NOTRE-PÈRE. Chapitre I. Le Notre Père de la liturgie, les versions de Matthieu et Luc
En 2003-2004, dans le cadre des soirées de l'Arbre à Saint-Bernard-de-Montparnasse, Jean-Marie Martin a fait une étude du Notre Père à la lumière de saint Jean, c'est-à-dire qu'il a recherché dans l'évangile de saint Jean des éclats ou des échos du Notre Père. Voici la transcription de la première rencontre.
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Chapitre I
Le "Notre Père" de la liturgie
Les versions de Matthieu et Luc
L'année dernière, nous étions dans l'écoute du thème de la prière, lui-même venu de l'interrogation sur le "je" et le "tu"[1]. Nous pensions que la parole ainsi adressée, la prière, était peut-être l'essence même de la parole. Ce n'est pas la même chose de parler sur Dieu et de parler à Dieu.
Qu'en est-il de parler à Dieu ? Nous nous étions interrogés sur ce point, et cela nous avait conduits vers des thèmes inattendus comme celui du nom de Dieu : prier dans le nom[2]. Au terme, une suggestion avait été faite d'examiner une prière fondamentale comme le Notre Père. Nous nous étions résolus à cela.
Le Notre Père ne se trouve pas dans l'évangile de Jean, il se trouve dans les évangiles de Matthieu et Luc, et c'est le Notre Père de Matthieu qui est la formule dont nous nous servons en Église. Notre proposition est d'entendre des échos, des traces ou des éclats johanniques de ce Notre Père… le Notre Père implicitement en saint Jean. Nous nous référerons donc au texte du Notre Père en nous demandant si les expressions employées sont susceptibles d'être éclairées par notre lecture johannique.
Cette démarche, d'une certaine façon, poursuit et conclut notre étude sur la prière. Elle aura aussi l'avantage de récapituler, c'est-à-dire rassembler et tenter de tenir ensemble un certain nombre de thèmes figurés par des mots que nous avons rencontrés au cours de nos lectures : Père, les cieux, le nom, la sanctification du nom, le règne ou le royaume, la volonté, le pain, le don, la dette ou le péché, le pardon, la tentation ou l'épreuve, le mal. Ces mots du Notre Père ont besoin, sans doute, d'être repensés. Nous avons eu occasion plus ou moins de toucher à ces différents mots, et c'est donc pour nous une bonne occasion de récapituler un certain nombre de choses.
I – Regards sur le "Notre Père" de la liturgie
Le Notre Père est une prière très usuelle, très usée aussi sans doute, et qui malheureusement ne nous paraît plus étrange. Nous allons essayer de la rendre étrange.
De toute façon, si nous avions à inventer une prière, nous n'inventerions pas celle-là. C'est pourtant la prière fondamentale. Elle est réputée, chez les chrétiens, être quotidienne. Elle est chantée à l'eucharistie du dimanche. Mais elle est apparemment, à mon sens, peu audible :
Notre Père qui es aux cieux,
que ton nom soit sanctifié,
que ton règne vienne,
que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation,
mais délivre-nous du Mal.[3]
Dans un premier moment, il serait bon d'essayer de dire comment nous sentons cette prière en faisant état de réactions spontanées[4]. En effet il y a sans doute là des expressions qui sont opaques, des expressions qui dans notre langue ne disent pas grand-chose ou peuvent même paraître rebutantes. On pourrait dire qu'aucun mot du Notre Père ne va de soi !
1) Quelques expressions du Notre Père.
a) Dieu Père ?
En quoi le mot "Père" fait-il difficulté ? La paternité a à voir avec le biologique, éminemment avec le psychologique, et même avec le notarial pour les successions. Cela couvre un certain nombre de champs. Bien sûr, préférentiellement, nous en entendons un. Par exemple, l'équivalent du mot biologique, mot qui n'est pas prononcé à l'époque, pouvait faire difficulté jadis pour entendre ce que veut dire Père, parce qu'il n'y a pas de vie au sens biologique en Dieu. Mais ce n'est peut-être pas ce point qui fait difficulté aujourd'hui, c'est plutôt le sens psychologique.
La question est importante parce que "Père" est le premier mot du Notre Père, et penser vers Dieu ainsi affublé du nom de Père, cela peut bloquer toute prière. Pourtant, le nom de Père attribué à Dieu figure abondamment dans l'Écriture. La question est donc la suivante : à partir d'où entendre le nom de Père ? Que faisons-nous aujourd'hui quand, systématiquement, nous l'entendons premièrement dans un registre psychologique ? C'est notre mode d'entendre. Il y a là une invitation à se demander si l'oreille préformée à la psychologie est une oreille apte à entendre, en tant que telle et sans bouleversement intérieur, la parole de l'Évangile en général, et le nom de Père en particulier.
Après le mot "Père", nous avons "les cieux" : « Notre Père qui es aux cieux…». Les premiers mots du Notre Père ne peuvent pas être entendus dans les registres dans lesquels ordinairement nous les entendons : "Père" parce que nous l'entendons au sens psychologique, et "cieux" parce que nous l'entendons naturellement au sens cosmologique.
Par ailleurs on retrouve "le ciel" à la fin du verset suivant, chez Matthieu : « …comme au ciel, ainsi sur terre ». Le rapport ciel-terre a-t-il une pertinence dans un langage cosmologique pour nous aujourd'hui ? Nous savons que non. Mais le savoir ne résout pas tout parce qu'il reste un imaginaire profond impliqué par l'idée des cieux. J'ai dit "un imaginaire", je n'ai pas dit "un symbolisme authentique", celui-là est parfaitement révolu. "Ciel et terre", ce n'est pas quelque chose qui soit intelligible pour nous, c'est une question[5].
c) Faire la volonté d'un Père tout-puissant ?
● Faire la volonté de Dieu ?
« Que ta volonté soit faite » fait difficulté car nous pensons cela dans un registre de conflit entre la volonté de Dieu et notre désir. Ou bien je récuse, ou bien, probablement, j'acquiesce à cela, ce qui donne une tonalité de résignation dépitée : « que ta volonté soit faite, de toute façon t'es le plus fort. » On peut souligner cela.
Pour l'instant je ne fais que ramasser, rassembler ce qui semble être une certaine quantité de griefs ou de questions.
● Dépendre du Père ?
► Pour moi cela est renforcé par d'autres mots : « ton règne », « donne-nous », un certain nombre de termes qui indiquent….
J-M M : Ils indiquent une dépendance, une soumission. Déjà, sous le mot "Père" lui-même, on met une image royale, une volonté de puissance qui fait problème. Cela me fait penser à une autre proposition de sujet qui avait été faite pour cette année[6] : la question de l'appartenance ou de la dépendance par rapport à Dieu et par rapport à l'Évangile. Ce sont des choses que nous serons amenés à toucher car je les considère comme très importantes.
Il m'est arrivé récemment en lisant saint Jean de dire que nous étions la propriété de Dieu. Alors, il faut qu'en plus il soit propriétaire, il ne suffisait pas déjà qu'il fût roi ! Le mot propriété induit quelque chose de ce genre. Que signifient ces termes, comment faut-il les entendre, ont-ils un sens ?
Par ailleurs, le mot d'appartenance que j'avais suggéré pourra revenir à propos de "notre"qu'on trouve plusieurs fois dans le Notre Père. Il y a une sorte d'appartenance commune : on appartient à quelque chose. Je pense ce point très important parce que, dans le domaine qu'on décore du nom de "religieux", le mot d'appartenance n'est pas un mot qui viendrait en premier aujourd'hui. Pour nous le religieux est la région dans laquelle il y a des opinions : on pense, on acquiesce. Et il y a des opinions diverses dans les différentes religions. Reconnaître une appartenance fondamentale, plus radicale que le jugement qu'on peut porter sur les différentes propositions ou les différents jugements au sens philosophique du terme, c'est-à-dire les différentes opinions pour parler le langage commun, c'est quelque chose qui aujourd'hui fait question. Est-ce que la foi se situe au niveau où on s'institue dans une attitude critique, critériologique par rapport à différentes opinions, ou à un niveau plus fondamental qu'une collection d'opinions ? C'est une chose qui me préoccupe en ce moment sous cette forme-là. C'est énoncé de façon provisoire mais l'enjeu est de taille.
d) Dieu nous tente-t-il ?
► On dit « Ne nous soumets pas à la tentation ». Faut-il entendre le mot "tenter" au sens d'éprouver ? Qui tente en fait ?
J-M M : Le mot éprouver peut être diversement accentué à la mesure où :
- il peut signifier le fait de faire passer le minerai par l'épreuve du feu pour lui faire rendre le meilleur de lui-même ;
- et il peut désigner l'épreuve (ou la tentation puisque c'est le même mot) qui a pour objet de faire tomber.
Qui tente ? On ne peut pas répondre de la même façon suivant l'accentuation du sens du mot. Dans le premier sens il est dit parfois que Dieu éprouve, dans le second sens ce n'est pas concevable.
Seulement, dans l'histoire biblique, la distinction que je fais ici n'a pas toujours été aussi claire. On a donc essayé progressivement d'atténuer la responsabilité de Dieu par rapport à l'épreuve ou à la tentation parce qu'on sentait bien que ce n'était pas convenable. Il y a donc eu un substitut ; dans un premier temps c'est le Satan qui est chargé de la mauvaise tâche de tenter, mais avec l'agrément de Dieu[7]. Et, dans un deuxième temps, c'est le Satan qui tente de son propre chef pour faire tomber contre Dieu. Là aussi il y a tout un chemin. Il faut donc voir à chaque fois dans quel contexte et à quel moment d'évolution du langage le terme est employé.
En second lieu, il faudrait nous habituer à penser l'épreuve autrement qu'à partir de la question « Qui tente ? », ce que nous venons pourtant de faire ; mais il faudrait éviter cette question parce que la tentation désigne un mode de relation et non pas une initiative de l'un des deux termes en relation : la tentation est un espace de conflit, un espace de rapport de force. C'est pourquoi je préfère traduire par « Ne nous introduis pas dans la tentation » parce que ça suscite l'idée d'espace, c'est le même verbe qui est utilisé dans « introduire dans le royaume », et dans le grec on a le mot eïs qui va dans ce sens[8] : être introduit dans, pénétrer dans.
En effet, si on est à Dieu sur le mode du rapport de force, on se fait naturellement un Dieu qui est d'abord sur le mode adverse, en rapport de force avec nous. Cela rejoint ce que je dis souvent : le Dieu que l'on a est comme l'être-à-Dieu que l'on est.
Je vais vous donner un exemple. Dieu a fait l'homme à son image, et Voltaire répond : « L'homme le lui a bien rendu » ce qui peut s'entendre en deux sens. Et en un sens il a raison !
Nous prétendons recevoir Dieu, mais le mode sur lequel nous le recevons est toujours déjà un mode qui le re-fabrique c'est-à-dire que nous en faisons une idée. Bien sûr nous ne pouvons pas penser sans nous faire une idée. Or si c'est nous qui faisons l'idée, cette idée est une idole, c'est le sens même de ce mot. Donc nous avons constamment à démolir notre idée de Dieu. Il n'y a aucun mot qui puisse enserrer Dieu d'une façon dernière et définitive. Les mots valent par le mode de les habiter. C'est la rectitude de notre mode d'habiter qui valide les mots. Tout au long de l'histoire, on n'a cessé de se faire des idées de Dieu, et il est très vrai qu'on ne peut pas faire autrement que de se faire des idoles de Dieu.
C'est pour cette raison que la seule façon valide de penser sur Dieu ou vers Dieu, c'est premièrement de s'en faire une idée et deuxièmement de rayer, de déchirer cette idée. Le premier geste est inévitable puisqu'on ne peut pas penser sans se faire une idée, mais il ne faut pas que nous nous mettions à adorer notre idée de Dieu, donc il faut avoir la capacité de la biffer.
Dans certains lieux nous avions étudié ceci à propos de l'écriture de Paul qui ne cesse de procéder ainsi : il dit et il rature[9]. Ce devrait être au cœur de nos démarches. Il ne faut donc pas s'arrêter à la première phrase de Paul, il faut suivre le mouvement de la pensée. Dans la théologie elle-même il y a toujours eu cette double répartition : une part qui parlait positivement et une autre part, négativement, dans ce qu'on appelait la théologie négative. Le malheur est d'avoir constitué l'une à part de l'autre, alors que l'affirmation et la négation sont deux moments imbriqués du même regard sur Dieu.
Ce que je dis ici sont des choses de principe mais, en même temps, c'est une incitation à rectifier certaines de nos attitudes, de nos certitudes par rapport aux choses de Dieu.
Donc la réponse à la question de la tentation ou de l'épreuve est complexe. Et je le redis, la formulation du Notre Père n'est pas quelque chose qui nous soit très familier.
2) Remarques plus générales.
a) Le Notre Père comme prière donnée par Jésus.
► Justement, j'ai souvent dit le Notre Père avec toutes ses opacités que j'acceptais dans la mesure où je savais que cette prière venait de la bouche du Christ : « quand vous priez, dites… »
J-M M : C'est une attitude pieusement prudente, et je trouve ça très bien. C'est même fondamental[10].
Votre intervention pose justement la question de l'appartenance dont j'ai déjà parlé : certains hésitent à déclarer leur appartenance au christianisme à cause des dogmes ou des doctrines tout en prenant le Christ comme référence. C'est spécialement important aujourd'hui parce que le sentiment d'appartenance à telle ou telle tradition religieuse est faible de façon générale.
► Moi j'ai appris que le Notre Père était une prière juive, et j'aurais beaucoup aimé voir les différences entre l'original hébreu et ce que nos frères juifs disaient à l'époque du Christ, ce que le Christ a apporté à ce qu'ils disaient.
J-M M : On sera naturellement amené à poser des questions de ce genre. De toute façon les mots fondamentaux sont des mots qui existaient déjà autrement dans un sens juif. Nous verrons s'il y a de l'ajout, s'il y a des modifications de sens, et si oui, pourquoi et comment.
► Spontanément dans ma prière je n'aurais jamais fait ce genre de demandes ! D'ailleurs il n'y a que des demandes, il n'y a pas de remerciement pour ce qui est déjà accompli.
J-M M : Le passage qui nous occupe ici est régi par l'idée de prière, et donc par l'idée de demande, par l'aspect du non encore accompli, alors que dans d'autres lieux on remercie pour ce qui est déjà accompli.
Il nous faut savoir qu'il n'y a pas de différence de "qualité", si on peut dire, entre la demande et l'action de grâces. Nous avons tendance à penser que l'action de grâces, c'est dire merci et c'est "en plus", tandis que demander ça peut être intéressé. Cette différence-là n'existe pas dans notre Nouveau Testament. Ce qu'il y a de commun entre la demande et l'action de grâces, c'est ce qu'il y a d'essentiel, à savoir être au don comme don. J'atteste que ce qui est en question est de l'ordre du don si je le demande ou si je rends grâce pour l'avoir reçu. D'ailleurs quelquefois le Christ, quand on s'attendrait à ce qu'il demande, il rend grâce. Ainsi, quand il demande la résurrection de Lazare, il dit : « Père je te rends grâce » (Jn 11, 41), or Lazare n'est pas encore ressuscité, et ça ne fait rien.
Les spirituels ont souvent insisté sur les différentes formes de prière, mais ce n'est pas ce qui est premier. Ce qui est premier c'est de découvrir que nous étudions ici une posture fondamentale qui n'a son sens qu'à la mesure où elle est l'attestation de la découverte de quelque chose qui ne se prend pas mais qui ne peut être que donné. La véritable demande est une attestation que je n'essaie pas par moi-même d'usurper ce qui est en question, donc j'atteste que c'est de l'ordre du don.
Or, nous le verrons dans la deuxième partie du Notre Père, le propre de l'Évangile est de déclarer, d'ouvrir, de mettre en clarté un espace qui se caractérise négativement comme n'étant pas l'espace du droit, de la revendication, de la prise violente, mais qui est proprement l'espace de la donation.
Le vocabulaire est un vocabulaire de la demande, il nous met en attente. C'est ce que saint Paul dit au chapitre 8 des Romains : « vous avez reçu un pneuma de filiation dans lequel nous crions : Abba! Père ! » (v. 15), et « nous-mêmes qui avons reçu les prémices du pneuma nous attendons encore » (d'après v. 23), et comme « nous ne savons pas prier comme il faut ni attendre suffisamment, c'est Dieu qui le fait : le pneuma lui-même sur-intervient par des gémissements inarticulés » (d'après v. 26) [11].
Une chose importante en cela, c'est que finalement la prière est quelque chose en nous qui n'est pas complètement de nous. Prier n'est pas seulement demander ce que nous savons vouloir. L'insu en nous demande plus que nous ne savons penser ou demander[12], c'est-à-dire que, dans cette perspective, la prière n'est jamais simplement l'expression d'un besoin individuel, mais elle est ressaisie dans une vection ou une demande du don qui nous précède et qui va plus loin que notre conscience ne va. Autrement dit, en interprétant la totalité du manque de l'humanité comme un gémissement inarticulé, on est conduit à penser que ceux qui ont entendu « Tu es mon fils » peuvent dire en clair « Notre Père », mais ce Notre Père est l'expression d'un mouvement qui est beaucoup plus fondamental, plus sourciel.
b) Absence de nombreux mots-repères dans le Notre Père.
► Ce qui est étrange, c'est qu'on dit « pardonne-nous nos offenses » et qu'il n'est pas question de péché.
J-M M : Nous verrons qu'il n'y a nulle part le mot "offense" dans les versions de Matthieu et Luc. Il y a en Matthieu la notion de "dette" qui a à voir avec le mot offense, et en Luc on a le mot même de "péché"[13]. C'est la version de Matthieu qui est à l'origine du Notre Père que nous avons en Église. Nous allons jeter tout à l'heure un regard sur la différence des deux versions.
Auparavant, je voudrais dire autre chose de très étrange, c'est que rien de ce que nous avons repéré comme mots essentiels pour dire l'Évangile ne s'y trouve : les mots Jésus, Fils de Dieu, Esprit Saint, eucharistie, Église, agapê ne s'y trouvent pas, le mot "résurrection" non plus, mot que j'aurais dû dire en premier. Comment se fait-il que ces mots-repères ne se trouvent pas dans cette prière aussi essentielle, aussi fondamentale ? Cela fait problème.
Mais nous verrons qu'en fait ces termes s'y trouvent d'une certaine manière. Cela nous amènera à poser la question : est-ce que le même peut n'être pas pareil ? C'est une question qu'on n'a pas fini d'élucider parce qu'on ne pense pas le même et l'autre, et la différence du pareil et du même. Or, ce serait une bonne chose pour le dialogue que de se demander si le même peut n'être pas pareil.
Par exemple, les différences que l'on peut trouver entre tel ou tel écrit du Nouveau Testament doivent-elles nécessairement s'expliquer par le fait que l'une serait antérieure à l'autre, ou bien par le fait que l'une est à visée missionnaire (donc cherche un compromis avec la culture), et que l'autre ne le serait pas ? Il n'est pas sûr que ce soient les bonnes distinctions.
II – Les versions du Notre Père chez Matthieu et Luc
Nous allons prendre un contact avec les textes de Matthieu et Luc en ayant l'oreille attentive à discerner les différences.
1) Le don de la prière en saint Matthieu.
Le Notre Père de Matthieu se trouve au chapitre 6, versets 9-13, comme je l'ai dit c'est celui qui a servi pour le Notre Père de la liturgie. Pour notre étude je vais vous donner une traduction assez littérale.
● Le problème de la traduction[14].
Nous avons vu que dans ce texte se trouve de nombreux mots qui sont, pour notre écoute spontanée, inaudibles. Et c'est peut-être encore moins compréhensible que vous ne le pensez ! La plupart des tentatives faites pour traduire le Notre Père sont souvent des tentatives d'adoucissement des formules[15], mais ceci n'est pas suffisant. C'est sans doute à la mesure où nous aurons entendu quelque chose que, sans doute, dans notre propre langue, un équivalent ou une approche pourra librement se proposer. Mais en même temps le texte du Notre Père tel que proposé par l'Église est hautement référentiel, et il ne faut pas y toucher. Je veux dire par là que je ne veux pas qu'on se serve de ma traduction à la messe. Il y a des mots référentiels qu'il ne faut pas supprimer, ils ont une fonction d'appartenance. La foi ne se limite pas à ce que nous en comprenons. Garder la distance entre la parole de Dieu et ce que nous en entendons est quelque chose d'essentiel, c'est déclarer que nous ne sommes pas devenus maîtres et possesseurs de la parole de Dieu. Mais, cela étant dit, il faut aussi que nous sachions dire ce que nous en entendons, en sachant que ce que nous en entendons n'est pas le tout de ce qui est dit.
Il n'y a personne qui puisse dire : « ça y'est, j'ai compris, c'est définitif, et ceux qui n'entendent pas la même chose que moi sont exclus ». Ça a à voir avec la difficulté que nous avons à proclamer un discours dont l'intelligence n'est pas immédiate. Il faudrait prendre le temps d'en parler plus que je ne le fais. Mais j'indique une réflexion qui dissuade de choses, au moins négativement pour l'instant : ça dissuade de supprimer le texte référentiel sous prétexte qu'il n'est pas audible ; et ça dissuade aussi de se borner simplement à le répéter sans tenter de faire en sorte qu'il suscite une libre parole à l'écoute que nous en avons. Ces deux choses doivent être tenues ensemble.
● Versets 5-8 : le contexte.
Chez Matthieu le Notre Père est inséré dans le Sermon sur la montagne. Il est précédé de conseils de Jésus sur comment prier. Après l'invitation à prier dans le secret, il y a l'invitation à n'être pas dans la polylogie, la logorrhrée des ethnikoï (des païens), c'est une parole qui veut être sobre, simple, celle-ci.
« 5Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 6Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père qui voit dans le secret te le rendra. 7Quand vous priez, ne bredouillez pas comme les païens : ils croient être exaucés à flots de paroles. 8Ne leur ressemblez donc pas : votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous lui demandiez. »
● Versets 9-13 : le "Notre Père" et sa doxologie.
« 9Vous donc, priez ainsi :
Notre Père, qui [es] dans les cieux,
Soit consacré ton nom.
10Vienne ton royaume.
Soit ta volonté comme dans le ciel ainsi sur terre.
11Notre pain substantiel donne-nous ce jour
12Et laisse tomber nos dettes
comme nous aussi nous avons laissé tomber à nos débiteurs,
13Et ne nous introduis pas dans la tentation (l'épreuve de force)
mais tire-nous du mauvais.[16] »
Un certain nombre de manuscrits comportent ensuite la phrase : « Car c'est à toi qu'appartiennent la basiléia (le règne) et la dunamis (la puissance) et la gloire pour les siècles des siècles. »[17] C'est le cas du texte du Notre Père cité dans la Didachê[18]. Mais dans l'édition critique Nestle-Aland du Nouveau Testament[19], cette phrase figure seulement dans l'apparat-critique[20].
Le texte continue : « 14Si donc vous laissez tomber pour les hommes leurs transgressions, le Père des cieux aussi les laissera tomber pour vous. Mais si vous ne laissez pas, le Père non plus. »
2) Le don de la prière en saint Luc.
Prenons maintenant le chapitre 11 de l'évangile de Luc[21].
« 1Et il advint, comme il était en un lieu à prier, quand il eut cessé, qu'un de ses disciples lui dit : “Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l'a appris à ses disciples.” »
Si on veut conjecturer la psychologie des disciples et le sens de leur question au sens anecdotique, on peut parler d'une certaine rivalité entre les disciples de Jean le Baptiste et les disciples de Jésus, on en trouve des traces ténues dans l'évangile de Jean. Mais nous pouvons prendre la question des disciples pour nous-mêmes aujourd'hui où « Apprends-nous à prier » ne veut pas dire simplement « Donne-nous une formule à réciter ».
Il y a une chose importante que je veux dire à propos de cette question des disciples, c'est que tout ce qui est très important commence par « Tu ne sais ». En effet rien n'advient sans la profonde prise de conscience d'une ignorance, d'un manque. Si je prétends savoir, je ne peux rien apprendre. Et ceci est un principe fondamental chez Jean : « Je suis venu vers ce monde pour un discernement, que les aveugles deviennent voyants et que les voyants deviennent aveugles » (Jn 9, 39), c'est-à-dire que ceux qui se savent aveugles peuvent recevoir la vision ; mais pour ceux qui se prétendent voyants, il est attesté purement et simplement qu'ils sont aveugles en fait.
Je le dis parce que, comme le dit Paul, « nous ne savons pas prier comme il faut » (Rm 8, 26). Et c'est saint Paul qui le dit, puisque dans le "nous", il y a aussi "je".
● Versets 2-4 : la prière.
« 2Il (Jésus) leur dit : “Lorsque vous priez, dites :
Père,
Soit consacré ton nom,
Vienne ton royaume[22].
3Notre pain substantiel donne-nous ce jour.
4Et laisse tomber nos péchés
car nous aussi nous laissons tomber à tout homme qui nous doit.
Et ne nous introduis pas dans la tentation. ” »
On voit tout de suite que ce texte est plus court que celui de Matthieu.
3) Qu'est-ce qui est parole de Jésus ?
a) Comment recevoir différentes versions d'un même passage ?
Le texte de Luc est plus court, ce qui pose la question : est-ce que Luc a supprimé des choses par rapport aux paroles que Jésus aurait dites ou est-ce que Matthieu en a ajouté ? ce qui ne dit rien sur la valeur et l'importance respective de ces textes. En effet, si, pour un historien, ce qui est le plus près du plus originel, donc de la bouche de celui qui dit, c'est le plus sûr, pour un lecteur de l'Évangile, ce qui est tout à fait sûr, c'est la totalité du texte parce que les commentaires ou les ajouts par rapport à ce que l'on peut supposer avoir été la parole du Christ ne sont pas le fait d'un individu qui librement commente : pour un croyant, cette écriture est intégralement parole de Dieu. Ce qui est parole de Dieu et parole de Jésus, c'est ce qui est écrit dans le texte, ce n'est pas ce que l'historien conjecture que Jésus aurait bien pu dire. Autrement dit, la perspective de l'historien est inopérante par rapport à une lecture de foi de ce texte.
Par exemple il y a plusieurs auteurs qui ont écrit l'évangile de Jean, et donc il y a plusieurs étapes dans l'élaboration du texte[23], et le texte le plus authentique est le dernier parce que les textes antérieurs sont réassumés, éventuellement retravaillés. Et ceci est vrai pour tout le Nouveau Testament. Autrement dit, là où l'historien finit son histoire, là commence la lecture du croyant. D'autant plus que c'est dit dans l'Écriture qu'il faut lire ainsi[24].
b) Lecture de l'historien et lecture du croyant.
C'est une question de méthodologie de lecture. Les deux lectures sont possibles, celle de l'historien et celle du croyant. Mais il faut prendre conscience de ce que l'on fait quand on le fait.
L'existence de la lecture croyante, au sens où je la dis, se justifie pleinement chez saint Jean : une des fonctions majeures qui est dévolue au Paraclet, c'est-à-dire à la venue du Christ dans sa dimension de résurrection, est de révéler aux apôtres la signification de tout ce qu'ils ont cru vivre ou vaguement vécu avec lui. C'est un thème fondamental. La plus authentique parole christique, c'est probablement celle que Jésus, humainement, n'a pas prononcée, ou en tout cas que les disciples n'ont pas entendue. Et il faut bien voir qu'ils ne l'ont pas entendu dans le moment de leur vivre historique avec le Christ, mais ils l'entendent à partir de la résurrection. C'est là un thème majeur qui a une conséquence méthodologique considérable pour la lecture.
Encore une fois je ne dis pas que quiconque doit être croyant. Je dis que si on lit en l'historien la méthodologie est celle-ci…. mais si on lit comme croyant, c'est-à-dire comme acquiesçant à ce qui est dit, et essentiellement à la méthodologie de lecture et d'écoute qui est impliquée en toutes lettres dans le texte, cela renverse la position du lecteur.
Ceci ne rend pas sans intérêt les hypothèses pour savoir ce qui a quelque chance d'avoir été dit par la bouche même de Jésus plutôt que révélé dans son Esprit de résurrection. On peut poser la question, mais la qualité de vérité apostolique n'est pas moindre, c'est-à-dire que l'interprétation apostolique n'est pas moins parole de Dieu que ce que le Christ a sorti de sa bouche. Autrement dit, le fait historique, le fait comme fait, n'est pas l'élément fondamental de l'Évangile. L'Évangile est "un fait lu", et la lecture est fondatrice du fait et non pas l'inverse. Nous vivons dans un préjugé d'historiographie. C'est notre mode natif d'être. On naît historien et psychologue quand on naît dans les années qui sont les nôtres. Si bien que même une remarque comme celle que je viens de faire a probablement du mal à ce qu'on y acquiesce, à ce qu'on la recueille.
4) Différences entre les deux versions du Notre Père.
Je disais qu'il faudra se demander ce qui est le plus fondamental dans les deux versions. Et le plus fondamental est peut-être ce qui avait le plus cours dans les premières communautés. Alors il y a peu de chances que Luc ait taillé dans ce qui est parole du Christ. En revanche, il est tout à fait pensable que Matthieu ait glosé le texte, d'autant plus que les gloses de Matthieu sont dans des termes qui ont de la familiarité avec le reste de son évangile.
Un simple exemple : ce qui est appelé "royaume de Dieu" dans d'autres passages chez Luc et Marc, est appelé "royaume des cieux" chez Matthieu[25]. Donc la mention des "cieux" a quelque chance d'être matthéenne.
Voyons donc les différences entre les deux textes.
Chez Luc, nous avons simplement : Père. Chez Matthieu : Père est précédé de Notre et suivi de qui es dans les cieux.
Ensuite, « Soit consacré ton nom» c'est la même chose dans les deux textes, et c'est ce qu'on traduit habituellement par « Que ton nom soit sanctifié », nous reviendrons sur la signification de ces mots. « Vienne ton royaume » : même chose.
Chez Matthieu on a ensuite une demande qui manque chez Luc : « Que ta volonté soit faite comme au ciel de même aussi sur terre » qui peut être un ajout matthéen d'autant plus que nous avons à nouveau la mention du ciel dans le rapport ciel-terre. Nous reviendrons là-dessus, mais je pense que la mention de la volonté prépare le verset suivant : « Donne-nous notre pain ». Cette liaison-là est tout à fait johannique. Je ne dis pas qu'elle est nécessaire dans la lecture de Matthieu, mais nous verrons que Jean fournit un éclairage pour la lecture du rapport des deux stiques.
Puis on a dans les deux textes : « Notre pain substantiel donne-nous… » Le pain est qualifié de épiousion, ousia étant la substance. Bien sûr le mot de substance a un sens très banal. Il s'agit d'un pain consistant, nourrissant, substantiel. Le mot "substance" a été saisi par les Pères de l'Église ensuite parce que c'est un mot de la philosophie.
La fin de cette demande est légèrement différente : « … donne-nous chaque jour (didou hêmin to kath’ hêméran) » pour Luc, et « … donne-nous ce jour (dos hēmin sêméron) » pour Matthieu. Cela peut paraître semblable sauf si on pense que ce jour n'est pas dans la quotidienneté mais que c'est "le jour", le jour eschatologique, le jour du Seigneur. Cela, nous allons le voir.
Puis on a « Laisse tomber nos péchés (aphes hêmin hêmôn tas hamartias)» chez Luc, et « laisse tomber nos dettes (aphes hêmin hêmôn ta ophéilêmata)» chez Matthieu. Quelle est la position du terme péché, quelle est la signification de la dette ? Chez Matthieu, au verset 14, on lit paraptômata (transgressions). Dans d'autres passages on trouve encore d'autres mots qu'on ne sait pas trop comment traduire : la faute, l'offense ? Le vocabulaire du péché est un vocabulaire très complexe qui nous occupera aussi.
Luc prononce le mot "péché", mais ajoute « car nous aussi nous laissons tomber – sous-entendu la dette – à tout homme qui nous a dû » (Lc) / « comme nous aussi nous laissons tomber à nos débiteurs » (Mt). Nous examinerons cela.
Enfin « Et ne nous introduis pas dans le péirasmon (dans la tentation)», c'est la même chose chez Luc et Matthieu, mais Luc s'arrête là alors que Matthieu ajoute : « mais tire-nous du mauvais (ou délivre-nous du mauvais) ». Nous prenons acte de cette différence.
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Remarque finale :
pourquoi lire saint Jean en premier ?
Notre but sera bien sûr d'entendre ces différents mots. Est-ce que les échos en saint Jean seraient susceptibles de nous introduire dans l'intelligence de ce qui nous fait maintenant difficulté ? Je le pense.
Quand je dis qu'il faut commencer par lire saint Jean sinon on ne comprend rien à Marc et à Luc, on prend cela pour une plaisanterie. C'en est une un peu, mais c'est profondément vrai. La plupart des mots énigmatiques, de type sapientiel qui se trouvent dans les synoptiques s'expliquent chez Jean, il a souci de les expliquer. On pense que Marc est simple, alors qu'il est beaucoup plus difficile que Jean. Jean est une bonne introduction à la lecture de Marc parce qu'il déploie un certain nombre de choses qui restent énigmatiques dans les synoptiques.
[1] Cf La transcription de La prière en saint Jean (tag LA PRIÈRE), la transcription du Je christique est à venir.
[2] Voir en particulier, dans la transcription de La Prière : 12ème rencontre : Première approche de la question du "nom" ; 14ème rencontre : dimension vocative du Nom ; rapports de "je", "tu" et "il". Le Nom du Père est le Fils..
[3] Il s'agit de la version utilisée depuis 1966. Avant 1966 on disait : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien (ou : de chaque jour), pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. »
[4] Cela a été fait en début de séance. Seule une partie des choses dites est retranscrite ici avec quelques ajouts venant de la session de Nevers sur le Notre Père.
[5] Sur le rapport Ciel-Terre voir sur le blog : La symbolique ciel-terre en Jn 1-3 et à la nativité (Lc 2), rapport avec la symbolique masculin-féminin (à partir de Jn 2) ; le cycle de conférences (tag CIEL-TERRE) ; Réflexions de F. Cheng faisant écho à J-M Martin : le ternaire Ciel-Terre-Homme et autres sujets.
[6] Lors des soirées animées par J-M Martin à Saint-Bernard-de-Montparnasse, un thème était choisi chaque année, certains thèmes duraient deux ans.
[7] C'est le cas dans le livre de Job. Tout ceci est à nouveau traité de façon plus explicite au chapitre X.
[8] « Kaï mê éisenégkêïs hêmâs eïs péirasmon »
[9] Par exemple « 18Ayant été libérés du péché, vous avez été asservis à l'ajustement (à la justification) – vous êtes sous le règne de l'ajustement – 19Je parle à l'humaine (J'emploie une comparaison humaine) en raison de la faiblesse de votre chair » (Rm 6).Paul nomme la servitude à l'égard de Dieu selon le principe qu'il n'y a pas un détachement qui ne soit un autre attachement, mais aussitôt après il rature ce qu'il vient de dire, et ce n'est pas histoire de corriger un peu. Il vient de parler d'une chose essentielle qui est l'Évangile : le passage du règne de la mort à la résurrection. Et puisque la chair est la région antithétique du Pneuma, quand il dit "je parle selon la chair", il ne se ravise pas petitement ; c'est très grave de parler apparemment non pas à partir de la région d'où il a à parler. Puis une fois que Paul s'est ravisé, il continue comme si de rien n'était et reprend son vocabulaire de servitude et de maîtrise. Cela signifie que nous n'avons pour parler des choses de la résurrection qu'un vocabulaire issu du monde de la mort et du meurtre. Tout notre vocabulaire est asservi à dire ce qu'il en est du statut asservi de l'homme. Il n'y a pas de mot pour dire la nouveauté christique. Donc je parle mais je rature. Il ne s'agit pas de choisir des mots un peu plus doux. L'Évangile ne peut se dire que d'un dire aussitôt raturé. Il n'y a pas de parole chrétienne sans cette dénégation d'elle-même qui travaille au cœur de ce qui est dit. Le vocabulaire, c'est le lieu premier qui doit être baptisé : mourir à son sens natif pour pouvoir res-susciter, pour être capable de dire la nouveauté christique. (Extrait d'un cours de J-M Martin à l'ICP)
[10] Lorsque le Notre Père est récité à la messe, le prêtre dit d'abord « Nous osons dire ».
[12] Allusion à ce que dit Paul Ep 3, 14, passage qui sera lu dans d'autres séances.
[13] Voir les différences entre les deux versions au II 4°.
[14] Lors de la rencontre à Saint-Bernard J-M Martin n'a traduit que Mt 6, 9-14 et Lc 11, 2-4 mais plusieurs fois il a fait allusion aux deux contextes qui sont très différents, c'est pourquoi ils figurent ici.
[15] Par exemple la nouvelle traduction de la liturgie faite en 2013, la formule du Notre Père de Mt 6 «Et ne nous soumets pas à la tentation» devient «Et ne nous laisse pas entrer en tentation », mais ce changement ne s'applique pas au Notre Père récité lors de la messe.
[16] L'original de Matthieu est en grec. : Pater hêmôn ho en toïs ouranoïs, hagiasthêtô to onoma sou, elthétô hê basiléia sou, genêthêthô to thélêma sou, hôs en ouranôï kaï epi tês gês, ton arton hêmôn ton épiousion dos hêmîn sêmeron· kaï aphes hêmîn ta ophéilêmata hêmôn, hôs kaï hêméîs aphiémen toïs ophéilétaïs hêmôn, kaï mê éisenégkêïs hêmâs eïs péirasmon, alla rhûsaï hêmâs apo toû ponêroû.
[17] Cette doxologie fut introduite dans l'évangile de Matthieu vers le IIIe siècle, probablement par un copiste. Les éditions modernes et contemporaines des évangiles l'ont supprimée. Les protestants se basaient sur des manuscrits grecs récents dans lesquels figuraient la doxologie, et ils la proclament comme faisant partie du Notre Père. Par contre, à la messe catholique, le prêtre développe la dernière demande en disant : « Délivre-nous de tout mal Seigneur et donne la paix à notre temps… »), et ce n'est que depuis la réforme de la liturgie des années 1970, que l'ensemble se conclut par la doxologie (« Car c'est à toi…»), récitée par le prêtre seul ou l'assemblée tout entière. Il semble que cet ajout soit un clin d'œil fait aux protestants.
[18] Le mot didachê signifie enseignement. La Didachê était destinée à l'enseignement des catéchumènes et elle était fort estimée des Anciens. On a retrouvé en 1873 un manuscrit datant de 1056. La Didachê daterait de la fin du 1er siècle ou du début du IIe siècle. C'est un des plus anciens documents de la littérature chrétienne.
[19] C'est le texte grec que J-M Martin a sous les yeux.
[20] Dans une édition scientifique d'un texte antérieur à l'imprimerie et dont l'original n'est disponible que sur manuscrits, l'apparat critique est l'ensemble des notes fournies par l'auteur de l'édition pour justifier les choix opérés entre les divers manuscrits qu'il a comparés pour établir le texte de son édition.
[21] Le passage précédant relate le dialogue de Jésus avec Marthe et Marie (fin de Lc 10). Après le Notre Père on a l'histoire de l'ami importun qui vient réclamer à une heure indue et à qui l'on donne, puis l’enseignement du Christ sur la nécessité de demander sans se lasser, sûr d'être exaucé par « le Père du ciel qui donne l'Esprit Saint à ceux qui le demandent » (Jn 11, 13).
[22] D'après l'apparat-critique on sait que les manuscrits 162 (1153) et 700 (XIe siècle), Maxime le confesseur (580-662), Grégoire de Nysse (IVe siècle) et Marcion (vers 85-160) d'après Tertullien, remplacent la seconde demande du Pater « Vienne ton royaume » par « Vienne ton Esprit Saint sur nous et qu'il nous purifie ».
[23] En général on considère qu'il y a une école johannique à l'origine du texte. J-M Martin précise que cette histoire d'antériorité s'applique aux différentes étapes d'un même passage d'évangile, mais ce n'est pas nécessairement vrai si on compare deux évangiles différents écrits à des moments différents.
[24] J-M Martin n'avait pas expliqué le pourquoi de ce qu'il vient de dire, car il avait été arrêté par une question qui n'est pas transcrite. Il explique juste après en parlant du Paraclet.
[25] Matthieu est le seul à utiliser l'expression "royaume des cieux".