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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 décembre 2019

La figure de la Vierge Marie dans le Credo et dans l'Évangile, dossier de 4 interventions de J-M Martin

La Vierge Marie tient une place privilégiée dans la foi chrétienne mais il n'est pas toujours facile de l'aborder de bonne façon. Par exemple, comment entendre la conception virginale ? Comment comprendre le rapport entre Jésus et sa mère ? Voici diverses interventions de Jean-Marie Martin à propos de la Vierge Marie dont la troisième a eu lieu un 8 décembre, jour où on fête la solennité de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie (à ne pas confondre avec la conception virginale).

 

La figure de la Vierge Marie dans le Credo et dans l'Évangile

 

1) La conception virginale (Extrait de la session sur le Credo)

Dans le Credo des actions du Christ sont commémorées, et la première est sa conception[1].

creche-ethiopienne« A été conçu du Saint Esprit, est né de la vierge Marie » (SA) : donc c'est sa naissance, la conception par le Saint Esprit. Le Saint Esprit est en question dans la troisième partie, mais il est là déjà, c'est le même Esprit.

Il faut savoir qu'il n'est pas question, dans l'ensemble de l'Évangile, de la naissance de Jésus et de sa conception, sinon en Luc et en Matthieu. Paul, ça ne l'intéresse pas du tout, il n'en parle pas, pour lui ce qui est premier, ce qui éclaire la totalité, ce qu'il faut pointer comme étant le cœur, le foyer, c'est la mort-résurrection du Christ. Noël est d'ailleurs une fête tardive dans l'histoire des fêtes chrétiennes.

Donc intervient ici toute la question de la naissance virginale. Elle vous gêne ?

Je vais vous dire une chose. De savoir si Marie était vierge, ça se décrit comme une question de curiosité fort indiscrète. C'est par ailleurs une question invérifiable – Allez donc voir ! – et c'est par-dessus toute une question (posée en ce sens-là) inintéressante. Seulement ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Il s'agit de savoir à quel titre Jésus est Fils. Or il est Fils au titre de la Résurrection, et la célébration de la virginité de Marie est une première façon, dans certaines Églises, de célébrer la Résurrection même. Quand je dis qu'il est Fils de Dieu de par la résurrection, ça ne veut pas dire qu'il ne l'était pas avant, surtout pas ! Jésus a de toujours en lui la dimension de résurrection. Seulement elle est tenue cachée (c'est saint Hilaire qui développe cet aspect-là, justement) et elle est manifestée lors de la résurrection. C'est cette dimension d'humanité nouvelle qui prend chair, mais qui est déjà en lui… qui prend chair de la vierge Marie, mais par là il continue à être né du Père par le Saint Esprit. Autrement dit Jésus ici est celui qui est né lors du « Fiat lux (Lumière soit) ». Les premiers Pères de l'Église disent : « Dieu dit "Lumière soit", aussitôt le Christ paraît ». C'est-à-dire que le « Fiat lux » est la même chose que « Faisons l'homme à notre image ». Et "à notre image" signifie "comme notre fils". Si vous superposez « Dans l'arkhê Dieu fit ciel et terre » (Gn 1, 1) et « Faisons l'homme à notre image…. Mâle et femelle il les fit » (Gn 1, 26-27) vous avez toute la structure de base de la pensée de Paul.

Autrement dit, ce qui est présent en Jésus de toujours, c'est "l'homme à l'image" et non pas "l'homme modelé". L'Écriture ne connaît pas la notion de nature humaine. Prenons l'exemple de Philon d'Alexandrie – juif contemporain de Jésus – qui a beaucoup commenté en grec l'Ancien Testament. Il commente aussi la Genèse et parle de « Faisons l'homme à notre image » du chapitre 1, mais quand il arrive au chapitre 2 où l'homme est modelé par Dieu, il dit : « Celui-ci c'est un autre ». En 1 Cor 15 Paul dit lui aussi qu'il y a deux Adam, un Adam pneumatique et un Adam psychique. Or "celui qui vient", c'est Adam pneumatique (de Gn 1), même s'il vient sur mode caché, sous le vêtement d'un homme parmi les hommes. Il est l'homme essentiel. Il révèle une posture d'homme qui n'est pas de la semence d'Adam de Gn 2 duquel nous sommes tous nés. Voilà ce que cela signifie.

Cette signification-là est de toute première importance puisque c'est l'apparition de l'homme nouveau. Il est homme nouveau de par la résurrection, mais la résurrection n'est pas quelque chose qui lui arrive tout d'un coup, la résurrection est inscrite dans son mode même de vivre et dans sa naissance. Telle est la signification profonde de la naissance virginale, et en ce sens-là la question qu'elle pose n'est pas du tout insignifiante, ce n'est pas une question de curiosité déplacée.

Tant qu'on reste dans la problématique anecdotique, ça ne m'intéresse pas, c'est insignifiant. Il s'agit de célébrer la dimension de résurrection, donc l'accomplissement de l'homme à l'image, car pour les Pères de l'Église « Faisons l'homme à notre image » signifie « Faisons le Christ ressuscité » : c'est lui, l'homme qui est véritablement l'image de Dieu[2]. Et quand Voltaire dit : « Dieu dit "Faisons l'homme à notre image", l'homme le lui a bien rendu », il se trompe parce que ce n'est pas un homme quelconque, l'homme de la rue qui est à l'image, c'est le Christ dans sa dimension de résurrection, et l'humanité nouvelle en lui. Et il se trompe tout en ayant raison quand il dit que « l'homme le lui a bien rendu » parce qu'effectivement l'homme ressuscité Jésus rend à Dieu parfaitement l'image qu'il a reçue de lui, il est vraiment à l'image du Père. Voyez, c'est un joli débat avec Voltaire dans l'esprit voltairien, c'est aussi ironique qu'il peut l'être.

Enfin le thème de la naissance virginale entre dans une méditation sur la vie qui est  proprement judaïque dans son essence. Qu'est-ce qui se passe dans l'Ancien Testament ? Non pas la naissance virginale mais la naissance à partir des stériles. La plupart des grandes matriarches sont stériles, à chaque fois la même histoire se rejoue. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la vie n'est pas comme l'ordinaire pourrait le laisser croire, quelque chose qui est à la disposition de notre libre gesticulation, mais que la vie essentielle est toujours quelque chose de donné. La naissance à partir de la stérilité manifeste la donation plus originelle pour ce qui concerne la vie essentielle. Et la naissance virginale entre encore plus fortement dans cette thématique. Si on me dit que ce qui apparaît en Jésus Christ est une figure d'homme inédite, inouïe, qui ressaisit la totalité de l'humanité dans quelque chose de neuf, pour moi la naissance virginale a une très grande importance.

Voilà comment on peut comprendre cette expression. Là nous sommes dans la reprise de la tradition de Luc, ce n'est pas un thème johannique. C'est un thème de méditation du mystère qui appartient à un certain nombre d'Églises. Personne n'est allé vérifier la virginité de Marie ! Seulement si je prends au sérieux cette signification-là qui est symbolique, c'est elle qui "atteste" que c'est vrai même corporellement. Je ne dis pas que c'est une simple image, je dis que ça "atteste". De même, que la Résurrection ait un sens spirituel pour la totalité de l'humanité, c'est cela qui rend plausible qu'il y eût une résurrection de Jésus. Autrement, qu'est-ce que j'ai à faire d'une anecdote de résurrection d'un homme jadis ! Si c'est insignifiant, c'est une curiosité tout aussi déplacée, insignifiante, qui consiste à faire collection de monstres ou de choses bizarres. Il faut bien situer cela.

Et ce que je dis en prenant la grande dimension de ces choses-là ne diminue pas leur vérité d'événements, au contraire. C'est ce qui ouvre un champ de possibilités de sens à ce qui est récusé sous prétexte que c'est réputé impossible. Autrement dit je tiens autant à l'un qu'à l'autre. C'est la Résurrection qui est déjà célébrée ici, c'est le cœur du Credo qui est déjà en question dans « est né de la vierge Marie ».

► La virginité de Marie c'est un dogme ? D'où cela vient-il ?

J-M M : Dans l'Ancien Testament on trouve déjà la stérilité des matriarches. Elle se traduira encore dans la stérilité d'Élisabeth, la mère du Baptiste, et cela va jusque dans la virginité de la vierge Marie : Jésus n'est pas descendu de l'humanité adamique de Gn 3. L'humanité christique n'est pas issue de cette semence adamique puisque, au chapitre 3, on naît mortel et pécheur, c'est-à-dire assujetti à la mort et au meurtre. C'est pourquoi la doctrine du péché originel qui est vitupérée a une signification d'une profondeur que vous n'imaginez pas, c'est une des analyses les plus profondes que je connaisse de la condition humaine. C'est ce qui explique que la virginité soit tenue pour un dogme, et cela explique même la nécessité de l'Immaculée Conception de la vierge Marie elle-même[3]. Il y a une cohérence irréprochable dans tout cet ensemble.

La virginité de Marie, perçue dans la perspective que je viens d'indiquer, c'est une question essentielle. Autrement dit, je ne vais pas attendre le fait pour en dériver le sens. C'est au contraire le sens qui m'atteste du fait. Et notre Écriture est écrite ainsi. « Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause » écrit Fontenelle en plein XVIIIe siècle et c'est tout à fait nous. Rien à voir avec l'écriture, la parole, la pensée de nos Écritures.

 

2) La relation de Jésus à sa mère, à la famille (Homélie sur Lc 11, 27-28 [4])

  •  « Comme Jésus était en train de parler, une femme éleva la voix au milieu de la foule pour lui dire : “Heureuse la mère qui t'a porté dans ses entrailles, et qui t'a nourri de son lait !” Alors Jésus lui déclara : “Heureux plutôt ceux qui entendent la parole de Dieu, et qui la gardent !” » 

 C'est le dernier jour de notre retraite et j'ai choisi de faire passer la prière par l'intercession de la bienheureuse Vierge Marie. En effet, curieusement, l'Évangile m'y poussait de façon paradoxale puisque Jésus est dans la figure de celui qui prend distance d'avec sa mère. Le fait d'être né ou d'avoir été nourri par elle n'est pas cela qu'il recherche.

Cette distance prise ici par Jésus à l'égard de la famille, au sens banal du terme, est une constante dans les évangiles, sans compter qu'il était un adolescent fugueur, qu'il a déclaré un jour, entre autres, qu'il fallait haïr son père et sa mère pour le suivre, phrase qui demande explication et suscite quelque étonnement quand on l'entend ainsi. En saint Jean, aux Noces de Cana, Jésus prend de la distance par rapport à la requête de sa mère, donc cela dès le début de l'évangile. Et puis, la façon dont il est parlé de la famille (des frères et sœurs, et de la mère), à la fin des Noces de Cana et aussi au début du chapitre 7, n'est peut-être pas ce que nous aurions attendu. Il pourrait se faire que la sainte famille machin, comme disait Brassens…

En réalité il y va de la structure native d'être ensemble qu'est la famille, comme il y va de la structure d'être ensemble de la société civile, ou du royaume. Les termes de roi et royaume sont assumés par Jésus, mais ils sont d'abord dénoncés au sens usuel du terme. S'ouvre un sens nouveau qui est donné à ces termes[5].

Pendant cette retraite nous avons longuement médité sur la paternité de Dieu, mais celle-ci n'est pas la simple attribution à Dieu de ce que nous appelons "père" au sens courant du terme. Ce n'est pas de cela qu'il est question ici.

Dieu a toujours été dénommé par rapport à des ensembles constitués. Or ni la famille native (même la Sainte-Famille), ni les royaumes de la terre ne sont quelque chose comme le royaume de Dieu, ni les communautés ne sont à penser de façon communautariste par exemple. De nos multiples façons de vivre la relation constitutive – tout cela c'est des relations constitutives – il y a d'abord une dénonciation de leur suffisance qui est posée par là.

En effet Marie elle-même n'est pas louée ici parce qu'elle fut la mère charnelle de Jésus, ou parce qu'elle l'a nourri d'elle-même. Non. Mais c'est pour la glorifier davantage par quelque chose de plus essentiel : « Heureux plutôt ceux qui entendent la parole et qui la gardent. » Et elle est la première à entendre et à garder la parole. En ce sens voilà qu'un nouveau type de relations s'instaure, et que c'est là la relation définitive constitutive. On peut revenir auprès de sa mère, mais après la distance prise, après la dif-férence entendue.

Marie est louée de façon remarquable : entendre la parole et la garder. C'est aussi ce que nous avons essayé de faire au long de ces jours. C'est l'attitude fondamentale du disciple que de s'asseoir aux pieds, aux pieds du maître – j'allais dire au pied de la lettre – et d'attendre, d'attendre d'entendre, et d'entendre, et de garder, de tenir en garde et en soin cela qui est ainsi entendu. Cela nous avons essayé de le faire dans ces quelques jours. Il faudrait que ce fut pour nous une attitude qui demeure, que nous prenions habitude et goût à fréquenter, assister, habiter la parole.

« Si vous demeurez dans ma parole, vous commencez à connaître la vérité et la vérité vous rendra libres. » Amen

 

3) Aux Noces de Cana Marie est glorifiée et récusée. (Extrait du cycle sur "Maître et disciple")

les jarres à Cana, Tekeste YeubeyeunIl est question de Marie seulement à deux reprises dans l'évangile de Jean, ici aux Noces de Cana (chapitre 2) que nous sommes en train de lire, et à la Passion (vers la fin du chapitre 19).

L'ambiguïté de la mère vient de ce que, étant de la famille, elle sera d'une certaine façon, récusée ; mais étant probablement la première disciple, le disciple par excellence lui sera confié au chapitre 19, à la croix.

On peut percevoir – j'en dis un peu plus que je n'aurais dit, car nous sommes le 8 décembre – que Marie est mère de l'écoute et ici d'une façon quasi paradoxale, parce que, s'il s'agit d'écouter, c'est la déficience même, c'est le manque. C'est elle qui voit : « 3 Le vin venant à manquer hysterêma, le manque… Ils n'ont pas de vin. » Et ensuite il y a cette façon de se remettre : « 5 Faites tout ce qu'il vous dira. »

La parole de récusation n'est pas à entendre nécessairement comme une parole dure, mais distance est faite : « 4Jésus lui dit : Quoi entre moi et toi, femme”» ; le mot femme n'est pas en lui-même un mot dépréciatif dans le langage de l'époque.

Donc Marie sera finalement glorifiée mais en même temps récusée, et ceci coïncide tout à fait avec les paroles des synoptiques. Lorsqu'on dit à Jésus : « Ta mère et tes frères sont là dehors qui veulent te voir » (Lc 8, 20), Jésus répond : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu (c'est-à-dire les disciples). »

Tout se passe un peu comme si, dans l'écriture de nos évangiles, il y avait une sorte de dispute d'héritage : qui hérite de Jésus, la famille ou le disciple ?

Nombreux sont les lieux où la famille au sens courant du terme – et c'est souvent scandaleux à notre oreille – est récusée. C'est qu'en effet Jésus a pour tâche d'apporter quelque chose de radicalement neuf par rapport aux liens qui constituent les multiples modes d'être-ensemble natifs de l'humanité. Ce point-là, il faut attendre le chapitre suivant pour qu'il soit mis en évidence par la première parole que Jésus adresse à Nicodème : « Si quelqu'un ne naît pas d'en haut, il n'entre pas dans le royaume de Dieu » ; « naître d'en haut » ou « naître de cette eau-là qui est le pneuma de résurrection » (la nouveauté christique), c'est une nouvelle naissance.

Notre véritable naissance n'est pas notre naissance au sens d'une identité civile ou d'un avènement à une culture, ni, bien sûr, une naissance biologique. La véritable naissance nous fait naître de plus originaire que ce que nous appelons notre première naissance. D'où un traitement de la situation de la position de maternité ou de fratrie.

 « Mes bien chers frères », c'est un mot qui dit la relation des disciples du Christ entre eux, mais ils ne sont pas frères, comme dirait Paul, « selon la chair » – et du reste Jean reprend la même expression dans ce chapitre 3 auquel j'ai fait allusion de façon anticipée.

« 12Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère et ses frères et ses disciples et ils demeurèrent là peu de jours. »

La question des invités était évoquée au début du chapitre : la mère et les frères de Jésus étaient présents, Jésus et ses disciples invités ; dans ce verset 12 nous les retrouvons tous réunis.

 

4) Marie au pied de la croix (Extrait de la session sur la Passion).

  • « 25Se tenaient près de la croix de Jésus : sa mère, et la sœur de sa mère,  Maria de Clopas et Maria la Magdaléenne. 26Jésus donc voyant sa mère et, se tenant auprès, le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : “Femme voici ton fils”. 27Ensuite il dit au disciple : “Voici ta mère”. Et de cette heure le disciple la prit (la reçut) dans son propre. » (Jn 19, 25- 27)

Jésus crucifié, Marie et Jean, EthiopieNous savons que ce passage est à lire en écho avec l'épisode des Noces de Cana au chapitre 2. Ce sont les deux seules mentions de Marie, l'une au début, l'autre à la fin de l'évangile.

J'ai fait plusieurs sessions sur l'épisode de Cana, et quand on a beaucoup voyagé dans un texte, il est délicat d'y revenir en quelques mots, on ne sait pas trop que choisir. J'ai suggéré tout à l'heure certains éléments, c'est-à-dire que l'on part d'une relation apparemment distanciée – dont il ne faut pas exagérer le distanciement du reste : « Femme » n'est pas un mot distanciant par lui-même, mais l'expression « Quoi de toi à moi » (v. 4) est une expression qui marque une distance. À propos de quoi cela vient-il ? À propos de la réflexion que Marie fait sur le manque : « Le vin venant à manquer » (v 3). Nous sommes dans un épisode qui va du manque jusqu'à l'accomplissement du festin nuptial qui est eschatologique. Quand Jésus dit « Mon heure n'est pas encore venue » (v. 4), ça ne veut pas dire qu'elle viendra au chapitre 5 ou au chapitre 10. Elle n'est pas venue encore au début de l'épisode, mais la fin de l'épisode est l'accomplissement même de l'heure. Chaque épisode de Jean récite la totalité. Bien sûr le festin eschatologique, c'est l'heure pleinement accomplie. Donc nous sommes ici dans un processus qui conduit du manque à l'accomplissement de la plénitude car c'est vraiment plein et abondant, l'abondance étant un trait de la messianité eschatologique. Or la mère de Jésus est ici celle qui perçoit le manque avant même qu'il soit révélé à tout le monde et aux convives. Percevoir le manque, c'est se rendre disponible à la plénitude. Celui qui ne confesse pas son manque ne peut en aucune façon être empli, puisqu'il se considère comme empli déjà. Donc la perception du manque est le commencement même de cet accomplissement qui va jusqu'à l'eschatologie. Or entendre le manque est probablement le principe même de ce qu'il en est d'entendre, car si je suis plein de moi, imbu, je n'entendrai jamais. Entendre est le trait du disciple.

En cela déjà, Marie est, de quelque manière, mère de l'écoute, mère de l'entendre, donc mère du disciple. Et si sa maternité ne se borne pas à être une maternité au sens banal du terme, si distance est prise avec cette simple considération, c'est pour retrouver une maternité plus originelle, plus fondamentale et ultime. C'est cette maternité qui s'exprime ici lorsqu'elle est dite mère du disciple, du disciple par excellence.

Or il se trouve que, dans un tout autre langage, cela consonne avec la méditation de Luc : Marie, qui savait entendre les paroles, qui recueille la parole de l'Ange, qui « médite ces choses dans son cœur » (Lc 2, 19), c'est un autre vocabulaire, mais ça se rejoint fondamentalement.

Ceci, du reste, comme très souvent chez Jean, commente l'équivalent d'un mot des Synoptiques (Mt 12, 46-50 ; Mc 3, 31-35 ; Lc 8, 19-21). Lorsque Jésus est en train de parler et qu'à la porte des gens arrivent, on vient dire à Jésus : « Il y a là ta mère, tes frères, etc. » et Jésus dit, en montrant la foule entrain de l'écouter : « Qui est ma mère, sinon celui qui accomplit la volonté… (chez Matthieu et Marc) ou qui entend la parole…  (chez Luc) » car c'est la même chose.

Et c'est ce qui est dit de Marie ici. C'est sa mère, bien sûr, la mère avec les frères… mais ce n'est pas à ce titre premièrement que Marie a sa dignité ultime. Elle a sa dignité ultime d'être la mère du disciple.

► « À partir de cette heure, le disciple la prit chez lui » : quel est le sens de “cette heure” ? Est-ce l'heure de Jésus ?

J-M M : Ça a un sens plein, de toute façon, qui n'est pas simplement l'indication horlogère, chronologique. Mais c'est l'heure “à partir de quoi” : c'est à partir de la donation par Jésus de Marie comme “mère au titre de l'écoute”. Ce n'est pas l'heure de Jésus, c'est l'heure de Marie. Comme par exemple au chapitre 16, il y a l'heure de la femme. L'heure est toujours caractérisée, ce n'est jamais une heure chronologique : « La femme, quand son heure est venue… » 

► « Le disciple la reçut chez lui » : ça fait penser un peu à Joseph qui reçoit Marie.

J-M M : Ici le disciple la reçut “dans son propre” (ta idia). “Son propre”, c'est sa propre maison, son propre bien, son propre être. Le propre est un mot très important chez Jean. Le mien, le tien, le sien, le propre est le sens éminent de la propriété ; et ici, c'est l'être-propre.

► Pourquoi Jean ne nomme-t-il jamais Marie ? Cela a un sens ?

J-M M : Je ne l'avais jamais remarqué. L'important, c'est que “Maria” est lui aussi un nom de fonction, parce que s'il est dit que "Jésus a trois Marie", ce n'est pas qu'il se trouve qu'il a effectivement trois Marie, c'est que Marie est le nom employé pour désigner les variantes mêmes de la féminité fondamentale[6]. Il y a la féminité proprement dite, et il y a la maternité, la sororité et la nuptialité. Mais ça ne veut pas dire justement que les trois dernières déterminations épuisent la féminité. Ceci est très important. Ça se déploie, mais chacun des déploiements n'épuise pas.

► Tu parlais de dignité. J'ai l'impression que chaque fois que Jésus parle avec une femme, il lui rend sa dignité, sa dignité de fille de Dieu.

J-M M : Oui. C'est évident pour la Samaritaine, pour la femme adultère, pour Marie-Madeleine… De toute façon c'est vrai pour les hommes aussi. La réflexion est intéressante, elle est la signification même du rapport à Jésus. Identifier Jésus, c'est se ré-identifier soi-même, c'est recevoir une nouvelle identification de soi-même. Ça passe par la Samaritaine qui est provoquée à se ré-identifier, à s'avouer, à se reconnaître ; ça passe surtout par Marie-Madeleine qui, parce qu'elle est identifiée par son nom propre, Mariam, peut voir et peut dire « J'ai vu le Seigneur » (Jn 20, 18), donc identifier Jésus. Identifier Jésus, le connaître mieux, c'est se connaître mieux et se recevoir autrement.



[1] La plupart du temps J-M Martin commente le Symbole des apôtres.

[2] « Pour les premiers Pères de l'Église il y a deux naissances de Jésus : la naissance lors du Fiat Lux, et la Résurrection qui est l'accomplissement plénier du Fiat Lux. Alors que dans les catégories de notre théologie il y a aussi deux naissances : une naissance éternelle comme nature divine et une naissance en tant qu'homme au sein de la vierge Marie. Ces deux façons de parler sont plausibles, mais la plus fondamentale, celle qui est attestée par la parole de Dieu, c'est la première que j'ai énoncée tout à l'heure : l'accomplissement du Fiat Lux qui est l'accomplissement de la Résurrection, qui est l'accomplissement de la naissance du Fils. Cela dérange nos habitudes. Mais c'est difficile simplement parce que nous n'y sommes pas habitués. » (J-M Martin, Résurrection et Incarnation).

[3] L'Immaculée Conception (ou la Conception Immaculée de Marie) fêtée depuis le Moyen Âge, est un dogme défini le 8 décembre 1854 par le Pape Pie IX. Ce dogme dit que Marie fut conçue exempte du péché originel On confond souvent cela avec la virginité de Marie qui est un autre dogme promulgué pour la première fois au 2e concile de Constantinople en 553, mais présent déjà dans le credo de Nicée.

[4] Cette homélie a été donnée à la fin de la retraite de Saint-Jacut, le mercredi 11 octobre 2008. Il s'agit de l'évangile du jour. Référence de la dernière citation : Jn 8, 31.

[5] J-M Martin parle de crucifixion des mots. Voir le message du blog : L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage.

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