sur le type d'un sujet, d'une personne, d'une idée ou d'une chose ?

Vous avez des mots pour lesquels vous ne vous posez même pas la question. Énergie, qu'est-ce que c'est comme type d'être, l'énergie ? C'est quoi, au sens moderne du terme ? En effet, le mot énergéïa à un autre sens dans l'évangile. Nous sommes dans une beaucoup trop grande insouciance lorsque nous restons purement descriptifs, approximatifs et que nous employons des mots qui sont suffisants pour agir, qui sont donc utiles, mais nous ne nous posons pas la question : être, c'est quoi ? Nous revenons à la question qui est ce combat de géant, comme le disait Aristote, qui anime la philosophie et qui est la question essentielle.

Le Mauvais s'écrit avec une majuscule parce qu'on a dit que c'était une personne et les noms de personnes prennent une majuscule. Or il n'est pas une personne sur le mode sur lequel nous pensons la personne, évidemment, c'est ça le problème. En un certain sens, vous aimez mieux le mal diffus plutôt qu'un monsieur méchant. C'est votre affaire. Seulement, ce qui est en question, ce n'est ni l'un ni l'autre : ni un monsieur méchant, ni un mal diffus.

► Sur la question du diable, il y a un grand ménage à faire. Il est dit au verset 8 du chapitre 3 que “le diabolos pèche dès l'origine”. Or j'ai entendu plusieurs fois dans les monastères : “Le diable rode…” Qu'est-ce que cette personnification du diabolos ?

J-M M : Nous n'allons pas garder ce mot de personnification. C'est une façon provisoire de parler. Il n'est sans doute ni une personne ni une personnification fictive. Lorsque nous lisons diabolos, il ne faut pas intégrer toutes les diableries qui sont dans les folklores, dans les usages, dans les gargouilles des cathédrales. Il ne faut pas rester dans le champ de cet imaginal si on veut entendre quelque chose à ce que dit saint Jean quand il parle de diabolos. C'est une chose très complexe. Les expressions comme "roder" sont prises aux psaumes. Pour quelqu'un qui avait un usage des psaumes, ça pouvait avoir un sens. Nous, nous sommes tout de suite dans l'imagination fantasmatique et quasi filmée. Il y a toute une série de films d'épouvante où les diableries abondent, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nous allons essayer de voir de quoi il est question, à partir d'où ce mot est prononcé.

On serait fondé par ailleurs à questionner le statut ontologique du diable : est-ce un être ou un étant et, dans ce cas, de quel type ? Nous n'allons pas répondre à cette question-là non plus, bien qu'elle ait été abondamment traitée par les médiévaux. Elle suppose tout une angélologie, la chute de l'ange, etc. Ils reprennent d'ailleurs des choses de la grande apocalyptique.

Mais nous allons nous le demander à ras de texte. Pour moi le texte le plus éclairant en cela est le chapitre 7 des Romains. C'est un commentaire explicite du récit de la Genèse, le premier moment où il est falsificateur et par suite meurtrier, parce que c'est lui qui induira le premier meurtre qui est le meurtre d'Abel par Caïn. Le récit de la Genèse rapporte la falsification par le serpent de la parole de Dieu. Il la falsifie de très peu apparemment, mais cela change tout, si bien que Adam n'entend pas la parole de Dieu, il ne la reçoit que falsifié, ré-interprétée. C'est la grande thèse de Paul dans ce chapitre 7 des Romains, passage magnifique où cette falsification de la parole est déployée[3]. La thèse de Paul, c'est que la parole de Dieu, qui est une parole donnante : « Dieu dit Lumière soit... Lumière est », est une parole inopérante quand il dit à Adam : « Tu ne mangeras pas ». Comment est-ce possible ? C'est qu'il ne l'entend pas puisque toute parole de Dieu est donnante. Pourquoi n'entend-il pas ? Parce qu'il la reçoit falsifiée par la reprise qu'en fait le serpent et qui en fait une parole de loi. Il fait d'une parole donnante une parole de loi, et de loi assortie de menaces comme toute loi. La législation dit un “tu dois” sous peine de sanctions. Or toute la thèse de Paul est que ce qui sauve n'est pas la pratique de la loi : nous ne sommes pas sauvés par la pratique de la loi, nous sommes sauvés par l'écoute de la parole qui sauve. C'est une chose extraordinaire qu'on n'entend pas. La parole de Dieu n'est pas une loi au sens de la législation. Tout ce chemin qui commence là, toute cette ouverture d'un espace négatif, qu'est-ce c'est ? Qu'est-ce qu'ouvrir cet espace ?

Dieu merci, on ne m'a jamais demandé d'être exorciste. Mais il y en a. De plus, aujourd'hui, la connaissance de l'inconscient chez les psychologues et les psychanalystes engendre naturellement le soupçon. Les guérisons de possédés que nous voyons dans les évangiles correspondraient à quoi aujourd'hui ? Il y a une infinité de questions autour du diable, depuis les diableries les plus folkloriques jusqu'à la question : comment traduire l'entrée du mal dans le monde ?

Quand Paul dit : « Le péché fait son entrée dans le monde, et par lui la mort, et il règne sur… », il parle un langage que nous avons tendance à caractériser comme une personnification. Ce sont des verbes : entrer, régner ; mais entrer et régner ne sont pas des verbes qui suscitent nécessairement cet imaginaire-là. Chez saint Jean descendre, monter, entrer, régner, n'ont pas le même usage que chez nous. Il emploie le même mot pour “monter à Jérusalem” et pour “monter au ciel” : or ce n'est pas du tout la même activité pour les pieds. Il faut que nous poursuivions un décapage intérieur et là, je pense que nous mettons le doigt sur des points qui appartiennent à ce qui fait véritablement difficulté pour l'écoute du langage évangélique lui-même, car notre oreille n'y est pas préparée. Et puis, le discours courant est issu d'une tradition chrétienne de 20 siècles…

Parmi les termes qui font difficulté, on peut relever le mot “haine” dont il est question au verset 15. Pour être bien dans l'Évangile, il faut le dé-moraliser – voyez en quel sens je dis dé-moraliser – mais il faut aussi le dé-psychologiser. Il ne faut attendre de lui ni ce qu'est sensée dire la morale, selon laquelle la haine est plutôt mauvaise, ni la réponse du psychologue qui est néanmoins absolument pertinente dans son champ. Mais, de même que l'Évangile ne parle pas le langage de la morale, il ne parle pas non plus le langage de la psychologie. La morale, il en faut ou du moins il peut se faire que ce soit nécessaire, mais ce n'est pas la tâche de l'Évangile. La psychologie, certes, il en faut, mais ce n'est pas la tâche de l'Évangile non plus. L'Évangile est à la fois autre que le discours du psychologue qui est pertinent dans son lieu, autre que le discours du moraliste et, malheureusement, le moraliste était le même que l'Évangéliste. Mais, en soi, faire de la morale a sa raison d'être. Seulement, ce n'est pas le propre de l'Évangile. Si on traduit entièrement l'Évangile dans le langage de l'éthique, ce qui a tendance à se faire couramment, même dans les plus hauts lieux, si on le traduit intégralement dans le langage de la psychologie, on manque l'essence de l'Évangile. Or c'est cette essence que nous sommes en train de chercher ici.

Nous verrons ici l'usage du mot haine, un mot qui accroche dans le texte. La répartition que je fais est pour moi très importante pratiquement, mais elle répond à la question plus fondamentale de l'identité de l'Évangile. Comment se situe-t-il par rapport au monde ? Plus d'une fois j'ai dit : l'Évangile n'est pas une culture et n'a pas vocation à le devenir. Cela permet à l'Évangile d'être un émulateur pour toutes les cultures, un éveilleur par rapport à la tentation d'autosuffisance des cultures. Il ouvre un espace plus grand.

Ça ne veut pas dire que nous pouvons vivre sans cultures. L'Évangile dit : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ». Cela ne veut pas dire que nous pouvons vivre sans tribunaux. Quelle est la tâche propre de l'Évangile, quel est son propre ? Le risque est de dire : c'est l'aspect religieux. Mais justement le mot religieux est le pire mot pour dire l'Évangile. Pour autant, je ne dis pas qu'il faut mettre au rancart la vieillerie des encensoirs et faire de la morale à la place. Ce n'est pas ce que je dis ! Si je parle du “sacré” au lieu du “saint”, c'est pour aller très loin dans la dénégation de la moralisation de l'Évangile. À condition qu'on ne prenne pas le sacré au sens usuel, ni au sens traité philosophiquement par le psychologue ou le phénoménologue. Du reste, je ne pense pas qu'il soit pertinent de faire une étude du sacré en général parce que le sacré, il faut à chaque fois aller le voir. Ce qu'on dénomme communément sacré est une invention de l'Occident qui désigne un ensemble de choses par le même mot latin de sacré. Ça correspond à quoi, dans l'Évangile ? Nous avons à apprendre à laisser les choses à leur place propre, à ne pas se méprendre sur les façons de les aborder, de les dénommer même. Nous avons à relire à nouveaux frais nos postures, nos positions par rapport aux données courantes de la vie dans la lumière de l'Évangile.

 

2) Semence du diable et semence de christité.

Les deux lieux principaux où vous pouvez trouver décrites les deux semences : Jn 8, 39-59, et le chapitre 3 de la première lettre de Jean.

 

a) 1Jn 3, 7-10.Les enfants de Dieu et les enfants du diabolos. (Extrait de la session sur la 1e lettre de Jean)

À partir du verset 7 de notre chapitre 3 s'esquisse une difficulté très grande.

«  7Petits enfants, que personne ne vous égare. planeïn, errer ; quand on erre, on n'est pas garé, on est égaré. – Tout homme qui fait l’ajustement (la justice) –  le péché sera au contraire le désajustement, – est comme lui, bien ajusté – nous sommes dans la mêmeté : celui qui fait l'ajustement, laisse venir en soi l'ajustement.

8Celui qui fait le péché est du diabolos, – intervient ici le schème de la paternité du diabolos qui se distingue de la paternité de Dieu – car le diabolos pèche ap-arkhê. – il pèche ap-arkhê c'est-à-dire qu'il est le prince ou le principe du péché, c'est-à-dire le principe de la falsification, du meurtre et de l'adultère.

 Et, pour cette raison, est apparu le Fils de Dieu, qu’il dissolve les œuvres du diabolos. » – Ces œuvres qui sont des œuvres vaines, sans consistance, néanmoins ont pour nous beaucoup de poids, mais elles n'ont pas de consistance authentique. Elles sont faciles à dissoudre… enfin, l'œuvre du Christ est de les dissoudre.

  «9Tout homme qui est né de Dieu ne fait pas le péché puisque la semence de Dieu demeure en lui et il ne peut pécher, puisqu’il est engendré de Dieu. 10À ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diabolos : tout homme qui ne pratique pas la justice n'est pas de Dieu, ni celui qui n'aime pas son frère. »

Nous avons donc deux semences c'est-à-dire deux paternités. Le diabolos a une paternité, mais celle-ci est vaine : le diabolos est une vanité, une vanité active, et prodigieusement active, ça fait du bruit.

Au verset 9 il est dit : « Tout homme qui est né de Dieu ne fait pas le péché » Voilà un premier point qui fait difficulté parce que, par expérience, nous savons que quelqu'un qui est enfant de Dieu pèche néanmoins.

D'autre part, le texte parle de deux paternités et il nous est difficile de penser qu'il y ait des hommes de race diabolique et d'autres de race divine. Voilà une grosse difficulté, il faut la pâtir, cette difficulté, parce que de sa solution résulte quelque chose d'extrêmement important, à savoir ce que nous appelons un homme. 

Notre conception de l'homme est celle d'une autosuffisance et d'une unité compacte autonome et bien unifiée, un individu comme nous disons, c'est-à-dire un indivisible. L'homme est au contraire divisé, il y a en chaque homme quel qu'il soit semence de Dieu, et en chaque homme quel qu'il soit semence de diabolos. Voilà l'ouverture prodigieuse à laquelle nous convie le texte de Jean.

Et ce qui est dit de la situation globale du monde : « la ténèbre – c'est la même chose que le diabolos – est en train de partir et la lumière déjà (en nous) luit » (1 Jn 2, 8), c'est une autre façon de dire la même chose. L'homme est un homme déchiré, déchiré à l'intérieur de lui-même et déchiré dans sa relation à autrui (dieskorpismena)[4]. Les enfants de Dieu sont des déchirés pour être des réconciliés avec eux-mêmes et avec autrui simultanément.

Donc en quoi consiste le jugement dernier ? Le jugement ultime, le discernement ultime de ces deux semences, ne passe pas entre toi et moi, mais à l'intérieur de chacun de nous. L'ultime jugement sépare ce qu'il y a en chacun de semence diabolique et de semence christique, de christité. Voilà un point très important qui n'est pas, je crois, tellement entendu. Ceci pose ensuite des questions, bien sûr, mais voilà pour moi quelque chose qui est une très grande ouverture. On ne peut pas entendre Jean si on n'entend pas cette radicale incompatibilité, intransformabilité de ce qui est d'une semence à une autre semence. Il n'y a pas de mutation des espèces dans cette perspective-là, même pas de greffe.

●  La parabole de l'ivraie (Mt 13, 24-30).

Pour éclairer ce que nous venons de penser, nous pouvons entendre cette fois une parabole qui se trouve dans les Synoptiques, qui n'est pas chez saint Jean mais en Mt 13, et que je résume rapidement : le père de famille a semé dans son champ du bon grain ; l'adversaire, de nuit naturellement, sème par-dessus de l'ivraie. Au bout d'un temps, voilà que l'ivraie paraît avec, ou peut-être même avant, le bon grain. Alors les serviteurs disent : “mais tu as semé…” “Non, dit-il, c'est l'adversaire qui a fait cela”. “Veux-tu que nous allions arracher l'ivraie ?”. “Non, non, de peur que, arrachant l'ivraie, vous arrachiez en même temps le bon grain”.

La haine ("celui qui n'aime pas son frère") c'est de l'ivraie, et ce n'est pas de l'ivraie à arracher de toutes forces. Elle peut être au contraire la condition de la survie. Nous n'avons pas la capacité en nous de séparer ultimement l'un et l'autre, sous peine sans doute de se perdre, tout simplement. Cela seul Dieu le fait car c'est à lui que revient l'ultime discernement, l'ultime jugement.

Chacun de nous est le champ en question. En effet cette parabole a pu être entendue du monde, c'est-à-dire que dans le monde il y a des bons et des mauvais ; mais le cosmos, chez les anciens, c'est aussi le micro-cosmos, et le micro-cosmos, c'est l'homme, c'est-à-dire que l'homme est aussi un champ et, dans le champ de chacun, il y a bon grain et ivraie.

●  À quoi nous invite la Parole de Dieu ?

Nous avons ainsi une parole de Dieu qui n'est pas une parole de loi, qui est une parole éclairante, une parole qui éclaire notre situation, notre site, et qui nous invite à être semblable à lui, c'est toute l'invitation du texte de Jean.

« Je vous écris que vous ne péchiez pas » (1 Jn 2, 1) : ce n'est pas une parole qui condamne du fait du péché, parce que le péché est lui-même la condition du pardon, c'est-à-dire du plus grand don, ce qui ne veut pas être entendu comme une invitation à pécher. C'est la grande thèse de Paul. Or déjà de son temps,  Paul est obligé de dire : il ne suit pas de ce que j'annonce ici que nous ayons tout loisir de pécher, que le péché n'ait pas d'importance. Et quand en plus il dit que « là où le péché abonde, la grâce surabonde » (Rm 5, 20), ça ne signifie pas que ce soit une invitation à pécher pour… même si on risque de l'entendre ainsi. Et cependant ce n'est pas parce qu'il y a un risque qu'il faut éviter la parole infiniment précieuse qui porte avec elle ce risque.

Il faut entendre la parole infiniment précieuse et essayer d'éviter le risque. La prédication évite souvent cela à cause du risque. Je vous ai dit qu'on prêchait souvent le semi-pélagianisme plutôt que la doctrine chrétienne authentique, c'est-à-dire qu'on prêche la responsabilité ultime, la décision etc. Là, nous sommes sur une crête de pensée et moi, ça m'enthousiasme. Cette lecture doit aussi libérer des fausses conceptions du péché, enfin je l'espère.

 

b) Jn 8, 44a[5] : semence du diabolos.

44"Vous êtes semence du diabolos (vous avez pour père le diabolos) et vous voulez faire les désirs (épithumias) de votre père. – Vous ne pouvez pas faire autrement. En effet le fruit est selon la semence. Et le désir c'est justement la semence. En ce sens, on ne peut faire que le désir (ou la volonté) de son père. En général le mot "désir" est dit plutôt de façon négative, pour la mauvaise semence.

 « Vous voulez faire les désirs de votre père » c'est-à-dire que la semence à partir de quoi vous déployez votre activité, c'est le diabolos. Encore une fois, que ces mots très durs ne vous effraient pas car tout homme est la conjonction dans cette vie de fils du diabolos et de fils du Père. Et quand le Christ dit : « Vous êtes fils du diabolos », il ne dit pas le tout de ses interlocuteurs, mais il s'adresse à eux par rapport à l'acte qu'ils sont en train d'accomplir, puisque la situation de deux éons (des deux mondes) réside en ceci que toujours la ténèbre est là et la lumière est là : la ténèbre est en train de partir et la lumière en train de venir, mais elles sont là simultanément en chacun d'entre nous.

Et le jugement dernier ne sépare pas un individu d'un autre individu, mais le discernement ultime passe à l'intérieur de chacun de nous pour éjecter ce qu'il y a de filiation diabolique et conforter ce qu'il y a de filiation christique en tout homme.

 

c) Ne pas penser à deux "je" psychologiques. (Extrait de la session sur le Sacré)

► Quand tu as parlé de la prière de Jésus au Père, tu as dit qu'on était essentiellement relationnel. Mais si on est semence de diabolos, comment est-ce qu'on peut être nativement relationnel ?

J-M M : Cette question est très intéressante. Il y a deux semences, donc deux mondes dont l'un est appelé à expulser l'autre. Mais nous sommes dans le temps où ces deux mondes coexistent. Il y a, en chaque homme, semence de diabolos et, du moins je crois qu'on peut l'escompter, semence de christité. Ces deux semences sont en nous.

Il y a deux "je" – c'est le langage de Paul – le "je qui veut" et le "je qui fait" (c'est au chapitre 7 des Romains)[6]. On peut parler d'un combat intérieur entre les deux qui peut être d'ailleurs vécu comme la participation à la passion du Christ dans la visée de sa résurrection ou avec la vigueur de sa résurrection, avec la grâce de sa résurrection.

Saint Jean le dit explicitement « Je vous écris une disposition nouvelle qui est vraie, en lui et en vous, à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière véridique déjà luit » (1 Jn 2, 8) c'est-à-dire que nous sommes dans un constant débat : ces deux "je" ne composent pas.

Ici il ne faut pas penser à deux "je" psychologiques, ce serait schizophrénique. De façon native, nous avons un "je" psychologique qui est notre "je" conscientiel et qui inclut l'inconscient, on le désigne par "la psukhê" au sens de connaissance faible. Mais ici nous sommes à l'écoute d'une autre parole, ce qui, évidemment, met en suspicion un certain nombre de nos pratiques.

 

d) Le conflit des deux semences ; le diable fils de la perdition (Extrait de la session sur le Credo)

Le chiffre de toutes nos destinées humaines est d'être à la fois semence de diabolos (du prince de la mort) et semence de christité, inégalement bien sûr... Le conflit, car il y a en fait un conflit, c'est le conflit en quiconque du christique et du mortel. Ceci est très lié à la question porteuse de l'Évangile qui est la question “qui règne ?” c'est-à-dire : sous le régime de quoi je suis, quelle est la qualité de l'espace dans lequel je vis ? Je suis dans un espace de servitude (être asservi à mourir et à donner la mort, à exclure), ou bien je vis dans un espace de lumière et de vie. D'où l'importance de comprendre que le conflit n'est pas entre ceux qui sont exclus et ceux qui portent du fruit, mais qu'il est entre le prince de la vie et le prince de la mort. Ce combat a eu lieu et le prince de la mort a été jeté dehors, l'exclusion a été exclue, la mort est morte. La victoire est acquise dans son principe et cependant toute la vie continue à être un combat. En effet cette situation-là est celle de toute l'histoire humaine, elle n'a pas eu lieu un beau jour à partir duquel tout commencerait, c'est le chiffre de chaque instant.

Et c'est pour cela qu'indirectement cela parle de moi quand je dis : « Jésus est mort et ressuscité ». Les questions les plus urgentes dans la foi, on a l'air de les dire dans un langage de "il" : il est arrivé quelque chose à quelqu'un un jour. Mais le "il" de « il est mort et ressuscité » est plus intime à moi-même que les "je" que je prononce toute la journée.

[…]

En Jn 17, 12 Jésus prie son Père à propos des "siens" qui sont dans le monde, et il parle du "fils de la perdition" :

« Quand j'étais avec eux, je les ai gardés dans ton nom que tu m'as donné et j'ai veillé (éphulaxa) et personne d'entre eux n'a péri sinon le fils de la perdition, en sorte que l'Écriture s'accomplisse. »

Que veut dire le fils de la perdition ? La perdition désigne la même région que le diabolos, c'est la manifestation du diabolos. Le fils est manifestation de ce qui est en semence dans le père. D'ailleurs, au chapitre 8, on a ce grand passage : « Vous vous dites fils d'Abraham, mais vous êtes semence du diabolos – Votre père est le diabolos – et vous voulez faire les désirs de votre père » (v. 44), car on ne peut pas faire autre chose que ce qui est inscrit dans sa semence. Encore une fois, il ne parle pas au tout d'eux-mêmes, mais très précisément à la posture d'eux-mêmes qu'ils manifestent dans la situation.

De même, pour ce qui est de Judas, en tant qu'il est le fils de la perdition, il ne pouvait être que perdu, car ce qui a pour essence d'être perdition ne peut pas être sauvé. On peut sauver du perdu, on ne peut pas sauver la perdition. Seulement Judas a accompli cela afin que l'Écriture soit accomplie. Il y a en Judas cela qui est perdu par essence, et il y a cela qui accomplit l'Écriture et après tout ce n'est pas si mal ! La phrase est très importante à voir dans son ensemble.

 

e) Y a-t-il dualisme absolu ? (Extrait de la session sur Jean 6)

Est-ce qu'il faut penser cela comme un dualisme absolu ? De très bonne heure l'annonce chrétienne a rencontré quelque chose qui se faisait jour et qui est issu du zoroastrisme persan – il en est une réminiscence – qui a nom manichéisme : deux principes co-éternels, le bien et le mal. Et ceci est constamment récusé par les chrétiens : ces deux principes sont subordonnés, le mal n'est pas un principe éternel etc.

Le Satan (le diabolos)… justement un de ses noms est la ténèbre ou le rien. Satan existe-t-il ? Il est le prince du rien. Mais ce n'est pas le rien au sens de "il n'y a rien à voir", parce que ce rien-là est partout : c'est le meurtre, la mort[7], l'exclusion, mais cela n'a pas de racine éternelle. Le Satan est voué à retourner au rien, c'est-à-dire à être jeté dehors. Tout ce qui est la plénitude et la lumière est dedans ; dehors c'est le rien, la ténèbre. Et le jugement consiste à rejeter le rien dans le rien, c'est-à-dire faire advenir qu'il n'était rien. C'est pourquoi la question de la réalité de Satan (ou du diabolos) est très ambiguë parce que toute la question est de savoir ce que veut dire "réalité".

C'est dans le Prologue: « Tout a été fait par lui, hors de lui, rien. Ce qui fut en lui était vie. La vie était la lumière des hommes. La lumière brille dans la ténèbre et la ténèbre ne l'a pas détenue.» La ténèbre c'est l'autre nom du rien, c'est le principe du meurtre et de la mort, chez Jean.

L'exégèse de la lumière par rapport à la ténèbre se trouve à deux reprises, de façon tout à fait explicite, par exemple en 1 Jn 2, 9-11 : «Celui qui dit qu'il est dans la lumière et qui hait son frère est encore dans la ténèbre. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et n'a pas d'occasion de trébucher. Celui qui hait son frère est dans la ténèbre et marche dans la ténèbre, il ne sait où il va puisque la ténèbre a aveuglé ses yeux »,

C'est aussi en Jn 11, 9-10 : « Jésus répondit : "N'y a-t-il pas douze heures dans le jour ? Si quelqu'un marche dans le jour, il ne trébuche pas parce qu'il voit la lumière de ce monde; – la lumière c'est Jésus par contre si quelqu'un marche dans la nuit, il trébuche parce que la lumière n'est pas en lui. »

 « Et la ténèbre ne l'a pas détenue » (Jn 1, 5) : la lumière vient s'affronter à la ténèbre, c'est le Christ qui vient s'affronter à la mort.

► La mort est première alors ?

J-M M : Non, la lumière justement arrive du retrait que nous avons appelé le Père. Elle est première. Elle peut être chronologiquement première dans notre succession temporelle, bien que sa manifestation puisse également surgir après la manifestation de la ténèbre, mais de toute façon son être est premier. C'est une exégèse qui n'est pas forcément reconnue par tout le monde. La lumière est première puisque « Hors de lui, rien » (Jn 1, 3) et que ce rien est appelé ensuite la ténèbre. Pour moi c'est la traduction exacte de « la ténèbre extérieure » des Synoptiques, le rien extérieur.

Ceci rejoint ce que dit Jean : « Car c'est ceci l'annonce que nous avons entendue de lui et que nous annonçons, que Dieu est lumière, et en lui, il n'y a aucune ténèbre » (1 Jn 1, 5).

Et le jugement consiste essentiellement à jeter à l'extérieur le diabolos : «C'est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. » (Jn 12, 31). C'est un rien par rapport à ce qui est authentiquement et pour toujours, mais c'est un rien prodigieusement actif, c'est un rien qui n'est pas rien au sens banal du terme.

► Il n'y a pas de semence du rien ?

J-M M : Si. Mais cela n'appartient pas du tout à la région qui est indiquée ici qui est la région du royaume. Car la même structure est dite par rapport à la région antithétique. Il faut lire le chapitre 3 de la première lettre de Jean à propos de sperma (semence). Il y a des semences (spermata) qui sont des enfants de Dieu et des semences qui sont du diabolos, mais celles-ci n'ont pas un être qui est comparé par mode de dualisme, il ne faut pas le penser co-éternel, ce qui serait du manichéisme.

 

3) Les facettes du diabolos, ses caractéristiques.

 

a) Le diabolos est en premier lieu le disperseur.

Le diabolos est celui qui déchire, déchiquette et disperse. C'est un principe de décréation qui  jette.

 Par exemple Jn 6, 70 : « 70Jésus leur répondit : "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze, et un d'entre vous est disperseur (diviseur)" – le diable (de diaboleïn) est le contraire du sumboleïn : diviseur ou disperseur en est la traduction littérale ; dire démon ce n'est pas très bien, il vaut mieux garder la proximité du vocable, soit littéralement en employant diabolos, soit avec la traduction : diviseur ou disperseur – 71Il désignait là Judas de Simon de Scariot, car c'est lui qui devait le livrer, lui, l'un des Douze. » Le mot paradidômi,  qui dit la trahison, est un mot ambigu car sa racine est le verbe donner : paradidômi, c'est "livrer", et justement ici c'est le "para" qui gâte tout. Pour une part mention est faite de Judas parce que peut-être il vend ce qui se donne, et para compromet l'intégrité du didômi : c'est peut-être "livré contre espèces". Mais ce même mot est ailleurs susceptible d'avoir un sens positif : la paradosis c'est la tradition, le mot est alors pris dans un sens positif. L'ampleur des connotations est très grande dans le positif et dans le négatif.

Le diabolos est en premier lieu le disperseur, et c'est spécialement développé par Jean dans la grande thématique des déchirés (dieskormismena) qui deviennent sunagagê (les rassemblés)[8].

 

b) Le diabolos est aussi le falsificateur.

Le diabolos c'est le disperseur, mais c'est aussi le falsificateur.

Le sens premier, c'est la falsification d'une parole. Or le serpent falsifie la parole de Dieu, de très peu apparemment, mais cela change tout, si bien qu'Adam n'entend pas la parole de Dieu, il ne la reçoit que falsifiée, ré-interprétée. C'est la grande thèse de Paul au chapitre 7 des Romains, un passage magnifique où cette falsification de la parole est déployée[9].

La thèse de Paul, c'est que la parole de Dieu, qui est une parole donnante : « Lumière soit », est en même temps une parole efficace qui fait ce qu'elle dit : « Lumière est ». Or cette parole est inopérante quand il dit à Adam : « Tu ne mangeras pas ». Comment est-ce possible ? C'est qu'il ne l'entend pas puisque toute parole de Dieu est donnante. Pourquoi n'entend-il pas ? Parce qu'il la reçoit falsifiée par la reprise qu'en fait le serpent. En effet le serpent fait d'une parole donnante une parole de loi, et de loi assortie de menaces, comme toute loi puisque la législation dit un “Tu dois sous peine de sanctions”.

Or toute la thèse de Paul est que ce qui sauve ce n'est pas la pratique de la loi : nous ne sommes pas sauvés par la pratique de la loi, nous sommes sauvés par l'écoute de la parole qui sauve. C'est une chose extraordinaire qu'on n'entend pas. On a fait de la nouveauté christique une nouveauté en en faisant une loi nouvelle ! Mais ce n'est justement pas une loi. La parole de Dieu n'est pas une loi au sens de la législation.

► Pouvez-vous préciser tout cela ?

J-M M : Dans la méditation que Paul fait du tout premier précepte « Tu ne mangeras pas », la différence est pesée entre le « Tu ne mangeras pas » tel que dit par Dieu, et le « Tu ne mangeras pas » tel que répété par le diabolos. Le premier est une parole de sauvegarde, quelque chose comme « Tu ne mangeras par le champignon vénéneux car il comporte en lui la mort ». Le second, c'est « Tu ne mangeras pas le champignon parce qu'il m'est réservé », donc c'est le thème de la jalousie, etc. Il y a une interprétation négative d'une loi, comme volonté adverse et contraignante, qui est faite par le diabolos dans la reprise, dans la relecture. Il est amusant de constater que ces choses-là ont été peu méditées dans l'histoire qui est devenue d'un moralisme prodigieux, pire que n'importe quelle loi.

Ce qui est très curieux, c'est que l'essence de cette thématique est restée dogmatiquement impeccable. La doctrine de la grâce dans le dogme est absolument paulinienne. Mais la pratique pastorale a été la proclamation de la loi et de la loi sous la menace de sanctions, donc dans la gestion de la peur. C'est la loi au sens où nous la vivons, c'est-à-dire loi / infraction / sanction, les trois moments constitutifs de ce que nous appelons la loi couramment. Saint Augustin, quand il commente la Genèse, lit de bonne foi la parole du serpent comme si c'était la parole de Dieu, c'est-à-dire qu'il lit le texte comme proclamant la loi nouvelle. C'est très étonnant.

 

c) Les trois traits caractéristiques du diabolos[10].

Quand on lit Jn 8, 41-44, il est très intéressant de repérer les traits caractéristiques du péché essentiel. Ce sont les traits du diabolos.

«Ils lui dirent donc : "Nous ne sommes pas nés de la prostitution,cette réponse procède de ce qui est entendu dans l'expression "votre père" et qui sera développé plus loin : votre père c'est le diable, et le diable c'est le principe de la séduction et de la prostitution. Mais la prostitution dont il s'agit ici n'est pas non plus une affaire de morale dans notre sens, car on retrouve là la grande thématique juive des rapports de Dieu et d'Israël sous le thème de la fidélité, et par suite la notion de prostitution ici a une signification psychologique et religieuse au sens que nous évoquions tout à l'heure. Il s'agit toujours de cette identité. Aujourd'hui l'expression « Fils de pute » touche l'individu même à qui elle est adressée, c'est-à-dire qu'il y va de son identité, il y a là comme une trace lointaine de ce que nous évoquons ici. – Nous avons un seul père qui est Dieu.

 42Jésus leur dit : "Si Dieu était votre père, vous m'eussiez aimé car je suis sorti de Dieu et je viens. – Le mot "aimer" ici à prendre au sens fort, il est le contraire de "tuer" comme dans la première lettre de Jean –Je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé. 43Pourquoi vous ne connaissez pas ma parole ? Parce que vous ne pouvez pas entendre ma parole.

44Vous êtes semence du diabolos (vous avez pour père le diabolos) et vous voulez faire les désirs (epithumias ) de votre père.Vous ne pouvez pas faire autrement. Or votre père était meurtrier aparkhês (depuis l'arkhê) et il ne s'est pas tenu dans la vérité. – "se tenir dans la vérité" : c'est un lieu, la vérité – puisque la vérité n'est pas en lui – la vérité ici quelque chose comme le contraire du meurtre. – quand parle le pseudos (la falsification), il parle de son propreparler de son propre, c'est toujours attester qu'on ne parle pas à partir de la vérité, parce que la vérité se tient dans le témoignage de deux ou trois. Celui qui témoigne tout seul de lui-même est un imposteur, ce sera développé par Jésus.puisqu'il est falsificateur ainsi que son père.

Il y a donc trois caractéristiques du diabolos en tant qu'il est le péché essentiel :

  • Premièrement il est pseudos, falsificateur, ce qui a trait à la parole. Nous naissons nativement dans la falsification – c'est meilleur que mensonge parce que mensonge est moralisant lui aussi – nous sommes dans la falsification.
  • Deuxièmement, il est homicide (meurtrier), ce qui a trait à l'homme. Et ceci garde bien l'ordre : la parole précède l'homme. L'homme vient après la parole car dans cette perspective la parole n'est pas une fabrication de l'homme, l'homme se reçoit dans un espace de parole qui le précède, et nous arrivons dans un espace falsifié.
  • Et enfin il est adultère, non pas au simple sens de l'adultère, mais au sens de l'idolâtrie puisque le rapport de Dieu et du peuple est conçu comme un rapport d'époux à épouse, donc ça cumule l'impiété et l'adultère en un seul sens. On peut dire aussi qu'il rompt la symbolique fondamentale du masculin / féminin qui est structurante de tout l'Évangile.


[3] L'expression « le péché m'a trompé » (Rm 7,11) fait signe vers la parole d'Êve « Le serpent m'a trompée ». Cf : La parole de Dieu est une parole œuvrante (Rm 1, 16) qui nous arrive désœuvrée (Rm 7 et Gn 3).

[5] Ce qui figure ici vient de deux sessions. Le texte lui-même est étudié dans  Jean 8, 31-59 Altercation entre Jésus et des Judéens.

[7] Le mot de mort est un des noms du diabolos. Mais la bienheureuse mort de Notre Seigneur Jésus Christ n'est pas le diabolos, elle est même le contraire. Autrement dit il y a équivoque sur le mot de "mort". Qu'est-ce qui change de l'une à l'autre ? C'est que la mort que nous connaissons est essentiellement une servitude, quelque chose qui est subi, et subi de mauvais gré.

[9] Il s'agit d'entendre ce que Paul dit en Rm 7, 11 « le péché, prenant élan par le précepte, m'a trompé » qui se réfère à la parole d'Êve « le serpent m'a trompée ».  Cf  Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul. .

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