En écho au pneuma (Esprit Saint...) du NT, le "ki" (souffle-énergie) japonais selon Maître Masamichi Noro
Voici des extraits d'un article de 1989 intitulé "Prière du corps Le kinomichi". Mais auparavant quelques mots pour montrer en quoi cela fait en partie écho à ce que dit J-M Martin à qui ce blog La Christité est dédié.
Le mot pneuma (esprit, souffle, vent) est très présent dans le Nouveau Testament et J-M Martin en parle souvent en termes d'espace. En 2011-2012, J-M Martin a fait un cycle de conférence sur le thème de l'Énergie en saint Paul et saint Jean, il a beaucoup été question de pneuma. Je publie la transcription que j'en ai faite avec Colette Netzer juste après ce message (tag ÉNERGIE). Un paragraphe introductif au cycle de conférences disait ceci :
« Jusqu’à une période récente, l’emploi du mot "énergie" se cantonnait majoritairement dans le domaine des sciences physiques ; ailleurs, il était plutôt question de force, de puissance ou de pouvoir. Les choses ont bien changé. Le mot, devenu quasi magique, s’emploie dans tous les domaines de l’existence : tout est énergie ! L’influence des traditions asiatiques a beaucoup joué dans ce sens : qi chinois et prana indien. Cette vision "énergétique" de la vie est-elle étrangère à la voie christique ? Y joue-t-elle exactement le même rôle que dans les autres traditions ou témoigne-t-elle d’un apport original ? » (rédaction d'Yvon le Mince)
Comme Jean-Marie Martin n'est pas spécialiste des traditions asiatiques, il n'a pas pu parler du qi chinois (ki en japonais). Or moi-même je baigne un peu dans le monde japonais par le ki-no-michi (voie du ki) que je pratique depuis une quinzaine d'années à Enghien-les-Bains. En effet, j'ai connu Maître Noro (1935-2013) qui a créé cette discipline et qui a été un des principaux disciples de Maître Ueshiba, fondateur de l’Aïkido (aï-ki-do : voie de l'harmonie du ki). J'ai donc eu envie de donner la parole à Maître Noro, et cet article où il parle du Ki comme force entre ciel et terre m'a paru faire un bon écho à ce que dit Jean-Marie Martin.
Cela rejoint aussi une réflexion que J-M Martin faisait un jour. Il me semble qu'il parlait du texte de Ph 2 où le Christ se vide de lui-même et où le Nom au-dessus de tout nom lui est donné : « Comme nous sommes dans l’ordre du don, cet "emplir" (qui est la même chose que le verbe "donner") suppose le vide, un rapport à la vacuité. Il n'y a pas quelque part des pensées du vide et ailleurs des pensées du plein, ce sont des mots d'ordre pour débutants, et c'est faux. Là où il y a du plein, il y a du vide ! Le mot plein n'a pas de sens si le mot vide n'est pas là. L'exemple pratique de cela c'est la respiration. Il n'y a possibilité de recevoir le don du souffle que pour autant que j'expire. Il suffit de bien apprendre à expirer et l'inspiration viendra toute seule. » (J-M Martin)
Christiane Marmèche
Pour ceux qui voudraient lire l'article en entier : "Prière du corps, le Kinomichi" : Entretien de Pierre Willequet avec Maître Masamichi NORO, revue Source n° 23, 1989. Autres articles dans le tag kinomichi du blog des Voies d'Assise que j'ai créé.
Trois extraits de l'entretien de Pierre Willequet avec Maître NORO
paru dans la revue Source n° 23 de 1989
Orient et Occident s'observent parfois sans se comprendre. L'approche du corps et de son sens constitue l'un des domaines où fort heureusement des êtres tentent de (ré)concilier ce qui, dans chacun des deux mondes, est destiné à nous faciliter le chemin. Maître Noro est de ceux-là. Formé au Japon dans la plus stricte tradition, il a également passé plus de 25 ans de sa vie en France. À cette occasion, il s'est mis à l'écoute de nos mentalités, de nos corps, de nos difficultés et a su s'y adapter sans rien perdre de sa spécificité. Il a créé sa propre méthode : le kinomichi, et il nous propose, grâce à elle, de réveiller les mémoires endormies : celle du corps, du geste juste, de la lenteur, du silence. De découvrir que l'intégration lente des apparentes contradictions telles que fermeté et aisance, vélocité et souplesse, force et paix, constitue peut-être une des composantes de l'âme japonaise. De retrouver enfin cette douceur ferme et cette vitalité caressante qui font d'un mouvement, d'un contact, un acte de création.
ENTRETIEN :
► Quel est le but ultime de votre démarche [en kinomichi], et à quoi mène-t-elle ?
Maître Noro : Oh ! Il est très difficile de répondre à cette question parce qu'ici, en Occident, depuis des dizaines de siècles, il existe un fondement aux recherches de force et d'efficacité (qui existe d'ailleurs également dans les enseignements spirituels), qui est le dualisme, l'opposition, le bien et le mal, le blanc et le noir, bien séparés. Et cette base aboutit actuellement à des résultats très contraires à ceux recherchés par le kinomichi. Par exemple, les sportifs mesurent naïvement leur force en rapport avec leur capacité à se contracter ! Je dis, moi, que la force naît de la totale ouverture et de la décontraction. J'ai beaucoup observé les élèves, vous savez – cela fait 27 ans que je suis en France – et dans un premier temps, lorsqu'ils veulent faire un mouvement, leur corps est fermé comme s'ils avaient une carapace de tortue sur le dos ; l'esprit, lui aussi, est totalement crispé et soi-disant "concentré" ! Ils croient donc que la concentration est un état de fermeture. Ensuite, agressivement, toute cette force explose vers l'extérieur. Moi, je dis non ! Le départ de l'action est en totale décontraction. Ouverture totale, confiance.
Si vous regardez d'un peu plus près l'état de fermeture, vous remarquerez que lorsque nous sommes angoissés, notre cœur est opprimé, tout est bloqué. Suite à cette fermeture, et comme un barrage qui cède, il nous est possible de libérer, dans une crise ou un hurlement, une énergie terrible et très impressionnante. C'est la destruction totale de la personne.
Du point de vue respiratoire également, il se passe la même chose : Allez, inspirez à fond ! Allez-y ! Puis vient cette déflagration de l'expiration, comme une explosion d'énergie, elle aussi.
Le KI est création
► À propos du concept de Ki, pourriez-vous nous dire ce que vous entendez par-là, et ce que cela peut être concrètement pour nous, Occidentaux ?
Maître Noro : Nous ne savons pas à quelle époque est né le mot Ki. Il a une origine chinoise, et vous savez que depuis des millénaires, les chinois ont effectué nombre de recherches sur la longévité de la vie et l'immortalité. Bien avant Jésus-Christ, dans l'alchimie de ce pays, et chez les taoïstes, on retrouve cette quête de l'immortalité. Le saké par exemple est à l'origine un élixir de longue vie. Et donc, l'origine du mot Ki est intimement liée à cette recherche. Il y a 3000 ans à peu près, les anciens de la Chine avaient bien compris que deux choses existaient dans notre vie, l'esprit et la matière, autrement dit le ciel et la terre, le père et la mère. Et ils ont perçu aussi que le corps et l'esprit devaient être bien harmonisés, que c'était là l'essence de la paix. Au moment où un déséquilibre s'installe entre corps et esprit, la maladie arrive. Au moment où le corps et l'esprit sont séparés, c'est la mort. Entre les deux, il existe donc une troisième force qui est primordiale. C'est elle qu'il faut chercher, et voilà l'origine de ce mot Ki.
Le mot riz également a une origine spirituelle : pour créer le riz, il faut de l'eau, beaucoup d'eau et il faut aussi la force de la lumière et de la chaleur, du soleil, donc du feu. Et ces deux éléments joints créent le riz. Le riz signifie donc union de la force du feu et de l'eau. Donc ciel et terre.
► Mais le mot Kami, qui signifie Dieu, comporte également ces deux éléments, non ?
Maître Noro : Oui ! Ka c'est Feu et Mi c'est l'eau. Et le mot Ki signifie originellement la manifestation du riz, ou, pour moi, la manifestation de Dieu. Ici, quand on parle de Dieu, il y a tout de suite une image donnée, mais pour nous japonais, il n'existe pas ce genre d'images. Ki, c'est réunir le corps et l'esprit, c'est l'union des opposés, l'unité.
► Peut-on arriver à sentir le Ki nous traverser, d'une manière tout à fait concrète et réelle ?
Maître Noro : Certainement… Mais avant tout, nous devons comprendre que nos cellules, notre esprit, notre corps, tout notre être tend vers cette unification de manière spontanée, sans besoin de le ressentir ou de le penser. À chaque instant, l'univers, notre être, se dirigent et tendent vers l'unité. Alors, on peut me répondre que de l'autre côté, il existe aussi la destruction ! Mais dès ce moment, nous entrons dans le dualisme. Dans l'exercice, j'utilise toute ma force et toute ma détermination vers le côté de l'unification, de l'harmonisation. Il y a là un lien très fort avec ce que nous pouvons vivre dans la respiration. Lorsque vous êtes gai, heureux, vous expirez et lâchez votre souffle, et par ce souffle, vous créez une dimension, un espace de plus en plus grand autour et en vous. Et là, vous pouvez développer cette conscience de l'expiration. Mais l'inspiration doit être passive. Grâce à une expiration bien vécue, elle viendra d'elle-même, librement et justement. Pour vivre, je dois développer cette conscience de l'expiration et à partir de là, créer un espace. Ce à quoi je pense, ce vers quoi je tends, c'est la création ; elle, je la rends consciente, et je n'ai pas besoin de penser à l'autre côté, car il vient de lui-même, librement, dans la mesure où j'ai pu vivre pleinement mon élan créatif, expansif. Pour moi le ki est création. Découvrir et habiter le plus grand espace possible par la conscience de son expiration, c'est cela le travail du Ki. Mais actuellement, à cause de la peur, du stress, les forces de fermeture sont de plus en plus développées : quand vous avez peur, ou que vous êtes brutalement saisis, que se passe-t-il ? Vous inspirez subitement en montant intérieurement. C'est la même chose lorsque nous sommes tristes, déprimés. L'inspiration prend une importance énorme. C'est une erreur considérable que de travailler sur l'inspiration comme étant une possibilité du développement humain. Vous voyez tous ces gens qui vont à la campagne ou devant la mer et qui disent à leurs enfants : Allez ! Inspirez ! Prenez du bon air ! Non ! C'est une monstrueuse erreur ! C'est une vieille méprise qui comprend notre corps comme une machine qui a besoin de tel et tel élément pour fonctionner. C'est faux ! Mais il y a peu de gens prêts à l'accepter. C'est tellement lié à l'éducation…
Je ne suis pas du tout en train de dire que l'expiration est bonne et l'inspiration mauvaise ; ce que je veux faire comprendre, c'est que dans la mesure où on peut vivre et créer vraiment une expiration juste, totale et créative, l'inspiration qui suit est elle aussi radicalement différente, et créatrice elle aussi. Notre vie est souffle. Inconsciemment, l'inspiration monte en nous, c'est la loi de la nature. Mais si je me concentre sur l'inspiration c'est la destruction, car je rends ce qui par nature est passif, actif. Je vais donc à l'encontre des lois de la nature.
Le kinomichi, prière du corps
► Vous dites parfois qu'on peut voir le kinomichi comme une prière…
Maître Noro : La prière, c'est l'unification de l'homme avec l'univers. C'est cet état-là. Pourquoi avons-nous reçu ce corps si ce n'est pour l'utiliser à faire des mouvements ? Et le mouvement, à quoi peut-il être utilisé ? À l'unification, l'harmonisation entre l'homme, la terre, le ciel… l'univers. Même quand nous dormons, notre corps bouge, énormément ! Mais pour quoi faire ? Pour nous unifier. Inconsciemment même, notre corps cherche cette unification. Malheureusement le geste et le mouvement, comme la respiration d'ailleurs, peuvent être utilisés à des fins de destruction. Moi je cherche le mouvement qui unifie ciel, terre, homme, et c'est cela la prière.
P S 1 : Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988), occidental, qui était un ami de maître Masmichi Noro a fait les mêmes remarques sur la respiration (expir puis inspir) : http://www.centre-bethanie.org/print_dialogue_durckheim.htm
P S 2 : Sur le site des Missions Etrangères, le caractère 氣 (qi en chinois, ki en japonais) est commenté : « Le caractère exprimant le qi (氣) se compose de deux caractères. Le caractère supérieur signifiant la vapeur (qi = 气) et le caractère inférieur signifie le riz (mi = 米). L’assemblage de ces deux caractères est difficile à traduire en français. Il est souvent traduit la plupart du temps par souffle vital. Le Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise (www.grandricci.org ), après avoir décliné le souffle en gaz, fluide, vapeur, spécifie qu’il s’agit du « dynamisme de la vie naturelle dont les aspects yin (陰) et yang (陽) se composent harmonieusement selon un rythme de mouvement et de repos ». Ces souffles sont particulièrement signifiés par l’assemblage du caractère de la vapeur et le vide qu’il laisse à l’intérieur (côté yang) et le caractère du riz en grains non cuits remplis d’énergie (côté yin). Le qi est donc cette énergie qui se laisse expérimenter dans l’alternance de ces deux souffles. » (http://eglasie.mepasie.org/asie-du-nord-est/chine/2015-04-16-pour-approfondir-a-propos-des-relations-entre-foi-chretienne-et-qi )