La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile
Les définitions de la théologie font partie du bagage chrétien : la Trinité c'est une seule nature et trois personnes, le Christ c'est deux natures (nature humaine, nature divine) et une seule personne (la personne divine à qui il arrive de "s'incarner"…). Énoncées aux IVe-Ve siècles elles avaient un sens puisqu'elles répondaient à des questions d'une époque, mais du fait que ces questions ne sont plus les nôtres et que le langage a bougé, ces définitions nous empêchent d'entendre l'Évangile. J-M Martin en parle souvent, il explique parfois d'où sont venus ces dogmes et propose des chemins pour revenir à une écoute plus originelle (dans certains cas, parler de "natif" et non de "naturel"…).
Figurent ici des extraits de diverses interventions sur la notion de nature et ce qui tourne autour, ce n'est pas quelque chose qui a été traité de façon continue et bien entendu il y a des redites !
J'ai ajouté des citations des conciles ainsi que les notes dont certaines montrent que d'autres que J-M Martin (D. Hervieu-Léger, J. Moingt…) émettent aux aussi des critiques. J-M Martin a l'avantage de proposer des pistes à partir de son écoute de l'Évangile. Un tableau des dix catégories figure au I - 1 d) et un tableau des conciles figure juste avant le II.
Christiane Marmèche
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La notion de "nature" en philosophie et en christianisme ;
retour à l'Évangile
I – Origine et brève histoire des mots nature et surnature
(Partie assez technique)
1) Le mot "nature" en français et natura en latin.
Le concept de "nature" est probablement le concept le plus fondamental de l'Occident. C'est un concept d'une infinie souplesse. Il se plie toujours en fonction de ce à quoi il s'oppose. Vous avez nature et personne, nature et surnature, nature et art, nature et culture, etc. Le mot nature est un beau mot à l'origine, mais il est devenu un concept très appauvri. Il joue un rôle considérable. C'est un concept proprement occidental qui n'appartient pas à l'Écriture, qui ne nous aide pas à entrer dans l'Écriture, ce n'est pas sa fonction. En théologie il nous aide simplement à ne pas nous égarer dans les formulations que nous tentons à partir des ressources de notre culture.
a) Le mot latin natura.
● Le mot natura à l'origine.
Le mot natura en latin a pour origine le mot nascor (naître). Originellement, il veut plutôt dire "naissance". Mais le mot "nature" en français, ce n’est pas la naissance : le grand poème de Lucrèce, De Natura Rerum, ce n'est pas « De la nature des choses » comme on traduit habituellement, mais c'est « De la naissance des choses », c'est une cosmogonie.
● Évolution.
Philosophiquement, le mot natura en latin – et surtout en latin médiéval – désigne le « ce que c’est », l’essence. La "nature" dit la même chose que "l’essence", mais c’est loin du sens originel. Ensuite, le mot "nature" a été pris dans des sens très divers.
Pour les Anciens, la nature est plutôt bonne : par exemple au Moyen Âge l’expression de "loi naturelle" désigne la loi que la raison, la nature des choses, impose si c’est une loi, ou propose[1]. Or, l’expression « loi naturelle » chez Hobbes, désigne la description de la société dans laquelle il y a conflit : la loi de la nature, c’est la loi de la jungle. Quel changement de sens ! [2]
b) Très bref aperçu du mot "nature" dans l'histoire.
Les mots "nature" et "personne" sont les mots de la théologie qui servent à définir à la fois la Trinité (une seule nature et trois personnes), et le Christ (deux natures et une seule personne). Ensuite, en anthropologie chrétienne, on définira l'homme à partir de la notion de nature humaine, ce qui est grave car c'est un terme qui vient d'Aristote essentiellement. Or les mots "nature" et "personne" ne se trouvent pas une seule fois dans le Nouveau Testament.
Le mot nature est le mot que nous ne cessons d'utiliser, c'est le mot le plus basique de la culture occidentale. Même aujourd'hui par exemple quand nous demandons : « Est-ce que la distinction entre le masculin et féminin est une distinction culturelle ou une distinction naturelle ? », nous sommes toujours dans la séquelle d'une pensée proprement occidentale.
Le mot de nature sert à tout, il dépend de ce à quoi il s'oppose, de ce dont il se distingue : nature et culture, nous venons de le voir ; nature et art ; naturel et artificiel ; nature et personne ; nature et/ou liberté ; nature et surnature – la notion de surnature sera un concept de la théologie occidentale.
c) La nature (l'essence) d'une chose répond à la question « Qu'est-ce que ? » Distinction aristotélicienne de l'essence et des accidents.
Le mot de "nature" au sens logique est ce qui répond de façon essentielle à la question occidentale « qu'est-ce que ? » : cela donne lieu à la définition, à la circonscription de « ce que c'est » de façon "essentielle". Quand je pose la question « Qu’est-ce que ? », je dois dire ce qu’est la nature (l’essence) de la chose[3].
Il faut distinguer la nature (l’essence) de la chose et puis les données "accidentelles" qui lui sont attribuées. Ça c'est une distinction première chez Aristote : on dit d'abord ce que quelque chose est essentiellement (ou naturellement) et puis ce qu'il est accidentellement. Qu'un tel soit petit, blond, pianiste etc. ce sont des "accidents" au sens ancien du terme[4].
d) Les 10 catégories d'Aristote ; la définition par genre et différence spécifique.
Notre façon d'identifier, c'est de procéder par individualisation : on dit d'abord la nature en donnant l'espèce[5], et puis cette espèce a de multiples exemplaires, de multiples individus.
Le mot species (qui a donné "espèce" en français) est la traduction latine que Cicéron a proposée du terme grec eidos, peut-être le terme le plus important de toute l'histoire de la philosophie. En français, eidos est le plus souvent traduit par « idée » quand il s'agit de Platon, et par « forme » quand il s'agit d'Aristote. Chez ces deux philosophes, eidos renvoie à ce qui existe réellement, par-delà les changements apparents.
● Les dix catégories d'Aristote : substance, qualité, quantité, relation, action, passion, lieu, temps, position, possession.
Par ailleurs toutes les définitions sont suspendues aux genres premiers qu’on appelle « les catégories »[6]. Le Traité des catégories d’Aristote a été beaucoup commenté au long des siècles.
Il y a dix grandes catégories. Vous ne les connaissez pas, mais, implicitement, c’est toujours mis en œuvre, pas forcément formulé dans le discours, mais c’est la structure de notre pensée.
Notre pensée est toute entière d'attribuer des caractéristiques à un sujet. En effet, quand je dis « Qu’est-ce que ? », je dois dire ce qu’est la nature (l’essence) de la chose, mais que se passe-t-il si je dis : « Qu’est-ce que la blancheur (le blanc) ? » ? Le blanc n’est pas quelque chose qui subsiste en soi, le blanc est toujours attribué à quelque chose.
Donc la première catégorie est la catégorie de « substance », toutes les autres sont des catégories dites « accidentelles », c’est-à-dire qui sont attribuées à un sujet.
Il y a neuf "accidents". Les trois premiers grands accidents sont la qualité, la quantité et la relation ; ensuite, vous avez action et passion, temps et lieu etc. C’est pour ça que le temps et le lieu donnent lieu à des propositions circonstancielles et non pas essentielles.
● La définition par genre et différence spécifique. (Voir les précisions de la note 7)
En effet nous pensons à partir des grands genres, c'est-à-dire des dix grandes catégories. Par exemple nous pensons le blanc à partir de la "qualité", l'homme nous le pensons à partir de la "substance". Mais dans chaque catégorie il y a des subdivisions qui permettent successivement de spécifier ce dont il est question, et cela donne lieu à des genres[7].
Et traditionnellement une définition se fait par l'indication d'un genre et d'une différence spécifique.
Par exemple dans la catégorie "substance" il y a le genre animal, et l'oiseau est une espèce parmi le genre animal ; ensuite à nouveau il y a des différences entre les oiseaux.
Si je dis : « qu’est-ce qu’un arbre ? » Il rentre dans la catégorie "substance" et ce n'est pas une chose inerte mais un vivant. Ah bon ? Le chat aussi ! Ah oui, mais l’arbre se spécifie en ce qu’il est un vivant non sensible (un végétal) alors que le chat, lui, est un vivant sensible (un animal). Mais l’homme aussi ! Ah oui, mais l'homme se distingue de l’animal en ce qu’il est un animal doué de raison. C’est la grande définition de l'homme qui court tout au long des siècles de l’Occident, qui a d’ailleurs à l’origine un sens un peu différent de celui qu’on lui donne en logique, mais peu importe : « Homo est animal rationale ».
● Dans une même espèce il y a différents individus.
Il y a donc le genre, ensuite la différence spécifique, spécifiante qui donne l'espèce ; et sous une même espèce, il y a des individus différents[8].
L'homme lui-même est censé être "individu" dans le grand sens du terme peut-être, mais aussi dans un sens absolument mutilant pour la compréhension de ce qu'est l'homme. En effet la question de l'humanité n'est pas simplement une question d'espèce.
e) Subdivisions de la catégorie "substance". Définition de l'homme : nature humaine ou espèce humaine.
● Les subdivisions de la catégorie "substance".
Dans la catégorie "substance", les premières subdivisions sont : inerte ou vivant ; vivant végétal (non sensible) ou animal (sensible) ; animal rude ou animal rationnel (homme).
Je demande « Qu’est-ce qu’un cheval ? ». Dans la catégorie substance le plus grand genre à donner : « C’est un vivant ! » Ensuite, il faut spécifier l’espèce dans ce genre : c’est un vivant "animal" ; ensuite on dit qu'il est rude (non doué de raison) ce qui le distingue de l’homme. Ensuite, il faut chercher les familles, et il y a des noms techniques qui sont survenus sans être de l’ordre de la logique proprement dite : c’est un équidé… À partir du genre, par espèces, on va donc vers l’espèce la plus proche pour dire le « ce que c’est ».
● Définition de l'homme par genre et différence spécifique :
La définition de la personne en théologie médiévale est substantia in natura rationali (substance dans la nature rationnelle) :
- substance donc sujet ;
- dans la nature au sens d'espèce ;
- rationnelle, c'est-à-dire l'homme – c'est la définition de l'homme puisque homo est animal rationale.
f) Critique de la définition par genre et différence spécifique.
Notre Occident a privilégié l'individu isolé, et la notion d'espèce se monnaie en individus dans l'espèce. Les individus sont égaux et on trouve que c'est plutôt pas mal. Eh bien non. Du fait qu'ils sont égaux on peut les additionner. Et en effet, quand Jésus vient à ce monde, il vient à une époque de recensement. Or le rapport fondamental des hommes n'est pas d'être des pareils dans une même espèce, c'est d'être des relatifs : ils sont constitués par leurs relations. Ils ne sont pas d'abord des êtres constitués en eux-mêmes qui ensuite nouent des relations. La relation est aussi originelle que l'être-soi, elle est la condition même de l'être-soi. Vous avez ici les sources de quelque chose comme une anthropologie très différente de celle que nous développons, avec les meilleures intentions du monde du reste.
● L'homme, un individu dans une espèce ?
Quand nous pensons l'homme, nous le pensons soit comme l'individuel, soit comme le spécifique. Or le spécifique ce n'est pas le propre, c'est ce qui relève de l'espèce. Et c'est à partir de l'espèce, qui elle-même est à partir du genre, que nous abordons ce qui n'est plus qu'un individu dans l'espèce. C'est-à-dire que le mot individu n'a plus rien à dire, tout est dit dans l'espèce : j'ai répondu à la question « qu'est-ce que ? » donc je sais ce que c'est, et ensuite il y a une multitude d'individus, mais ce qui les distingue est accidentel. Par exemple, pour la pensée occidentale, que je sois fils de Paul est accidentel, ça ne me définit pas dans mon essence. Et c'est ça qui est meurtrier. Car ce qui est meurtrier est toujours qu'il y en ait plusieurs sans qu'il y ait de raison d'être, il y a du superflu. Et la fratrie commence comme cela justement. Il n'y a pas de justification au nombre, il y en a trop et c'est le lieu conflictuel premier. Ce n'est pas la différence qui fait le conflit, c'est la pareilleté, car ce qui est pareil est en trop.
Mais c'est autre chose de considérer quelqu'un pour son propre. Ce que nous appelons le nom propre est le signe du regard au propre. Le propre n'est pas l'individu, n'est pas le spécifique etc. Un des éléments négatifs de l'Occident, c'est d'approcher le propre par le mode de l'individuel. Du reste il faut méditer le rapport du proche et du propre, car le propre de l'homme est toujours d'être à un proche, non pas clos en soi, mais reçu d'un proche, ce qui ouvre la capacité de s'ouvrir au proche. Voilà le propre de l'homme.
● En Dieu les Trois sont de même nature ?
Dieu est “un” et il est “Père, Fils et Esprit”, mais Père, Fils et Esprit ne composent pas entre eux. L'unité divine n'est pas le résultat d'une composition d'éléments, c'est pourquoi l'expression “Père, Fils et Esprit” n'est jamais visée d'une façon bien ajustée. On dit : “ils sont de même substance (consubstantiels)”, ou “ils sont de même nature”… c'est-à-dire trois individus dans la même espèce ? Pas du tout. Dieu n'est pas dans une espèce, ce sont les premières données élémentaires de la philosophie et de la théologie classique.
2) Les mots grecs phusis et ousia désignant la "nature".
Cette partie est faite d'extraits de plusieurs sessions de J-M Martin. Ils ont été réorganisés pour donner quelque chose de relativement plus lisible. L'idée est de retracer l'évolution des mots phusis et ousia qui a abouti, entre autres, à cette formulation où phusis et ousia sont considérés comme ayant le même sens même si les traductions habituelles des définitions concernant la Trinité mettent "nature" pour phusis et "substance" pour ousia , en général on retient "une seule nature" :
« Si quelqu’un ne confesse pas une seule phusis ou ousia du Père, du Fils et du Saint-Esprit, une seule puissance et un seul pouvoir, une Trinité consubstantielle (homo-ousia), une seule divinité adorée en trois hypostases (hupostasis) ou personnes (prosôpon), qu’il soit anathème. » (Concile de Constantinople II en 553)
C'est le mot phusis qui est utilisé dans la définition de Chalcédoine : « Nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ […] reconnu en deux natures (en duo phusesin)… »
a) Première approche de phusis et ousia.
Le mot nature correspond à deux mots grecs phusis et ousia : le mot phusis vient du verbe phueïn qui signifie croître, pousser ; le mot ousia vient du verbe éinaï (être), il désigne à l'origine une réserve[9]. On dit de préférence ousia lorsqu'il s'agit de logique, et de préférence phusis lorsqu'il s'agit de physique [les mots "logique" et "physique" sont pris au sens d'Aristote].
Dans cette pensée grecque les philosophes n'ont pas d'autres mots pour dire les réalités philosophiques que les mots de l'usage courant, donc ils assument un mot, mais ils le qualifient autrement que dans l'usage courant.
● Phusis : du côté de la croissance végétale.
Phusis[10] est un mot magnifique à l’origine qui est la racine « phu », qui est une des plus belles racines grecques avec la racine « pha ». « Pha », c’est la racine qui donne phaos - phôs (la lumière), et phu, c’est ce qui donne la croissance, la croissance végétale. Le phueïn, c’est éclore, c’est venir à se manifester en se montrant pour ce qu’on était secrètement en semence. La physique, au sens moderne du terme, n’a rien à voir avec ça ! Les latins ont traduit le mot phusis par natura qui a une belle origine aussi : c’est le mot nascor (naître). C’est la naissance.
● Ousia : existence, essence (au sens de idea), substance entendue comme sujet.
Au sens commun et non platonicien ousia désigne les avoirs sur lesquels on peut s'appuyer avec confiance. Il en viendra à désigner ultimement chez Aristote l'individu singulier alors qu'au sens platonicien ousia dit plutôt l'essence, le "ce que c'est" (et non pas "que c'est"). Seul l'individu singulier est, mais le "ce que c'est" est un concept, ce n'est pas un être.
Et ici "l'essentiel" se distingue de l'accidentel : quand je dis «Paul marche », le fait qu’il marche, ce n’est pas "essentiel" à lui, il marche en ce moment, c’est "accidentel" ; et c’est là que nous trouvons les grandes catégories : la substance et les différents accidents, par exemple les "qualités" qui sont changeantes… Ainsi Paul est brun à vingt ans et blanc à soixante ans… Par contre le fait qu'il soit mortel est essentiel et non accidentel.
Le mot ousia est un mot qui dit les choses les plus diverses[11] :
- pour Platon ousia c'est "l'essence de", c'est-à-dire le « ce que c'est ». Cela correspond à l'idéa platonicienne
- pour Aristote, ousia c'est « ce qui est », todé ti, ceci que voici ; et en même temps il garde l'autre sens. Donc il y a cette équivoque à l'intérieur même d'Aristote : il garde le sens de son maître Platon et l'autre sens que la problématique nouvelle introduit.
- plus originairement ousia signifie "existence", donc non pas simplement "ce que c'est", "qui c'est", mais « le fait que c'est ».
Platon est soucieux de mettre en évidence la forme selon laquelle la chose se montre. L’idéa, ce n’est pas ce que nous appelons une « idée » aujourd’hui, mais c’est ce comme quoi la chose apparaît. C’est donc plutôt la forme, mais pas simplement au sens de la figure extérieure, la forme en ce que ça dit "l’essence" de quelque chose. L’idéa est plus du côté de la chose que du côté de l’homme qui cogite, alors que chez nous les idées sont censées être des productions des neurones.
"Essence" veut dire ce que quelque chose est, quid est, d'où l'expression "quiddité" qui est le mot médiéval par lequel on désigne l'essence. Quid (ce que c'est, qui c'est) s'oppose à quod (que c'est), le fait que c'est. Un exemple de quid : « Qu’est-ce que la vérité ? » qui ne veut pas dire « Qu’est-ce qui est vrai ? » mais : « Qu’est-ce que l’être vrai ? », par exemple. Mais il faut voir qu'à propos de la rose, je peux dire ce qu'elle est, qu'elle soit là ou non, ce n'est pas la même question. Autrement dit, les possibles rentrent dans la définition du quid à tel point que l'essentiel, au sens archaïque du terme, ne dit rien sur l'existence effective de quelque chose, rien sur l'existence. Là, c'est l'opposition de l'essence et de l'existence au sens ancien, pour autant qu'existant s'oppose à possible.
Le sens du mot ousia varie donc au cours des siècles dans le champ de la philosophie et dira quelque chose dans le couple essence/existence où essence c'est une possibilité d’être et l’exister, c’est le fait d’être. Ceci sera développé surtout dans l’aristotélisme médiéval, c’est-à-dire dans la reprise théologique au Moyen Âge de la pensée d’Aristote.
Remarque générale. Toute notre pensée est construite sur ces présupposés dont nous usons quotidiennement sans jamais les mettre à jour. La philosophie avait pour tâche de mettre à jour, de révéler ce qui est porteur de notre pensée occidentale et c'est ce qu'ont fait la philosophie classique et éminemment la philosophie aristotélicienne qui est le père de l'École, la Scola, qui a donné lieu à la "scolastique", médiévale entre autres, ce qui est une façon de désigner un mode de pensée, un enseignement. Les traductions du japonais au français, par exemple, je me demande ce qui se passe en vérité, tellement tous les présupposés sont différents[12]. Il est bien possible qu'on s'imagine traduire et laisser entendre quelque chose de tout différent que ce qu'on croit traduire. Toutes les structures de base sont autres. Il paraît aussi qu'il y a des langues où le verbe être n'apparaît pas, n'existe pas !
b) Deuxième approche des mots ousia et phusis .
● La triple ambiguïté du mot ousia.
Toute notre pensée est articulée autour de la notion de substance. Le mot ousia, que l'on a traduit par substance,est un mot qui, dans le moment où il surgit pour ouvrir toute la métaphysique occidentale, a déjà une triple ambiguïté :
- il désigne le sujet-substant, c’est-à-dire ce qui fait qu’une chose est une chose en elle-même et non pas posée en autre chose, ce qu’est une chose en soi[13] – ce qu'Aristote appelle l'ousia première,
- il dit "ce qu'il est", sa nature, son essence, le mot « essence » étant alors plus ou moins synonyme du mot « nature » puisque la nature d’une chose, c’est ce qu’elle est – ce qu'Aristote appelle l'ousia seconde, bien qu’elle soit apparue la première (au sens platonicien l’ousia est d’abord l’idéa).
- et il dit en outre ce qu'il a : d'être.
"L'essence", c'est ce que c'est que quelque chose, c'est ousia, ce que quelque chose est "essentiellement", mais essentiellement même au sens banal, parce qu'une chose est aussi une autre chose que ce qu'elle est par essence : un homme est homme parce qu'il est "animal rationale", mais il est chevelu, grand, bossu… c'est le même verbe "être" qui est employé pour dire ce qu'il est dans ce cas-ci et dans ce cas-là. Ici intervient une distinction qui sera importante dans la logique, c'est la distinction entre la substance et de l'accident : la substance (qui est un autre nom de l'essence) prend un sens particulier quand on oppose substance et accident. Il y a ce que quelque chose est d'essentiel et ce qu'il est accidentellement, c'est-à-dire non nécessité par la définition de ce qu'il est par essence.
Autrement dit, l'ousia dit le sujet (la substance), l'essence et l'existence, au sens médiéval et non au sens de certaines pensées contemporaines, récentes. Cela régit notre grammaire d’occidentaux. Notre pensée est toute entière d'attribuer des caractéristiques, des définitions à un sujet. Il serait très intéressant de se demander d'où cela vient et pourquoi l'Occident est constitué ainsi.
● Phusis : ce qui croit à partir de soi-même.
Le mot phusis, lui, vient du verbe phueïn. Le phueïn, c'est le propre de la plante, ce qui croît à partir de soi-même, ce qui a son centre de changement à l'intérieur et non pas à l'extérieur comme une pierre : une pierre change de place parce qu'elle est mue de l'extérieur par quelqu'un qui la meut, tandis qu'une plante se meut à partie d'elle-même[14]. Seulement, l'usage de phusis est surtout mis en œuvre dans les sciences physiques, c'est-à-dire surtout dans la médecine antique – je ne connais absolument rien à la médecine contemporaine, mais j'ai travaillé profondément des pages de Gallien.
● Différence éventuelle d'emploi de phusis et ousia.
Seulement, le mot de « nature » se spécialisera lorsqu’il s’agit de l’essence d’une chose quand on en parle dans le champ de la physique – mais « physique » au sens des Anciens, la phusis. Alors que le mot d’ousia au sens d'essence est plutôt gardé dans le champ de la logique car, originellement, il n’y a pas de distinction entre logique et physique, c’est une chose qui n’existe pas et qui va se faire jour dans l’histoire de la pensée occidentale. Ces deux mots disent à peu près la même chose, mais on emploie plutôt le terme de phusis dans le champ de la physique pour cette raison et ousia (essence) quand il s’agit de la logique, car, quand nous nous interrogeons sur l’arbre, nous sommes évidemment dans un problème de physique, de phusis de la nature, mais, en même temps, quand nous prétendons en dire l’essence, nous entrons bientôt dans le champ du langage donc dans le champ de la logique.
Remarque générale. Les mots portent beaucoup de non-dits avec eux, et quand on prend un mot pour le traduire par un autre dans une autre langue, on n'apporte pas avec le mot tout le complexe qui l'entourait, et alors le mot correspondant se trouve posé dans un autre complexe. Or, du fait d'être posé dans un autre complexe, il prend un autre sens. C'est l'impossibilité de la traduction.
d) "Nature", un mot de l'Occident : parler de "natif" pour lire l'Évangile.
Les premiers siècles sont aux prises avec la pensée hellénistique du monde dans lequel l'Évangile est annoncé. Et ce monde hellénistique questionne à partir de ses propres concepts. Par exemple il pose la question : « Ont-ils la même nature ? » En effet le mot nature (ousia) n'existe pas dans le Nouveau Testament mais c'est un mot majeur dans la pensée occidentale avec tous les sens multiples qu'il a pu prendre au cours des siècles : ousia signifie à la fois substance et nature. « De même nature (homo-ousios) que le Père » n'apparaît qu'au début du IVe siècle au concile de Nicée (325). Le grec dit homoousia (de même ousia, de même substance). Le latin disait consubstantialem et nous disons aujourd'hui « de même nature ».
Donc il y a tout un long débat, une longue recherche, des tendances diverses afin d'élaborer pour l'intelligence occidentale quelque chose qui est impliqué comme énigme par la façon même dont l'Écriture parle.
Le concept de nature est complètement ignoré par nos Écritures, et ce mot nous offusque le regard, nous ferme l'oreille lorsqu'il s'agit d'entendre (donc de voir) ce qui est dit dans nos Écritures. Je ne le condamne pas à tous égards pour cette raison qu'il a eu sa fonction, mais il est néfaste de l'introduire dans notre lecture de l'Écriture, donc je le remplace par "le natif". Je dis "le natif" parce que c'est saint Jean qui emploie le verbe naître[15] : il y a une première naissance (à quoi correspond le natif) et puis il faut naître d'une nouvelle naissance, donc la révélation d'une identité plus intime que ce que je croyais être mon intime.
e) Nature, surnature et préternaturel chez saint Thomas d'Aquin.[16]
Au XIIIe siècle, en Occident il y a un discours sur l'homme, et arrive la pensée d'Aristote qui définit la nature humaine. C'est la troisième entrée d'Aristote dans la pensée occidentale, elle est décisive. Saint Thomas d'Aquin choisit de l'intégrer, ce qui l'oblige à construire un ensemble de concepts complexes qui, d'un certain point de vue, défigure l'Écriture, et qui pourtant est nécessaire. L'homme de l'Évangile et l'homme d'Aristote ne sont pas pareils, c'est clair.
● Nature et surnature et préternaturel chez saint Thomas d'Aquin.
L'homme de l'Évangile continue à être perçu positivement par saint Thomas d'Aquin bien sûr, et en même temps s'impose à lui ce moment de culture qui définit l'homme naturel. Cela va l'obliger à reconnaître que l'homme est composé d'une nature humaine et que Dieu lui a donné par-dessus une sur-nature, à savoir ce qu'il y a en plus dans l'Évangile sur l'homme et qu'il n'y a pas dans Aristote[17].
Or chez Aristote l'homme n'est pas promis à la vision béatifique éternelle : cela lui est donc donné de façon "sur-naturelle". En effet la fin détermine la nature, le « ce que c'est » : le « ce pour quoi » détermine le « ce que c'est ». L'homme comme homme n'est pas naturellement ordonnée à voir Dieu face à face. Pour saint Thomas d'Aquin l'homme a de toujours, par Dieu, été appelé à la vision béatifique donc à la surnature. Et « être appelé à la surnature » c'est être originellement surnaturel, ce qui ne veut pas dire qu'on l'accomplit, ça veut dire qu'on est dès l'origine orienté à cela.
Mais c'est encore plus compliqué, parce que Adam [avant le premier péché], lui, n'a pas le surnaturel proprement dit, et cependant il est immortel, ce qui n'est pas conforme à la nature humaine. Alors ça oblige Thomas d'Aquin à créer un autre concept qui est le concept de "préternaturel" (praeter veut dire outre ou au-delà) : c'est donné en plus[18], mais ce n'est pas le surnaturel proprement dit, le surnaturel proprement dit étant ce qui est semence de vie éternelle.
● Différence d'avec le Nouveau Testament.
La distinction de notre Nouveau Testament n'est pas la distinction entre la nature et la surnature, c'est la distinction entre l'homme christique et l'homme de l'expérience tel qu'il naît.
Ce que je viens de dire là est fondé sur Jean : « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma de résurrection, il n'entre pas dans le royaume. »[19] Autrement dit entrer dans l'espace nouveau, dans l'espace de Dieu, ne se fait pas au titre de ma première naissance, de ma naissance biologique d'une part et de ma naissance à l'État civil d'autre part – qui est déterminé par le nom du père, de la mère, le lieu de naissance… La carte d'identité est une trace de mon identité native. J'ai une langue maternelle, j'ai un patri-moine culturel etc. Cette naissance-là correspond à la situation adamique des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Si bien qu'il y a l'homme dans l'homme. La christité est un homme séminal qui est par mode de semence au cœur de tout homme peut-être, mais qui, en tout cas, cohabite de façon provisoire avec ma naissance civile et biologique.
II – Mettre en question le "de même nature" du Concile de Nicée
1) Plusieurs aspects de cette mise en question[20].
a) Pourquoi retourner à l'Évangile ?
On peut légitimement tenter de répondre aux questions que les gens se posent, c'est ce que font les théologiens et les premiers grands conciles.
En fait les conciles procèdent plutôt négativement, c'est-à-dire qu'ils déclarent que telle façon d'entendre est erronée. L'erreur qui donne lieu au concile de Nicée, c'est la pensée d'Arius pour qui Jésus n'est pas Dieu, n'est pas simplement un homme : il est la première grande créature, le Logos qui est inférieur à Dieu le Père. C'est contre quoi le concile de Nicée affirme : il est « de même nature que le Père et par lui tout a été fait. Vrai Dieu – et non pas simplement une première grande créature – né du vrai Dieu… » Là nous avons un langage qui essaye d'accommoder l'Évangile aux questions de l'oreille qui le reçoit. Ceci n'a jamais changé au cours des siècles au point que l'Évangile devient presque invisible, recouvert par ces réponses qui sont légitimes. Cependant la négation d'une erreur n'est pas le retour à la vérité dont c'était l'erreur. L'Église s'est toujours trop adaptée à la pensée des gens qui recevaient l'Évangile… enfin toujours un peu en retard, mais finalement adaptée.
Ce qui est intéressant dans l'Évangile, c'est la différence d'avec ce que nous sommes nativement. L'Évangile n'est pas là pour entériner. Et revenir à l'Évangile ce n'est pas revenir au Moyen Âge et ce n'est pas non plus revenir au IVe siècle, c'est revenir à l'Évangile lui-même. Bien sûr les adaptations sont sans doute indispensables parce qu'on ne peut pas ne pas répondre à des questions qui se posent, mais la réponse n'est pas l'équivalent de la parole dite.
C'est pourquoi retourner à l'Évangile, ce n'est pas simplement retourner à d'autres formules, c'est retourner à un autre mode de parler, c'est entendre quelque chose que nous n'avons pas encore entendu. Ceci ne rend pas vain tout le travail qui a été fait au cours des siècles, mais notre tâche n'est pas de le répéter indéfiniment, notre tâche est de constamment tenter de réentendre ce qui n'a pas encore été entendu.
b) Comment dire le rapport du Père et du Fils ?
● Ce que le Concile de Nicée dit du rapport Père-Fils.
Pour dire le rapport du Père et du Fils le Concile de Nicée utilise le mot homoousios, ce qu'on traduit par « de même nature ». Ce n'est pas une traduction extrêmement correcte puisque ousia n'est pas la nature dans tous les sens du terme, c'est la nature au sens où la nature est partagée par des individus[21]. Or le Père et le Fils ne sont pas des individus au sens où des individus se partagent une même espèce selon la logique occidentale. De toute façon ousia est un mot de la philosophie grecque, ce n'est pas un mot de l'Évangile.
● Comment l'Évangile parle-t-il du rapport Père-Fils ?
Pour dire le rapport du Père et du Fils saint Jean a cette formule : « afin que tous vénèrent le Fils comme ils vénèrent le Père » (Jn 5, 22). Je pense que c'est une formule bien meilleure que celle du Concile de Nicée. « Il reçoit même adoration et même gloire », c'est une façon beaucoup plus simple, beaucoup moins prétentieuse, évidemment beaucoup moins ajustée à l'esprit de l'Occident que homoousios. Cette phrase-là a été reprise par le Concile de Constantinople, non plus à propos du Fils mais à propos de l'Esprit. Le Concile de Nicée (325) n'avait pas traité de la question de l'Esprit mais uniquement du Père et du Fils. Le premier Concile de Constantinople en 381, lui, traite de la question de l'Esprit. Et ce qu'il est dit de l'Esprit, vous l'avez dans notre Credo du dimanche : « il reçoit même adoration et même gloire » et c'est ce que nous trouvons ici chez saint Jean. C'est bien meilleur que homoousios.
2) Commentaire de quelques formulations du concile de Nicée en 325[22].
Au concile de Nicée il est dit que le Christ est « le Fils unique de Dieu, né du Père avons tous les siècles. » Cette formulation est dogmatique, ce qui s'explique par le fait que le concile de Nicée procède à des déterminations contre Arius (256-336 environ). Cela clôt un débat à l'intérieur de l'Église qui était pour une large part devenue arienne, pas simplement en Égypte ou à Alexandrie où Arius était prêtre, mais aussi chez les barbares, à Athènes, chez les Wisigoths, même en Gaule !
La question était de savoir si Jésus est véritablement Dieu. Je rappelle que ce n'est pas la problématique qui serait la nôtre sur ce sujet aujourd'hui. Pour nous la question c'est : est-il simplement un homme ou est-il aussi Dieu ?
Pour Arius Jésus n'est pas seulement un homme, Jésus est l'union du Logos de Dieu et de l'humanité d'un homme, et pour lui la question est de savoir si le Logos est Dieu au sens propre, incréé, ou s'il est la grande première créature. Il faut voir que toute la théologie du IIe siècle qui a spéculé sur le Christ, a réfléchi à partir du terme de Logos.
► Je n'ai pas bien entendu : pour Arius tu disais que Jésus était l'union du Logos et de… ?
J-M M : … et d'un homme. Le terme d'union d'ailleurs n'est pas encore en débat, ce sera le débat du siècle suivant, c'est-à-dire du Ve siècle : au concile d'Éphèse en 431 et au concile de Chalcédoine en 458 qui sont des conciles christologiques, alors qu'ici nous sommes dans un concile trinitaire.
● Commentaires.
« Né du Père avant tous les siècles » : ce qui faisait grande difficulté pour la pensée, c'est que naître et devenir s'entre-appartiennent. La distinction que nous allons apercevoir tout à l'heure « engendré et non pas créé » est une distinction qui n'est pas faite dans les siècles antérieurs. Elle est justement faite par les valentiniens, c'est-à-dire par des hérétiques, et c'est elle qui sera reprise par le concile de Nicée, mais pas dans le même sens, car au IIe siècle ce n'est pas encore la problématique du IVe siècle.
À partir du début du IIIe siècle, nous sommes dans une problématique régie par la question : « créé ou incréé ? »[23]. Une des affirmations caractéristiques d'Arius va être : « Il y eut un temps où il (le Logos) n'était pas encore » autrement dit, en tant que créature, il ne partage pas l'éternité. Dans le Symbole de Nicée on nous dit justement qu'il n'y a pas de temps où il n'était pas : « Il est né du Père avant tous les siècles » donc avant tout le temps. Voyez la raison d'être de cette affirmation.
Pour nous aujourd'hui il y a deux naissances : la génération éternelle du Verbe d'une part, et d'autre part la naissance historique (« né de la vierge Marie »). En fait la formule employée ne fait allusion ni à l'une ni à l'autre. Ce qui est envisagé ici, dans un rappel très traditionnel, c'est la préexistence par rapport à tous les éons (à tous les siècles). C'est une formule traditionnelle qui prend donc position dans la polémique arienne.
« Il est Dieu né de Dieu » : étant né de Dieu, il demeure Dieu, ce qui va s'expliquer par la différence que l'on fait entre naître et être créé, ce qui n'est pas une chose évidente.
« Vrai Dieu né du vrai Dieu… » Cette phrase a l'air de faire double emploi avec celle que nous avons déjà citée : « Il est Dieu, né de Dieu » mais l'insistance nous achemine vers ce qui est essentiellement en question à cette époque. Arius acceptait de dire que le Logos était Dieu mais pas Dieu au sens plein, au sens vrai ; c'est pourquoi on insiste sur « vrai Dieu né du vrai Dieu ». En effet Arius lisait saint Jean : « Dans l'arkhê était le logos, et le logos était vers Dieu et le logos était Dieu ». Il disait aussi : il est Dieu mais pas au même degré. Ça se comprend très bien : quelque chose comme ce qui est en question dans ces affaires-là ne peut pas trouver d'emblée son vocabulaire pour se dire de façon adéquate. Personne ne trouvera probablement jamais de façon pleinement satisfaisante.
Il faut bien voir que chez les premiers Pères de l'Église la distinction du créé et de l'incréé n'était pas dominante. J'ai dit combien de fois que le thème de créateur devient répartiteur tardivement, pas avant le milieu du IIIe siècle. C'est à partir de cette distinction-là qu'ensuite le problème d'Arius peut se poser : créé ou incréé. S'il est la grande première chose créée il est Dieu en un sens vague, et l'idée qu'il est Dieu dans un sens vague n'est pas non plus inouïe, elle est utilisée par Jésus lui-même à la fin du chapitre 10 de saint Jean, chapitre du bon Berger, quand il y a une altercation où on accuse Jésus de se dire Dieu, et où Jésus répond par une parole de psaume qui dit « J'ai dit "Vous êtes des dieux" » : alors si le psaume dit cela, qu'est-ce qui empêche que je sois Dieu ? Donc un emploi élargi du mot de Dieu était possible. Je dis ça pour justifier l'embarras de l'époque d'Arius.
Arius n'est pas un affreux méchant, Arius est quelqu'un qui essaye de réfléchir. Il s'égare puisqu'il y aura un arbitrage fait à ce sujet mais en le condamnant on perd un lieu de déploiement possible parce que l'immense richesse du trinitaire n'a jamais été déployée dans l'Église. L'Église a toujours eu du mal avec ce problème, c'est un "mystère d'autant plus". C'est un mustêrion, cela est vrai, mais pas au sens "d'autant plus". On a essayé de montrer que Dieu, bien qu'il soit un, était cependant trois, alors que la Révélation aurait dû nous pousser à penser qu'il était d'autant plus un qu'il était plus trois : la trinité est la révélation de ce que la véritable unité ne réside pas dans la solité (la solitude). Or cela n'a pas été déployé au cours des siècles.
Je ne dispasque c'est évident. Seulement je dis que c'est un mystère, mais pas au sens où c'est affligeant pour la raison, c'est un mystère au sens où c'est provocant pour réfléchir et pour découvrir un sens plus profond du terme unité.
« Engendré, non pas créé, de même nature (homoousios) que le Père ». La question d'Arius était finalement : est-ce que le Fils et le Père sont de même nature ? Est-ce que le Père est incréé et le Fils créé ex nihilo ? La question d'Arius voulait dire : « le Logos est-il Dieu ou est-il une première grande créature qui s'est incarnée ? » Et le Concile de Nicée affirme : il n'est pas une grande première créature, il est « engendré, non pas créé, de même nature que le Père ». Seulement là, nous avons des mots qui s'entendent dans une oreille occidentale, en particulier le mot homoousios (de même nature), car la notion de nature est une notion purement occidentale qui n'existe pas dans le Nouveau Testament. Donc le dogme se construit pour la compréhension occidentale. Le terme de nature, soit dans sa forme de phusis, soit dans sa forme de ousia, est un terme directeur de toute la pensée occidentale.
III – Prendre distance d'avec "les deux natures" en Christ
1) Première approche.
Je vous signale que nous vivons depuis très longtemps, dogmatiquement, sur une christologie d'addition : la nature divine s'ajoute à la nature humaine. Or la christologie néo-testamentaire n'est pas une christologie par addition, c'est une christologie de révélation, de dévoilement, la venue à jour de ce qu'il est séminalement. Et donc même le mot homme, dans cette perspective, est une dénomination de la divinité du Christ, c'est pourquoi Fils de l'Homme dit la manifestation de l'homme essentiel, de l'homme primordial. En effet le fils est ce qui manifeste la semence qui est le père.
Nous avons donc deux christologies :
- la christologie de révélation (de dévoilement) est proprement scripturaire ;
- la christologie par addition est devenue usuelle par le fait qu'elle a pour tâche de répondre aux questionnements de l'Occident.
Je vais vous montrer l'intérêt de cela :
– Dans la christologie par addition. On sait ce qu'est l'homme puisqu'on sait que c'est une nature, et une nature ça se définit : l'homme est un animal rationnel, on sait ce que c'est. D'autre part on a une certaine idée de Dieu : c'est celui qui a fabriqué le monde, il en est la cause efficiente. On rapproche les deux et cela ne donne rien. C'est même difficile de rapprocher les deux puisque dire que le Christ est Dieu est difficilement pensable - cela parce qu'on a une idée débile de Dieu -, et simultanément on a une idée débile de l'homme. De les rapprocher n'éclaire rien, ça ne dit rien de plus ni sur Dieu ni sur l'homme.
– Dans la christologie de révélation. Si l'homme christique est la révélation de ce qu'est le Père, le dévoilement de ce qu'est Dieu, cela nous apprend, et ce qu'est Dieu, et ce qu'est l'homme. On voit l'urgence ou le bénéfice.
Toute la question serait de savoir ce que nous appelons un homme, autrement dit ce que nous appelons un corps, la chair. Ce serait bien qu'on puisse d'abord prendre un temps pour essayer de dire ce qu'on entend par ces mots corps et chair : ce qu'ils évoquent, les expressions qu'ils suscitent, les images, les présupposés ; quelle place a le mot de corps dans tel type de discours (dans le discours du biologiste…) et le mot de chair aussi[24].
2) D'où vient le thème de l'union des 2 natures défini à Chalcédoine ?
L'union des deux natures en Christ (ce qu'on appelle l'union hypostatique) concourant à une seule personne est définie au concile de Chalcédoine en 451 :
« Nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme (composé) d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l'humanité, en tout semblable à nous sauf le péché, avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux derniers jours le même (engendré) pour nous et pour notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon l'humanité, un seul même Christ, Fils du Seigneur, l'unique engendré, reconnu en deux natures (en duo phusesin), sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des deux natures n'étant nullement supprimée à cause de l'union, la propriété de l'une et l'autre nature étant bien plutôt sauvegardée et concourant à une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux personnes, mais en un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe, Seigneur Jésus-Christ. »
D'où cela vient-il ? Nous avons vu que le verbe naître – qui désigne le surgir christique – ne s'emploie dans la toute première pensée chrétienne que de deux naissances :
- la naissance du Christ qui est la Résurrection : « Il a ressuscité Jésus selon ce qui est écrit dans le psaume 2 : “ Aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 33) ;
- et la première naissance du Christ Logos qui est le Fiat lux.
Autrement dit, la théophanie de la Résurrection est la théophanie accomplie de la théophanie annoncée dans le Fiat lux.
Ensuite s'opère un déplacement. Le thème de la naissance n'apparaît plus avec la Résurrection, il est situé à la naissance au sens de l'incarnation, et l'autre naissance devient non pas le Fiat lux, mais la génération éternelle du Verbe dans la Trinité. Il y a donc quatre points de naissance, mais ils ne sont jamais additionnés.
La première pensée se meut dans le rapport du Fiat lux et de la Résurrection, et ensuite se déplace en fonction de la distinction entre le créé et l'incréé qui met la naissance éternelle du Verbe dans l'éternité, tandis que la naissance de Jésus est pensée à partir de sa naissance dans la nature humaine. Désormais, ce qui règne, c'est la distinction de la nature divine et de la nature humaine, alors que la christologie de l'Écriture n'est pas une christologie de l'addition des deux natures, mais une christologie du dévoilement du caché dans la manifestation.
Pourquoi ce développement de la christologie ? Parce qu'elle se développe sur le mode sur lequel l'homme se pense lui-même, c'est-à-dire une addition de corps et d'âme. Ici nous avons une addition de divinité et d'humanité. C'est donc sur un schéma présenté par la pensée occidentale que se trouve infléchie désormais la lecture.
● Ouvrir l'Écriture pour montrer qu'elle est conforme au dogme ?
Ce qu'il faut savoir justement à ce sujet, c'est que la négation d'une erreur ne me fait pas revenir à la plénitude de la vérité dont c'était l'erreur. Autrement dit il y a toujours plus dans l'Écriture que dans la dogmatique. S'approcher de l'Évangile ne peut pas se faire simplement par l'usage de la dogmatique.
Or quand j'ai appris la théologie à Rome dans les années 50, on pouvait faire la théologie avec le Dentzinger – c'était la collection des grandes définitions conciliaires et pontificales (un manuel) – sans ouvrir l'Écriture ou, si on ouvrait l'Écriture, on ne s'en servait que pour montrer qu'elle était bien conforme à ce que disent les dogmes... alors que c'est la procédure contraire ! D'ailleurs le contraire est très précieux : de nos jours, marquer la différence entre la dogmatique et l'Écriture n'est pas une polémique, c'est un travail précieux, un travail positif. Lorsqu'on se sert de l'Écriture comme d'un réservoir d'argumentation contre l'adversaire, on ne l'entend jamais de bonne manière : l'Écriture n'est pas prise dans sa propre problématique mais elle est utilisée pour résoudre une autre question. Et j'ai su de très bonne heure qu'il fallait faire autrement.
3) Mise en cause de la conjonction : nature divine + nature humaine.
a) Critique de la conception courante de Jésus "Dieu et homme".
Pour situer cette réflexion par rapport à des processus qui nous sont plus couramment familiers, et pour critiquer par là une certaine christologie sommaire, nous rappelons cette christologie sommaire.
Elle consiste à dire :
- le Christ est Dieu et homme, Dieu plus homme, Dieu joint à l'homme, Dieu collé à l'homme ;
- l'homme, je sais ce que c'est, j'en ai une expérience ; Dieu, je sais ce que c'est, il y a l'idée philosophique de Dieu, c'est celui qui a tout fait ;
- et puis je colle les deux ensembles et j'ai cet être hybride qui est l'idée divulguée du Christ la plupart du temps…
… mais je n'attends pas du Christ qu'il me donne le sens ni de l'homme, ni de Dieu, puisque je sais d'avance, je prétends savoir d'avance ce que c'est que l'homme et ce que c'est que Dieu.
À l'inverse, si je mets entre parenthèses et ma compréhension fermée de la notion de l'homme et ma compréhension prétendue de l'idée de Dieu, et que j'attends du Christ que cela se dévoile et se découvre, alors là en effet le Christ joue sa fonction de Fils dévoilant, d'image, de présentation, de ce qui rend visible l'invisible, de ce qui donne sens au mot de Père et au mot de Dieu pour moi.
b) Pour dire la divinité du Christ ce qui est premier c'est la Résurrection.[25]
Comment les premiers chrétiens parlent-ils de la divinité du Christ ? Ils ne commencent pas par dire que le Christ est tel, puis qu'il est venu. Ils commencent par dire qu'il est monté, qu'il est ressuscité. Mais s'il monte, ça veut dire qu'il va d'où il est venu, donc la descente du Christ est entendue après coup.
Ce que les premiers chrétiens aperçoivent dans la personne du Christ ressuscité, c'est que ce qui est présent là précède et déborde les espaces et les temps, d'où la symbolique spatiale du haut et du bas, du descendre et du monter, d'où le problème de l'arkhê et de la fin. C'est à partir de la perception de la qualité de présence que cela se fait.
Donc, les premiers chrétiens lisent la présence du Christ dans ce qui le précède (personnages, événements). C'est pourquoi on peut lire chez saint Jean les paroles du Christ : « Isaïe a vu ma gloire » (12, 41), « Moïse a écrit de moi » (5, 46), « Abraham a vu mon jour » (8, 56). Nous avons été prévenus par le Baptiste : « Celui qui vient derrière moi est devant moi parce qu'il était premier par rapport à moi. » (1, 15)
Finalement, il est assimilé à la parole première qui constitue les mondes, le Logos qui dit : « Lumière soit ». En un certain sens, cette pré-existence du Christ célébrée dans les Écritures sera prise pour la divinité du Christ. Mais le problème de la pré-existence précède les questions théoriques sur sa nature divine et sa nature humaine. Le processus est celui-là.
Alors le regard nouveau sur l'Écriture antérieure se trouve, par-là, donné[26].
c) "Fils de l'homme" (ou Homme) est une dénomination de Dieu lui-même.[27]
“Fils de l'homme” est une expression qui est prise au prophète Daniel. Et le Fils de l'homme – “le fils de”– c'est la manifestation de l'Homme, la manifestation de l'homme primordial qui est aussi la manifestation du Père.
- L'expression “le Fils de l'homme”dirait plutôt la divinité de Jésus que son humanité : c'est l'Homme qui descend du ciel (Dn 7, 13-14).
- Et Homme est une des dénominations de Dieu lui-même, ce qui ne veut pas dire que Dieu a la nature humaine. Il n'est pas un homme parmi les hommes, il est l'Homme. Parmi ses différents titres, Jésus est “Homme” de toute éternité, mais pas un homme.
L'expression “ fils de l'homme” ne signifie pas l'incarnation entendue au sens où Jésus deviendrait un homme parmi les hommes, mais c'est l'expression prophétique qui dit que la qualité d'humanité qui est au cœur de Dieu se manifeste. En effet le fils est la manifestation du père, manifestation de la semence.
● L'humanité, un Homme en Christ.
La théologie dit que le Christ, le Verbe, est fils naturel et que nous sommes fils adoptifs. On comprend très bien ce que cela veut dire puisqu'il est de nature divine au sens strict du terme et que nous sommes appelés fils aussi… mais ce n'est pas bien. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de différence entre le Christ et nous, mais la différence n'est pas là. Il faut garder que nous sommes, non pas fils Monogêne (“Fils un”), mais les enfants : les enfants déchirés, dispersés mais appelés à être réconciliés et reconduits dans le “Fils un” : comme si l'homme primordial, Adam Qadmon, comme dit la Cabale, s'était déchiré, défait, et qu'il ait à se reconstituer.
L'humanité est un Grand Homme, un Homme en Christ. Ceci est très important pour savoir qu'il n'est pas simplement un autre parmi d'autres, parmi nous. Il est l'unité de notre multiplicité déchirée. C'est ce qui fait qu'il peut œuvrer pour l'humanité. C'est son statut. Il peut mourir pour nous, c'est nous qui mourrons quand il meurt parce qu'il est quelque chose du profond de l'unité de l'homme.
4) Mise en cause de l'Incarnation (union des 2 natures en une personne).
a) Première approche.
► On nous a toujours appris que « Et le Verbe fut chair » (Jn 1, 14) est à entendre au sens d'Incarnation, le mot incarnation lui-même étant formé à partir du mot chair.
J-M M : Je ne crois pas que ce soit le sens du texte. En effet le mot de chair ici ne désigne pas ce que nous appelons la chair mais il désigne l'homme en entier, cependant pas l'homme en entier tel qu'il est défini et compris par l'Occident : ce n'est pas ce que nous appelons la nature humaine. Autrement dit il n'est pas question de l'incarnation, même entendue au sens théologique dans ce texte. Nous verrons qu'ici le mot de chair désigne la mort du Christ[28].
Le mot incarnation au sens théologique signifie l'union de deux natures en une seule personne. Évidemment il n'est pas question de ça chez saint Jean parce que les concepts de nature et de personne n'existent pas dans le Nouveau Testament.
D'autre part, dans le langage courant, par incarnation nous entendons plutôt quelque chose comme la fête de Noël par opposition à la fête de Pâques : l'incarnation signifie qu'il a pris une chair comme la nôtre, c'est l'apparition de Jésus au monde. Or le mot chair chez Jean, nous l'avons vu, n'a pas le sens qu'il a chez nous, et en plus Noël n'est pas l'apparition au monde. L'apparition au monde dans sa véritable dimension c'est la résurrection, et tous les autres épisodes ne sont que des relectures rétrospectives de ce qui se cache dans cette présence qui n'est pas encore manifestée en plénitude[29].
Et puis incarnation est un mot qui a beaucoup de faveur aujourd'hui, mais dans des sens dérivés : « Moi, Monsieur je ne suis pas dans les nuages, je suis incarné ». Mais rien de tout ça ne correspond à saint Jean.
Toute notre théologie est structurée sur création et incarnation. Dieu c'est « celui qui a fait tout ça », c'est le créateur et éventuellement il s'incarne, et une fois qu'il est incarné, il se passe ce qui se passe : il vit, il meurt et enfin il ressuscite ; peut-être qu'il aurait pu « ne pas ». Or rien ne précède la résurrection dans la structuration de l'Évangile : c'est à partir de la résurrection que tout s'entend y compris même le mot de création s'il a toutefois un sens, car il peut recevoir un sens mais ce sens vient de la nouveauté christique.
« Le logos fut chair » dit bien toute l'humanité christique, pas dans la préoccupation de savoir si c'est la nature humaine mais dans le registre de la vie mortelle comme mortelle. Il s'agit d'une mortalité, et donc d'une souffrance, qui se trouve invertie de sens par le mode dont elle est vécue, ce qui fait qu'elle contient en elle la gloire dont il est question après : « Et nous avons contemplé sa gloire. » Ce que je veux dire par là, c'est que le mot d'incarnation n'est pas ultimement banni mais, s'il est prononcé, il doit être lui-même pensé à partir de la mort-résurrection du Christ et non à partir d'une théologie des natures ou que sais-je.
b) Deux naissances de Jésus : selon les Pères de l'Église / selon la théologie[30]
Pour les premiers Pères de l'Église il y a deux naissances de Jésus :
- la naissance lors du Fiat Lux (Gn 1),
- et la Résurrection qui est l'accomplissement plénier du Fiat Lux.
Alors que dans les catégories de notre théologie il y a aussi deux naissances :
- une naissance éternelle comme nature divine,
- et une naissance en tant qu'homme au sein de la vierge Marie.
Ces deux façons de parler sont plausibles, mais la plus fondamentale, celle qui est attestée par la Parole de Dieu, c'est la première que j'ai énoncée : l'accomplissement du Fiat Lux qui est l'accomplissement de la Résurrection, qui est l'accomplissement de la naissance du Fils. Cela dérange nos habitudes. Mais c'est difficile simplement parce que nous n'y sommes pas habitués.
c) La création : perspective biblique et perspective théologique[31].
Nous avons toujours plus ou moins à l’esprit le schéma d'une création lointaine et ensuite d'un fait historique qui est la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or cette répartition entre la création de la nature et la résurrection d'une factualité qui apporte la surnature est totalement absente de la structure des évangiles. C'est une fabrication de la théologie au cours des siècles. La notion de nature humaine n'est pas du tout une notion biblique.
Lorsque saint Jean lit le chapitre premier de la Genèse, il y distingue deux moments[32] :
– la première phase est la phase de la déposition des semences de l'humanité : l'œuvre des six jours est lue comme déposition des semences c'est-à-dire comme désignant la "volonté voulue" du Père. En français le mot "volonté" dit le vouloir, mais dans l'expression « les dernières volontés » il désigne les choses voulues. Or nous sommes voulus, et en tant que voulus, nous avons là notre semence dans l'éternité même de Dieu. Nous sommes voulus et nommés. La volonté de Dieu désigne ce moment séminal de notre être, précède ce que nous appelons notre naissance.
– Et le deuxième moment de la création, pour saint Jean, c'est l'œuvre du septième jour. On sait que c'est le jour où Dieu se repose, mais en fait il ne se repose pas : au septième jour cesse une œuvre et commence une autre œuvre qui est l'œuvre de la croissance des semences depuis leur état séminal jusqu'à l'accomplissement plénier du fruit. « Porter beaucoup de fruits »[33], dit l'Écriture, c'est le moment eschatologique. C'est ce qui recouvre toute l'histoire de l'humanité, c'est-à-dire la croissance de la semence. "Le Dieu" accomplit en l'homme la croissance des semences et c'est cela l'œuvre. Dans la répartition théologique première il y a d'abord la distinction d'un ordre naturel par un Dieu purement créateur, qui n'est pas encore le Dieu sauveur, et qui produit la nature des choses. Tandis que chez saint Jean, dès le commencement, tout est dans la perspective pensée à partir de l'accomplissement final qui est résurrection et eschatologie. Et l'œuvre créatrice est le moment séminal de cela : « Ma nourriture est de faire la volonté (voulue) de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre » (Jn 4, 34). La création c'est l'œuvre. Et la création chez Jean se dit très bien dans l'entretien de la vie[34], dans ce qui tient le monde en vie : c'est le pain « pour la vie du monde ». Il n'y a pas une part purement créationnelle qui relèverait de la philosophie ou des sciences naturelles ou physiques, et puis d'autre part une annonce de salut. Il n'est question de la création dans l'Évangile que dans la perspective de l'accomplissement final de l'œuvre qui est l'œuvre du salut. Je pense que vous voyez la différence.
Pour la théologie, le cadre c'est la création du monde naturel, et c'est dans ce cadre que se pose une petite histoire de salut. Dans la perspective biblique, le cadre c'est l'accomplissement de l'œuvre totale de Dieu telle qu'en Christ, dans laquelle se situe aussi la création du monde. Ce qui fait d'ailleurs que le mot de ktisis (création) chez saint Paul dit l'humanité.
Le monde au sens physique du terme n'est touché qu'à partir de l'être-au-monde de l'homme. Toute tentative de faire des accommodations entre les données des sciences physiques ou naturelles d'une part, et d'autre part les données bibliques, est vouée à l'échec, c'est inintéressant. On ne peut mettre ensemble que des choses qui relèvent de la même question. Or la question de l'évolution du monde et de la création à quoi répondent les sciences est sans aucun rapport avec la question équivalente dans l'Écriture. Même le mot de vérité n'a pas le même sens. La vérité au sens des sciences et la vérité au sens johannique, par exemple, ce n'est pas du tout la même chose.
Donc il ne s'agit pas d'évacuer le mot de création. Justement il n'a jamais le sens exact que la théologie postérieure lui donnera.
d) L'incarnation n'est pas autre chose que la résurrection.
L'unique objet de l'Évangile, c'est « Jésus est ressuscité » ou « Jésus est Seigneur », ce sont les formules vraiment prioritaires. Et c'est parce que Fils de Dieu signifie "Ressuscité" que la confession « Fils de Dieu » peut être objet primitif et essentiel du kérygme.
Et l'incarnation n'est pas autre chose que la résurrection[35] : nous avons suffisamment essayé de montrer que pour le Christ il n'y a pas deux "phases", la vie mortelle et la résurrection, mais qu'il y a deux "faces" de la même réalité, pour pouvoir dire que la résurrection en son sens plein inclut ce que nous serions tentés de considérer à part comme incarnation. Et c'est pourquoi tout le Christ dans sa vie mortelle et dans sa résurrection est Fils au titre de la résurrection.
On oppose couramment des christologies de l'incarnation et des christologies de la résurrection ; s'il fallait choisir, pour notre part, nous choisirions la résurrection. Mais là encore, c'est un choix qui n'est pas à faire, qui n'est pas pertinent, parce que les deux concepts ne se juxtaposent pas et que l'un se subordonne nécessairement à l'autre. La résurrection est l'objet du kérygme originel ; l'incarnation est un concept devenu nécessaire au cours des siècles mais qui ne jouit pas de la même priorité ni même de la même primauté.
En effet chez Paul la kénose appartient à l'exaltation, c'est une des deux faces de l'exaltation. Rappelez-vous notre lecture de Ph 2[36] ; nous avions dit que la morphê évoque « Faisons l'homme à notre image » et qu'il ne fallait pas entendre : « lui qui, bien que étant image de Dieu, cependant… » mais "parce que image", "en tant que" ; autrement dit l'aspect de l'esclave ou du serviteur est aspect de cela même qu'est la gloire, qu'est la résurrection.
C'est pour cela que la lecture des événements de la vie mortelle de Jésus dit la résurrection ; c'est pour cela que les épisodes de la vie de Jésus ne sont jamais de simples éléments biographiques ; c'est pour cela qu'ils sont toujours professions de la foi en la résurrection. Ce n'est pas simplement par l'emploi fortuit d'un genre littéraire que l'événement est événement et non pas biographie, c'est parce que les événements sont des formes de l'annonce de l'événement.
Cela sera très important car ce qui est en cause, c'est de voir comment et pourquoi la pauvreté, la faiblesse, la souffrance, la mort de Jésus sont l'image de Dieu, sont le visible de Dieu, sont ce par quoi nous pouvons accéder à donner un sens authentique au mot Dieu, en passant par l'événement, et non en usurpant une signification a priori du mot Dieu que nous appliquerions simplement de l'extérieur au Christ. C'est pour cela que le Christ est ce à partir de quoi se découvre un sens inouï, et se justifie chez nous encore l'emploi du mot Dieu.
Nous avons d'abord insisté sur cela que être image ou être fils (ce qui dit la même chose), se dit au titre de la résurrection, mais que la résurrection n'est pas un simple épisode subséquent qui surviendrait après la vie mortelle. Le Christ est de toujours Fils, est de toujours image, est de toujours dans la gloire. Autrement dit sa vie mortelle est une présentation de la gloire, est une autre face de la gloire. Et c'est à partir de la vie mortelle même de Jésus, en tant qu'elle est lue dans la résurrection, en tant qu'elle est lue comme face de la résurrection, ou comme trace de la résurrection, que se découvre un sens de ce dont elle est image, c'est-à-dire un sens du Père, c'est-à-dire un sens de Dieu.
e) Précisions et critiques sur la notion théologique d'Incarnation[37].
Le concept théologique d'Incarnation se distingue :
- du sens banal où le mot incarnation désigne plutôt la présence sur cette terre et notamment le moment d'arrivée de cette présence,
- et du sens scripturaire.
1. La notion théologique d'Incarnation ne désigne pas d'abord un moment factuel mais dirions-nous, l'état d'union entre nature divine et nature humaine. Par exemple, ce que le banal oublie souvent, c'est que le Christ ressuscité est théologiquement incarné, union de la divinité et de l'humanité glorieuse. Il y a comme un petit décalage entre le sens banal où le mot incarnation désigne un aspect partiel et ponctuel dans le banal, et puis le sens théologique où la réalité du Christ, y compris la Résurrection, est impliquée par le mot d'Incarnation[38].
2. Cependant je dis que ce concept théologique se distingue du concept scripturaire parce que, d'une certaine manière, le concept théologique d'Incarnation englobe, comme je viens de l'indiquer, le concept de Résurrection, alors que dans l'Écriture, ce serait le concept de Résurrection qui engloberait, c'est-à-dire qui donnerait sens au concept d'Incarnation. Et la différence réside en particulier en ceci :
– dans le concept théologique, l'Incarnation est pensée à partir de la notion de nature, celle-ci étant conçue à la base comme une nature neutre ce qui permet ensuite de parler de nature divine et de nature humaine en les distinguant.
– alors que dans les sources néotestamentaires, par exemple chez Paul dans Ph 2, la distinction n'est pas entre la nature divine et la nature humaine, mais entre la christité et l'adamité, c'est-à-dire que le mot d'homme n'est jamais un concept neutre qui peut être caractérisé en péché ou en mal sous la forme adamique, et en bien ou en don sous la forme christique. Ce concept neutre de nature ne fonctionne pas.
Et comme dans ce texte de Ph 2 le terme d'anthropos (d'homme) est pris au sens d'adamité, il s'ensuit que le Christ est dit être « comme un homme »[39] et non pas « homme » – je ne dis pas qu'il n'est pas homme : si on me pose la question "Est-il un homme ?" à partir de la notion de nature, il faudra bien répondre "oui", mais ce que je veux dire, c'est que précisément cette question ne se pose pas.
Chez saint Jean, "venir" ne dit jamais une union de natures, et par exemple pas l'union hypostatique selon laquelle "la nature divine vient à la nature humaine", encore que du reste, même théologiquement parlant, l'expression "venir", même en ce sens-là, n'est pas bonne parce que "venir à quelque chose" indique toujours une union qui ne peut être qu'accidentelle, or les théologiens précisent bien qu'il s'agit d'une union "substantielle". Je veux dire par là qu'il y a une très grande différence entre, d'une part la notion théologique stricte, et d'autre part, les retombées imaginaires dans le banal de cette notion théologique.
Quand je parle de christité, quelqu'un pourrait – à tort –, mais pourrait faire le reproche d'un certain monophysisme puisque je ne considère pas le Christ, en priorité, comme une union de la nature humaine et de la nature divine, mais que je dis simplement « christité »[40] : pour dire le tout du Christ, j'emploie un seul (monos) mot et on pourrait dire que je suis monophysite.Et on aurait tort, parce que, en ce que je suis en train de promouvoir, je ne suis ni monophysite, ni diophysite, je ne suis pas physite. C'est cela la question.
Et cela signifie qu'une idée philosophique préalable de Dieu et une idée philosophique préalable de nature humaine comme nature déterminée (comme nature close), dont il faudrait ensuite chercher comment elles s'unissent dans le Christ, ce n'est pas la bonne entrée pour entendre l'Évangile. Le mot de nature, dans tout ceci, a été et sera encore côtoyé comme ce qui répond à la question occidentale « qu'est-ce que ? » : c'est la nature au sens logique donnant lieu à la définition, à la circonscription de « ce que c'est », l'homme ou Dieu.
● Est-ce que le Christ est vraiment un homme ?[41]
Quand vous me demandez : « Est-ce que le Christ est vraiment un homme ? » tout dépend comment vous parlez : que veut dire "vraiment un homme" ? Si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 1 : c'est oui ; mais si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 3, c'est non.
Ceci est très intéressant par rapport au mot "vérité" qu'on a dans la question : « Est-il vraiment un homme ? » Pour saint Jean, Jésus est l'homme véritable (alêthês), et cela veut dire qu'il est l'homme véritable que nous ne sommes pas ! Lorsqu'au IIe siècle on se pose la question de savoir si le Christ est vraiment un homme, le mot vrai ayant complètement changé de sens, la question est en fait : le Christ a-t-il vraiment la nature humaine ? Et là, il faut dire oui, mais la question n'est pas la même.
Saint Paul ne peut être ni monophysite (une seule nature, divine par exemple), ni diophysite (deux natures) parce qu'il n'est simplement pas physite, c'est-à-dire qu'il ne parle pas le langage de la phusis (physis), de la nature humaine.
Et je vous signale que la première hérésie qui surgit à propos du Christ, ce n'est pas : « le Christ est-il Dieu ? » car pendant trois siècles cela ne fait pratiquement aucun problème. Le premier problème surgit au début du IVe siècle, c’est l'arianisme qui est combattu par le concile de Nicée, et qui donne lieu à l'hérésie qu'on appelle le docétisme qui pose la question : « Est-il vraiment un homme ? » Certains sont considérés comme docètes et ne le sont pas, mais ils continuent à parler le langage non physite, langage qui devient dangereux parce que l'oreille des écoutants est une oreille structurée par le concept de nature.
f) La naissance virginale signifie qu'il est Fils au titre de la Résurrection[42]
Dans le Credo nous disons du Fils qu'il « a été conçu du Saint Esprit, est né de la vierge Marie. » Intervient ici toute la question de la naissance virginale. Elle vous gêne ? Je vais vous dire une chose. De savoir si Marie était vierge, ça se décrit comme une question de curiosité fort indiscrète. C'est par ailleurs une question invérifiable – Allez donc voir ! – et c'est par-dessus toute une question (posée en ce sens-là) inintéressante. Seulement ce n'est pas de cela qu'il s'agit !
Il s'agit de savoir à quel titre Jésus est Fils. Or il est Fils au titre de la Résurrection, et la célébration de la virginité de Marie est une première façon, dans certaines Églises, de célébrer la Résurrection même. Quand je dis qu'il est "Fils de Dieu de par la résurrection", ça ne veut pas dire qu'il ne l'était pas avant, surtout pas ! Jésus a de toujours en lui la dimension de résurrection. Seulement elle est tenue cachée (c'est saint Hilaire qui développe cet aspect-là,) et elle est manifestée lors de la résurrection. C'est cette dimension d'humanité nouvelle qui prend chair, mais qui est déjà en lui… qui prend chair de la vierge Marie, mais par là il continue à être né du Père par le Saint Esprit.
Autrement dit Jésus ici est celui qui est né lors du « Fiat lux (Lumière soit) ». Les premiers Pères de l'Église disent : « Dieu dit "Lumière soit", aussitôt le Christ paraît ». C'est-à-dire que le « Fiat lux » est la même chose que « Faisons l'homme à notre image ». Et "à notre image" signifie "comme notre fils". Si vous superposez « Dans l'arkhê Dieu fit ciel et terre » (Gn 1, 1) et « Faisons l'homme à notre image…. Mâle et femelle il les fit » (Gn 1, 26-27) vous avez toute la structure de base de la pensée de Paul.
Autrement dit, ce qui est présent en Jésus de toujours, c'est "l'homme à l'image" et non pas "l'homme modelé". L'Écriture ne connaît pas la notion de nature humaine. Prenons l'exemple de Philon d'Alexandrie – juif contemporain de Jésus – qui a beaucoup commenté en grec l'Ancien Testament. Il commente la Genèse et parle de « Faisons l'homme à notre image » du chapitre 1, mais quand il arrive au chapitre 2 où l'homme est modelé par Dieu, il dit : « Celui-ci c'est un autre ». En 1 Cor 15 Paul dit lui aussi qu'il y a deux Adam, un Adam pneumatique et un Adam psychique. Or "celui qui vient", c'est Adam pneumatique (de Gn 1), même s'il vient sur mode caché, sous le vêtement d'un homme parmi les hommes. Il est l'homme essentiel. Il révèle une posture d'homme qui n'est pas de la semence d'Adam de Gn 2 duquel nous sommes tous nés. Voilà ce que cela signifie.
Cette signification-là est de toute première importance puisque c'est l'apparition de l'homme nouveau. Il est homme nouveau de par la résurrection, mais la résurrection n'est pas quelque chose qui lui arrive tout d'un coup, la résurrection est inscrite dans son mode même de vivre et dans sa naissance. Telle est la signification profonde de la naissance virginale, et en ce sens-là la question qu'elle pose n'est pas du tout insignifiante, ce n'est pas une question de curiosité déplacée.
Tant qu'on reste dans la problématique anecdotique, ça ne m'intéresse pas, c'est insignifiant. Il s'agit de célébrer la dimension de résurrection, donc l'accomplissement de l'homme à l'image, car pour les Pères de l'Église « Faisons l'homme à notre image » signifie « Faisons le Christ ressuscité » : c'est lui, l'homme qui est véritablement l'image de Dieu.
Et quand Voltaire dit : « Dieu dit "Faisons l'homme à notre image", l'homme le lui a bien rendu », il se trompe parce que ce n'est pas un homme quelconque, l'homme de la rue qui est à l'image, c'est le Christ dans sa dimension de résurrection, et l'humanité nouvelle en lui. Et il se trompe tout en ayant raison quand il dit que « l'homme le lui a bien rendu » parce qu'effectivement l'homme ressuscité Jésus rend à Dieu parfaitement l'image qu'il a reçue de lui, il est vraiment à l'image du Père.
Enfin le thème de la naissance virginale entre dans une méditation sur la vie qui est proprement judaïque dans son essence. Qu'est-ce qui se passe dans l'Ancien Testament ? Non pas la naissance virginale mais la naissance à partir des stériles. La plupart des grandes matriarches sont stériles, à chaque fois la même histoire se rejoue. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la vie n'est pas comme l'ordinaire pourrait le laisser croire, quelque chose qui est à la disposition de notre libre gesticulation, mais que la vie essentielle est toujours quelque chose de donné. La naissance à partir de la stérilité manifeste la donation plus originelle pour ce qui concerne la vie essentielle. Et la naissance virginale entre encore plus fortement dans cette thématique. Si on me dit que ce qui apparaît en Jésus Christ est une figure d'homme inédite, inouïe, qui ressaisit la totalité de l'humanité dans quelque chose de neuf, pour moi la naissance virginale a une très grande importance. (…)
Et ce que je dis en prenant la grande dimension de ces choses-là ne diminue pas leur vérité d'événement, au contraire. C'est ce qui ouvre un champ de possibilités de sens à ce qui est récusé sous prétexte que c'est réputé impossible. Autrement dit je tiens autant à l'un qu'à l'autre. C'est la Résurrection qui est déjà célébrée ici, c'est le cœur du Credo qui est déjà en question dans « est né de la vierge Marie ».
► La virginité de Marie c'est un dogme ? D'où cela vient-il ?
J-M M : Dans l'Ancien Testament on trouve déjà la stérilité des matriarches. Elle se traduira encore dans la stérilité d'Élisabeth, la mère du Baptiste, et cela va jusque dans la virginité de la vierge Marie : Jésus n'est pas descendu de l'humanité adamique de Gn 3. L'humanité christique n'est pas issue de cette semence adamique puisque, au chapitre 3, on naît mortel et pécheur, c'est-à-dire assujetti à la mort et au meurtre. C'est pourquoi la doctrine du péché originel a une signification d'une profondeur que vous n'imaginez pas, c'est une des analyses les plus profondes que je connaisse de la condition humaine[43]. C'est ce qui explique que la virginité soit tenue pour un dogme, et cela explique même la nécessité de l'Immaculée Conception de la vierge Marie elle-même[44]. Il y a une cohérence irréprochable dans tout cet ensemble.
5) Pour éviter de parler de 2 natures en Christ, parler en termes de "je".
a) Parler en Christ de je pré-pascal et de Je de Résurrection.
● Critique des notions de nature et personne.
« Le Père et moi nous sommes un ». Tout le monde sait qu'il y a une réponse dogmatique : deux personnes, une seule nature. Mais cela, c'est la catastrophe ! C’est la réponse à la question que pose l'Occident, mais cela ne nous fait pas entrer dans les structures qui portent ces mots-là dans notre Écriture. Et en aucune façon notre écoute première ne doit passer par là. Cela a une signification dans l'histoire de la pensée chrétienne, positive à certains égards, mais qui comporte aussi le risque d'être ce qui enténèbre et offusque un nouveau rapport à la signification de "je" et "tu". Il faudrait aussi analyser ce que nous appelons une personne, une nature. Il serait quand même assez étonnant que "personne" et "nature" soient des mots pertinents pour dire ce que dit l'Évangile, étant donné que ni le mot de personne, ni le mot de nature ne s'y trouvent une seule fois. Or ils sont structurants de la pensée d'Occident.
● En Christ : le je pré-pascal et le Je de Résurrection.
Dans le Christ y a-t-il deux "je" ? La dogmatique dit qu'il y a une seule personne, mais le concept de "personne" et ce que veut dire "Je" chez Jean ce n'est pas la même chose.
Il y a toute la question de la mort christique, et probablement devrons-nous essayer de nous poser des questions sur le "je pré-pascal" de Jésus et sur le "Je de Résurrection" : dans quelle mesure sont-ils différents ? Et aux yeux de qui ? Le sont-ils uniquement pour ceux qui s'y méprennent, comme c'est le cas des disciples d'après leur propre attestation : « Ils ne comprirent pas alors…» (Jn 12, 16), alors que la véritable identité de Jésus se fait dans la résurrection :«…déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts » (Rm 1, 4) comme le dit Paul.
Cette mort est-elle le point critique, le point christique tout à fait essentiel ? Qu'est-ce que ce passage d'un "je" à l'autre ? Il y a cette phrase : « Il vous est bon que je m'en aille – la bienheureuse-mort-de-Notre-Seigneur-Jésus-Christ – car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas », c'est-à-dire : « Je ne viendrai pas dans ma dimension de pneuma. » (d'après Jn 16, 7). Voilà que je me permets ici de dire "je", là où Jésus a dit "il".
Nous avons posé la question du rapport entre "je" et "tu", entre le Père et le Fils, mais quel rapport y a-t-il, d'altérité ou de mêmeté, entre le Christos et le Pneuma ? Jean répond à ces questions-là. On ne les entend pas parce que ce ne sont pas les questions que l'on a posées à l'évangile de Jean. Or ce sont les questions que pose Jean en leur apportant réponse ! Plus important que d'importuner un texte avec nos questions serait de déterminer à quelles questions répondent ces affirmations de Jean.
b) Parler en l'homme de "je natif" et de "je pré-natif".
● Notre "je empirique" et notre "je insu".
Nous avons dit quelques mots du double "je" dans le Christ. Mais nous, est-ce que nous avons quelque chose de ce double "je" ? Notre "je empirique" s'est pensé différemment au cours des siècles. Il se pense surtout psychologiquement. Il serait intéressant d'examiner comment il est analysé dans les pensées contemporaines de l'avènement de l'Évangile.
Nous pourrions penser qu'il y a probablement un "je authentique" que nous n'avons pas. Nous vivons quotidiennement dans un "je inauthentique". En tout cas nous vivons dans un "je inachevé", et ce que veut dire "je" n'est pas égalé par ce que nous savons de nous-mêmes, Dieu merci ! Tout d'abord parce que ce n'est pas fini tant que nous sommes susceptibles de poser la question, et ensuite, qu'est-ce que ce "je" que nous avons appelé le "je insu" ?[45]
"Insu" est un mot que nous avons puisé chez Jean : « Le pneuma (l'Esprit), tu ne sais d'où il vient, ni où il va » (Jn 3, 8). Or d'où je suis et où je vais c'est ce qui identifie chez Jean, c'est la même question que : de qui suis-je né ? Ce n'est pas la nôtre ! Notre question, c'est : qu'est-ce que l'homme ? Et quand nous avons répondu à cette question, nous pouvons dire : « je sais qui je suis ». Eh bien non, cela ne se pose pas ainsi !
Alors : « tu ne sais ». Nous pensons qu'il s'agit seulement de l'Esprit. Mais Jean ajoute : « Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma ». C'est-à-dire qu'il en est ainsi de chacun de nous. Quelle est cette réalité insue qui est notre plus propre et comment cet insu-là se comporte-t-il par rapport à l'Insu de Dieu ? Notre affaire avec Dieu ne se passe pas comme une négociation entre ce que je sais et ce qu'il sait, comme si nous disputions d'un certain nombre de choses. C'est un rapport d'insu à Insu.
Je tiens beaucoup au terme d'insu pour qu'on ne croie pas que ce dont je parle est l'inconscient dont parlent les analystes car l'inconscient appartient à la même question que le conscient : il n'y a d'inconscient que parce qu'il y a du conscient. Or connaître ne se réduit pas à ce que nous appelons conscience.
● Naître du pneuma c'est émerger de ma semence insue.
Pourquoi est-ce qu'on peut parler d'un double "je" ? Parce qu'il y a deux naissances. La foi c'est entendre. Entendre me donne de naître : « Si quelqu'un ne naît pas du Pneuma de résurrection, il n'entre pas dans le Royaume ». Accéder à la région de Dieu, c'est naître. Mais je suis déjà né ! Vous me direz alors : c'est renaître. Non : c'est naître, émerger de plus originaire, émerger du vouloir de Dieu ou de ma semence insue – semence est un terme qui court tout au long de l'évangile de Jean –, et c'est le lieu de mon identité authentique.
Alors, est-ce que nous allons nous contenter de dire : il y a donc ce "je" dont nous parlons habituellement, mais ce qui est essentiel c'est le "jeinsu"… Mais avant de résoudre la question, il faut la penser, et pour la penser il faut qu'elle soit largement méditée. Et pour moi ce sont les questions qu'il importe de méditer pour entendre ce dont il s'agit ici.
● Parler de "pré-natif" au lieu de parler de "surnature".
Ceci modifie un certain nombre de choses, par exemple la notion structurante en théologie classique qui est la distinction entre nature et surnature. La surnature est ce qui, dans l'homme, est au-dessus des ressources qui lui viennent de sa nature. Comment en est-on arrivé à parler de surnature ? Les théologiens ont une idée de ce que l'Évangile dit de l'homme avant le XIIIe siècle. Mais voilà qu'on redécouvre Aristote et son concept de nature humaine qui répond à la question : qu'est-ce que l'homme ? La nature ou l'essence répondent à la question : « qu'est-ce que ? » dans le langage médiéval.
Seulement chez Aristote, l'homme n'est pas voué à voir Dieu. Ce n'est pas selon sa nature. Et puisque, dans l'Évangile, l'homme est voué à voir Dieu, on va distinguer, dans l'homme que nous connaissons, une part naturelle et une part surnaturelle. C'est-à-dire que Dieu, en plus de la nature, nous donne une vocation sur-naturelle qui dépasse les limites, les possibilités ou les exigences de notre nature. Le concept de nature humaine fait florès au XIIIe siècle, il est inévitable. Tout le mérite de l'Église est alors de dire que cette notion-là ne remplit pas pleinement ce que dit l'Évangile. Le malheur est que ce qui va devenir le plus essentiel est ce que nous appelons la nature, et le surnaturel deviendra un surplus.
À l'inverse la naissance dont je parle est une naissance de plus originaire, ce qui est conforme au concept johannique de temps : le plus originaire vient après. Le Baptiste dit : « Celui-ci vient après moi parce que avant moi il était »(Jn 1, 30)[46].
Plutôt que de parler de surnaturel, il faudrait donc nous habituer, pour être dans la ligne de l'Écriture, à parler de pré-natif, donc de notre être pré-natif. En prononçant ce mot-là, nous sommes dans l'esprit de Jean par rapport à ce qu'il dit de la naissance.
Je dis "natif "pour éviter le mot "nature", parce que le mot nature est un mot de l'Occident qui n'est pas une seule fois dans l'Évangile… J'appelle "natif" ce qui relève de notre première naissance et non pas de la naissance qui est d'entendre la parole qui me fait naître de plus originaire ; car c'est ça l'enjeu de l'Évangile.
● Les enjeux de l'examen des deux "je": le "je natif" et le "je pré-natif".
Parmi les nombreux points liés à ces questions, nous verrons les pages de Paul concernant les deux "je" en l'homme : le "je qui veut" et le "je qui fait" (Rm 7, 7-25)[47]. Et ce n'est surtout pas notre banale distinction entre « je voudrais bien, mais je ne peux pas » !
Sans compter, dans l'évangile de Jean, les phrases en "il" sous la forme de celui qui… et celui qui… ne pas. Dans notre langage il s'agit de deux individus. Dans celui de Jean, il s'agit de deux quelque chose en chaque homme. Le jugement dernier opère le tri en chaque homme entre ce qui et ce qui[48].
Vous voyez l'enjeu. Pour le moment ce n'est pas fondé, ce n'est pas développé.
6) Non pas 2 natures (humaine, divine) mais 2 postures (adamique, christique).
« Nous savons que la loi est spirituelle (pneumatique), mais moi je suis charnel, acquis par le péché» (Rm 7, 14), autrement dit le péché est mon propriétaire, ce qui règne sur moi et fait que je suis charnel.
N'oublions pas que, chez Paul, l'opposition de pneuma (Esprit)et de chair ne désigne rien de semblable à ce que cela suggère à nos oreilles, comme si l'homme était l'harmonieux composé d'un esprit et d'une chair. Le mot pneuma désigne une posture et le mot chair une autre posture[49]. Il n'y a pas de moyen terme pour relier ces postures sur la base d'une nature humaine qui serait commune.
La posture dit l'être. Si bien qu'il y a deux postures :
– la posture adamique de Gn 1 : « Faisons l'homme comme notre image » ;
– la posture préhensive d'Adam, Gn 3, qui saisit le fruit, c'est-à-dire l'égalité à Dieu : « Le jour où vous en mangerez, vous serez comme des dieux (ou égaux à Dieu) » (v. 5).
Philond'Alexandrie, par exemple, lorsqu'il fait le commentaire de la Genèse et qu'il en vient au chapitre 2, dit : « Ici, il s'agit d'un autre ».
Nous l'avons vu au verset 9, Paul dit "je" de celui qui est Adam de Gn 2-3, et qui en effet obéit au péché. Je rappelle que le mot péché ne désigne pas des transgressions, mais désigne en propre le prince (ou le principe), je disais tout à l'heure le propriétaire. Nous l'avons lu dans la figure du serpent. Cela est très élémentaire si on veut approcher la lecture de Paul, mais il faut constamment le rappeler. Paul dit des choses extraordinaires si on est fidèle aux structures porteuses de son discours, alors que si nous le lisons tel qu'il sonne spontanément à notre oreille, c'est-à-dire selon nos propres structures d'accueil, il est d'une banalité et peut-être même, pour un psychologue, d'une sottise évidente.
7) Ne plus parler de salut naturel ou surnaturel mais de salut pour tous.
Le Christ n'est jamais considéré du point de vue historique comme le commencement du salut : la venue christique éclaire l'après-christique mais aussi l'avant-christique. Il n'y a pas un salut particulier pour ceux qui sont avant Jésus-Christ. Jésus sauve ceux qui sont avant lui. Il n'y a de salut qu'en Jésus-Christ. Autrement dit, ce qui importe dans la résurrection ce n'est pas le moment historique de la résurrection.
Et donc toute théophanie authentique est une participation à ce que nous célébrons comme théophanie plénière de la résurrection. Il serait pathétique de penser qu'il y a un salut naturel (c'est-à-dire sans la venue surnaturelle du Christ) pour certains, qui serait un salut autre que pour les chrétiens. Il n'y a qu'un salut pour ceux qui ont connu explicitement le Christ, et pour ceux qui ne l'ont pas connu… Le mot Christ dépasse la totalité du salut du Christ, et non pas ce qu'un historien peut en apercevoir comme émergeant à un certain moment et initiant une certaine forme de société, société sur laquelle du reste on croit des choses qui ne sont pas.
Quant à la question de savoir s'il y a un salut naturel ! Le mot salut au sens naturel du terme est aberrant, il est lié à l'idée occidentale de nature qui serait quelque chose de pareil partout, qui définirait l'homme, et ça c'est nul. En revanche on pourrait se demander : est-ce qu'il y a un salut pour l'islam authentique, un salut pour l'hindouisme des védas, un salut pour... En fait il n'y a pas de saluts différents, il y a qu'un salut qui est christique mais le salut christique ne consiste pas dans l'apparition aux yeux de l'historien du christianisme sociologiquement perceptible.
On a pensé longtemps – c'est la question du salut des hommes – on a pensé longtemps que tous les hommes pouvaient être sauvés par Jésus-Christ "en dépit de" leur mauvaise religion éventuelle. La réponse était oui.
La question qui se pose plutôt aujourd'hui c'est : est-ce que les hommes non-christiques de proclamation ou d'appartenance sociologique peuvent être sauvés précisément par la source de leur religion ? La réponse est oui et non : non parce que le Christ dit « Je suis le chemin »; et donc tout ce qui sauve est christique ; oui : si au cœur d'une autre tradition spirituelle se trouve "le même" que le christique : alors on peut dire oui. Mais faites bien attention : « le même que le christique » n'est pas « le pareil ». Je ne veux pas dire qu'ils seraient sauvés parce qu'il y aurait dans leur religion des affirmations partiellement semblables à celles de l'Évangile, pas du tout. Mais je dis ceci : au point sourciel, est-ce que les altérités perceptibles d'une source religieuse à une autre source religieuse sont suffisamment mêmes pour se parler entre elles, c'est-à-dire pour qu'il y ait dialogue de sources ?
L'œcuménisme éventuel, au sens du rapport entre les grandes traditions religieuses, dont je ne sais s'il a une issue sur le plan de l'histoire, mais dont il m'importe de me questionner sur la signification eschatologique, c'est-à-dire ultime, cet œcuménisme n'est pas un œcuménisme de débats, de négociations, de mélanges de doctrines, d'ajustements, de syncrétisme ; la question est de savoir comment au plus profond de chacune des sources il y a la résonance du même dans un discours et des structures institutionnelles qui ne sont pas pareils.
[1] Il n'est pas le seul. La notion de "nature humaine" a évolué comme le souligne Geneviève Médevielle : «Façonnés à notre insu par la tradition politique et révolutionnaire des droits de l’homme, elle-même dépendante de l’œuvre de laïcisation des droits naturels par Pufendorf, Wolf et Althusius, nous ne comprenons plus la tradition morale catholique et particulièrement l’enseignement de la première scolastique quand celui-ci pensait la nature de l’humanité comme espèce et non pas la nature comme libre détermination du sujet. » (« Nature et loi naturelle comme concepts théologiques », dans Recherches de Science Religieuse, 2/2010)
[2] J-M Martin a dit plusieurs fois qu'il n'était pas sûr qu'il y ait une "nature humaine". D'autres chercheurs disent la même chose, et dans un article du Monde, Danièle Hervieu-Léger montre que l'Église ne peut plus brandir la "loi naturelle" pour imposer des règles de vie : « Du côté de l'Église, le processus de biologisation a abouti, en fonction de l'équivalence établie entre ordre de la nature et vouloir divin, à faire coïncider de la façon la plus surprenante la problématique théologique ancienne de la "loi naturelle" avec l'ordre des "lois de la nature" découvertes par la science. Ce télescopage demeure au principe de la sacralisation de la physiologie qui marque les argumentaires pontificaux en matière d'interdit de la contraception ou de la procréation médicalement assistée. Mais, au début du XXIe siècle, c'est la science elle-même qui conteste l'objectivité de ces "lois de la nature". La nature n'est plus un "ordre" : elle est un système complexe qui conjugue actions et rétroactions, régularités et aléas. Cette nouvelle approche fait voler en éclats les jeux d'équivalence entre naturalité et sacralité dont l'Église a armé son discours normatif sur toutes les questions touchant à la sexualité et à la procréation. Lui reste donc, comme seule légitimation exogène et "scientifique" d'un système d'interdits qui fait de moins en moins sens dans la culture contemporaine, le recours intensif et désespéré à la science des psychanalystes, recours plus précaire et sujet à contradiction, on s'en rend compte, que les "lois" de l'ancienne biologie. » (http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/12/le-combat-perdu-de-l-eglise_1816178_3232.html)
[3] Voir plus loin le problème de la question « Qu’est-ce que la blancheur (le blanc) ? » dans l'examen des dix catégories. En effet la blancheur ne subsiste pas en soi.
[4] Il revient à Aristote d'avoir hiérarchisé la description d'une chose (sujet ou substance) en qualités premières (qualités nécessaires et essentielles de la chose), et qualités "accidentelles", qui peuvent varier et être présentes ou non dans la chose, sans que celle-ci en soit affectée dans sa nature (dans son essence).
[5] Dans le vocabulaire courant on identifie les mots "nature" et "espèce" : ainsi on parle de nature humaine ou d'espèce humaine. Au 2° est abordé le mot ousia (nature, essence…) : ce qui est dit ici de "l'espèce" correspond à l'ousia seconde, qui correspond à idéa chez Platon.
[6] Le mot latin categoria est une transcription du grec katêgoria (accusation) le verbe katêgoréô (accuser, parler contre) étant formé de kata (contre) et agoreuô (parler). On a ce mot en saint Jean : « Pilate donc sortit auprès d'eux dehors et dit : “Quelle katêgoria (chef d'accusation) portez-vous contre cet homme ?” » (Jn 18, 29).
[7] L'espèce est attribuable à titre d'essence complète (Paul et Jacques font partie de "l'espèce humaine"). Le genre est attribuable à titre d'essence commune à plusieurs espèces (l'espèce humaine et l'espèce chevaline ont en commun l'animalité, ils sont dans le "genre animal"). Dans un même genre la différence spécifique est attribuable à titre de qualité essentielle caractéristique d'une espèce (dans le genre "animal" la rationalité est spécifique à l'homme). Le propre est attribuable à titre de détermination qui est liée à une essence (générique ou spécifique), de telle façon qu'il lui convient à elle seule, partout et toujours (dans l'espèce animale, la parole est le propre de l'homme). L'accident est attribuable à un sujet de façon contingente : quand je dis « Paul est musicien », je lui attribue quelque chose sur mode secondaire, cela n’appartient pas à son essence. L'individu est le sujet auquel on attribue ces natures, il n'a aucun inférieur auquel il pourrait être attribué. Par exemple l’espèce « homme » n’est pas un genre car, sous elle, ne viennent que des individus (Pierre, Paul, Jacques…) « qui spécifiquement n'ont aucune différence entre eux, et n'ont qu'une différence numérique » (Porphyre, Isagogé II) ; en effet ce qui fait que Paul est Paul et pas un autre individu (sa taille, son métier...) sont des accidents. Un individu (individuum) est un être indivisible, c'est-à-dire qu'on ne peut le diviser sans le faire changer de nature.
[8] Quand je donne la définition « Trois est un nombre impair», je me place dans la catégorie quantité, dans le genre des "nombres" et "trois" est un individu de l'espèce qui correspond à la différence spécifique " impair" (il n'y a que deux espèces : pair et impair dans le genre des nombres). De même le blanc et le noir sont deux espèces du genre "couleur", mais dans le genre "couleur" il y a d'autres espèces.
[9] Ousia, c'est d'abord la possession, les biens que l'on possède, le patrimoine. Il a ce sens dans la parabole du fils prodigue : «Il dilapida son bien (ousian) » (Lc 15, 13).
[10] « Phusis est d'abord le titre d'une question : D'où viennent les choses ? Comment naissent-elles et croissent-elles ? En quel sens l'étant vient-il à l'être ? (…) Dès l'aurore de la philosophie grecque, physis désigne la question fondamentale, qui vaudra aux présocratiques le titre de physiologues ou de physiciens» (Encyclopédia Universalis)
[11] « Par ailleurs ousia correspond à un autre mot qui dit à peu près la même chose : hupokéiménon, le sous-jacent ou la réserve. Mais le mot ousia glisse de sens entre la substance entendue comme sujet et la réserve d'être. Et la substance entendue comme sujet, c'est elle qui est hupokéiménon, ce qui donnera le sens de notre phrase en disant qu'une phrase comporte un sujet auquel on attribue quelque chose – si c'est un terme d'action, l'attribut est un complément – et l'ensemble du verbe et du complément s'attribue par le biais du verbe être à une substance. » (J-M Martin, session sur le Sacré, tag SACRÉ)
[12] Un messages figure sur le blog à propos de la pensée japonaise : En écho au pneuma (Esprit Saint...) du NT, le "ki" (souffle-énergie) japonais selon Maître Masamichi Noro.
[13] « Ce qui est en soi, c’est-à-dire la substance (ousia), est par sa nature même antérieur à la relation, puisque la relation est comme une superfétation et un accident de l’être. » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I,3, §2 )
[14] « Pour Aristote « les étants par nature (physei) paraissent posséder en eux-mêmes un principe de mouvement et de stabilité, les uns selon le lieu, les autres selon la croissance et la décroissance, les autres encore selon l'altération », tandis que ceux qui ne sont pas constitués par nature (ta mè physei synestôta) et proviennent de la technè, reçoivent leur mouvement de l'extérieur, la seule nature qu'ils possèdent étant les matériaux issus des étants naturels, comme le bois pour fabriquer un lit. » (Lambros Couloubaritsis, http://www.scielo.br/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0100-512X2010000200002)
[15] « « Si quelqu'un ne naît pas du Pneuma de résurrection, il n'entre pas dans le Royaume » (d'après Jn 3, 5). Accéder à la région de Dieu, c'est naître. Mais je suis déjà né ! Vous me direz alors : c'est renaître. Non : c'est naître, émerger de plus originaire, émerger du vouloir de Dieu ou de ma semence insue, et c'est le lieu de mon identité authentique. » (J-M Martin).
Une autre fois J-M Martin a commenté un peu plus ce mot "natif" : « Pour éviter le mot "nature" j'emploie le mot "natif", mais ce terme de "natif" tel que je l'emploie ne désigne pas ce qu'est un homme par nature. Disons, pour aider à penser, que "le natif" dit à la fois la nature et la condition concrète. »
[16] Extrait de la retraite sur "Le signe de croix, signe de la foi" dont la transcription figurera sur le blog en 2017.
[17] Selon Encyclopedia Universalis : le surnaturel excède toute nature créée ou créable, tandis que le préternaturel n'excède que telle nature déterminée.
[18] La tradition théologique cite en général quatre dons préternaturels : l’immortalité, l’intégrité, la science et l’impassibilité.
[19] D'après Jn 3, 5. Dans le texte de Jean il y a « Si quelqu'un ne naît pas d'eau et pneuma … » où "eau et pneuma" est un hendiadys : "cette eau-là qui est le pneuma de résurrection".
[20] Ceci est essentiellement extrait du cycle sur la NOUVEAUTÉ-CHRISTIQUE
[21] Voir le I - 1° d).
[23] « La notion de création, au sens où nous l'entendons, n'est pas une doctrine véritablement néotestamentaire, mais elle a un grand succès comme question au cours du IIe siècle à cause du Timée de Platon. Le Timée raconte la démiurgie, c'est-à-dire la fabrication du monde, et on croit voir un rapport entre la Genèse et cette lecture. Donc si ce qui devient répartiteur, c'est la notion de différence entre créé et incréé, cela va reposer de façon rigoureuse la question de la divinité du Christ. Bien sûr le Nouveau Testament connaît la différence entre le créant et le créé, mais ce n'est pas tout à fait la même qu'entre le créé et l'incréé. Et la notion de création ex nihilo devient, en plus, répartitrice de la pensée. Elle le deviendra de plus en plus tout au long des siècles, elle deviendra la première répartition. Or si la pensée première du Nouveau Testament est la résurrection, la pensée première de la théologie est le dieu créateur, ce qui est une défiguration de la structure fondamentale de l'Évangile ; non pas que ce soit faux : rien n'est faux dans tout cela, et cependant tout est faussé structurellement par rapport à la pensée originelle» (J-M Martin, cycle MAÎTRE-DISCIPLE)
[24] Cf. Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
[26] « L'Évangile tout entier est une lecture de l'Ancien Testament, c'est en ce sens que tout l'Évangile est "selon l'Écriture" (selon l'Ancien Testament). Mais que veut dire "selon" ? Il ne faut pas comprendre que je peux tirer l'Évangile de l'Écriture, mais que, ayant la nouveauté évangélique, cela me permet de relire d'une certaine manière l'Écriture. C'est un "selon" rétrospectif : dans cette perspective l'Évangile est le fruit de la semence qu'est l'Écriture. Or – c'est un mot du Christ – l'arbre se connaît au fruit. Donc, dans cette perspective chrétienne, l'Évangile recueille ce qui était dans l'Écriture. » (Session Saint-Jean-de-Sixt, Septembre 2000).
[27] Le début est extrait de la retraite sur "Le signe de la croix, signe de la foi" ; la partie sur l'humanité un Homme en Christ" vient de la session "Connaître-aimer dans la 1ère lettre de Jean" (1JEAN)
[29] On situe en général l'Incarnation dans la naissance de Jésus. Mais pourquoi dans la naissance ? Quand le Christ dit : « Je viens », il ne dit pas qu'il vient à une nature humaine mais qu'il vient vers les hommes
[30] Extrait de la retraite sur "Le signe de la croix, signe de la foi".
[32] Cf d'où J-M Martin tire cela : Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1).
[33] Par exemple Jn 12, 24 ; Jn 15, 5.
[36] Cf. Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation . « Ce qui est comparé ici ce n'est pas Dieu et la nature humaine mais c'est l'homme à l'image (l'homme pleinement accompli en tout cas séminalement) qui est le Christ, et l'humanité adamique pécheresse. Le Christ a une semblance d'humanité pécheresse « lui qui n'a pas fait de péché » (1 Pierre 2, 22). Ceci est un point très important, ça nous permet de bien conserver le texte avec la signification dégradée du mot ressemblance vague ici, et aussi l'emploi du “comme” : « comme s'il était un homme » c'est-à-dire comme un homme adamique pécheur ; donc : « Pour la figure, trouvé comme un homme adamique pécheur ». Vous savez qu'il y avait des traductions autrefois qui disaient : « Lui qui existait dans la nature divine » et ce n'est pas si ancien dans les traductions. C'est un contresens évident puisque le concept de nature n'existe pas dans le Nouveau Testament, pas plus que le concept de personne par exemple, ce qui pose des questions pour la notion de Trinité mais des questions intéressantes. Ce n'est pas négatif ce que je dis. » (JMM)
[37] Extrait d'un cours à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73 qui a été transcrit dans le message Penser la Trinité.
[38] Dans une conférence au Centre Sèvres, le jésuite Joseph Moingt a remis en cause la façon dont on considère l'Incarnation – mais sans remonter à Gn 1 comme J-M Martin –, et a donné des précisions sur les deux natures en Christ en montrant qu'on ne peut parler de "personne humaine" : « Le concept d’union hypostatique définit l’union du Verbe à l’humanité naissante de Jésus de manière à lui permettre de faire sienne la nature de cette humanité, proprement et totalement, mais en empêchant cette nature de devenir personne humaine(Persona consumpsit personam, selon les termes de Saint Thomas reprenant Innocent IV, Scriptum super Sententiis, lib. 3 d. 5), de telle sorte qu’elle deviendra personne par son identification à la personne divine du Verbe. Dans cette conception-là, l’Évangile ne raconte pas l’histoire de Jésus, mais celle du Verbe « naturalisé » homme. Mais elle ne nous permet plus de considérer Jésus en tant que vrai homme car, dans notre anthropologie moderne, il est de la nature de l’homme d’être personne et Jésus n’est pas vrai homme si n’est pas lui qui dit Je. C’est pourquoi la plupart des théologiens de notre temps acceptent de parler de la personne humaine de Jésus, mais en tombant dans une christologie implicitement nestorienne, ou bien ils échouent à raccorder l’histoire de Jésus au dogme.» (http://www.centresevres.com/fichiers_texte/Intervention_Joseph_Moingt.pdf )
[40] Ce qui est dit ici de la christité remonte aux années 1972-73. J-M Martin a repris plus récemment ce mot, voir les messages mis dans le tag christité en particulier La christité présente en tout homme. La figure de l'Eglise dans le monde.
[41] Cette partie est extraite de la session sur la Résurrection (JEAN 20-21. RÉSURRECTION)
[42] Extrait de « A été conçu du Saint Esprit, est né de la vierge Marie » : comment entendre ce qui concerne Marie ?.
[43] Un message paraîtra ultérieurement sur le blog à propos du Péché Originel.
[44] L'Immaculée Conception (ou la Conception Immaculée de Marie) fêtée depuis le Moyen Âge, est un dogme défini le 8 décembre 1854 par le Pape Pie IX. Ce dogme dit que Marie fut conçue exempte du péché originel On confond souvent cela avec la virginité de Marie qui est un autre dogme promulgué pour la première fois au 2e concile de Constantinople en 553, mais présent déjà dans le credo de Nicée.
[45] Un message-recueil existe sur ce thème : Commentaires multiples sur l'insu : Dieu comme insu ; l'insu de nous-mêmes, de Judas, du texte... et Jésus dans tout ça.
[46] Sur les rapports de Jean-Baptiste et Jésus voir La figure de Jean-Baptiste dans l'évangile de Jean .
[47] Cf. Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul..
[48] Cf. Les deux parts en chaque homme : part de ténèbre et part de lumière. Comment entendre "celui qui" chez saint Jean ?.
[49] De même selon la chair et selon le pneuma disent deux regards. Quand saint Paul dit, au début de l'épître aux Romains que le Christ est « né de la semence de David selon la chair, déterminé fils de Dieu selon un pneuma de consécration»nous entendons qu'il est fils de David et fils de Dieu. Mais il pourrait se faire que nous n'entendions pas très bien cette différence. En effet il ne s'agit pas de la nature humaine (fils de David) et de la nature divine du Christ (Fils de Dieu), mais de deux points de vue sur Jésus : il est fils de David du point de vue de la chair et Fils de Dieu du point de vue du pneuma. (cf. Rm 1, 1-7 : Éviter les méprises ; tout entendre à partir de la Résurrection)