Comment entendre le mot "tentation" dans l'Évangile et en particulier dans le "Notre Père" ?
Depuis décembre 2017, « Ne nous laisse pas entrer en tentation» est la nouvelle formulation de la demande du Notre Père, que les catholiques français sont invités à utiliser lors des célébrations liturgiques publiques, au lieu de « Ne nous soumets pas à la tentation», une traduction précédente n’est pas erronée d’un point de vue exégétique mais risque d’être mal comprise, comme si Dieu poussait l'homme sur la pente glissante du péché. Cette nouvelle formulation rejoint en partie ce que proposait en 2003-2004 Jean-Marie Martin : « Ne nous introduis pas dans la tentation », lorsqu'il invitait à entrer dans un discours qui n'est pas selon les présupposés d'expression qui sont les nôtres afin de voir la tentation comme la désignation d'un espace qui se substitue à la notion de sujet individuel. Il s'agit alors d'entendre la révoltion qui se dit dans l'Évangile sur ce qu'il en est de Dieu et de l'homme
C'est lors des rencontres à Saint-Bernard-de-Montparnasse que J-M. Martin a commenté longuement chaque demande du Notre Père. La transcription se trouve dans le tag NOTRE PÈRE. Voici un large extrait du Chapitre X. Ne nous introduis pas dans la tentation mais délivre-nous du mal.
Comment entendre le mot "tentation" dans l'Évangile ?
1) « Ne nous introduis pas dans la tentation »
Nous revenons au Notre Père avec l'intention de lire la dernière demande que nous avons traduite ainsi[1] : « Ne nous introduis pas dans la tentation, mais tire-nous du mauvais » (Mt 6,13), ce qui correspond à « Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal » du Notre Père de la liturgie[2]. Dans sa propre version du Notre Père, saint Luc, lui, ne mentionne pas la deuxième partie.
"Ne nous introduis pas dans la tentation", nous avons là une expression qui fait problème, comme si Dieu introduisait…
De plus, je suggère de considérer « ne nous introduis pas dans la tentation mais tire-nous du mauvais », de considérer cette apparemment double demande comme une seule, cela pour deux raisons. D'une part, de même que nous avions « laisse tomber nos dettes comme nous les avons laissées tomber à ceux qui nous doivent », nous avons un certain déploiement ici : « Ne nous introduis pas dans la tentation mais tire-nous du mauvais.» D'autre part, on sait le rapport qu'il y a entre la tentation et le "mauvais". En effet traditionnellement, le tentateur, c'est le mauvais qui a pour noms principaux le diable (le diviseur) et le Satan (l'adversaire), Matthieu développe singulièrement cela dans la scène de la triple tentation du Christ par le diabolos. Les deux parties de la demande ont donc l'air de tenir ensemble.
2) Dans la Bible, qui tente ?
Le mot de tentation est un mot qui est assez difficile à pénétrer par notre pensée pour le sens qu'il a dans l'ensemble de l'Écriture[3]. "Tentation", chez nous, dit quelque chose comme séduction, ce qui n'est pas exclu mais ce n'est sans doute pas le sens tout à fait premier.
Si on regarde ce mot dans la Bible, il y a des choses qui sont assez étranges.
En hébreu le verbe nissâ signifie "tenter", "éprouver", "mettre à l'épreuve". Le passage d'Ex 17, 7 rattache à ce verbe (dont il serait un participe) le mot Massa qui est un nom propre de ville : « Il appela ce lieu du nom de Massa et Mériba – Épreuve et Querelle – à cause de la querelle des fils d’Israël et parce qu’ils mirent YHWH à l’épreuve (ils le tentèrent) en disant : “YHWH est-il au milieu de nous, oui ou non ?” »
Qui tente dans l'Écriture ? Il y a diverses possibilités :
- Dieu tente l'homme dans le sens où il le met à l'épreuve[4],
- pour Job, c'est Satan qui tente l'homme avec la permission de Dieu[5],
- le diable usurpe ce pouvoir et tente l'homme[6],
- l'homme lui-même tente Dieu par exemple à propos de la nourriture[7],
- ou encore l'homme tente l'homme.
C'est donc très complexe[8]. Qu'est-ce que nous tirons de cela ? Eh bien qu'il faut penser la tentation non pas premièrement comme un acte entre autres dont il importerait en premier de chercher la cause. Nous, à la question « Qui tente ? » nous répondons par la cause efficiente. Non ! Le mot de tentation est un mot qui désigne un espace dans lequel ça tente, dans lequel il y a des rapports de force, il y a de l'épreuve … il faudrait trouver un meilleur mot encore.
3) Dans l'Évangile, penser la tentation en terme d'espace.
● Ce monde-ci / le monde qui vient : espace de jugement / espace de non-jugement.
Tout ceci est très loin de notre mode de pensée. Je rappelle que nous ne craignons pas d'essayer d'être hospitaliers pour le plus étranger qui soit. L'Évangile est plus étranger que n'importe quelle culture. Nous avons déjà vérifié cela à propos d'un autre mot qui est le mot de jugement. Qui juge ? Ça juge. Ça juge, c'est le nom de "ce monde", de même que "ça tente", "ça joue l'épreuve de force", c'est un nom de "ce monde".
Il y a d'une part ce monde-ci et d'autre part le monde qui vient (le royaume, le règne qui vient ou qui est en train de venir)[9]. La tentation caractérise ce monde-ci. De même le fait d'exiger la dette et non pas de la lever ou de la laisser tomber – les deux verbes se trouvent – est caractéristique d'un ordre qui est l'ordre établi. Le mot kosmos signifie aussi ordre, ho kosmos outos (ce monde-ci) est cet ordre dans lequel nativement nous sommes. En effet, il est dit, chez saint Jean : « Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde mais pour que, par lui, le monde soit sauf. Celui qui croit en lui (qui l'entend) ne vient pas en jugement – autrement dit, entendre la parole qui fait sortir de l'espace de jugement (l'espace dans lequel ça juge) fait que je ne suis pas dans le jugement : cela fait que je ne juge pas et du même coup que je ne suis pas jugé – Celui qui ne croit pas (qui n'entend pas) est jugé du fait de ne pas croire – c'est-à-dire qu'il reste dans l'espace de jugement natif » (Jn 3, 17-18)[10].
Cet espace de jugement est aussi l'espace du meurtre, l'espace de la mort, l'espace de la haine. C'est un espace régi par le principe de la mort et du meurtre, le Prince de ce monde qui, justement, est en opposition au Royaume. « Que ton royaume vienne » : nous trouvons à nouveau en écho une autre demande du Notre Père. Jugement, tentation, ce sont des traits caractéristiques à propos desquels la première tâche n'est pas de chercher qui est responsable.
● Penser la tentation sans rechercher de cause.
Chez nous, nous cherchons tout de suite la cause. Il y a longtemps que nous sommes construits comme cela. C'est ce qui, dans un certain champ, conditionne d'énormes progrès. L'habitation technologique, évidemment, est liée à cela. Mais c'est aussi sans doute ce qui, d'une certaine façon, ferme la porte à l'essentiel. Qu'est-ce que ce serait que d'essayer de penser sans recourir à la question de la cause et sans mettre en premier la question du fondement ? Cette proposition peut paraître très étrange, parce que, finalement, même Dieu, nous le pensons essentiellement comme cause efficiente : c'est celui qui a fait tout ça ! Or c'est loin d'être le sens premier et essentiel de ce que ce mot peut bien signifier. Ce dieu-là, c'est le dieu de Voltaire. Et cette production du dieu, grand responsable, grand ordinateur, grand programmateur de l'univers, c'est une fabrication de l'Occident, ce n'est pas dans l'Évangile. Vous me direz : Dieu est créateur. Eh bien non, pas en ce sens-là.
[Parenthèse. L'espace de marché comme espace de violence d'après Jn 2,13-22[11].]
4) D'autres visages de la tentation : défi, épreuve…
Comment avancer dans le chemin de l'éventuelle violence que représenterait le mot de tentation ? Il y a un mot que je proposerais volontiers, un mot qui, je pense, n'a pas donné lieu à examen pour les philosophies, c'est le terme de défi : la tentation est le défi.
Vous vous rappelez que, à propos de la levée de la dette, dans la demande précédente, nous avons dit que cela excluait à la fois le déni et le dépit. Le déni : je ne dois rien à personne, je ne suis pas en manque, je n'ai pas fauté, je ne suis pas pécheur. Or rien ne peut se produire si le déni persiste. Mais il y a aussi une façon d'être convaincu de son péché qui redouble le péché, c'est-à-dire que je reconnais le péché, mais je le perçois comme une accusation et cela se tourne chez moi en dépit. Il faut donc éviter le déni en reconnaissant le péché, mais il faut aussi éviter le dépit, autrement dit il ne faut pas le reconnaître de façon dépitée mais de façon hilare, joyeuse. Combien de fois ai-je dit que parler du péché était à nouveau un péché si ce n'était pas fait dans la lumière du pardon, c'est-à-dire dans une lumière qui ne laisse exister ni le déni ni le dépit, mais que cela puis être dans une lumière qui libère.
Le mot de péché a beaucoup d'importance, mais, c'est pareil, il faut l'entendre dans son lieu. Or les vicissitudes du mot de péché sont considérables. Donc, provisoirement, c'est un mot qu'il faut mettre entre parenthèse comme désignant un lieu que nous n'avons pas encore médité comme il faut ; ce mot dit quelque chose mais pas ce que nous entendons comme nous l'entendons.
Donc nous avions récusé le déni, récusé le dépit, et voici qu'il faut récuser le défi, ne serait-ce que parce que c'est joli à dire ! Cependant le défi est toujours violent, je pense. Le défi est une provocation. C'est un autre mot, "provocation", qui pourrait être pris dans un bon sens.
Un autre mot encore, qui peut être pris dans un bon sens, c'est le mot d'épreuve. La tentation est alors vue comme une façon d'éprouver quelqu'un pour qu'il rende le meilleur de lui-même. Une image du mot "épreuve" est celle du creuset où, par l'épreuve du feu, le minerai grossier est amené à devenir de l'or ou de l'argent[12] : c'est cette image qui est à l'arrière du mot "éprouver" en hébreu. C'est le même mot qui désigne la tentation et l'épreuve. Remarquez qu'il y a un défi sportif qui n'est pas fait non plus, théoriquement, pour tuer l'autre, mais pour que, de la bonne émulation naissent des forces. C'est le bon cas. Je ne pense pas que ça se vive très souvent ainsi, mais ça pourrait se penser de cette façon. Ce serait un défi émulateur.
5) Pourquoi Jésus tente-t-il Philippe (Jn 6, 5) ?
Donc défi, provocation, épreuve. Rappelez-vous, le mot de tentation a été employé chez Jean dans un contexte où c'est Jésus qui tente (ou éprouve) Philippe. C'est au début du chapitredu pain de la vie, il s'agit de la multiplication des pains. Contrairement aux Synoptiques dans lesquels ce sont les disciples qui posent la question : « Faut-il acheter des pains ? »[13], chez Jean, c'est Jésus qui prend l'initiative de dire à Philippe en voyant la foule : « D'où achèterons-nous des pains pour que ceux-ci mangent ? » (v. 5)mais Jean ajoute : « Il dit cela en le tentant (en l'éprouvant) ». L'éprouver, ça veut dire quoi ici ? Lui faire prendre conscience de ce qu'il a dans l'esprit, lui faire dire ce qu'il a dans l'esprit. Et très précisément, ce qu'il a dans l'esprit est à l'opposé de ce que tout le chapitre veut révéler, à savoir que le pain essentiel, ça ne s'achète pas.
Tout ce long chapitre est tenu par le verset central : « Et le pain que je donnerai, c'est moi-même pour la vie du monde » (v. 51): voilà une phrase majeure. La contestation ou la critique de l'achat des nourritures ou du pain est très précisément ici pour mettre en évidence le verbe "donner" qui est au cœur du chapitre, comme il est du reste au cœur du Notre Père[14] – « Donne-nous notre pain » – le pain, ça se donne.
Du reste, les disciples achètent d'après ce qui se passe avec la Samaritaine. En effet, Jésus se retrouve seul avec elle parce que « les disciples étaient allés en ville acheter des nourritures » (Jn 4, 8). Ils achètent. Donc c'est la révélation de ce que le don n'est pas de l'ordre de ce qui s'achète.
Ici, le verbe peirazein (tenter, éprouver) est employé par Jésus pour autant que lui ne peut tenter qu'en bonne part, et ce tenter signifie révéler. De même qu'il révélait la violence sourde qui existait dans le marché du Temple en Jn 2, il révèle ici la pensée inadéquate que le disciple a dans l'esprit par rapport au pain. Il lui fait éprouver le manque qui est en lui. Je crois qu'on peut dire cela ainsi.
5) Libère-nous du mal ou du Mauvais ? Qui est-il ?
Vous me direz : vous parlez souvent du "Prince de ce monde", il y a donc un prince, il est bien le fondement, le principe de l'univers. En est-il la cause ? Et puis quelle est sa nature ? Qui c'est, le Satan ? D'ailleurs on a du mal à traduire ponêros : libère-nous du mal ou du Mauvais ? Nous allons revenir là-dessus. C'est un point très essentiel où une autre de nos ornières de lecture se trouvera de nouveau mise à mal.
Pour le dire déjà de façon anticipée, quand le mot Mauvais (ou mal) est prononcé chez nous, il désigne ou bien une idée abstraite, ou bien un étant ou une personne qui est donc soit sur mode d'une chose, soit sur mode des hommes. Or, ce qui est en question ici dans le ponêros (le mal ou le mauvais), c'est qu'il n'est ni une abstraction, ni un vivant sur le mode des vivants que nous connaissons.
Qu'en est-il de cet être ? Nous connaissons ses titres : diabolos (disperseur), Satan (accusateur), pseudos (falsificateur). Il est le Prince, c'est bien ça ! J'ai dit que pour nous c'est ou un abstrait, ou une personne vivante, nous n'avons pas le choix, nous ne connaissons que des choses abstraites ou des personnes vivantes. Il faut mettre là ou là. C'est pourquoi j'ai dit qu'il était le principe ou le prince :
- le principe si je le désigne comme abstrait (comme explication abstraite),
- et le prince si je le désigne comme un individu.
De même on le désigne comme le mal ou le Mauvais. Or, ni l'un ni l'autre sans doute.
Mais pour une raison tout à fait inverse, une question de ce genre devrait se poser pour Dieu : Dieu est-il un étant comme les étants – est-ce que le verbe être lui convient au participe présent – ou est-ce une idée ? Ni l'un, ni l'autre, a fortiori, pour une raison inverse. C'est là quelque chose pour quoi nous n'avons pas de lieu d'accueil dans les configurations, les structurations de notre pensée native. Là, il y a un travail à faire !
Là, j'ai anticipé, bien sûr ! Il y a très longtemps que je sens quelque chose comme cela et je suis content de l'avoir dit ainsi aujourd'hui. Peut-être que ça ne donne pas beaucoup positivement mais ça écarte des méprises. Peut-être qu'écarter des méprises, c'est souvent frayer un chemin vers un insu, un insu pour lequel il y a du chemin.
6) La question de savoir "qui tente" est-elle bonne ?
Nous avons vu que le plus souvent, le mot de tentation va du côté de ce que j'ai proposé d'appeler le défi, autrement dit pas simplement au sens de la séduction que ce mot évoque chez nous, mais avec la connotation d'une certaine violence. Et dans ce cas-là, dans nos Écritures, le sujet qui tente peut être :
- Dieu, Jésus,
- le Satan, le Mauvais – il y a une référence à cela dans la demande du Notre Père –
- ou encore l'homme puisque l'homme tente Dieu[15]. C'est indiqué en négatif dans « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Il y a enfin la fameuse journée de la tentation à Massa dont le nom signifie "tentation", il en est fait référence dans les psaumes : « Ne durcissez pas votre cœur comme à Mériba, comme au jour de Massa dans le désert » (Ps 95, 8).
Dans le cas de la demande « Ne nous introduis pas dans la tentation, mais tire-nous du mauvais », nous avons un sens sans doute négatif du mot "tenter", puisqu'il s'agit d'en être tiré, et néanmoins cela nous conduirait du côté où c'est Dieu qui tente. Et cela ouvre une autre question : est-ce que savoir qui tente est la première question pertinente ? Autrement dit, savoir si c'est Dieu, le Satan ou l'homme qui tente, est-ce la bonne question ? Ou est-ce que la tentation ne désigne pas une situation dans laquelle se trouvent pris plusieurs sujets ? Peut-être que ma formule n'est pas très claire.
Là où j'invite à aller est assez difficile parce que ça met en cause l'une des questions qui est fondamentale dans notre mode de questionner, dans notre façon de penser, c'est la question de la cause : Qui est la cause de la tentation ? Peut-être qu'il faudrait éluder[16] cette question, pas par principe mais en voyant pourquoi. Je donnerai plusieurs exemples et même, avant les exemples, j'indiquerai une référence au chapitre 9 de Jean où est posée la question de la cause et où elle est explicitement éludée par Jésus. Il faudra que nous voyions ensuite ce que cela signifie.
7) Sujet avec des attributs / espace avec des caractérisations.
Pour essayer d'entendre mieux la question de la tentation, je vous donne une indication. Il faudrait essayer de nous déshabituer de penser l'individu comme sujet.
C'est une chose très curieuse que nous égalions la question du moi et la question du sujet. La question du sujet est en plus une question très complexe parce que le mot de sujet correspond au mot de substance, explicitement puisque : « persona est rationalis naturae individua substantia (la personne estune substance individuelle de nature rationnelle) ». C'est la définition de la personne au Moyen-âge. La personne est donc définie comme une substance, donc comme ce qui supporte des attributs, c'est ce qui est sujet d'attributs, et là, nous sommes dans le sujet grammatical[17]. D'où l'idée, cette fois tout à fait pertinente, d'un "sujet d'attribution" : le sujet est ce qui est posé comme base, comme ce qui porte la totalité, et on peut lui attribuer des choses, soit de façon essentielle, soit de façon accidentelle[18] etc.
Il me semble que l'écriture de Jean, et de tout le Nouveau Testament, a aussi besoin d'un appui, d'une butée. Seulement, la butée, ce n'est pas véritablement un individu. La butée, c'est un des deux espaces qui sont en litige. Il y a la grande question : « Qui règne ? » et il y a donc deux réponses, deux espaces : il y a ho kosmos outos (ce monde-ci) dans lequel nous sommes, et c'est à lui qu'on réfère un certain nombre de qualités, de caractéristiques, et il y a un autre espace qui est le monde qui vient. C'est une problématique hébraïque très classique à l'époque que la distinction entre olam ha-zeh (ce monde-ci) et olam ha-bah (le monde qui vient).
Ce sont deux régions et deux régions régies, ayant leur tonalité, leur tension propre… tout ce qui peut caractériser un lieu : il y a ce monde-ci qui a pour régissant "le Prince de ce monde", l'expression se trouve abondamment chez Jean, et il y a le Royaume qui vient avec le Christos, c'est-à-dire le roi-messie (le roi-oint) qui est une de ses dénominations. Tout le débat est entre ces deux protagonistes. Et la nouvelle qui constitue l'Évangile est une réponse à cette question « qui règne ?»[19] : Jésus est ressuscité, c'est-à-dire que la vie est plus forte que la mort, et l'agapê est plus forte que la haine et le meurtre, les mots vie, mort, agapê, haine… étant des mots génériques pour désigner ces régions.
Donc il faudrait nous habituer à avoir des caractérisations de région et ça nous conduira à voir la tentation comme la désignation d'un espace, un espace où règne le défi. Dans cette perspective, participent de cet espace le défiant et le défié. Et ceci rejoindrait une idée que j'ai énoncée depuis bien longtemps : le dieu que l'on a est comme l'être-à-dieu que l'on est. Cette suggestion se vérifierait dans d'autres exemples. Ça paraît un peu compliqué, mais il s'agit ici d'entrer dans un discours qui n'est pas selon les présupposés d'expression qui sont les nôtres.
En guise de conclusion.
Le chemin que nous venons de faire passait premièrement par la notion d'espace qui se substitue à la notion de sujet individuel pour la structure du discours, et deuxièmement par la caractérisation de l'espace christique comme espace du don par opposition à l'espace de défi, à l'espace de tentation, à l'espace de jugement, à l'espace de marché.
[1] Voir le chapitre I des rencontres sur le Notre Père : « La tentation est un espace de conflit, un espace de rapport de force. C'est pourquoi je préfère traduire par « Ne nous introduis pas dans la tentation » parce que ça suscite l'idée d'espace, c'est le même verbe qui est utilisé dans « introduire dans le royaume », et dans le grec on a le mot eïs qui va dans ce sens. » (J-M Martin au I 1° d) Chapitre I. Le Notre Père de la liturgie, les versions de Matthieu et Luc
[2] La traduction de cette formule a fait couler beaucoup d'encre, pour le verbe principal (voir note précédente), mais aussi pour le mot péirasmos qui signifie tentation ou épreuve, et pour le mot ponéros qui peut être traduit par "mauvais" (ou "malin") et par "mal". Plusieurs traductions liturgiques existent : « Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal » (1966) dans la version dite œcuménique, « Ne nous induis pas en tentation mais délivre-nous du Malin » dans la liturgie officielle de l’Église réformée de France, « Ne nous laisse pas entrer dans l'épreuve mais délivre-nous du Malin » (2004), version adoptée par l'Assemblée des Évêques Orthodoxes de France…
[3] Le mot grec peirasmos traduit ici par "tentation" signifie "tentation" ou "épreuve". Il y a un autre mot dokimos qui a seulement le sens de "éprouvé" "testé", "examiné".
[4] Exemples « Et après ces choses Dieu mit à l'épreuve Abraham » (Gn 22, 1) ; « Souviens-toi de tout le chemin que YHWH ton Dieu, t'a fait faire pendant ces quarante années dans le désert, afin de t'humilier et de t'éprouver, pour savoir quelles étaient les dispositions de ton cœur et si tu garderais ou non ses commandements. » (Dt 8, 2) jusqu'au dernier mot de l'Écriture où il est dit « Dieu ne tente personne » (Jacques 1, 13).
[5] Le Satan faisait partie de la cour de Dieu. « Le jour advint où les fils de Dieu se rendaient à l’audience de YHWH. Le Satan vint aussi parmi eux. (…) 8Et YHWH lui demanda : « As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n’a pas son pareil sur terre. C’est un homme intègre et droit qui craint Dieu et s’écarte du mal. » 9Mais le Satan répliqua à YHWH : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? 10Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? Tu as béni ses entreprises, et ses troupeaux pullulent dans le pays. 11Mais veuille étendre ta main et touche à tout ce qu’il possède. Je parie qu’il te maudira en face ! » 12Alors YHWH dit au Satan: « Soit ! Tous ses biens sont en ton pouvoir. Évite seulement de porter la main sur lui. » (Job 1)
[6] « Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable » (Mt 4,1).
[7] « Ils tentèrent Dieu dans leur cœur en demandant de la nourriture pour leur gosier » (Ps 78, 18). Et d'ailleurs on connaît la phrase « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » qui a été reprise par le Christ lors des tentations au désert.
[8] « Tout ceci est complexe, et ce qui est intéressant c'est de voir que c'est complexe et d'expliquer pourquoi et comment, et quelle est l'ambiguïté. À travers cette histoire on a l'écho de multiples recherches pour savoir ce qu'il en est de la relation pensable entre l'homme et Dieu, ceci à partir de l'expérience humaine qui est une expérience native de rapport de force. » (J-M Martin, session de Nevers sur le Notre Père)
[9] Cf. "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.
[10] Ce texte est médité dans Jn 3, 12-18. Jugement et salut. Symbolique de la croix en jeu dans ce texte en référence à l'A. T. et Jn 3, 14-21. Le serpent d'airain. Jugement et sauvegarde. Où l'axe du jugement passe-t-il ?.
[11] Dans le chapitre X de transcription du Notre Père, ceci est rapidement traité, on peut le voir plus longuement dans Jn 2, 13-22 : vendeurs chassés du Temple, Jésus révélateur de violence cachée .
[12] « Mets-moi à l'essai, YHWH, mets-moi à l'épreuve, passe au feu mes reins et mon cœur » (Ps 26, 2) ; « Tu nous as éprouvés, Dieu, tu nous as passés au creuset, comme un creuset d'argent. » (Ps 66, 10)
[13] « Pour leur donner à manger, nous faudra-t-il acheter des pains pour deux cents deniers ? » (Mc 6, 37)
[15] « Parmi les premiers usages du verbe tenter on peut noter le fait que l'homme tente Dieu. Cela ne nous est pas du tout familier, et pourtant c'est essentiel. La première mention, qui se trouve dans l'épisode du désert, est justement l'épisode de la manne ou les hébreux tentent Dieu. Tenter Dieu est quelque chose comme le mettre au défi. Pourquoi est-ce que cela ne nous est pas familier ? Parce que nous ne croyons pas assez à Dieu pour que cela ait un sens pour nous de le défier. Je veux dire qu'aujourd'hui ça n'est pas crédible, or c'est quelque chose de très présent, tenter Dieu, et ce n'est pas toujours absolument négatif. C'est pour cela qu'il y a une continuelle ambiguïté. Par exemple quand le prophète Isaïe dit au roi Achaz : “Demande en ta faveur un signe à YHWH, ton Dieu…, Achaz répond : “Je ne demanderai rien, je ne tenterai pas YHWH ” (Is 7, 11-12). Or ça lui est reproché. Ceci est un exemple de situation avec le verbe tenter. » (J-M Martin, session de Nevers sur le Notre Père)
[16] Éluder une question c'est l'esquiver. Ici J-M Martin montre que c'est une mauvaise question qui ne peut être répondue.
[17] L’attribut est ce qu'on attribue, c'est-à-dire ce qu'on affirme d'une substance, par exemple « Jean-Marie est nivernais », et "Jean-Marie" est le sujet, même au niveau grammatical.
[18] Quand je dis que « Jean-Marie est mortel » il s'agit d'un attribut essentiel, et quand je dis que « Jean-Marie est vieux » il s'agit d'un attribut accidentel.
[19] « Il ne s'agit pas d'une transition entre le règne du jugement et celui du pardon :nous sommes dans le septième jour, caractérisé explicitement selon saint Jean en ceci « que la lumière déjà luit et la ténèbre est en train de partir ». Le septième jour, c’est ce qui va de la première humanité jusqu’à la fin de l’humanité. C'est le statut qui est le nôtre aujourd'hui. Ce n’est pas une troisième région, c’est le conflit inachevé entre la mort et la vie, conflit inachevé jusqu’à la fin du septième jour qui est eschatologique.» (J-M Martin)