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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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11 octobre 2017

SYMBOLIQUE Ch. IV : Eau, sang et pneuma (souffle, Esprit Saint…) en Jn 19,30-36 (à la croix) et Jn 20, 19-23 (à la résurrection)

Voici la suite de la session que Jean-Marie Martin a animée sur la symbolique des éléments (eau, sang et souffle). Après avoir répondu à diverses questions, Jean-Marie va lire deux textes :

– Jn 19, 30-36 où Jésus crucifié livre le pneuma (souffle, Esprit Saint…), et de son côté s'écoulent sang et eau.
– Jn 20, 19-23 où Jésus ressuscité montre ses plaies aux disciples réunis par la peur, et les insuffle en disant : “Recevez le Pneuma Hagion (Sacré)…”

 

Chapitre IV

 

Eau, sang et pneuma en Jn 19-20

 

 

Ma grand-mère maternelle, à la ferme, commençait à dire le matin : « Mon p'tit Jean, je vais te tracer ton ouvrage. » Je n'aimais pas trop la perspective, et cela m'empêchait d'apprécier la beauté du langage !  Tracer ton ouvrage, c'est ce que nous allons faire pour la journée, ou du moins proposer. J'aimerais, pour commencer, revenir sur des questions d'hier soir qui n'ont pas été honorées.

I – Réponses à des questions de la veille

a) La question des charismes et du Magistère dans l'Église.

Le Nouveau Testament fait une tentative première de distinction des fonctions dans l'Église. Elle n'est pas constante. On peut la lire dans 1 Cor 12, 28. Cette énumération est intéressante pour plusieurs raisons. D'abord elle a un certain poids parce que Paul prend soin de mettre ces catégories dans un ordre : « Ceux que Dieu a placé dans l'Église, dit-il, sont premièrement des apôtres, deuxièmement des prophètes, troisièmement des didascales », et ensuite il énumère d'autres fonctions. Si on met à part l'apôtre qui est le fondateur, nous avons : prophètes et didascales. J'ai peur que ces deux mots ne soient difficiles à entendre. Ils désignent des rangs ou des fonctions dans l'Église. C'est intéressant parce que prophètes et didascales sont des mots qui se retrouvent chez saint Jean, peut-être pas exactement avec le même sens. Il y a donc déjà des incertitudes initiales.

La fonction des prophètes est caractérisée par le mot paraklêsis : « Celui qui prophétise, parle aux hommes, en les édifiant, les parakalant (les consolant) » (1 Cor 14, 3). On peut traduire paraklêsis par parole assistante ou parole d'aide. C'est uneexpression qui est employée très fréquemment chez Paul. Dans les sept premiers versets du chapitre 1 de la deuxième aux Corinthiens, il y a une dizaine de fois le mot paraklêsis ou le verbe parakaleïn. Je vous signale que Paul est apôtre, enseigne, et à certains moments il dit : « Je paraklèse » (1 Co 4, 16).Quelle fonction fait-il à ce moment-là ? Il semble qu'il donne une parole de proximité ou d'adaptation à ses communautés. Chez saint Jean, il n'y a pas paraklêsis, mais il y a le Paraclet. Quelle est la caractéristique du Paraclet ? Pas exactement la fonction que lui donne Paul. On traduit paraclet par avocat ou consolateur. Il faut faire abstraction des variations de sens de ces mots pour entendre, comme point commun, l'idée d'une parole de défense, de présence,  une parole d'aide, d'accompagnement.

Le didascale, chez Jean, est une fonction importante, puisque l'évangile de Jean, c'est l'évangile du "disciple que Jésus aimait", c'est-à-dire du disciple par excellence. Nous sommes donc dans le couple maître/disciple, en grec didascale/mathêtês et en hébreu rabbi/talmid. Donc le mot de paraclet est utilisé dans cette structure-là chez saint Jean. J'aurais l'occasion cette année d'étudier soigneusement cette relation chez Jean, c'est le thème d'une session que j'ai à faire : le rapport maître/disciple, avec l'indication : être disciple/être libre : « Vous êtes véritablement mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (Jn 8, 31-32).

Où trouve-t-on l'équivalent de cela, et à quoi cela correspond-il dans le Nouveau Testament ? Je pense que ces répartitions n'ont pas été assez clairement maintenues. On peut penser que la didascalie, chez Paul, est plutôt l'enseignement référencié aux Écritures, c'est-à-dire la reprise de l'annonce première qui est le propre de l'apôtre, dans une méditation selon les Écritures, ce qu'il fait très souvent. Et il ne le fait pas quand il dit : « Je paraclèse ». Ces deux dimensions de didascalie et de paraclèse doivent être honorées dans l'Église, mais elles n'ont pas obligatoirement cette même répartition.

Où est l'origine d'une répartition qui, pour nous, a été importante, celle du Magistère ? Je pense que chez saint Paul on la trouve dans une certaine énumération, au septième ou huitième rang de l'énumération : « À un autre il est donné les discernements des esprits » (1 Cor 12, 10). Cela correspond à la fonction magistérielle qui est de discerner dans les productions spontanées de la pensée chrétienne pour les siècles ; discerner avec autorité, de façon autorisée et assistée (car les kharismata sont des dons), ce qui est de l'Esprit Saint, conforme à l'Écriture, qui est donc retenu, et ce qui n'est pas conforme, qui est de l'esprit de l'Antichristos comme dira saint Jean dans sa première lettre. Vous me direz que cela paraît bien modeste. Je crois en effet que le service de Magistère est quelque chose d'extrêmement modeste. Je crains même que ce soit plutôt le besoin de sécurité des fidèles à certaines époques qui ait contribué à majorer ce pouvoir, plus que l'ambition de ceux qui y sont (ils peuvent s'y laisser aller)[1].

Là, nous sommes dans un moment embryonnaire de notre Écriture. Celui qui a le discernement des esprits (la fidélité à la parole initiale), assisté de l'Esprit et autorisé (je ne dis pas autoritaire), celui-là n'est pas réglé par une autre fonction. C'est lui qui a le discernement, y compris le discernement de sa propre fonction. Or, historiquement, cette fonction s'est exercée en Occident et, progressivement, dans l'empire romain tout entier (des Gaules à Byzance), les évêques étant les héritiers des préfets. Elle s'est alors exprimée dans le langage du droit romain. L'existence du droit canonique n'est pas de la révélation chrétienne. C'est une grande différence avec Israël où la législation est de l'intérieur de l'Écriture, et avec l'Islam où la législation fait partie essentielle de l'Écriture.

L'Écriture chrétienne est essentiellement une contestation de la législation comme législation, du droit comme droit, d'où toute la problématique de Paul. Alors, comment se fait-il qu'il y ait du droit canonique dans l'Église ? Cette question peut tout à fait recevoir une réponse, mais il ne faut pas y répondre, c'est tout ! Si les réponses qui viennent avec les questions ne sont pas véritablement vécues, cela n'a pas de sens. Le langage qu'on choisit n'est pas neutre. Or, la lecture en langage de droit du charisme de discernement, c'est ce sur quoi nous vivons. Est-ce que cela devra toujours se faire dans l'Église ? Je réponds : non. Ce n'est ni évident, ni nécessaire. Il y aura toujours un charisme de discernement, il n'y aura pas nécessairement l'expression de ce charisme dans le langage du droit romain. Voilà qui remet les choses en place.

Ce qu'il faudrait ajouter sur la fonction magistérielle, c'est la méditation de la figure pétrine dans les Synoptiques. Seulement elle est complexe parce que tout de Pierre, comme tout des apôtres, n'est pas hérité par les successeurs. Ils n'héritent pas de la fondation par exemple.

b) Voir et croire ou bien  voir pour croire ?

Ce thème est lié au thème du signe : voir le signe pour croire. Chez saint Jean, vous avez deux catégories de textes qui ont l'air contradictoires. Vous avez un emploi positif du mot de signe, par exemple à la fin de Cana (Jn 2) : « 11Ce fut l'arkhê (la tête, le premier) des signes que fit Jésus ». Mais le plus souvent, Jean critique la demande de signe, par exemple après la multiplication des pains. Pourquoi ? Parce que la demande de signe se situe dans la problématique : "voir pour croire". Et la valorisation du signe réside dans le voir qui est croire, donc dans l'intelligence hendiadyque de ces deux mots. En effet voir et croire disent la même chose chez Jean, sauf dans la perspective où ils sont disjoints pour être ajustés selon une causalité ou une finalité : "voir pour croire". À l'aide de ce principe on distinguera très facilement les différents passages, et on verra qu'ils ne sont pas du tout contradictoires.

Jn 20, ThomasL'épisode de Thomas au chapitre 20 traite explicitement de cette question. Il faut savoir que, chez saint Jean, une figure (la figure de Thomas) est toujours mise en rapport avec une autre figure, parfois plusieurs. Il y a des figures, des types de foi : la figure pétrine, johannique, didymique (de Thomas)... « 29Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru » : c'est mis en rapport dans le même chapitre, avec le mode de foi propre à Jean. Vous l'avez commémoré l'autre jour en méditation : « 8Il vit, il crut. » Ceci est un hendiadys : voir et croire sont deux noms de la même chose. Du reste : il ne voit rien ! II voit le vide, l'absence. Et ce qui lui donne de lire l'absence, c'est précisément de croire. C'est son croire qui est voir. De plus, il est dit aussitôt après : « 9Ils ne savaient pas encore l'Écriture, selon laquelle il fallait qu'il (Jésus) ressuscite », c'est-à-dire que son voir est dans la lecture ou dans l'écoute surgissante de l'Écriture, ou selon l'Écriture.

Or, la requête de Thomas était de voir – ou plus précisément de toucher – pour croire. C'était même énoncé sur le mode d'un chantage : « Si je ne touche point, je ne croirai point » (d'après le v. 25). Ce chantage lui est pardonné. Ce qui lui est donné, c'est un toucher qui est un voir et un croire, puisque de cela surgit la proclamation : « (Tu es) mon Seigneur et mon Dieu » (titres majeurs). Tout le monde se plaît à penser que Thomas n'a pas touché : ce n'est pas dit. Moi, je pense plutôt qu'on est dans la donation. La raison en est simple : on est dans l'épisode du huitième jour, le jour octave, et, par rapport au premier jour où il y a un matin et un soir, le rapport du premier au huitième jour, c'est le rapport de l'arkhê à l'accomplissement : Thomas, le jumeau, a une signification eschatologique et donc une signification de plénitude.

Or, le toucher chez saint Jean est un des noms qui disent la plénitude : entendre, voir, puis toucher. C'est pourquoi Marie-Madeleine (chapitre 20) doit premièrement entendre  « Mariam » (v. 16), car elle ne voit rien avant. Et là, elle entend ; d'entendre lui donne de pouvoir dire : « J'ai vu le Seigneur », donc entendre lui a donné de voir ; mais Jésus lui dit : « Ne me touche pas », c'est-à-dire que nous ne sommes pas dans le moment eschatologique, et le toucher (nuptial du reste) est de la signification de l'eschatologie. « 17Ne me touche pas – qui signifie « ne me touche pas encore ». Pourquoi ?  car je ne suis pas encore monté vers le Père – chez Jean, la résurrection, c'est « monter vers le Père », mais Jésus dit – mais va vers mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père qui est votre Père, et mon Dieu qui est votre Dieu» Donc la résurrection n'est pas accomplie tant que la totalité de l'humanité ne monte pas. Cela m'incite à lire le moment du toucher – non pas le toucher qui est de se laisser prendre au chantage, mais un toucher qui est donation – dans la figure de Thomas. Là s'accomplit le moment eschatologique qui est caractérisé par le toucher.

Parmi les verbes qui disent le recueil : entendre, voir, toucher, contempler... ceux qui occupent le troisième rang sont généralement considérés comme disant l'accomplissement. C'est toujours la totalité mais dans un ordre : c'est entendre qui donne de voir et c'est pourquoi il ne faut pas demander de voir pour croire, la vue reste dans l'ouverture de l'entendre. Du reste c'est totalement banal et quotidien. Nous ne voyons que dans l'écoute. Je ne vois effectivement ici, d'un voir rétinien, que des taches jaunes ou sombres, etc. Le voir qui est purement voir n'existe pas, les phénoménologues ont montré cela à l'évidence. De même, je ne commence pas par entendre des sons, je commence à entendre une parole qui dit. La pure phonétique n'est pas le début de l'écoute, elle est une abstraction de ce qui est premièrement vécu. Et même quand je ne comprends pas la langue, je n'entends pas d'abord des sons, j'entends une langue que je ne comprends pas.

C'est dans les répartitions apprises qui structurent la pensée que la parole accommode le regard. Il faut que je sache ce qu'est un homme, une table, pour voir ce que je vois, même au plan le plus empirique. Le voir pur est abstraction. C'est ce même mouvement ici, mais plus fondamental : le donner à voir la chose de la résurrection se fait par la parole et par une écoute qui se maintient tout au long du voir. Rester dans la relation d'écoute, c'est le mode d'être à la chose. À la différence, disions-nous, des différentes façons de prendre, de comprendre, ou d'emporter pour soi, de s'auto-satisfaire de ce qui est pris. La foi, c'est rester à l'écoute, c'est tenir la note de l'écoute. C'est demeurer dans la parole. Ce n'est pas aller recueillir une parole pour l'emporter, c'est demeurer dans.

c) Qui est dehors, qui est dedans ?

La question sur voir et croire contient une autre demande. En effet ce qui est dit ici présuppose qu'on soit au-dedans de la parole christique. D'où la problématique suivante : puisqu'il faut croire pour voir, si quelqu'un est dehors, comment peut-il entendre le discours que je tiens ?

Ce que je voudrais faire ici, c'est nous inviter à méditer de façon un peu critique ce que veut dire dedans et dehors. Dans le monde, il n'y a personne qui ne soit à la fois au dedans et au dehors de la parole christique. Nous avions dit, à propos de l'ecclésiologie de Vatican II, qu'elle avait cessé de parler le langage du dedans et du dehors. La même chose est à dire ici et à prendre très au sérieux. Ce n'est pas une bienveillance vague et sympathique pour les pauvres gens qui seraient dehors et qu'il serait bon de considérer comme étant un peu dedans. Pas du tout. C'est dans la structure même de l'Évangile. Et pourtant, le dedans et le dehors ont une fonction absolument fondamentale, nous l'avons vu au début puisque  « tout fut par lui, ce qui fut en lui était vie, en dehors rien. » Mais, voici le principe essentiel : nous sommes ici dans le moment du discernement du tout et du rien. Nous sommes dans le moment du discernement du plein et du mauvais vide – car il y a un bon vide –, dans l'évocation de ce moment judiciaire de la ténèbre et de la lumière, de la droite et de la gauche dans certaines applications de ce rapport. Il faut absolument savoir que, dans cette affaire, il n'est jamais question d'individus qui seraient tout dedans ou tout dehors. La ligne de partage qui est le jugement ultime traverse l'intime de chacun : nous sommes dedans et nous sommes dehors.

Si nous avons la foi, il faut surtout que nous ayons conscience d'être de peu de foi, parce que le peu de foi c'est : « Je crois, Seigneur, donne-moi la foi. » Le peu de foi ouvre à la demande de foi, et la foi est essentiellement quelque chose de donné, donc quelque chose de demandé. Celui qui dit : « J'ai la foi de façon plénière » est inguérissable !  Jésus dit : « Je suis venu vers ce monde pour un jugement, que les aveugles voient, et que les voyants deviennent aveugles » (Jn 9, 39), autrement dit ceux qui ont conscience de leur aveuglement peuvent demander la lumière et y accéder, mais ceux qui se targuent d'être voyants, ceux-là on ne peut rien pour eux. Il n'y a pas de place pour que quelque chose d'autre vienne puisqu'ils sont pleins de leur voir.Il faut que nous apprenions à lire la signification du jugement non pas comme la mise en répartition d'un certain nombre de personnes à droite et d'un certain nombre à gauche. C'est à l'intérieur de chacun que s'opère le discernement ultime. Ceci rejoint le refus de considérer l'être humain comme étant atomos, un individu, c'est-à-dire indivisible. Chacun est le champ de cette lutte, il l'est à chaque fois. Ceci est à verser au dossier de Qu'en est-il de "je" ?

►  Ultimement, il n'y a que le fils de la perdition qui est totalement dehors et qui n'entend absolument pas ?

J-M M : Oui. « De tous ceux que tu m'as donné, je n'en ai perdu aucun sinon le fils de perdition » (d'après Jn 17, 12). Le fils, c'est la manifestation de ce qui est secrètement dans le père. Donc Jésus dit : "j'ai perdu la manifestation de la perdition". C'est la même thématique que mettre la mort à mort. Ce rôle est joué par la figure de Caïn et par celle de Judas en Jean, mais cela ne dit rien sur Monsieur Judas[2].

d) Questions de symboliques.

►  Beaucoup de gens sont terrorisés par  le jugement dernier dans Matthieu 25 : les uns sont mis à droite, les autres à gauche.

J-M M : Nous sommes bien ici dans une droite et une gauche qui sont des opposés, mais ce n'est pas l'idée de droite et de gauche qui est à gérer. Ce qui est à comprendre, c'est la qualité de ce qui est à droite et de ce qui est à gauche.

main gauche et droite du ChristJ'en profite pour dire que droite et gauche ne sont pas nécessairement des contraires. Quand il s'agit de balayer la maison, elles ont leurs fonctions complémentaires et propres. La gauche, de préférence passive, tient (sauf pour le gaucher), et la droite est active. Marthe et Marie ne sont pas non plus deux personnes, parce qu'il faut que tout homme soit Marthe et Marie, qu'il ait la main droite de Marthe et la main gauche de Marie, la contemplative, celle qui écoute (la main gauche est la main de l'écoute)[3]. Vous avez là une symbolique de la main, il faudrait la poursuivre.

Nous avons tendance à toujours penser la dualité comme opposition. Or, il y a une infinité de modes d'être deux, depuis le duel à l'épée jusqu'au duo de la cinquième sonate de violon et piano opus 24 de Beethoven dite Le printemps. Entre le duel et le duo.

C'est important pour la lecture de Jean, dès le premier chapitre, car il est question de la dualité de la lumière et de la ténèbre, et de la dualité du ciel et de la terre. Or, ces deux dualités-là ne disent pas la même chose. Ciel et terre sont faits pour être des conjoints, alors que lumière et ténèbre sont définitivement des adverses. Ce qui est vrai dans la lecture de Jean ne l'est pas toujours et nécessairement. Par exemple, le rapport lumière et ténèbre se joue dans la belle alternance du jour et de la nuit. Pour bien comprendre, chez Jean : la lumière, c'est l'espace créé par la rencontre heureuse du ciel et de la terre, et la ténèbre, c'est l'exclusion (ou le divorce) de ciel et terre.

La symbolique, ce n'est pas n'importe quoi. C'est un clavier dont il faut apprendre à jouer, avec des règles et de la rigueur. Elle n'a pas la même rigueur que la logique déductible, mais c'est une rigueur non moindre.

e) L'arkhê et l'eskhaton (l'origine et la fin).

Christ alpha et omegaL'arkhê n'est pas le commencement et l'eskhaton n'est pas au bout des temps, de sorte que la proximité de l'arkhê et de l'eskhaton est probablement ce que signifie l'aïon, l'éternité. L'éternité suppose de l'espace entre l'arkhê et l'eskhaton. Nous trouvons là le thème de la course.

On lit par exemple dans les Odes de Salomon que ce qui s'appelle la voie, c'est le chemin qui va de l'arkhê à l'eskhaton[4].

Mais ce chemin de la course, chez Jean, est un chemin très court : Jean court vite, et il court plus vite que Pierre ! C'est la signification de cet épisode : la figure du disciple est d'une certaine manière antérieure à la figure du prince des apôtres, mais celui qui court plus vite s'abaisse et laisse passer le prince des apôtres. Tout cela est traité dans la perspective de la question : quelles sont les valeurs, les significations corrélatives de la figure de Pierre et de la figure de Jean ? C'est-à-dire : comment pourront vivre ensemble les premières communautés issues de la tradition pétrine et celles issues de la tradition johannique – pour parler un langage de pseudo-historien ?

*     *

Tracer l'ouvrage pour la journée.

J'avais dit que je tracerai l'ouvrage pour la journée, mais je ne l'ai pas fait. Nous allons venir maintenant à des petits textes : le texte de la transfixion à la croix, celui de l'insufflation des disciples au soir du premier jour. Il était bon de s'égarer sur des questions qui sont des préalables de lecture ou qui ont pour enjeux des conséquences dans la vie. Il est peut-être bon de revenir à des questions plus ponctuelles, plus près des textes.

Demain nous lirons un texte en deux morceaux qui se trouve dans la première lettre de Jean, il porte sur la problématique de l'onction, du chrisma, puis nous lirons le texte par lequel nous avons commencé en essayant de l'entendre de la meilleure façon que nous pourrons.

II – Eau, sang et pneuma en Jn 19-20

1) Donation du pneuma, écoulement de sang et eau (Jn 19, 30-36).

Les chapitres 18 et 19 sont les chapitres de la passion du Christ, mais ils sont écrits, chez Jean, plutôt comme le récit de l'intronisation royale de Jésus. Les versets du chapitre 19 qui nous intéressent sont les versets 30 à 36. Nous allons faire une lecture simple en partant du verset 28, et puis je me bornerai à souligner un certain nombre de choses.

 

Transfixion« 28Après cela, Jésus, sachant que maintenant tout est accompli, dit, pour que l'Écrit s'accomplisse : "J'ai soif". 29Là, un récipient plein de vinaigre. Ils entourent une hysope d'une éponge pleine du vinaigre et la présentent à sa bouche. 30Quand donc Jésus a pris le vinaigre, il dit : "C'est accompli". Inclinant la tête, il livre l'Esprit. 31Les Juifs, donc, comme c'était la Préparation, pour que les corps ne demeurent pas sur la croix le shabbat – car c'était le grand jour, ce shabbat –, sollicitent Pilate pour que leurs jambes soient brisées et qu'ils soient enlevés. 32Les soldats viennent donc; ils brisent les jambes du premier, puis de l'autre mis en croix avec lui. 33Venant sur Jésus, comme ils voient qu'il était déjà mort, ils ne lui brisent pas les jambes. 34Mais un des soldats, de sa lance, pique le côté. Aussitôt sortent du sang et de l'eau. 35Et celui qui a vu témoigne, et véridique est son témoignage ; celui-là sait qu'il dit vrai pour que vous aussi vous croyiez. 36Car ces choses sont arrivées pour que l'Écrit soit accompli : "nul os de lui ne sera brisé". 37Et un autre Écrit dit encore : "ils verront celui qu'ils ont transpercé".»  (Jn 19, 28-37. Traduction de sœur Jeanne-d'Arc).

 

Nous trouvons ici d'abord le « J'ai soif » dont nous avons parlé à propos de la Samaritaine. Le thème de la boisson aigre se lit sans doute en référence à une métaphore qui devait être usuelle et qui est l'expression : boire la coupe. On la trouve en réponse à la question posée par les disciples pour savoir s'ils auront part au Royaume. La réponse de Jésus est dans les Synoptiques mais pas chez Jean : « Vous boirez la coupe que je bois et vous serez baptisés du baptême du baptême dont je suis baptisé » (Mc 10, 39). Ce qui est assez intéressant, parce que c'est le langage de l'ordinaire. Sont annoncées ici une plongée et une imbibation, un thème qui préfigure la sacramentalité au sens le plus strict du terme.

L'accomplissement est souligné à chaque fois : dans le « J'ai soif» et dans le breuvage. En effet la mort du Christ n'est pas simplement ponctuelle, elle n'est pas simplement dans l'expiration. Chaque geste du Christ est accomplissement. « 30Quand il eut pris du vinaigre, Jésus dit "c'est accompli"; inclinant la tête, il livra le pneuma ». Il y a d'autres façons de dire : il expira, il rendit l'âme etc. Chez Jean, c'est précisément cette expression : "livrer le pneuma". La donation du pneuma est inscrite dans le moment même de la mort. Ici, c'est à double sens. On peut se contenter de dire : "il livra l'esprit" au sens usuel du terme. Mais les mots que choisit Jean sont indicateurs de quelque chose. Nous savons que nous allons retrouver sang et eau tout à l'heure, mais il y a pneuma, sang et eau. Le verbe livrer est de la racine du verbe donner : parédôkén (il livra) c'est le verbe para-didômi (livrer). Il peut être pris en mauvaise part ou en bonne part dans l'évangile de Jean. "Judas livre Jésus". Mais dans le mot paradosis (transmission, tradition) qui vient de paradidômi, livrer est pris en bonne part, c'est une des variantes dans la donation.

Donc « 31Les Judéens, puisque c'était la Préparation  (la  veille), pour que les corps ne restent point sur la croix le shabbat – car c'était le grand jour, ce shabbat – prient Pilate de leur briser les jambes et de les enlever. » Le fait de briser les jambes a pour effet de faire s'effondrer le corps qui n'a plus de support et donc de hâter la mort au sens banal. Mais, en fait, « 33Jésus était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes. 34Mais un des soldats, de sa lance, perça (pointa, ouvrit, transfixa, transperça, piqua) le côté. Et sortit aussitôt sang et eau. » Il y a "aussitôt" pour marquer que ces choses peuvent être lues dans un premier sens anecdotiquement et banalement. Et le curieux verset 35 souligne le caractère exceptionnel, merveilleux, qui a besoin d'être attesté, de ce qui vient de se passer : « 35Celui qui a vu a témoigné, et vrai est son témoignage. Et celui-ci sait qu'il dit le vrai afin que vous aussi vous croyiez». Bien sûr, ce n'est pas la signification anecdotique que nous avons aperçue d'abord qui mérite d'être ainsi soulignée et attestée. C'est donc que le sens, à première lecture, n'est pas apparent.

« 36Ces choses furent, afin que soit remplie (accomplie) l'Écriture. » Je vous signale en passant que emplir et accomplir, c'est le même verbe, ce qui est très important à penser dans une pensée de l'accomplissement. Nous avons déjà spéculé sur le sens de remplir. C'est aussi la question de la plénitude des temps, alors que c'est l'emplissement des saisons. L'accomplissement  emplissant, ce n'est pas khronon, c'est kaïron, les saisons. Les saisons sont elles-mêmes des accomplissements. Ce ne sont pas des moments neutres coupés dans la ligne imaginaire et indéfinie du temps. Ce n'est pas simplement ordinal ou chrono-logique. Dans le Nouveau Testament, la saison, le kaïros, de même que l'heure chez saint Jean, ne disent pas simplement un temps ordinal ou quantitatif, mais une qualité d'accom-plissement. L'heure, c'est la révélation de ce que le Christ était en semence.

Résurrection des morts« Ne pas briser l'os » : voilà une écriture référentielle. Quelle est sa signification et son utilité pour nous ? Elle atteste qu'il s'agit ici de l'agneau pascal. Très précisément, cette parole se dit de la façon de préparer et de manger l'agneau pascal, ce qui se fait selon des règles très précises (Cuisine du sacrifice est le titre d'un ouvrage de Jean Pierre Vernant). Et la caractéristique, c'est que l'os n'est pas brisé. La référence pascale est très importante parce que nous avons ici le retour de « Voici l'agneau de Dieu » que nous avons trouvé dans le Baptême. D'autre part, on peut essayer de méditer sur la signification de l'os qui désigne ce qu'il y a de ferme, c'est-à-dire la totalité de l'homme dans ce qu'il a de ferme par opposition à la chair : mon os, c'est moi dans ma solidité. C'est même l'attestation de ce que l'acharnement ou le décharnement ne touche pas à quelque chose d'essentiel. Et plus tard – ce n'est pas dans saint Jean, c'est diffus dans l'Écriture, et ce sera repris par des Pères de l'Église –, l'os est l'amande qui est le lieu de la moelle, c'est-à-dire la promesse de vie qui reste latente, et donc la capacité de résurrection[5]. Je ne mets pas tout immédiatement au titre de Jean. Attention, je dis ce qui est lisible dans le texte, j'indique des présupposés comme le thème de l'amande, présent dans : « Leurs os refleuriront » (Siracide 46, 12). Enfin, je signale la lecture qui en est faite par la première patristique. Je rends à chacun ce qui est à chacun, mais ce qu'il faut retenir surtout pour nous ici, c'est la référence pascale.

La deuxième citation : « Ils verront celui qu'ils ont transpercé », prise de tout à fait ailleurs, est une citation très étonnante sur laquelle certains ont beaucoup médité. Quelqu'un a même fait une petite thèse sur « Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé » dans Irénée, c'est-à-dire la lecture dans Irénée de cette petite phrase.

Ici, pour être sobre, il y a le thème de l'ouverture du côté, la transfixion, et le thème du regard. Regarder, c'est avoir égard et attention à cette ouverture qui est une ouverture de donation. C'est donc pris en bonne part, comme par exemple : « …il faut que le Fils de l'homme soit élevé …et tout homme qui croira en lui sera sauf. » (Jn 3, 14-15)La perspective est celle du voir, parce que c'est référé au serpent d'airain qu'il fallait regarder. Il y a une interprétation légèrement décalée par rapport à cela en Apocalypse 1, 7.

Ce qui nous importe en premier ici, c'est le verset : « Et sortit aussitôt sang et eau. » L'expression "sang et eau", sans articles, n'a pas été respectée par la traduction, pourtant excellente, de sœur Jeanne d'Arc. Ici, nous avons donc cet hendiadys "sang et eau". Ce qui sort, c'est du sang, et ce sang est assimilé à l'eau de la vie. Ce ne sont pas deux choses au point où nous en sommes.

Nous trouvons donc ici de façon explicite la donation du Pneuma, l'écoulement de sang et eau, et en plus l'importance du témoignage, autant de choses qui étaient rassemblées dans nos trois premiers versets vus le premier jour. Pour l'instant nous en restons là, sauf si vous avez des suggestions positives sur le texte.

Nous prenons le chapitre suivant.

2) L'insufflation de Jésus aux disciples  (Jn 20, 19-23).

 

Insufflation, J-F Kieffer« 19Le soir venu, ce jour-là, le premier de la semaine, les portes fermées où étaient les disciples par crainte des Juifs, Jésus vient, il se tient au milieu et leur dit : “ Paix à vous.” 20Cela dit, il leur montre ses mains et son côté. Les disciples, donc, se réjouissent de voir le Seigneur. 21Il leur dit donc de nouveau : “ Paix à vous ! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous donne mission.” 22Et cela dit, il souffle et leur dit : “ Recevez l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis, ceux à qui vous retiendrez, ils leur seront retenus.”» (Trad. sœur Jeanne d'Arc)

On voit tout de suite que ce texte aura pour nous un intérêt particulier pour l'intelligence du terme de pneuma. Néanmoins, l'ostension, le fait de montrer le côté et les mains, en tout cas chez Jean, fait référence à la scène que nous venons de lire. De même que, dans la mort, il y avait l'inscription de la résurrection répandue, de même, dans ce récit de résurrection, il y a l'inscription de la mort du Christ. Ces deux choses ne doivent jamais être séparées. La mort du Christ est toujours la mort de celui qui ressuscite d'après son mode de mourir, et la résurrection du Christ est toujours la résurrection de celui qui est mort.

J'ai parlé d'inscription. Le mot viendra dans l'épisode du jour octave, avec Thomas : c'est le tupos, la marque des clous. Aussitôt après, Jean indique que « ces choses ont été écrites. » Nous avons là la typographie christique, avec un jeu de mots (c'est limite, mais ça a un sens).

        Sur la peau du dieu palimpseste,
        écrire lisse laisserait
        encore en trace de fouet
        l'acharnement de notre geste.

Sur la peau du dieu palimpseste : c'est une réécriture sur une peau, un parchemin qui a déjà été gratté. Ecrire lisse : prétendre à écrire lisse ; laisserait encore en trace de fouet l'acharnement de notre geste : nous sommes incapables de prendre sans briser, sans compromettre. Ceci à propos de tupos.

Je voudrais élargir la réflexion que je viens de faire avant le quatrain. Ce que nous connaissons comme les épisodes de la vie du Christ – sa naissance, sa mort, sa Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, qui ponctuent notre année liturgique – sont issus de la lecture des Synoptiques, et plus particulièrement de Luc. Mais, pour Jean, ce ne sont pas des épisodes, ce sont des aspects d'un même et unique mystère, ou d'une même et unique réalité. Il voit la naissance dans la résurrection, la résurrection dans la mort, la mort dans la résurrection. Il n'y a pas d'ascension chez Jean, mais il voit l'ascension dans la résurrection : “aller vers le Père”, c'est l'ascension et la résurrection même. Il voit la descente de l'Esprit à la croix et dans les autres lieux. Ce qui est visé, ce n'est pas l'aspect extérieur des événements de la vie du Christ qui seraient pris pour eux-mêmes, mais le point focal où tout est rassemblé. Telle est l'acuité de la vision de Jean. Vous voyez quels sont les enjeux ?

Jn 20, apparition deJésus ressuscité, Berna LopezDans notre texte, il y a un avant, un après, et le passage se fait par la présence de Jésus : « Vint Jésus et il se tint au milieu. » Dans le se tenir, il y a simultanément la mention de la croix et de la résurrection. Être relevé, levé, debout, depuis les origines du christianisme, signifie la résurrection. Mais, chez Jean, ces mots ont aussi le sens de la mort : « “Quand je serai élevé...” Il dit ça, indiquant la façon dont il allait mourir » (Jn 12, 32), comme le commente saint Jean.

Ceci explique la posture de l'orant : dans l'histoire iconographique du Christ, l'une des deux premières figures qui est présentée, soit pour elle-même, soit dans des situations, c'est la figure de l'homme debout dans l'attitude de l'orante[6]. On a, par exemple, la figure des enfants dans la fournaise, ou le jeune Daniel dans la fosse aux lions qui est debout et vivant au milieu du péril. Or, la première fois où l'on voit une crucifixion, dans un bas-relief en bois de l'église de Sainte Sabine (Ve siècle), sur l'Aventin, il y a cette figure même de l'orant (du Ressuscité) avec cette nuance que, derrière, s'esquisse la trace de la croix. C'est déjà presque une crucifixion. La représentation de la crucifixion sera postérieure et n'existera jamais dans les premiers siècles. Même dans le manuscrit de Rabula qui est célèbre pour traiter ces sujets-là, il n'y a pas de représentation de la crucifixion au sens anecdotique. Et dans la tradition orientale de l'icône, la crucifixion est toujours une crucifixion glorieuse. Je ne fais que suggérer quelque chose d'intéressant, mais ce n'est pas le sujet de notre texte, sinon par le thème du se tenir : "il vient et il se tient".

*      *      *

Lecture suivie.

Vint Jésus”: cette venue transforme l'espace puisque nous passons d'un espace caractérisé d'une certaine manière à un espace caractérisé d'une autre manière. Le premier espace est caractérisé par deux traits : la fermeture (c'est un espace clos) et l'interprétation de cette fermeture comme étant la peur. Nous sommes dans un espace tel que la qualité d'espace est la peur. Le surgissement de Jésus, du milieu même de cette fermeture et de cette peur, ouvre un espace nouveau. La façon d'ouvrir un espace est de saluer. C'est pourquoi Jésus dit : “Shalom (bonjour), paix à vous”. Cette parole fait de l'espace de peur un espace de paix.

Un peu plus loin : « Les disciples se réjouirent grandement. » La joieest chez Jean une des dénominations de l'espace de résurrection. Nous verrons en outre que le changement d'espace se dit d'une autre façon – j'anticipe un peu ici –. Nous avons dit que c'était un espace de peur, un espace clos : il devient un espace de paix et il deviendra un espace ouvert avec l'envoi des disciples.

Il me vient à l'esprit une petite parenthèse qui n'a rien à voir avec ce que je suis en train de dire. Nous avons entendu une traduction où les verbes sont au présent (et au futur pour le verset 23). Or, en grec, ces verbes sont à l'aoriste. La traduction au présent est excellente, c'est l'indice qu'on a conscience de ne pas pouvoir se fier aux temps grecs, parce que c'est dit en grec mais pensé en hébreu, langue qui n'a pas la distinction des temps que nous connaissons, elle a la distinction de l'accompli et de l'inaccompli. D'où l'indécision sur la manière dont il est préférable de traduire qui ne vient pas des traducteurs mais du texte lui-même. Par exemple : « Tu es mon fils, aujourd'hui je t'ai engendré », je le traduis par « Tu es mon fils, aujourd'hui je t'engendre ». Cette indécision pourrait être pour nous l'occasion de mettre en question notre représentation temporelle de passé, présent et futur.

Après la première salutation, « 20Il leur montre les mains et le côté. » Montrer est, chez Jean, l'indice de la proximité : « Le Père aime le Fils et lui montre (deïknusin), tout ce qu'il fait » (Jn 5, 20). Référence est faite ici[7] à l'épisode que nous avons lu précédemment. Chez saint Luc (Lc 24, 39-40), dans l'épisode correspondant, Jésus montre “les mains et les pieds”, ce qui n'est pas du tout insignifiant parce qu'il y a par ailleurs une symbolique johannique des mains et des pieds. Or, dans ce chapitre, Jésus montre le côté et les mains, c'est-à-dire le cœur et la donation : le cœur ouvert (la source d'où surgit et abonde), et la donation (ce qui donne). Je crois qu'il faut noter cela comme à peu près certain, parce que, par ailleurs, Jean insiste beaucoup sur la symbolique des pieds tout au long de son évangile, mais, justement, ce n'est pas ce qui est en question ici.

« Les disciples se réjouirent voyant le Seigneur. » Ce sont des redondances. Chez Jean, “Voir le Seigneur” c'est-à-dire voir le Ressuscité, c'est cela qui est la joie.

« 21Jésus leur dit donc à nouveau (palïn). » Le mot palïn est un mot difficile à traduire : en revanche, en retour, ce n'est pas bon, à nouveau non plus. Nous avons plusieurs exemples de cette traduction difficile dans l'évangile de Jean : Et il leur dit à nouveau la même chose. Cela ne signifie pas que Jésus a dit deux fois la chose mais qu'un mot est retenu, qu'il est médité une première fois dans une direction et que la méditation en est reprise dans un autre sens, dans une autre direction. Nous avons une première méditation sur la salutation qui se déploie dans la monstration, donc dans la référence à ce qui précède et dans l'accomplissement de la joie. La paix va avoir ici un autre sens. « Paix à vous » a la signification assez ordinaire de bonjour, c'est le Shalom qui est une façon de saluer, mais c'est l'introduction aussi d'une nouvelle qualité d'espace qui va se marquer par la donation du pneuma.

Arrive le thème de la mission qui est l'ouverture : « 21De même que le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. » Cette gestuation de diffusion se poursuit par l'autre gestuation : « 22Disant cela il les insuffle », il leur communique une qualité de vie et d'espace. Bien sûr, référence est faite, ici, à l'insufflation du premier Adam qui n'était qu'une insufflation psychique, alors qu'ici il s'agit d'une insufflation pneumatique, c'est-à-dire de l'Esprit lui-même. Il y a référence à la figure d'Adam qui est inaccompli dans l'insufflation psychique. Et accomplir l'œuvre du Père, c'est l'accomplir dans l'insufflation pneumatique.

 On le retrouve d'une autre façon dans le chapitre 9 qui est le chapitre de l'aveugle-né : « En passant, il voit un homme aveugle de par son natif. » Je traduis comme cela à cause de l'usage que je fais du mot natif pour dire l'homme qui, dans son natif, apparaît, à lui-même et aux autres dans un état inaccompli. L'inaccomplissement se marque ici par la cécité, c'est-à-dire qu'il n'est pas oint de la lumière ou du pneuma. Nous verrons que connaître, c'est être oint du pneuma, du souffle. Il s'ensuit un débat très intéressant sur l'origine et la signification du handicap, la cécité, comme aussi sur la signification de l'origine du mal : qui est la cause ? Est-ce lui ou ses parents ? Qui est responsable ? Réponse : « C'est son natif. » Il est intéressant de voir comment cette question des disciples est traitée : Jésus reprend l'homme au niveau du modelage qui était inachevé, c'est-à-dire qu'il refait de la boue avec de la poussière et de la salive et lui enduit les yeux, donc restitue l'état, et envoie cet homme aux eaux qui chasseront l'aspect inachevé, ce qui lui permettra de revenir voyant : « 11J'y suis allé, je me suis lavé et j'ai recouvré la vue. » Qu'est-ce que cet homme-là ? C'est Adam, c'est-à-dire la totalité de l'humanité[8].

Cet épisode raconte aussi comment la venue christique est l'achèvement de l'œuvre du  Père : « Ma nourriture est que j'achève l'œuvre du Père » (d'après Jn 4, 34), c'est-à-dire que je reprenne l'œuvre là où elle est restée inachevée, pour la conduire à son achèvement.

Recevez l'Esprit Saint« 22Ce disant il les insuffla et leur dit : “Recevez le Pneuma Hagion (Sacré). 23Ceux à qui vous lèverez les péchés, ils leur seront levés, ceux à qui vous les conforterez, ils seront confortés”. » Il faut garder le mot lever dans "lever les péchés" comme on lève une hypothèque. Le verbe conforter est un peu plus fort que simplement retenir. Qu'est-ce que cette déclaration vient faire là ? Il ne s'agit pas d'abord de l'institution de la pénitence. Ce qui est en question ici peut légitimement donner lieu à se lire et à se gestuer dans les modalités du sacrement de pénitence, mais ce n'est pas le sens premier du texte. Il s'agit de l'ouverture de l'espace de paix qui est appelé ailleurs espace d'agapê. Qu'est-ce que l'ouverture de cet espace de paix sinon la levée de l'espace de meurtre, c'est-à-dire de l'exclusion ? Nous avons donc une sortie dehors qui n'est pas le dehors dont nous parlions. C'est d'ailleurs très simple à comprendre : le dehors et le dedans n'ont pas le même sens si je suis un SDF ou si je suis un prisonnier. Si je suis un prisonnier, ce qui est beau, c'est le dehors. Si je suis un SDF, ce qui est beau, ce serait d'avoir un dedans (éventuellement). Les notions de dehors et dedans sont des notions corrélatives. Ici nous sommes dans une perspective d'ouverture. Alors, lever l'espace du meurtre ou l'espace de l'exclusion, c'est la bonne ouverture, c'est la diffusion de la paix. C'est ce qui est annoncé ici, et non pas directement l'institution de sacrement.

« Les péchés seront confortés à ceux à qui vous les conforterez. » Il faut bien entendre cela comme une façon proprement sémitique de dire les choses. Je vais prendre un autre exemple plus facile : « Il le confessa et ne le nia point » (Jn 1, 20). C'est une façon de dire que Jean Baptiste l'a confessé fortement, c'est donc l'exclusion de tout doute. Affirmer la possibilité ou la force de la levée du péché inclut la possibilité de le garder, de le maintenir ou de le conforter. Nous avons trouvé des règles d'écriture de Jean : l'hendiadys, la lecture de deux stiques comme disant le même, l'exclusion des significations causales. Il y a ici le rapport de l'affirmation et de la négation : la négation conforte la vérité de l'affirmation.

►  Dans ma traduction la deuxième partie est une affirmation : « ceux à qui vous retiendrez, ils leur seront retenus », et vous parlez de négation ?

J-M M : Ce verset 23 vous fait difficulté et me fait aussi difficulté. Je fais semblant que non, mais... Vous y voyez deux affirmations mais il y a deux actes dont l'un est le contraire de l'autre. Bien sûr, ce sont grammaticalement des affirmations, mais ce sont des choses qui s'opposent. On remarque donc que chez Jean, – mais la même formule se trouve dans les Synoptiques –, la validité ou la puissance d'une affirmation se confirme par son corrélatif. L'affirmation, c'est la capacité, la donation qui est faite de pouvoir lever le péché. Ce pouvoir, comme pouvoir, se confirme du fait qu'il y a pouvoir de ne pas le lever. C'est l'explication que je me donne à moi-même jusqu'ici. Je vous avoue qu'elle ne me satisfait pas non plus pleinement. Heureusement qu'il y a de l'énigme encore. Il est bon, aussi, de ne pas s'éclairer trop vite et de s'en satisfaire, mais de tenir devant soi l'énigme et la difficulté. C'est même, peut-être, la promesse de découvertes à venir. Le mot kratos indique une force. C'est pourquoi je pensais qu'il fallait encore durcir la difficulté en traduisant par conforter et non retenir, parce que souvent, c'est le chemin : quand vous avez une difficulté, au lieu de tenter d'adoucir les deux termes, il faut la tenir comme difficulté.

Quand je dis lever, j'entends enlever. Pourquoi est-ce que je dis lever ? C'est rendu possible par l'expression : lever une hypothèque, lever les dettes. De plus, le terme de Jean est un terme sans préfixe, c'est le mot simple lever. De même pour : “lever le corps de Jésus” et “lever le péché”.  Je cherche à garder une référence commune. Il est préférable, devant un public, de dire enlever, mais, pour travailler, c'est intéressant de se rappeler que c'est le même terme que dans d'autres lieux. Mais lever n'a pas du tout ici le sens de élever, dresser, au sens de l'Ascension : il ne s'agit pas de glorifier le péché ! Lever, c'est enlever.

Dans le Notre Père nous disons : « Pardonne-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » qui est la formule de Luc 11, 4, mais longtemps je l'ai traduit par le terme lever : « Lève-nous nos dettes comme nous les levons à ceux qui nous doivent », mais ce n'est pas le même verbe que dans notre verset 23. C'est un verbe dont la traduction qui s'impose est : laisser tomber[9]. La clé pour lire Luc (ici pour lire le Notre Père), c'est de relire Luc, comme les autres Synoptiques, à partir de Jean, ce qui est un processus inverse du processus de l'historien. Pour l'historien, Luc est le plus proche du fait, mais cela ne vaut pas pour la lecture du livre comme Écriture sacrée.

Ceci s'adresse aux apôtres. Est-ce dit aux apôtres es qualité d'apôtres ou en tant qu'ils sont le résumé de l'ekklêsia ? Premièrement, cela s'adresse aux apôtres en place de toute l'ekklêsia. L'avoir à introduire l'éirênê (la paix) ou l'agapê en lieu et place du meurtre, la capacité du pardon, c'est-à-dire de la levée du meurtre, cela s'adresse à tous. Car le nouvel espace, l'espace ouvert, c'est la totalité de l'Église. Néanmoins, il n'est pas du tout exclu que cela aussi puisse prendre des figures dans l'institution de l'Église, que cela puisse conduire le pardon qui est d'abord une attitude, une posture du cœur – les Anciens disaient : une vertu, la vertu de pénitence –, avant d'être un sacrement. Il n'est pas exclu que cela puisse aussi s'exprimer et se manifester dans la gestuation du sacrement. Mais ça ne se limite pas à l'institution formelle d'un rite.

Par parenthèse, il ne faut jamais essayer de penser le sacrement à partir d'une étude sociologique du rite en général, cela n'a pas d'intérêt. C'est fréquent dans la théologie aujourd'hui. C'est bien de dépasser le concept théologique de signum, mais ce n'est pas par-là qu'il faut passer. Voyez à quel point on a réduit la richesse extrême des attitudes essentielles dans l'humanité, et des sources et des figures qui ont porté cela dans les temps et les lieux qu'on appelle abusivement des religions !

Religion est un  concept occidental qu'on attribue aussi bien à l'Évangile où le mot ne se trouve jamais qu'au Bouddhisme qui récuse être une religion. La véritable universalité, le véritable dialogue, ne passera pas par la réduction à un minimum commun, à la superficie des choses. En particulier, il ne passera pas essentiellement par la production de textes difficultueusement négociés pour rabouter des accords. Un texte négocié est un texte qui n'a aucun élan, aucune créativité, ce n'est pas un texte qui parle. Je sais que ça vaut mieux que la Saint-Barthélemy. Oui, je le reconnais, mais le véritable dialogue se produira peut-être eschatologiquement seulement ! Il se produira lorsque chacun sera, non pas à la superficie de sa tradition, mais au profond de sa source. C'est au profond des sources que les sources entendront le plus divers comme disant le même. Les sources parlent entre elles. La vraie parole est la parole de source à source. C'est une parenthèse ceci. Mais c'est aussi une chose qui aurait son importance dans une réflexion sur ce qu'il en est d'un souhaitable œcuménisme.

►  Pourquoi Jésus dit-il “Pneuma Hagion” ? Pourquoi rajoute-t-il saint ? Pourquoi pneuma n'est-il pas nécessairement hagion dans sa bouche ?

J-M M : Vous avez déjà des méditations du IIe siècle sur ce sujet : « Pourquoi l'Esprit Saint a-t-il un nom double, Pneuma Hagion ? » Pourquoi éprouve-t-on le besoin de mettre hagion ? La question est très légitime. Le pneuma, ça va dans toutes les directions.

On peut le penser :

  • à partir de connaître : le pneuma qui donne la connaissance, le pneuma de la vérité.    
  • à partir de vie : le pneuma est le vivifiant, zôopoioun.
  • à partir d'un grand nombre de symboles : chaleur, feu, huile, eau, vin...
  • et enfin, cette nomination du sacré (hagion) se fait à propos du Pneuma. Pourquoi ? Peut-être parce que sacré a une signification dans l'accès de l'homme à l'essentiel, et que c'est le Pneuma qui constitue cet accès. Le sacré est quelque chose qu'il ne faut surtout pas définir, mais dont il faut bien percevoir l'absence. De toute façon, le sacré chrétien, il faut le penser à partir de la résurrection. Inutile d'aller voir la phénoménologie du sacré. Le Pneuma de Consécration ou le Pneuma Sacré (consécration et sacré c'est le même mot), c'est le Pneuma de la résurrection.

De plus glorifier et consacrer c'est la même chose (“Glorifie ton nom” est la même chose que : “Consacre ton nom”), la consécration est la glorification, et c'est la résurrection.Il s'agit toujours d'une présentification, puisque la doxa, la gloire, c'est la Présence de Dieu. Il s'agit de l'accomplissement d'une présence, d'une présence constituante et vivifiante.

C'est cela le sacré chrétien : c'est la résurrection. Le Pneuma est donc l'Esprit de résurrection. Là, nous mettons ensemble un vocabulaire qui ne nous est pas familier tel que nous essayons de l'indiquer et de l'annoncer. J'indique le lieu de méditation pour ces choses.

III – Deux remarques annexes

 

Voici deux réponses à des questions extraites d'un long échange sur le rapport des recherches faites à Saint-Jean de Sixt avec le quotidien :

► J'ai fait l'expérience de parler des deux espaces à d'autres personnes, ce qui a beaucoup plu.

J-M M : J'ai parlé des deux qualités d'espace. C'est un enfant qui m'a appris cela. Savoir entendre ce que les autres disent pour dire, c'est aussi très important. C'était à la Haye, à la paroisse française, en Hollande où j'allais souvent à l'époque, et il y avait un groupe d'enfants. La tâche n'était pas d'expliquer ce texte de Jean, mais le texte de la Pentecôte de Luc. J'ai oublié maintenant le mot même qu'il a dit et qu'il a suggéré très justement. Je l'avais retenu et gardé tel qu'il était à l'époque : il avait parlé de changement d'ambiance qui se produit, de quelque chose qui se passe et l'ambiance change. C'est de là que j'ai reçu.

Il y a peu de partages sur Jean où ne m'ait été apporté quelque chose. Parfois je ne sais pas le dire tout de suite. Mais il est important de savoir entendre un mot susceptible d'être souligné, qui peut d'ailleurs être infléchi, mais, partir d'un mot qui a été dit.  Vous savez, ce que je dis, c'est du très concret. Les gens disent : « C'est intellectuel et abstrait ». Mais l'abstrait, c'est  le concret des autres ! Quand ce n'est pas mon concret à moi, je dis : « C'est abstrait ! »

être dans le coeur de Dieu►  Mon petit-fils de 4 ans m'a demandé un jour : « Où est-ce que j'étais quand papa et maman ne se connaissaient pas ?» Je sentais que ça ne lui plaisait pas que je dise : « Tu n'étais rien ». Et en vous écoutant, je me disais : est-ce que j'aurais pu lui dire : « Tu étais dans le cœur de Dieu ». Est-ce que c'était faux ?

J-M M : Non justement, ce n'est pas faux, mais les enfants, surtout petits, ont très peu le sens du symbole. Je suis persuadé que votre réponse est juste, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit pertinente pour un petit homme du XXe siècle finissant. Je ne sais pas ce que vous en pensez ?



[1] Ceci est développé dans la session Le Sacré dans l'Évangile, au I du Ch VII : Église et dogmes ; dernières considérations sur le sacré : "L'église, Pierre et ses successeurs".

[3] D'autres disent la même chose : «  La main droite est celle de l’action, celle de l’agir chrétien dirigé et orienté par le Christ. Mais cette main droite qui agit à l’extérieur, suppose l’aide intime de la main gauche qui évoque la vie spirituelle. Dans la tradition, la main gauche est la main cachée, l’acte de l’esprit humain éclairé par l’Esprit Saint. Telle est la compagne et la servante. » (Note 12 de Avec quelle main communier - Catéchèse Biblique Symbolique)

[4] Dans l'Ode XXIII, la voie va du principe (v. 2-3) aux siècles des siècles (v. 22). D'après Marie-Joseph Pierre, Les Odes de Salomon, éditions Brepols.

[5] D'après René Guénon dans Le roi du monde, le mot hébreu luz signifie couramment amande (ou d'amandier), ou encore noyau mais aussi « Luz est le nom donné à une partie corporelle indestructible, représentée symboliquement comme un os très dur, et à laquelle l’âme demeurerait liée après la mort jusqu’à la résurrection (…) Comme le noyau contient le germe, et comme l’os contient la moelle, ce luz contient les éléments virtuels nécessaires à la restauration de l’être; et cette restauration s'opèrera sous l'influence de la "rosée céleste" revivifiant les ossements desséchés ; c’est à quoi fait allusion, de la façon la plus nette, cette parole de saint Paul :  “Semé dans la corruption, il ressuscitera dans la gloire” »:

[6] L’orant(e) est debout, les bras levés. C'est la manière dont les plus anciennes représentations chrétiennes montrent ceux qui prient, et les icônes représentent ainsi la Vierge en prière.

[7] "Ici" désigne le verset 20 du chapitre 20 cité au début du paragraphe.

[9] Voir la transcription Les échos du Notre Père en saint Jean, Chapitre IX. Pardonne-nous… comme nous pardonnons….

 

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