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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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19 novembre 2013

JEAN 6, PAIN ET PAROLE Chapitre 3 : Jn 6, 14-29 - Deux épisodes maritimes

Après la multipication des pains on trouve deux épisodes maritimes qui se révèlent très intéressants si on prend le temps d'en voir les enjeux. C'est ce qui a occupé le troisième jour de la session sur le chapitre 6 de saint jean intitulée "Pain et parole".

 

 

Jn 6, 14-29 : Deux épisodes maritimes

 

À la suite du récit de la multiplication des pains, nous trouvons deux épisodes intercalés que nous avons appelés épisodes maritimes : la barque d'une part et puis la recherche.

Je dois dire que pour ma part j'avais tendance à laisser inaperçu ce passage entre le grand récit de la multiplication des pains et le grand discours sur le pain de la vie. Et c'est un auditeur qui m'a révélé son importance. C'était il y a peut-être 30 ans, nous formions un groupe aussi peu homogène que possible dans lequel il y avait à la fois un chercheur en physique de la lumière et des Cap-Verdiens qui parlaient à peine français et travaillaient sur les chantiers comme grutiers. Nous avions lu l'ensemble du texte du début jusqu'à la fin de ce que nous appelons maintenant les épisodes maritimes, et puis nous avions posé la question « Qu'est-ce qu'il y a de remarquable au fond, qu'est-ce qui vous intéresse dans ce texte ? » Antonio a dit : « Le bateau – à vrai dire j'attendais tout autre chose d'un grand récit comme celui de la multiplication des pains – le bateau, parce que le bateau, moi aussi je l'ai pris. » Évidemment ces gens étaient venus du Cap-Vert en bateau, et, pour Antonio, c'était une traversée dans la vie que de venir dans ce pays pour y "chercher" quelque chose – mot important du texte – par rapport à la vie difficile de son pays.

Cela m'a donné à réfléchir sur ce point très banal et très connu néanmoins : pour que le banal prenne de l'importance, il faut avoir des occasions (c'en était une) car nous entendons toujours à partir de ce que nous sommes. Ceci pour le meilleur et pour le pire de l'écoute : pour le meilleur, parce qu'effectivement nous faisons état de l'endroit où d'abord un texte nous atteint, nous touche, là où il nous parle ; pour le pire, parce que si nous entendons à partir de nous-même, c'est évidemment la pire des choses alors qu'il faudrait entendre à partir d'où vient la parole. La réponse à cela, c'est que de toute façon nous entendons à partir de nous-même, mais pas seulement et nécessairement à partir de ce que nous savons de nous-même ; et c'est lorsque l'insu de nous-même et l'insu du texte se rencontrent que l'écoute se fait véritablement.

Il est très important d'essayer d'entendre à partir du texte, bien sûr, à partir du site du texte, du lieu du texte, et même du non-dit de ce qui se dit. C'est une chose à laquelle nous sommes très attentifs. Autrement on reste dans ce qu'on pourrait appeler un fondamentalisme qui ne fait qu'entendre le texte comme il sonne en premier, qui ne prend pas en compte la différence du texte, son étrangeté, son caractère étranger. Et rien n'est plus étranger que la parole de Dieu. Il n'y a pas de différence culturelle entre cette culture-ci et cette culture-là qui soit aussi importante que la différence entre la parole de Dieu et la parole de toute culture, quelle qu'elle soit. La différence est énorme. Entendre dans cette différence est très important. Et néanmoins le texte n'est entendu que s'il nous atteint. Ceci a un sens déjà usuel, courant. Que le texte doive nous atteindre revêt une dimension supplémentaire à la mesure où, étant Parole de Dieu, sa fonction ne se borne pas à nous documenter, à nous instruire sur des choses, mais c'est une parole telle qu'elle accomplit son œuvre lorsqu'elle nous donne de vivre. Ceci n'est que la paraphrase de la phrase qui se trouve à plusieurs reprises chez saint Jean : « Ceci a été écrit pour que vous l'entendiez (ou que vous croyez, c'est la même chose) et que du fait de l'entendre vous viviez. » (Jn 20, 31)

Voici donc une réflexion que nous pouvons faire pour ne pas commencer trop brutalement avec le texte, mais une réflexion qui est importante sur ce qu'il en est d'entendre en restant sur la lecture, puisque lire est un mode d'entendre.

 

I) Lecture globale et étude des versets 14-15

 

Introduction.

Nous allons en venir à notre texte où nous avons pratiquement deux épisodes distincts. Il nous faudra voir la visée propre de chacun. Par ailleurs nous aurons vite fait de remarquer qu'ils ont en commun d'appartenir au champ symbolique du maritime qui est un des aspects du champ symbolique de l'eau. Ils prennent donc place dans un ensemble qui contient, entre autre : la marche sur les eaux de Jésus ; la tentative de Pierre de marcher sur les eaux (dans les Synoptiques) ; la pêche miraculeuse ; l'aspect aventureux (périlleux) de la navigation dû à la tempête. Ces épisodes appartiennent à tous les évangiles plus ou moins, et ils ne sont pas nécessairement distribués au même endroit ni groupés de la même manière.

Il est important que nous mettions en rapport les textes que nous allons lire et le texte du chapitre 21 (le dernier) où se trouve la pêche miraculeuse. Certains sont disposés après la Résurrection (c'est le cas du chapitre 21) et d'autres avant. Il y a une unité de champ symbolique avec des traditions qui travaillent ce champ symbolique mais qui, ensuite, sont ressaisies et groupées différemment dans les Écritures.

Je ne sais pas si vous apercevez l'intérêt d'une réflexion comme celle-là. Ce serait au fond la mise en avant d'une appartenance à un champ symbolique par rapport aux articulations du récit, aux intentions de récit, ce qui en un certain sens correspondrait à la différence de la parataxe et de la syntaxe. La syntaxe est une articulation selon les principes de la grammaire : les mots sont les uns à côté des autres, groupés par des fonctions répertoriées telles que sujet, verbe, complément. Mais il y a une autre fonction des mots, apparemment moins intelligente mais peut-être plus fine et plus importante, qui résulte de la juxtaposition des mots : la seule fonction ici c'est la proximité. Et le poème parle plus par la simple proximité des mots que par leur jonction syntaxique.

Les premiers chrétiens ont constitué de très bonne heure ce qu'ils appellent des testimonia, c'est-à-dire des listes de passages de l'Ancien Testament groupés par une affinité symbolique et non pas par la référence à leur fonction dans le récit. Il y a des groupements de testimonia autour du bois, autour de la pierre, autour de l'eau. Ce sont les principaux, les plus connus. Et manifestement l'écriture dernière de notre Nouveau Testament (en particulier saint Jean) connaît des groupements de ce genre qui sont censés révéler quelque chose de la manière de Dieu. Dieu s'exprime dans le langage de l'eau, dans le langage de la pierre, dans le langage du bois (dans la croix), etc. Ceci est plus important qu'il n'y paraît et nous aidera à élucider un des mots qui va survenir aujourd'hui et qui est le mot de signe. Les signes ne sont pas utilisés dans le Nouveau Testament comme des preuves mais comme des attestations de la manière de Dieu, de la main de Dieu, des traces. On trace avec la main mais aussi on peut avoir des vestiges si on garde le sens originel du mot vestigia qui est la façon de marcher, les traces au sol[1]. Cela requiert une sagacité particulière (un savoir-faire particulier) et le modèle de cette sagacité par rapport aux traces, c'est le chasseur et peut-être même le braconnier. J'expliquais cela un jour dans une paroisse où le curé et ses paroissiens sont de fieffés chasseurs braconniers. Voilà : la trace, les vestiges et les présages, autant de choses qui sont étrangères, lointaines par rapport à notre mode de rendre compte d'un processus de notre pensée. Les vestiges et les présages : deux mots magnifiques qui font un octosyllabe parfait.

Nous sommes ici simplement alertés au texte que nous allons lire mais aussi à la façon de se comporter par rapport à lui, de le questionner, de s'en approcher.

Nous prenons rapidement les versets 14 et 15, puis le premier épisode (du verset 16 au verset 21) et le deuxième épisode (du verset 22 au verset 25), et nous verrons ensuite comment, à partir de ce deuxième épisode, de façon très graduelle, se prépare et s'annonce le grand discours et où il prend appui, aux versets 26 à 29.

Lecture

Nous allons d'abord faire une lecture à partir du verset 14 jusqu'au verset 25. Je veux bien écouter deux traductions.

  • « 14Devant le signe qu'il leur avait adressé, les gens ont dit : c'est vraiment lui le prophète qui arrive dans le monde. 15Jésus a senti alors qu'ils voulaient l'enlever pour le faire roi et il s'est enfoncé dans la montagne, seul.
    16À la tombée du jour ses disciples sont redescendus vers la mer, 17et ils ont pris une barque pour traverser la mer jusqu'à Capharnaüm. Déjà il faisait nuit noire, Jésus ne les avait pas rejoints 18et un grand vent soufflait, soulevant la mer. 19Après avoir ramé environ 25 ou 30 stades, ils ont vu Jésus marcher sur la mer et arriver près de leur barque, ils ont eu peur. 20Mais il leur a dit : c'est moi, je suis, n'ayez pas peur. 21Ils ont voulu le prendre dans la barque, mais la barque est aussitôt arrivée à terre là où ils se rendaient.
    22Pour tous ceux qui étaient restés sur l'autre rive, seuls les disciples étaient partis – la foule n'ayant vu qu'une seule barque, et Jésus n'étant pas monté dedans. C'était le lendemain. 23D'autres barques en provenance de Tibériade ont accosté à l'endroit où l'on avait mangé, lorsque le Seigneur avait remercié en priant. 24Constatant que pas plus Jésus que ses disciples n'étaient là, les gens embarquent pour aller le chercher à Capharnaüm. 25Ils le retrouvent de l'autre côté de la mer. Rabbi, demande-t-il, quand es-tu arrivé ici ? »                (Bible Bayard).
  •  « 14Les gens donc, voyant ce signe qu'il avait fait disaient : « C'est vraiment lui le prophète qui vient dans le monde ». 15Jésus donc sachant qu'ils doivent venir le ravir pour le faire roi, se retire de nouveau sur la montagne, lui seul.
    16Comme le soir venait, ses disciples descendent à la mer. 17Ils montent en barque pour aller de l'autre côté de la mer à Capharnaüm. Les ténèbres étaient déjà là. Jésus n'était pas encore venu vers eux, 18et la mer avec un grand vent qui soufflait, se réveillait. 19Ils avaient donc ramé environ 25 ou 30 stades quand ils voient Jésus marchant sur la mer. Il est proche de la barque, ils craignent, 20mais il leur dit : « Je suis, ne craignez plus ». 21Ils veulent donc le prendre dans la barque, et aussitôt la barque est à terre, là où ils allaient.
    22Le lendemain la foule restée de l'autre côté de la mer voit qu'il n'y a eu là qu'une seule barque, Jésus n'est pas entré dans le bateau avec ses disciples et seuls ses disciples s'en sont allés. 23D'autres bateaux étaient venus de Tibériade près du lieu où ils ont mangé le pain après que le Seigneur a rendu grâce. 24Quand la foule voit que Jésus n'est pas là ni ses disciples, ils montent dans des bateaux et viennent à Capharnaüm chercher Jésus. 25Ils le trouvent de l'autre côté de la mer, ils lui disent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? ». »     (Sœur Jeanne d'Arc)

 

Remarques sur les deux traductions.

Sœur Jeanne-d'Arc traduit au plus près du texte dans le choix des mots : venir, arriver, se mettre en route, etc. Il est préférable de garder des mots qui sont repérables dans leur continuité dans le texte, ce que fait mieux sœur Jeanne-d'Arc que la première traduction. Il m'intéresse de savoir si c'est le même verbe ou pas dans deux versets successifs ; or la première traduction n'en tient pas compte. C'est peut-être plus lisible en français mais, chez sœur Jeanne-d'Arc, c'est plus près d'un calque utilisable pour nous tout en restant une traduction audible. Par exemple, arriver et venir ce n'est pas le même verbe en grec. Pour travailler le texte il faut être attentif aux répétitions du même mot. Justement en français on cherche à l'éviter parce que ce n'est pas bienvenu chez nous. Pourtant ce n'est pas sans intérêt, surtout si on pense que parfois il faut compter le nombre d'occurrences d'un mot dans un paragraphe, car ça peut avoir un sens.

Deux récits.

À première vue ce qui se déroule est confus, mais peut avoir un sens, et il faut tenter de mettre un ordre dans cette agitation. Les agitations elles-mêmes ont un sens comme, par exemple le fait de courir au tombeau (au chapitre 20). D'abord ici nous avons deux récits qu'il faut bien distinguer, et ces récits sont clairement distingués par Jean dans leur situation. Le premier a lieu le soir et le second s'ouvre par ce mot : « le lendemain ». Or la première traduction omet cette précision en début du second récit (« c'était le lendemain » y intervient tardivement) et je ne comprends pas pourquoi, d'autant plus que c'est une technique d'écriture chez Jean.

Par exemple le premier chapitre de Jean est construit ainsi : au début c'est le premier jour ; « le lendemain » donc le deuxième jour (v.29) ; « le lendemain » (v.35) ; « le lendemain » (v.43) ; et ensuite « trois jours plus tard » (au début du chapitre 2). Cela fait quatre jours plus trois donc le septénaire : il s'agit des sept jours de la Genèse et les choses sont réparties, sont situées dans des lieux et des temps.

« Il y eut un soir, il y eut un matin, ce fut le premier jour » dit la Genèse. Ici c'est un jour qui s'ouvre et quelque chose d'autre s'ouvre. Il y a un premier épisode du soir (qui va jusqu'au verset 21), ensuite il y a l'épisode du lendemain. Ils ont en commun d'être dans la symbolique maritime mais ils ne disent pas la même chose.

La grande différence entre les deux, c'est que le premier épisode a trait aux disciples, le second épisode a trait à la foule (okhlos). Et cette répartition-là est très importante parce qu'on la retrouve, inversée, dans le grand discours. Ce discours se répartit entre : 1) un discours à la foule suivi d'un épisode de discussion avec les Judéens (« Comment peut-il déclarer? ») et de la réponse de Jésus (jusqu'au verset 59) ; 2) les réactions des disciples eux-mêmes (« C'est un discours dur à entendre ») et la réponse de Jésus. Et le type de réponse que fait Jésus aux difficultés de la foule et aux difficultés des disciples n'est pas le même.

Donc faire bien attention au groupe de personnes concernées, les disciples dans le premier cas, la foule dans l'autre cas, et dans la suite du texte faire la différence entre les différents interlocuteurs.

Concentrons-nous sur le début du texte.

Versets 14-15.

« 14Les hommes, voyant le signe qu'il avait fait dirent : "Celui-ci est véritablement le Prophète, celui qui vient vers le monde." »  Le mot de sêmeion (signe) est prononcé pour la première fois, il aura un bel avenir dans la suite du texte. Il est question de l'identification de Jésus comme prophète et comme roi, Roi-Messie sans doute, Roi-Christos, Roi-Oint. On considère que l'attente du Prophète est plutôt samaritaine et que l'attente du Roi-Oint est plutôt judéenne. Les deux se trouvent néanmoins comme des soupçons successifs sur l'identité de Jésus dans la navigation intérieure de la Samaritaine lorsqu'elle le prend d'abord pour un simple Judéen, puis se dit qu'il est peut-être le Prophète, celui que les Samaritains attendent, et ensuite peut-être le Roi que les Judéens attendent. Il est tout cela, et il n'est rien de tout cela : ces titres sont le lieu d'une première méprise parce que Jésus n'est ni le Prophète ni le Messie quand ces titres sont pensés dans les limites de l'attente de ces gens. Néanmoins ces titres lui conviennent lorsqu'ils sont repensés à partir d'ailleurs.

« 15Jésus se retire (anéchôrêsén) à nouveau vers la montagne, lui, seul (monos). » Ce retrait de Jésus est une chose très courante et surtout développée chez Marc comme on sait. D'une certaine façon la boucle est bouclée puisqu'au début de l'épisode de la multiplication des pains Jésus monte sur la montagne avec ses disciples (v.3), et maintenant il est monos (seul) sans ses disciples qui repartent en barque vers Capharnaüm.

Le mot monos est toujours qualifié fortement, mais ceci en deux sens : il y a le monos qui dit la plénitude du Monogène (un et plein) et il y a le monos qui dit le manque (il est seul alors qu'il devrait être deux par exemple) ; « demeurer seul » (Jn 12, 24) c'est le manque qui est affecté à celui qui justement ne meurt pas et ne peut donc porter beaucoup de fruits. Ces deux caractérisations du mot monos qui sont antithétiques sont à bien regarder.

Le IIe siècle a beaucoup médité sur le seul, le premier et le deux, l'un et le multiple. Ce sont des lieux importants, il faut y être très attentif. Disons qu'il ne faudrait pas confondre la solitude plénière avec la solitude malheureuse. Cela rejoint d'ailleurs la soif qui a un sens inverse suivant qu'elle désigne un manque ou au contraire la sortie hors de la réplétion.

Les symboles les plus fondamentaux doivent être lus très attentivement de ce point de vue parce qu'ils sont toujours susceptibles de ce double sens. Il faut considérer par rapport à quoi ils sont dits. Ce qui lève l'ambiguïté d'un mot, c'est de regarder le mot qui le jouxte, et non seulement le jouxté mais aussi la fonction : antithétique, par exemple. La solidité par exemple, a un sens positif par opposition à l'évanescent, mais peut être considérée comme la lourdeur par opposition à ce qui a la grâce et la légèreté. Le même mot.

Par exemple, je faisais allusion à ce verset du chapitre 4 : « Celui qui boit de cette eau n'aura plus jamais soif » alors que dans Siracide 24, 21, c'est le contraire qui est dit : « Ceux qui boivent de cette eau auront encore soif ». Il y a un sens où n'avoir pas soif est positif et un sens où avoir soif est positif. Avoir soif est positif quand il s'oppose au sentiment de réplétion. Dans le chapitre 4 c'est à propos de "l'eau de la vie" et dans notre chapitre 6, c'est repris à propos du "pain de la vie".

Par ailleurs, dans les Synoptiques Jésus force les disciples à monter dans la barque, ce point n'est pas indiqué comme tel ici chez Jean. Mais d'une certaine manière, "il les force" est contenu dans le "autos monos", le fait que Jésus veut rester seul.

 

II) Le premier épisode maritime, versets 16 à 21

 

1°) Versets 16 à 17a.

La symbolique de l'eau, les sources.

« 16Quand fut le soir, ses disciples descendirent vers la mer. » Ici on ne peut pas dire « quand vint le soir » ou « quand le soir fut arrivé » ou « le soir venu », car c'est le verbe égénéto qui n'est pas le verbe venir. Ce qui est intéressant ici c'est que Jésus remonte à la montagne, les disciples descendent vers la mer. La mer est essentiellement un lieu de péril, la mer est dangereuse déjà par elle-même. Donc nous allons nous trouver dans une symbolique de l'eau qui aura plus à voir avec le déluge, avec les eaux meurtrières qui engloutissent, qu'avec les eaux vivifiantes.

Dans les testimonia sur l'eau, ils prennent bien soin de distinguer l'eau vivifiante, celle qui rafraîchit, celle qui soigne, celle qui nourrit la végétation, de l'eau qui engloutit – les eaux sont un lieu de terreur ici – et ils ne confondent pas l'eau de l'épisode de Noé et l'eau dont parle le psaume premier (« Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants […]. Il est comme un arbre planté près d'un courant d'eau, qui donne son fruit en sa saison. »). Je cite cela parce que nous avons ici un exemple de ce qu'aucune chose en elle-même n'est symbolique. Elle n'accède à être symbolique que si elle est considérée en référence à une autre chose. Ainsi l'eau peut être symbole de mort ou symbole de vie. La chose en elle-même est absente de tout symbolisme, elle n'accède au symbole qu'en entrant dans une relation avec d'autres mots. Le feu peut être le feu de l'amour ou le feu de l'enfer suivant les lieux, et ceci à l'intérieur d'une même tradition. A fortiori quand il s'agit de traditions différentes. Le dragon, c'est le mauvais dans l'Apocalypse chez saint Jean, mais le dragon en Extrême-Orient est quelque chose comme le Verbe. D'où la nécessité de ne jamais considérer un mot seul, il est toujours en rapport au moins à un autre mot. Il est posé dans une élocution, dans une phrase, dans un texte. C'est son lieu, son site où il prend sens. Et c'est la phrase qui donne sens au mot et non pas le mot ou l'addition des mots à la phrase. D'où la nécessité de toujours entendre un discours dans sa propre source. Je dis cela parce que la mode est de piocher des éléments de phrases, de mots : un petit mot à l'hindouisme, un petit mot à l'Islam, ça ne fait pas de mal… Ça n'a aucun sens.

Un mot très important comme le mot pneuma (esprit) a son équivalent, avec une complexité considérable, dans la philosophie grecque, dans la pensée grecque, dans le discours moyen, dans le discours usuel. Il y a des approximations qu'on peut tenter mais elles ne sont jamais totalement fiables. Il faut prendre le mot esprit à partir de ce qui constitue la source : la bouche qui le profère. Et la bouche qui profère l'Évangile est celle qui dit « Jésus est ressuscité ». En effet quand je prononce le mot Esprit, je ne dis jamais rien d'autre que « le Pneuma de celui qui ressuscite Jésus d'entre les morts » comme il est dit et chez saint Jean et chez saint Paul : le pneuma de résurrection, le souffle de résurrection. Le mot esprit, en dehors de son emploi à partir d'une source (emploi fait avec la conscience de sa source propre), lorsqu'il prétend être un mot qui survole de façon vague toutes les sources, soyez sûrs qu'il ne dit rien.

C'est une chose d'une importance considérable. La tâche première que nous avons c'est  d'être sourciers. Entendre c'est être sourcier, entendre c'est détecter la source d'où ça parle, reconnaître la source. C'est la thématique de la Samaritaine. Son puits lui parle puisque l'eau a comme symbolique d'être la parole, la parole qui entretient et qui, comme l'eau, nourrit également. C'est son lieu référentiel, c'est un site où elle se rend, c'est son centre, c'est là où son pays plonge dans ses racines mais aussi plonge dans une histoire car c'est le puits que « Jacob a donné à Joseph son fils », c'est-à-dire que c'est le puits référentiel, ce qui répondait pour elle à la question "où ?". « Où faut-il se prosterner ? » qui est la question qui survient ensuite dans cette thématique de la Samaritaine. Et voici que la Résurrection ouvre une source neuve. Et une source est toujours la source. S'il y en a d'autres, elles sont aussi la source. Nous n'avons pas affaire à plusieurs sources. En effet, nous avons forcément une source, et nous rencontrons des gens qui ont une autre source ; et nous pouvons établir des dialogues entre sources, plus exactement nous pouvons essayer de pressentir comment les sources elles-mêmes se parlent secrètement. Tel est le dialogue auquel nous ne pouvons prendre part qu'en allant au plus profond de notre propre source, notre interlocuteur allant, de son côté, au plus profond de sa propre source. Ce n'est pas nous qui, à partir de la surface, tentons de faire un discours moyen et commun. Si les sources se parlent, cela signifie que c'est en étant au plus profond de notre propre source que nous avons quelque chance d'entendre celui qui entend dans une autre source. Dans ce qu'on appelle couramment le dialogue des religions, ce qui paraît souvent visé c'est d'arriver à une sorte de discours moyen sur lequel on s'entend, un discours négocié ; on croit s'entendre mais cela aliène chacun.

Traversée ou cabotage ?

« 17Et entrant dans une barque, ils allaient le long de la mer vers Capharnaüm. »

  « L'autre côté de la mer (ou "le long de la mer") » revient trois fois dans le texte. Si on regarde le texte, cette mer est appelée d'abord mer de "Galilée-de-Tibériade". C'est une expression curieuse, le texte est probablement corrompu parce qu'on ne s'exprimerait pas habituellement de cette façon-là. Tibériade est plutôt au sud de cette mer et Capharnaüm plutôt vers le nord. Il y a une traversée qui en même temps est de l'ordre du cabotage parce qu'on ne s'éloigne jamais trop dans les profondeurs pour aller d'un endroit à un autre. Le mot péran (de l'autre côté) est un mot difficile parce qu'il signifie à la fois la traversée et « le long de » : ils trouvent Jésus « péran tês thalassês (au long de la mer) » (versets 1, 17, 22, 25) ou "sur la plage" (au verset 22, par exemple, l'expression peut se traduire par « la foule étant restée sur la plage »). Normalement péran appartient aux racines de la traversée aussi bien dans l'indo-européen que dans le grec et dans le latin. Cependant péran peut signifier "au-delà de", quand la traversée est accomplie.

 

2°) Versets 17b à 20.

« Était déjà ténèbre » (v. 17). Il y a deux manuscrits qui n'ont pas été retenus parce qu'ils ne sont sans doute pas des plus nombreux, qui disent joliment : « La ténèbre les saisit (katélabén) » : saisir, prendre de façon agressive, détenir, c'est le mot qui est employé dans « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas détenue (katélabén) » (Jn 1, 5). Ici « La ténèbre les saisit », c'est très johannique.

Vous savez, dans le choix des variantes à partir des manuscrits, il y a des lois très précises, qui passent entre autres par la considération des familles de manuscrits au sens de l'importance des manuscrits. C'est un problème autre que celui de la tradition qui est le problème de la constitution du texte. Très souvent quand une phrase est obscure, on conjecture qu'il y a une erreur. C'est parfois vrai, il y a des mots qui se ressemblent. Mais il faut prendre garde à ne pas aller trop vite parce que souvent c'est éviter le problème. Souvent c'est la lectio difficilior, la lecture la plus difficile, qui est la meilleure.

Théophanies.

Les versets que nous avons ici réunissent toutes les conditions de ce qu'on peut appeler une théophanie. En quoi consiste cet épisode ? Dans une théophanie. C'est très important.

On sait que la grande théophanie, c'est la Résurrection qui est la manifestation du Fils comme Fils et donc du Père, manifestation de Dieu dans sa totalité. Elle est anticipée, dans la vie pré-pascale de Jésus, par les deux grandes théophanies qui sont :

1) la théophanie sur le fleuve (le Baptême) : les cieux s'ouvrent, la voix dit « Tu es mon fils », le pneuma descend ; ce sont les éléments théophaniques ;

2) la théophanie de la Transfiguration, autrement dit la théophanie sur la montagne : le pneuma a ici la figure de la nuée, la même voix s'entend : « Tu es mon fils », les attestants sont présents, à savoir l'Écriture, c'est-à-dire la Loi et les prophètes (Moïse et Élie) et les trois (Pierre, Jacques et Jean). C'est une théophanie-événement qui comporte l'intrication de protagonistes (de gens qui se rencontrent) et de témoins.

La théophanie de la Résurrection, c'est le moment où Dieu dit : « Tu es mon fils ». En effet dans un discours à Antioche de Pisidie, saint Paul le dit : « Ce Jésus que vous avez mis à mort Dieu l'a ressuscité selon ce qui est écrit dans le Psaume 2 : "Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre". » (Ac 13, 33) L'engendrement, la filiation, a lieu à la résurrection, comme le dit aussi dans son ouverture la lettre aux Romains : « Déterminé fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un pneuma de consécration ». En un certain sens, pour les chrétiens, il n'y a qu'un signe essentiel qui est la résurrection. La résurrection n'est pas un signe pour croire, la résurrection est le signe à croire.

On a groupé les trois théophanies de bonne heure (théophanie sur le fleuve, théophanie sur la montagne, théophanie au jardin), mais il y a des moments théophaniques multiples de même qu'il n'y a qu'un signe et néanmoins Jean parle de plusieurs signes…

 Les « Je suis. »

Ici, nous avons : « 20Mais il leur dit : "Je suis, ne craignez pas". » Cette théophanie est la théophanie du "Je suis", référence à la théophanie de l'Horeb où a lieu la donation du Nom (cf. Ex 3). Sur l'expression "Je suis" il y aurait beaucoup de choses à dire, je les indique seulement, on y reviendra si vous le désirez. Je vais situer cela maintenant en me retirant provisoirement du texte.

Chez Jean il y a les "Je suis" accompagné d'un attribut. « Je suis le pain », nous allons l'entendre bientôt. Nous avons « Je suis la lumière », « Je suis la vie », « Je suis la porte », « Je suis le pasteur », et "il est le Logos (la Parole)". Qu'est-ce que c'est que ce Je ? Probablement pas notre je psychologique. Si quelqu'un vous dit : « Je suis la lumière », méfiez-vous ! Ce qui est incertain dans l'expression « Je suis la lumière », c'est ce que veut dire la lumière mais aussi ce que veut dire Je. Le je ne désigne pas notre je usuel, mais le Je de résurrection. Avons-nous un je de résurrection ?

Et puis il y a "Je suis" sans attribut qui fait référence évidemment au "Je suis" de l'Horeb. On le trouve à plusieurs reprises dans l'évangile de Jean, on pourrait citer plusieurs lieux. Un lieu majeur se trouve au début du chapitre 18 au moment de la Passion, lorsque Jésus vient « au bord du jardin ». On vient pour le prendre et il dit : « Qui cherchez-vous ? », donc recherche ; ils disent : « Jésus de Nazareth », et ce n'est pas la bonne réponse : il y a ici la théophanie dans son aspect négatif, la manifestation de la colère, et ils tombent en arrière. Pourquoi tomber en arrière ? Parce que c'est une théophanie. À la question « Qui cherchez-vous ? », ils répondent : « Jésus de Nazareth » et Jésus dit : « C'est moi », la traduction est plus simple. Mais nous avons ici ce même double sens : "Je suis" ou "c'est moi". Si ça signifie simplement "c'est moi", il n'y a aucune raison pour qu'ils tombent en arrière, ils ne sont pas dans une situation de théophanie.

Le trouble causé par la venue de Jésus sur la mer.

Navire dans la tempête, marbre du IIIe s

 « Et la ténèbre déjà était là alors que Jésus n'était pas encore venu auprès d'eux 18et la mer était agitée par le souffle d'un grand vent. 19Étant allés donc environ vingt-cinq ou trente stades, ils voient Jésus marchant sur la mer et arriver près de la barque et ils craignirent, 20mais il leur dit : "Je suis, ne craignez pas".  »

Ici nous avons une situation de théophanie positive : que sera cette venue de Jésus ? C'est précédé par la ténèbre, par l'agitation, par l'ébranlement intérieur. Le trouble qui est ici d'abord une phobos (et non une taraxis), c'est une crainte, une crainte causée par la nuit venue et la mer furieuse, mais que ne guérit pas d'abord la théophanie, car la théophanie  est la cause majeure du trouble. La théophanie commence par les troubler et on comprend que les éléments de cette théophanie soient repris après la résurrection par Jean (ch 21) mais ils sont déjà ici. Car il y a sans doute plus de différence que nous ne pensons entre avant et après la Résurrection, plus mais aussi beaucoup moins. Ça n'a pas d'importance que ce soit avant ou après car la résurrection n'est pas quelque chose qui survient après coup, la Résurrection est secrètement inscrite au cœur même de la vie mortelle de Jésus. Il est Fils de Dieu déjà avant la Résurrection, parce que la résurrection est une qualité d'être qui est déjà à l'intérieur de sa vie mortelle, mais occultée, non accomplie.

Donc « Je suis », la théophanie accomplie, et puis la parole « Ne craignez pas ». Cette parole très étrange, on la retrouve sous une autre forme au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas (taraxis) ». C'est une parole qui révèle le trouble, qui prend acte du trouble, qui ne fait pas semblant d'ignorer le trouble, qui conforte le trouble d'une certaine manière, en le révélant pour en rendre possible l'apaisement. C'est une parole compliquée « N'ayez pas peur », c'est même une parole qui, dans certains cas, peut purement et simplement provoquer la peur.

Cette théophanie il faut la situer. Comment comprendre l'injonction aux disciples – elle n'est pas marquée ici mais elle l'est dans les Synoptiques – de descendre vers la mer et de prendre la barque, donc d'entrer dans le lieu des fluctuances, et d'y être d'une certaine manière seuls ?

Les croyants sont d'une certaine manière seuls, et Jésus est monos (seul). Et la venue de Jésus est la révélation d'un mode de présence qui n'est pas ce que nous appelons couramment une présence. C'est marqué par le fait qu'il marche sur la mer, ce qui est d'ailleurs repris dans des traits de ce qu'on considère de façon imaginative comme corps de résurrection. Ce qui est très important ici, c'est que les croyants sont dans une véritable solitude par rapport à ce que furent les disciples quand ils avaient Jésus auprès d'eux. Ce Jésus est absent et décisivement absent. Il est absent sur le mode sur lequel était sa présence. Seulement nous savons que c'est ce qui rend possible une présence de résurrection : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais, le pneuma – c'est-à-dire moi en dimension pneumatique – ne viendra pas » (Jn 16, 7). Donc c'est la révélation d'une présence, mais d'une présence qui est absence.

Les disciples sont à la mer, ils sont en butte aux éléments. Jésus est absent, de sorte qu'ils ne peuvent pas avoir recours à lui sur le mode sur lequel ils pouvaient avoir recours lors de l'égalité ordinaire. Mais c'est la révélation d'une présence autre qui ne remplace pas, ce n'est pas un substitut de la présence antérieure. Jean lui-même a traité très largement et fréquemment ce point, en particulier au chapitre 14 : « Je m'en vais ». Jésus est absent véritablement. Il a un autre mode de présence qui n'est pas une simple réduplication.

Je crois que nous avons à peu près ici le sens de cet épisode par rapport à ce qui se révèle dans toute théophanie. La solitude négative éprouvée par les disciples dans la fluctuation de la mer mauvaise est l'indication de cette présence. C'est pourquoi le récit ensuite est très rapide car cette présence est, d'une certaine manière, furtive par rapport à ce que nous savons des présences. Aussitôt Jésus se montre, ce sont des traits qui sont dits à propos de ces apparitions du Ressuscité ; ils font partie de l'imaginal qui a à voir avec la présence de Résurrection. Donc il y a corps et corps.

► Est-ce que cette tempête du v.18 fait écho à ce qui se passe à l'Horeb ?

J-M M : Effectivement ça appartient à l'imagerie de la théophanie. Seulement il y a aussi les trois manifestations pour Élie : le tremblement de terre, le feu, mais aussi la brise légère (1 Rois 19, 9-12). Il y aurait beaucoup à dire sur ces conditions de l'imaginaire de la violence et du fracas dans la théophanie.

Il y a des thèmes qui appartiennent de façon constante dans la tradition biblique à l'idée même de théophanie. On a toujours le fracas à l'esprit, même pour montrer le contraire. Par exemple dans la deuxième lettre de Pierre, il y un passage étonnant sur la Transfiguration : ça n'a pas lieu dans un fracas de tonnerre comme dans la première épiphanie mais dans la douceur (2 Pi 1, 16-19) Donc il y a une opposition, mais cette opposition marque qu'il y a une référence. D'ailleurs cette référence est méditée déjà à l'intérieur de l'Ancien Testament puisque c'est le thème d'Élie.

Le "Fiat lux" et la création.

► Ici au v.17 la ténèbre est déjà là. Peut-on faire référence au Prologue : « Hors de lui advint rien » et ce rien c'est la ténèbre ? Quand Jésus n'est pas là, la ténèbre prend toute la place.

J-M M : Et plus que cela : le "Je suis", c'est le "Fiat lux", ici. C'est-à-dire que nous avons un archétype fondamental. Pour vous répondre, il faut passer par une méditation des premiers versets de la Genèse où se trouve l'archétype fondamental, l'archétype de toute théophanie. La Genèse ne raconte pas la fabrication du monde, il n'en est pas question dans la Genèse telle que la lit saint Paul ou saint Jean.

En Genèse 1, la terre était tohu bohu, abîme, et le pneuma de Dieu était porté sur les eaux. Ceci a une signification par rapport à l'ignorance, par rapport à la mort, à la perdition et à l'aspect chaotique de la vie. Là surgit la parole « Lumière soit » et cette parole impartit et répartit le haut et le bas, le sec et l'humide, fait du chaos un cosmos (un monde), un peu comme la parole d'un maître survenant dans un esprit divaguant peut pacifier, progressivement mettre en ordre, faire de l'agnoïa (de l'ignorance) quelque chose qui est comme l'initial d'une gnôsis, d'une connaissance. La Genèse est l'archétype de tout passage de l'ignorance à la connaissance, de l'espace de meurtre à l'espace de paix, donc de la ténèbre à la lumière. « Lumière soit » est la première théophanie, la théophanie archétypique.

Il suffit d'ailleurs de lire attentivement les auteurs, mêmes mineurs, du IIe siècle qui continuent à lire ainsi. Ainsi Paul en 2 Cor 4, 6, dans un chapitre magnifique, fait un commentaire explicite du "Fiat lux" : « Car le Dieu qui dit : "Lumière luise" c'est lui qui fait luire dans nos cœurs – le lieu de la Genèse c'est dans nos cœurs – pour la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage du Christ. » Voilà quelle est la lecture de la Genèse faite par Paul, lecture par rapport à la foi, de même que chez Jean nous avons dans le Prologue une lecture par rapport au Christ ressuscité. Mais même Tertullien au début du IIIe siècle dit : « Dieu dit "Fiat lux" aussitôt statit Christus (paraît le Christ) », et il ajoute : « et aussi la lumière du monde » parce qu'entre-temps, sous l'influence étrangère du Timée de Platon, on s'est plu à lire la Genèse comme fabrication du monde.  

► Les ténèbres étaient déjà là, Jésus n'étaient pas encore venu vers eux, un grand vent soufflait, et quand Jésus arrive c'est l'effroi. Ça me faisait penser à l'effroi qu'on peut avoir quand tout d'un coup on a l'impression de quelque chose qui chamboule tout.

J-M M : Tout à fait, il y a plusieurs degrés dans l'épouvante qui ne sont pas notés comme tels mais qu'il faudra méditer. Parce que d'une certaine manière ce qui devrait faire peur c'est le chambardement, mais ce qui fait peur c'est aussi la venue de Jésus. Donc il faut voir ça de plus près. La signification profonde de cela, c'est que l'avènement d'un ordre révèle mon état chaotique. Ce qui révèle mon ignorance antérieure, c'est l'avènement de la connaissance qui vient.

les deux antériorités révélées en Christ

Le récit lui-même est répartiteur : ce qui est effectivement premier, c'est le surgissement de cette lumière. Et cela reconduit à deux antériorités qui ne sont pas sur la même ligne : l'antériorité du temps qui, chez moi, précède cette connaissance, et qui se révèle comme ayant été chaotique ; et puis la lumière qui vient qui renvoie à l'antériorité d'elle-même parce que c'est moi qui n'étais pas à la lumière, la lumière toujours déjà de quelque manière était là. Ceci est très important pour que nous ne pensions pas que l'arkhê dans laquelle se tient le Christ est plus ancien que la vieillerie de notre temps.

L'arkhê, le principe du cosmos (du monde) ce n'est pas le début des temps. Quelle est la différence ? On peut le dire d'une façon rapide et simple : le début ouvre et puis disparaît, après ce n'est plus le début ; l'arkhê ouvre et continue à régner secrètement dans l'ouvert.

 

3°) Le verset 21.

« 21Ils voulurent donc le recevoir dans la barque et aussitôt la barque fut à terre là où ils allaient. » Ce voyage est un cabotage – je n'ai pas dit un cabotinage – c'est-à-dire qu'ils longent les côtes, c'est dit : « le long de la mer », mais peu importe. Et « la barque fut à terre ». Certains disent : « c'est encore un miracle, ils montent dans la barque et aussitôt ça arrive », et d'autres disent « mais non ». Mais ce n'est pas la question parce que c'est un des points du texte qui ne se lit que dans l'intérieur du texte. En effet que signifie la terre dans cette expérience-là, et que signifie « être à terre ferme » ?

Pour l'instant nous avons simplement situé la chose, mais nous avons commencé à prendre l'habitude de voir des cohérences chez saint Jean. Il y en a qui se tiennent du point de vue de l'extériorité du récit, mais les plus importantes se tiennent à partir de l'intimité de la lecture du texte, ce que vous appelez peut-être la lecture spirituelle ; moi je ne le dis pas comme ça.

 La terre a à voir avec le solide par rapport à la fluctuance ; « La terre vers laquelle ils allaient ». Cela éveille aussi, probablement, d'autres échos. Mais des échos, on peut en inventer beaucoup ; ce qu'il faut c'est une certaine retenue, une certaine modestie. Je veux dire : c'est bien qu'on laisse venir les idées, mais une fois qu'elles sont venues – parce que si elles ne viennent pas, nous n'avançons jamais dans le texte – une fois qu'elles sont venues, il faut les soumettre au texte. Il faut dire dans quelle mesure cela est indiqué par tel élément du texte ou dans quelle mesure c'est un regroupement que je fais de mon propre chef, qui peut avoir son intérêt en son lieu mais que je n'entends pas à partir du texte. Cette différence-là est importante. Pour relire il faut que nous soyons infiniment libres et infiniment soumis au texte. Ces deux choses-là ne sont pas contraires.

Le soupçon, c'est la coalition d'un certain nombre de mots qui font constellation : ténèbre, eaux turbulentes, phobos (la peur), la théophanie du "Je suis", la venue du calme et le fait d'accoster, ou bien "le fait même" d'accoster et de ne plus être dans la turbulence des eaux. "Aussitôt" signifie "du fait même".

La question est : est-ce que ce qui me fait sortir de la turbulence chaotique du verset 2 de la Genèse, c'est la parole « Lumière soit » ? Que Jésus soit cette parole, ça va de soi, je crois que là on est, prudemment, bien dans le texte. Il y a une chose néanmoins qui reste à élucider, que nous n'avons peut-être pas remarquée assez, c'est qu'ils n'ont pas l'air de se troubler au bon moment. Quelle est la nature du phobos ? Souvent dans ces conditions-là, c'est la taraxis (la turbulence) qui se dit aussi bien : « Ma psuchê est en taraxis » dit Jésus (Jn 12, 27) ; « Que votre cœur ne se trouble pas » (Jn 14,1) qui est une parole suscitant le trouble. En quoi consiste ce trouble ?

C'est un trait constant des théophanies qu'elles suscitent en premier la frayeur. L'apparition de Dieu suscite la frayeur. Le Dieu est en cela le plus étranger et donc le plus étrange, et c'est pourquoi des éléments d'étrangeté apparaissent dans les théophanies. Ici c'est le rapport impensable du solide et du sans fond. Se révèle du même coup l'aspect agité, l'aspect ténébreux, l'aspect de sans fond, c'est-à-dire que cela ressaisit ce que peut-être ils commençaient à éprouver mais qui n'est pas clairement dit puisque la frayeur est mise au compte du "Je suis". La théophanie c'est la totalité des éléments du récit pris dans leur rapport.

Ce que nous faisons est compliqué parce que nous voulons d'une certaine façon prendre le texte en rigueur et ne pas y injecter des choses qui n'y sont pas. Cela nous oblige à vérifier un certain nombre de références, ainsi que la plus ou moins légitime constellation de mots et de sens que nous faisons, les rapports que nous tentons. Mais à travers tout cela le caractère fondamental du texte risque de nous échapper, car il s'agit des choses les plus radicales, les plus élevées, les plus déchirantes qui puissent nous concerner. – Qu'un érudit constate qu'il y a une métaphore pour dire la terreur et la frayeur dans le sans fond,  c'est un travail d'érudit ; mais alors nous ne sommes pas touchés par le texte. – C'est dire en quoi cette écoute est susceptible de révéler, de dévoiler des choses essentielles de nous-mêmes qui sont le plus souvent occultées, oubliées, tenues en silence, parce que la peur est constitutive de ce que nous sommes. Il est question de cela. Évidemment nous n'entendons le texte que pour autant que nous nous permettons de pénétrer dans cet aspect.

► C'est au sein de cette peur qui nous habite que Jésus se manifeste ?

J-M M : À moins que cela puisse être lu comme l'apparition même.

► C'est ce que tu disais tout à l'heure : la peur nous constitue. Mais c'est plutôt une bonne nouvelle que cette peur-là si c'est l'ordre qui vient arranger notre chaos.

J-M M : Oui, il y a quelque chose de vrai. La peur la pire, c'est celle qui ne s'avoue pas comme peur. Et du même coup si quelque chose me révèle ma peur de telle sorte que cette révélation évite et le déni de la peur et le redoublement de la peur – parce que prendre conscience de la peur peut la redoubler – cela m'indique que c'est une peur portable.

Ce que je vous dis est écrit en toutes lettres au IIe siècle de notre ère chez les premiers gnostiques, dans le moment où ils n'ont pas encore été exclus de la grande Église. Ce sont les premières lectures de l'Évangile. Il y a un codex gnostique très beau découvert avant les récentes découvertes, le codex Jung, acheté par l'institut Jung en 1952.[2]

►  La peur la pire est celle que nous ne reconnaissons pas comme peur, c'est-à-dire que la véritable répression de l'inconnu est elle-même inconnue.

J-M M : Pourquoi est-ce placé ici, quel rapport peut-on faire entre le retrait et la manifestation ? Cette manifestation, nous l'avons ensuite lue comme épiphanie en référence aux choses les plus fondamentales qui sont la lumière / la ténèbre, l'eau / la terre ferme. Des choses ont été suggérées, je ne suis pas sûr qu'on ait mis suffisamment en rapport tout cela.

► Est-ce qu'on peut rapprocher « ils voulurent le prendre dans la barque » (v.21) et la fin précédente « Jésus sachant qu'ils vont venir le prendre pour le faire roi… » (v.15) ?

J-M M : Voilà un très joli rapprochement. Évidemment c'est de l'intention du texte. Au verset 15 on vient pour le prendre, pour le faire roi, mais le mot utilisé pour "prendre" n'est pas le même qu'au verset 21: c'est harpazeïn, une saisie appropriante, qui veut maîtriser, qui correspond à saisir et disperser, c'est un mot aussi important que dieskorpisména. Alors que là (« ils voulurent le prendre dans la barque »), c'est labeïn, le terme le plus simple qui dit recueillir. « Ils voulurent… » c'est-à-dire qu'ils eurent la volonté pertinente de le recueillir dans la barque, de le recevoir. Et par exemple dans le Prologue, le mot élabon au sens simple dit le bon accueil du Christ ("ceux qui l'ont reçu" Jn 1,12). Il y a d'autres verbes : katalabeïn… donc le verbe labeïn avec des préfixes, qui eux au contraire, sont toujours suspects. Recueillir c'est autre chose que saisir.

► Le résultat est le même puisque ça ne se passe pas : Jésus se retire ou bien on s'aperçoit qu'ils ont touché terre donc ce n'est pas la peine de le prendre.

J-M M : Oui parce qu'ils sont arrivés là où ils allaient, c'est-à-dire que l'acte de le recueillir dans la barque, c'est la même chose que le fait d'être à terre, c'est l'accomplissement positif de leur « vers où ils allaient ».

 

III) Deuxième épisode maritime, versets 22 à 25

 

Nous allons regarder l'autre épisode. Nous l'écoutons d'abord dans une autre traduction.

« 22Le lendemain, la foule se tient de l’autre côté de la mer. Elle voit qu’il n’y avait pas là de barque, sauf une. Iéshoua‘ n’était pas entré dans la barque avec ses adeptes. Ses adeptes seuls s’en étaient allés. 23Mais des bateaux viennent de Tiberias, près du lieu où ils avaient mangé le pain, l’Adôn ayant remercié. 24Quand la foule voit que Iéshoua' n’est pas là, ni ses adeptes, ils montent dans des barques; ils viennent à Kephar-Nahoum pour chercher Iéshoua‘. 25Ils le trouvent de l’autre côté de la mer et lui disent : "Rabbi, depuis quand te trouves-tu là ?" » (Traduction Chouraqui).

Je pense que les mouvements désordonnés, les allers et retours de notre première impression, commencent tout de même à prendre un certain ordre. Nous n'allons pas insister beaucoup sur l'ensemble de ce passage qui, à mon sens, présente peu d'utilité. Sur le retour du mot de Tibériade il faut noter que c'était une dénomination honnie par les Juifs : c'est le nom de l'empereur Tibère. En revanche Capharnaüm a une signification très grande chez Jean, c'est les confins, c'est la Galilée des goïm (des nations), mais c'est justement le lieu de manifestation de la Résurrection. Descendre à Capharnaüm c'est aller à l'accomplissement, alors que monter à Jérusalem c'est aller à la mort. Mort et résurrection sont très liées mais il y a ces nuances.

En revanche il y a ici quelque chose comme une confirmation, un témoignage extérieur de ce qui s'est passé dans l'épisode précédent, à la mesure où la foule est capable d'attester que les disciples seuls sont montés alors que Jésus n'est pas monté et que pourtant il se trouve là : quand donc est-il venu ? Cela souligne, par le témoignage extérieur, la présence insolite de Jésus dans le passage précédent.

Cependant l'intérêt du texte relève aussi du fait de l'emploi d'un seul mot, un mot posé dans le texte, qui n'est pas souligné, mais qui va nous ouvrir à ce qui suit. C'est le mot "chercher". Bien sûr ce mot va être repris dans ce que nous n'avons pas lu, mais il est indiqué là. C'est le mot qui éclaire ces différents mouvements de la navigation qui nous paraissent si compliqués et qui ne le sont peut-être pas tant, mais qui ont ici pour but de mettre en évidence le thème de la recherche de Jésus.

La phase de recherche est un moment constitutif d'un processus.

Recherche (zêtêsis) est un mot technique, c'est un mot à souligner car il dit quelque chose d'important sur le rapport de l'homme et de ce qui est ici en question. C'est celui qui va relancer le dialogue : il sera repris par Jésus qui fera une exégèse de la recherche de la foule.

Or le mot recherche chez saint Jean se trouve éclairé par la proximité d'autres mots :

 – il est l'indication de quelque chose qui est une phase d'un processus, un moment d'un parcours.

– cependant, en un autre sens, il est le constituant permanent de l'être à Jésus : il y a un moment où l'on cherche, et un moment où l'on trouve ; mais le fait de trouver maintient et garde en soi la caractéristique de la recherche.

C'est donc un moment au sens des logiciens et pas simplement au sens des historiens ; un moment constitutif et pas simplement une phase passagère. Il y a ces deux choses.

Comme phase passagère, la recherche se trouve dans un processus qui est constant donc qui a sens chez saint Jean.

En général le point de départ est le trouble. Le mot majeur pour dire le trouble, c'est taraxis qui est employé trois fois pour Jésus lui-même quand il est aux portes de sa propre mort, et une fois pour ses disciples dans l'ouverture du chapitre 14 : « Que votre cœur ne demeure pas en turbulence », car ce qui est en question ici c'est la question « Où vas-tu ? », l'annonce de la mort. Le trouble est un des noms du manque. Ça dit peut-être ici le manque essentiel, le manque fondamental.

Je dirais qu'il y a quatre moments dans le processus :
– au départ il y a le trouble,
– le trouble met en mouvement une recherche ; la recherche (zêtêsis) en elle-même désigne quelque chose qui n'est pas d'abord une question, mais une posture, une attitude, un comportement – comportement qui est du reste commandé par un manque. 
– cette recherche (zêtêsis) s'élabore en question (érôtaô, je questionne) ;
– et cette question s'accomplit en prière c'est-à-dire en demande adressée. Autrement dit, la résolution de la question est prière (aitêsis), demande adressée, c'est-à-dire que la réponse à la question n'éteint pas tous les éléments de la question, mais elle lui donne d'être orientée vers, adressée à.

 Le rapport du trouver et du chercher n'est pas simplement un premier moment suivi d'un deuxième moment qui éteint le premier. Il y a un mot célèbre de Pascal à ce sujet mais il n'est que l'écho d'une très longue tradition de méditation sur ce qu'il en est de chercher et de trouver. Et la prière est justement l'attestation de ce que je trouve, à savoir que je n'ai pas maîtrise sur ce que je cherche, car ce que je cherche est de l'ordre de ce qui se donne et non pas de l'ordre de ce qui se prend, pour revenir à une problématique initiale dans notre première lecture.

L'espace du don et l'espace de la prise.

Pour dire d'un mot, il se dessine ici comme deux espaces : l'espace du don et l'espace de la prise. Je vais situer cela comme la chose la plus essentielle et la plus structurante de tout l'Évangile : toute parole est réponse à une question, à une question dite ou non dite. Il est très intéressant d'aller chercher la question non dite qui sous-tend une parole.

L'Évangile est une parole, elle est sous-tendue par une question. Quelle est cette question ? C'est la question « Qui règne ? » Dans quelle région régie suis-je, dans quel espace, dans le royaume (ou le règne) de quoi (ou de qui) ? Et il y a deux règnes : le règne du prince de ce monde qui est prince de la mort et du meurtre ; et le royaume de Dieu qui est annoncé, qui vient et qui ne cesse de venir ; il vient alors que la figure de ce monde passe, elle ne cesse de passer. Et la parole de l'Évangile ne dit qu'un mot : « Jésus est ressuscité », ce qui signifie : la région de la mort est traversée et voici que s'avance la région (ou le régime ou le royaume) de la vie et de l'agapê.

C'est dans la méditation de ce que dit le mot essentiel de l'Évangile « Jésus est ressuscité » que cet événement ou cette annonce de l'événement répond à la question « Qui règne ? ». Car le mot Évangile dit les deux choses, il dit l'annonce de l'événement et l'événement annoncé ; il faudrait méditer sur l'identité de ces deux sens du mot Évangile. Et ceci n'est pas inouï parce que ça nous place justement dans une problématique très connue du monde contemporain de Jésus. Dans le monde juif, le mot olam désigne un monde, peut signifier l'éternité, peut désigner un temps ; il a une signification qui inclut du temps et de l'espace, donc d'une région régie et dont le règne initial se maintient au cours du temps. Le mot aïôn dit cela en grec et le mot olam en hébreu.

Or la pensée juive connaît la différence de ce monde-ci (olam hazeh) et du monde qui vient (olam habah). L'annonce du royaume c'est la même chose que l'annonce de la Résurrection, donc de la défaite de la mort, défaite du prince de la région régie par la mort. D'une certaine manière c'est le site dans lequel tous les mots de l'Évangile prennent leur sens. C'est la recherche (zêtêsis) à quoi l'Évangile correspond et donc, d'une certaine manière, répond.

Chercher, être en chemin.

J'ai précédemment fait tout un développement à propos du mot zêtêsis (recherche) : son sens, ses lieux, sa fonction. Dans notre texte chercher équivaut à être en chemin ; c'est pourquoi "marcher avec" le long du chemin est très important. Quand Jésus dit « Je suis le chemin et la vérité » il ne dit pas simplement « je suis le chemin pour aller à la vérité », il dit que chemin et vérité disent la même chose, c'est-à-dire que notre mode d'être à la vérité, c'est d'être en chemin. Ceci est attesté par les formules d'hendiadys, mot technique pour dire la figure de style qui dit une seule chose en deux mots : hén (un seul) dia (à travers) dis (deux). Quand il dit « Je suis le chemin et la vérité », il dit une seule chose. « Adorer en esprit et vérité » ce n'est pas deux choses ; « plein de grâce et vérité », deux dénominations pour une chose.

Nous récoltons en passant un certain nombre de principes de lecture de Jean. Vous les avez peut-être entendus cent fois. Néanmoins c'est la fréquentation des choses essentielles qui importe, et de les retrouver au détour d'un chemin qui, apparemment, ne les postulait pas permet qu'elles revivent à chaque fois dans notre mode de lire.

 

IV) La réponse de Jésus. Versets 26 à 29

 

Je vais aller assez rapidement parce que ce qui suit, comme je l'ai dit, est la réponse de Jésus.

 « 26Jésus leur répondit : Amen, amen, je vous dis, vous me cherchezil relance donc ce mot de zêtêsis, mais suit une interprétation critique de cette recherche. Le mot de recherche peut couvrir des attitudes fondamentales très différentes. Nous avons déjà distingué la recherche pour prendre et la recherche pour recevoir – vous me cherchez non pas parce que vous avez vu des signes voilà le mot de signe qui est à nouveau énoncé ici, c'est un mot qui va nous retenir car il jouera un grand rôle dans la suite du texte. Nous aurons à apprendre que l'attitude de Jean à propos du mot de signe est ambiguë de façon signifiante : il y a un sens positif du mot de signe et un sens négatif. Ici, parce que la recherche des signes est opposée à autre chose de plus négatif, le signe serait pris en bonne part. D'une certaine façon il critique que leur recherche ne soit pas parce qu'ils ont vu des signes – mais parce que vous avez mangé des pains et que vous êtes rassasiés (repus). »Ensuite nous verrons qu'ils vont demander des signes, et que Jésus critiquera cette demande de signe ; le mot signe sera alors pris en mauvaise part. C'est tout à fait normal qu'un mot aussi intercalaire, entre autre, soit ambigu de sens et de fonction.

 « 27N'œuvrez pas la nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure (ménousan) en vie éternelle, que le Fils de l'Homme vous donnera »Voici que s'avancent des mots majeurs. Nous avons relevé le mot de signe, voici  l'expression « vie éternelle » qui ouvrira le chapitre du Pain de la vie. Chez Jean, vie tout court et vie éternelle, c'est la même chose. Retenez bien cela : Jean appelle "vie" la vie éternelle. Mais vie éternelle est quand même une très mauvaise expression parce que notre conception de l'éternité dans tous ses modes est déficiente. C'est une vie éonique, de l'aïôn, de l'âge qui est en train de venir. La vie éternelle n'est pas le prolongement de ce que nous appelons la vie, ce n'est pas l'intemporel qui serait la simple négation de la temporalité. Ce n'est pas une vie après la vie, c'est aussi maintenant. Nous aurons un bienheureux souci avec ce mot de vie. On ne devrait presque pas dire vie éternelle tellement le mot est compromis négativement dans le discours à cause de la faiblesse de notre réflexion sur le temps dans son rapport à l'éternité.

Ici c'est ouvert par la distinction entre une vie corruptible et une vie qui demeure. Le mot ménousan, c'est le verbe méneïn (demeurer) qui est un maître mot chez Jean. On arrive à apercevoir quelque chose de ce que veut dire Dieu chez Jean quand on perçoit l'identité des deux verbes majeurs : demeurer et venir. Ces deux verbes sont identiques, ils disent le même. Ils sont deux aspects, ils s'empruntent mutuellement leur nécessité. Et l'unité secrète entre demeurer et venir est probablement le verbe le plus important chez Jean, le verbe donner. Il y a un parcours à faire ici qui n'est même pas esquissé pour l'instant.

« La vie éternelle que le Fils de l'Homme vous donnera… ». Nous avons là les deux mots majeurs après le mot de signe : vie et donner. Ils sont dans ce paragraphe qui introduit le discours. Le Christ se dit ici dans la désignation du Fils de l'Homme sur laquelle on pourra revenir. On pourra parler des multiples dénominations du Christ.

► La nourriture c'est la parole ?

J-M M : « La nourriture qui demeure en vie éternelle. » Pour nous la nourriture est un moyen pour garder la vie. Or ce dont il s'agit ici n'est pas un moyen mais pourrait presque être un nom de la même chose que la vie. Nous voyons cela en ce que le Christ dit : « Je suis la vie », et de même dit : « Je suis le pain », c'est-à-dire que la vie est toujours pensée dans son relationnel d'entretien.

Que veut dire "œuvrer la nourriture" ? Souvent on traduit "travailler pour une nourriture", ce qui est plausible, mais puisque nous travaillons sur ce texte-là (ce n'est pas un texte à proclamer) en essayant de nous approcher de la difficulté même du texte, j'ai gardé l'expression « Œuvrer […] la nourriture qui demeure en vie éternelle. » On me dit : c'est la parole. Qu'est-ce qui nous permet d'entendre cela ?

Nous avons une sorte d'indication ici, car le thème du "pain de la vie" a des sources dans l'Écriture. Il y a en effet une référence à l'invitation de la Sagesse : c'est la Sophia (la Sagesse) qui invite à venir manger le pain, le vrai, pas celui qui périt. C'est en rapport avec de nombreuses traditions sapientielles dans lesquelles la Sagesse est comparée à l'or, à l'argent, mais aussi au sel qui donne le pain qui n'est pas le pain (j'allais dire le pain ordinaire, mais l'expression ne serait pas bonne).

J'ai dit : c'est la Sagesse. La Sagesse c'est également le Logos (la Parole). Quand Jean commence en disant : « Dans l'arkhê était la Parole » il a une structure de pensée qui est une pensée sapientielle : « Le Seigneur m'a constituée comme arkhê, dit la Sagesse, arkhê de ses chemins vers ses œuvres » ; arkhê, principe, tête. Donc nous avons ici tout un contexte.[3]

Par ailleurs il y a « la nourriture périssable (corruptible) ». Corruption ici est un mot important parce qu'il désigne la condition mortelle de l'homme, et que l'autre condition est un nom de la Résurrection. Donc nous n'avons pas ici une différence de l'intelligible et du sensible, mais une différence entre un monde qui est régi par la mort, la corruption, et "un monde qui vient" qui est régi par la vie, la Résurrection. C'est dans ce contexte-là qu'il faut laisser tinter chacun de ces mots.

► Est-ce que la nourriture qui périt, ce n'est pas aussi le mode hébraïque de la manne ?

J-M M : Attends, nous n'en sommes pas là, la manne va venir après. Mais c'est intéressant de le noter. Nous avons une source qui est une méditation sur le thème de la manne. Et nous avons une source sapientielle ; quand nous lisons bonnement, nous ne sommes pas tentés de faire référence à cette source et pourtant elle est très importante. Et nous avons d'autres sources encore. C'est difficile d'être exhaustif, car si on fait résonner, il y a plusieurs registres qu'il ne faut pas mêler, et pourtant il faudrait tout tenir en mémoire.

 « Car c'est lui que le Père a scellé. » Sphragis (le sceau) est un mot qui aura une grande importance dans les premières communautés et dans la pensée des IIe et IIIe siècles, dans une perspective plutôt sacramentaire. C'est un mot rare chez Jean, il est assez inattendu ici. La suite du texte ne le reprend pas, ne donne pas d'indication pour l'entendre mieux. Je vous le signale comme un lieu symbolique très intéressant.

Le Fils de l'Homme fut "scellé" où donc ? Dans le mot « Faisons l'homme à notre image ». C'est Adam du chapitre 1er de la Genèse, qui n'est pas Adam des chapitres 2 et 3, car ce n'est pas le même.[4] C'est le " én mustériô (dans le secret) " de Paul : « Nous parlons une sagesse de Dieu [qui est] en secret (én mustériô), celle que Dieu a prédéterminée (proorisén) avant les éons (les âges) pour notre gloire[5] ». (1 Cor 2, 7) ; Ici c'est "scellé", fermé. Et le Fils de l'Homme est cet Adam du chapitre premier. Voici que maintenant ce sceau est brisé, que cette dimension de l'homme, de son élément, de son aliment, se dévoile en Jésus pour l'humanité.

« 28Ils lui dirent donc : "Que ferons-nous pour œuvrer les œuvres de Dieu ?" »Le mot d'œuvre a été introduit par Jésus lui-même dans l'acception assez complexe de « 27N'œuvrez pas la nourriture périssable. ».

 « 29Jésus répondit et leur dit : "C'est ceci l'œuvre de Dieu, que vous croyiez à celui qu'il a envoyé". » C'est une phrase à laquelle nous avons déjà fait allusion. Celui qu'il a envoyé et celui qu'il a marqué du sceau ont à voir l'un avec l'autre. En quoi est-il ainsi marqué de ce sceau ? Pourquoi croire en lui ? Parce qu'il est scellé pour cela, marqué pour cela. Comment l'œuvre peut-elle n'être rien d'autre que d'entendre ?

 

V) Deux références de notre texte

 

Référence à l'Eucharistie ?

► Que peut-on dire du lien entre la multiplication des pains et le repas eucharistique tel que raconté dans les Synoptiques ? On trouve des mots analogues : prendre, rendre grâce, distribuer. 

J-M M : Bien sûr ce chapitre a un rapport avec l'Eucharistie. Mais nous n'avons pas insisté sur les rapports avec ce que nous appelons l'Eucharistie parce que notre concept d'eucharistie n'est pas un bon chemin pour aller au texte. Au contraire, c'est l'entrée dans le texte qui doit nous éclairer sur une relecture de l'Eucharistie. Il est impensable que nous n'ayons pas l'occasion de parler du rapport de ce texte et de l'Eucharistie. Cela viendra nécessairement, mais en son temps. Il est très important que dès le début nous n'entendions pas le pain dont il est question ici comme désignant systématiquement le pain de notre Eucharistie (dont nous penserions savoir ce que c'est). Jésus prendra soin de dire d'abord que le pain, c'est lui, et pas simplement dans la dimension ou la présentation eucharistique de lui-même. Il faut entendre d'abord que le pain c'est la parole. Le rapport parole et pain se réfère à un rapport symbolisant qui est tout au long de l'Écriture. Ensuite il est en lien avec ce qui se trouve dans une pratique gestuelle qui a été dogmatisée légitimement comme l'un des sept sacrements, mais il ne faut pas partir de cette pratique. C'est au contraire de l'unité profonde de la signification de « Je suis le pain » que découleront des lumières nouvelles sur la parole de Dieu, sur l'Eucharistie, sur l'identité christique elle-même. Donc je sursois à cette question.

Ce qui est bien néanmoins, c'est de souligner, chemin faisant, que les paroles utilisées par exemple chez Marc sont « katéklasén tous artous (il rompit les pains) » (Mc 6, 41). Il s'agit bien de la fraction du pain qui est un des noms de l'Eucharistie. Le mot utilisé dans notre chapitre, c'est le terme même d' "eucharistier" (v. 11), mais l'Eucharistie ne désigne pas ce que nous appelons couramment l'Eucharistie. Ici eucharistie désigne une posture fondamentale ou une parole essentielle qui est un mode d'être au monde. Quand saint Paul dit : « En premier j'eucharistie à mon Dieu, par Jésus Christ, au sujet de vous tous, de ce que votre foi est proclamée dans tout le monde» (Rm 1, 8), cela ne veut pas dire : je célèbre la messe à votre intention !

Donc il y a des traces qui ont trait à ce que nous appelons couramment le sacrement de l'Eucharistie, mais il ne faut pas partir de là, c'est au contraire de l'Écriture que nous attendons que soit renouvelé ce qu'il en est de l'Eucharistie. Ce n'est pas notre point de départ ici, ce sera un point d'arrivée.

Références à des thèmes vétéro-testamentaires.

► Dans notre chapitre on a l'épisode de la multiplication des pains puis l'épisode de la traversée des eaux : est-ce qu'ils sont l'un après l'autre par souci chronologique ou est-ce qu'il y a un lien entre les deux ? Par exemple est-ce que la mention de la Pâque peut expliquer ce lien : en effet on peut voir que par ces deux épisodes notre texte fait à la fois référence à la manne et à la traversée de la mer rouge ?

J-M M : Sur cette question, un mot. Ce n'est pas une invention de Jean parce que nous avons dans les Synoptiques la même jonction. Chez Marc, chez Matthieu, chez Luc, l'épisode maritime suit immédiatement la première multiplication des pains. Donc Jean hérite de cela, ce n'est pas de sa propre composition. Est-ce qu'il faut chercher là une référence à l'Exode, c'est hautement probable. Nous verrons même que notre récit johannique est dans la remémoration de l'Exode – c'est clair pour la question de la manne – mais en outre c'est clair aussi parce que les foules ou les Judéens, dans leurs attitudes, sont des réminiscences des pères qui furent au désert, notamment la récrimination, le murmure, etc. Pour plusieurs indices nous sommes dans une mouvance pascale de traversée et de nourriture : la traversée de la mer rouge et les problèmes de faim et de soif parmi lesquels singulièrement la manne comme réponse de Dieu. Il y a là un fond référentiel qui se traduit parfois dans le vocabulaire, en tout cas dans les allusions, ce qui est un des modes d'être de l'Évangile par rapport à l'Écriture.

Ici la référence pascale est d'autant plus une référence que nous sommes dans une mouvance pascale. Mais il y en a d'autres. Par exemple : « Il y avait beaucoup d'herbe » (v. 10), c'est commode pour s'asseoir, mais c'est une autre référence, une référence aux pâturages où le berger conduit son troupeau pour le nourrir. Il y a donc ici des références qui seraient du côté du chapitre 10 de saint Jean sur le berger.

Donc bien avoir à l'esprit que nos textes du Nouveau Testament sont constamment référenciés du point de vue du vocabulaire ou de l'évocation d'épisodes, aux grandes figures ou à des thèmes vétéro-testamentaires, mais que la façon dont ils sont référenciés peut nous paraître étrange parce qu'elle ne respecte pas la lecture historique de l'Ancien Testament. Comme pour le talmud, comme pour la cabale, la lecture évangélique est une lecture aux éclats[6] : les textes ne sont pas lus dans leur continuité restituée par un historien. Mais un mot de psaume peut être éclairé par une mise en rapport immédiate avec un mot de la Genèse. Les testimonia sont faits ainsi. C'est un mode de lecture qui est commun au talmud, à la cabale, à l'Évangile, mais qui est à rebours des questions que pose un historien quand il lit ces textes de l'Ancien Testament.

Quelquefois les références sont elles-mêmes structurantes du texte. Pour vous donner un exemple, au chapitre 13, chapitre curieux où il s'agit de laver les pieds et où il s'agit d'un repas, qu'est-ce qui fait l'unité secrète de ce chapitre ? C'est une citation qui est au milieu : « Celui qui mange mon pain a levé contre moi le talon » (v. 18). La thématique du pied et la thématique de manger le pain : première partie / deuxième partie ; et la citation est au beau milieu. Vous avez ainsi un exemple où c'est étonnamment structurant.

Ces références, nous les avions aperçues l'an dernier en lisant le Prologue. Le Prologue est une méditation des trois premiers versets de la Genèse. Le verset 14 par lequel nous avions commencé : « Et le Verbe fut chair, il a habité parmi nous, nous avons contemplé sa gloire, gloire du fils Monogène plein de grâce et vérité » est le lieu essentiel à partir de quoi parle le Prologue et vers quoi il va. Habiter a une signification biblique, chair aussi, Monogène aussi (c'est Isaac), emplir et habiter sont des verbes du Pneuma donc de la gloire. Tout cela n'est audible que si on peut établir des références au niveau du vocabulaire. Il y a différents niveaux de référence, mais il n'y a pas de texte du Nouveau Testament qui tienne sans l'un quelconque de ces modes de référence.



[1] Vestigium, ii, n. : plante du pied, empreinte de pas ; trace ; vestige (dictionnaire Gaffiot).

[2] Ce codex  était le cadeau d’anniversaire que l'on destinait au psychanalyste Carl-Gustav Jung. Il comprenait : Prière de Paul, Épître apocryphe de Jacques, Évangile de la Vérité, Traité sur la résurrection, Traité Tripartite.

[3] Références de l'A T sur la Sagesse : Pv 8, 22-31 (c'est la Sagesse qui parle) «1YHWH m'a faite sienne, principe (archê) de ses voies, en vue de ses œuvres […] Quand il fixa les cieux, j'étais là, moi […]Et j'étais près de lui toute petite, et j'étais son plaisir jour après jour, jouant devant lui tout le temps, jouant sur le sol de sa terre, mon plaisir étant avec les fils des hommes. » ; Pv 9,1-5 « … 5Venez, mangez de mon pain, buvez du vin que j'ai préparé. ». Manger et boire sont synonymes de l'instruction donnée par la Sagesse. Pv 9, 13-17 la Sagesse est opposée à la folie qui se place à la porte et invite ceux qui passent. Voir aussi Livre de la Sagesse 6-10 et Is 55, 1-3.

   Et en Siracide 24, la Sagesse, avant d'inviter ses disciples à se rassasier de ses produits, rappelle qu'elle était auprès de Dieu, qu'elle est descendue s'installer en Jacob et que son autorité est à Jérusalem. Baruch 3, 9 demande : « Qui monta au ciel pour la saisir et la faire descendre des nuées ? Qui passa la mer pour la faire découvrir ? », c'est le thème de la descente et de la montée de la Sagesse.

[4] « Les deux Adam, vous les trouvez en 1 Cor 15 : regardez bien comment ils sont caractérisés l'un et l'autre. L'un est céleste et l'autre terrestre, il est même boueux c'est-à-dire formé de la boue, de la poussière de la terre. Le premier Adam, pour Paul, c'est Adam terrestre, et le deuxième Adam, c'est le Christ qui est pourtant celui de Gn 1,» (J-M Martin, retraite sur le "Signe de croix" Nevers 2010).

[5] La Sagesse correspond au Christ. La traduction, calquée sur le grec, est de J-M Martin.

[6] Lire aux éclats est un livre de Marc-Alain Ouaknin.

 

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