Le Christ donne sa vie "pour nous". Y a-t-il quelque chose à payer ? Mc 10, 45 et autres textes de Marc et Jean
Comment entendre que le Christ a donné sa vie "en rançon pour nous" (Mc 10, 45) ?
Jean-Marie Martin dans son cours de christologie de 1978-79 à l'Institut Catholique de Paris a fait tout un chapitre sur la Rédemption. C'est la plus grande partie de ce chapitre qui est transcrite ici[1]. Le cours était divisé en trois parties :
- "Qui enlève le péché du monde" (textes saint Jean ) ;
- "Ta foi t'a sauvé" (récits de guérison : Mc 1, 40-42 ; 5, 25-34 ; 7, 32-35 ;
- "Donner sa vie en rançon pour beaucoup" : Mc 10, 45..
- Pour savoir qui est J-M Martin : Qui est Jean-Marie Martin ?
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- L'article qui sert de référence au III est Le logion sur la rançon, Mc 10, 45, article d'A. Feuillet
Le Christ donne sa vie "pour nous"
Mc 10, 45 et autres textes
Ce qu'on entend couremment dans l'expression "pour notre salut".
Cette étude touche à ce que le christianisme entend couramment par l'expression « pour notre salut ». Qu'entend-il ?
Pour… Il ne s'agit plus de l'être du Christ, de ce qu'il est mais de ce qu'il fait, son œuvre, la finalité de ses actes ("pour"). Cette articulation se trouve dans les traités de christologie soit qu'ils comportent d'abord un traité De incarnatione et ensuite un traité De redemptione, soit qu'ils disent qu'il s'est "incarné pour notre salut (propter nostram salutem)" et dans ce cas la rédemption est considérée comme un motif de l'incarnation. La mise en place de cette question peut être datée notamment de saint Anselme (XIe siècle) dans son traité Cur Deus homo ? (Pourquoi Dieu homme ?), c'est-à-dire pourquoi l'incarnation ? C'est ce traité qui a introduit en Occident ce qui deviendra la persuasion chrétienne courante sur le sens du Christ.
Notre… Ce qui est en question ici, c'est bien le rapport du Christ et des hommes, et la persuasion couranteà ce sujet s'exprime en ce que le Christ "paie pour nous", que ce qu'il fait, ça compte pour nous. Et cela s'exprime théologiquement dans la catégorie moralisée du mérite ou, d'une façon plus rigoureuse, dans la théorie de la compensation : "il compense pour". Le mot compensation traduit ici le mot latin de satisfactio qui est introduit dans le discours chrétien par saint Anselme, précisément dans le traité que j'évoquais tout à l'heure[2]. Ce mot qui se dit de l'Incarnation en général s'est cependant fixé d'une manière particulière à propos de la Passion, c'est-à-dire de la souffrance et de la mort du Christ. Il y avait de quoi dire cela apparemment à partir d'expressions comme « il donne sa vie pour… » (Mc 10, 45), mais ici tout un aspect doloriste s'ajoute psychologiquement à la notion moralisée de compensation. Et de surcroît cet ensemble est vaguement sacralisé parce qu'il touche au sens courant du mot sacrifice : se sacrifier pour ! Il va sans dire que je ne confonds pas du tout l'originale tentative de pensée de saint Anselme et les échos résiduels que j'évoque en ce moment dans le christianisme ordinaire.
Salut… Être sauvé, mais sauvé de quoi ? Le discours répond : « sauvé du péché et sauvé de la damnation », peu importe que ces périls ne soient pas vigoureusement sentis par l'interlocuteur. Vous reconnaîtrez ici le discours en question. Ne dites pas trop vite qu'il est celui des autres.
● Est-ce cela qui est dit en Mc 10, 45 ?
Le discours dont je viens de parler pense que ce qu'il dit correspond au logion de Mc 10, 45 où se trouve l'expression « donner sa vie en rançon pour les nombreux » avec les mots de lutron (rachat, rançon, rédemption) et anti (à la place de) : « Car le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie (psychê) en rançon pour les nombreux (les multiples). »[3]
Ce que je dis, c'est que le discours courant que j'évoquais tout à l'heure est spontanément la façon habituelle d'entendre cette expression en Marc. Notre travail ici sera de la réentendre autrement, de percevoir d'une part comment les concepts se sont trouvés moralisés, et d'autre part comment l'organisation des concepts a été logicisée, c'est-à-dire que ces concepts ont été introduits dans un support, dans un paysage qui n'est pas leur paysage natif.
À l'inverse, autre aspect de notre problématique, les historiens suspectent l'authenticité historique de cette expression de Marc. Vous savez la différence entre l'authenticité littéraire et l'authenticité historique : on ne suspecte pas que ce mot soit de Marc, mais on suspecte qu'il ait été dit par le personnage à qui Marc le fait dire. En effet ce mot traduit une théologie peut-être paulinienne sur le Christ et non pas la conscience qu'avait Jésus, ni même sans doute la première conscience chrétienne qui se borne à interpréter la destinée de Jésus à partir de l'expression « il fallait, selon les Écritures… ». Nous en avons des échos dans ce qui est présenté par Marc comme les prophéties du Christ sur sa Passion, sa Mort et sa Résurrection.
Le premier recueil de ces faits est la compréhension d'une destinée au chiffre de l'écrit qui est ici l'Écriture. La spéculation paulinienne sur la fonction du Christ, sa venue, sa mort pour l'humanité apparaît être, pour l'historien, une étape subséquente. Je ne me fais ici le défenseur ni du christianisme ordinaire que j'évoquais dans un premier temps, ni de la lecture soupçonneuse de l'historien que je viens d'évoquer. Je pense même que ces deux lectures se conditionnent réciproquement et que le refus d'injecter dans le texte ce qui est inconsciemment pensé comme ce qu'évoque notre théologie de la rédemption aujourd'hui contribue à la lecture critique de l'historien que nous avons évoquée dans un second temps.
Quelle sera notre tâche ? J'ai évoqué un problème, mais je n'ai pas encore posé notre question. Notre tâche sera simultanément de réentendre deux choses :
- la relation de Jésus aux nombreux (aux multiples) qui me paraît être de plus en plus une question fondamentale.
- ce qu'il en est du sauf, de l'aisé, du délié.
C'est à dessein que j'emploie ici trois mots qui ne sont pas compromis dans un discours religieux repéré :
– sauf correspond bien au mot que nous avons rencontré chez Paul qui est le mot de sôteria et qui est traduit par salut.
– aisé (au sens d'être à l'aise) est un mot à l'aide duquel nous approchons du mot que nous avons rencontré également chez Paul qui est dikaïosunê et qui est traduit par justification[4].
– délié est une façon provisoire de faire signe vers le mot lutrôsis qui se trouve aussi chez Paul (donner la rançon pour des esclaves, pour libérer) et qui correspond au substantif lutron (rançon) que nous venons de lire en Mc 10, 45 et qui se traduit techniquement par rédemption.
Nous avons donc le vocabulaire de la théologie convenue, le vocabulaire de la théologie néotestamentaire, et le vocabulaire provisoire qui marque simplement la façon dont nous nous approchons, dont nous nous interrogeons par rapport à ce qui est en question si nous ne voulons pas retomber dans les ornières du discours convenu.
Vocabulaire provisoire néotestamentaire théologique
Sauf sôteria salut
Aisé dikaïosunê justificatiion
Délié lutrôsis rédemption
Ce qu'il faut remarquer, c'est que :
- être sauf, sain et sauf, se dit par rapport à la mort ou par rapport à l'infirmité ;
- être à l'aise se dit par rapport au reproche, à la condamnation ;
- être délié se dit par rapport à la servitude.
Or ce que nous expérimentaux comme limites fondamentales de l'être, n'est-ce pas d'une part la mort-maladie, et d'autre part autrui en tant que menaçant ou en tant qu'asservissant ? Autrement dit ces limites fondamentalement expérimentées dans le quotidien de notre vie sont en question dans ce qui est évoqué par ces mots. Ne dites donc pas que je réduis à des réalités profanes ce qui est d'ordre religieux en confondant l'essence de l'Évangile avec le discours caractérisé comme religieux. Je n'ai pas dit les dimensions de la mort ou de la menace d'autrui, j'ai simplement pris un certain point de départ sans cerner la question d'un horizon quelconque.
Donc cela, c'est notre tâche. Réentendre, c'est-à-dire finalement accommoder notre oreille. Je ne vais pas substituer un discours construit au discours post-anselmien que j'évoquais au début. Je veux simplement indiquer des chemins de méditation pour que chacun puisse réentendre ce qui est en question… Indiquer des chemins, c'est-à-dire poser quelques jalons.
Trois chemins. Ils ne s'emboîtent pas nécessairement les uns aux autres. Ce sont des lieux de méditation scripturaire et je ne les articule pas de façon composée, cela de façon volontaire :
- Qui enlève le péché du monde
- Ta foi t'a sauvé
- Rançon pour les nombreux.
I – Qui enlève le péché du monde
(1 Jn 2, 12-14 ; Jn 11, 49-52 et autres)
« Voici l'agneau de Dieu qui lève (enlève) le péché du monde » (Jn 1, 29)[5]. Ce mot nous reconduit à la lecture fondamentale de notre année : le Baptême du Christ. Or ce témoignage du Baptiste ne se trouve pas en Marc. Voyons donc Jean.
La question se posera pour nous de savoir dans quelle mesure Jean déploie à sa manière ce qui est en question même dans Marc. D'autre part je tiens quant à moi qu'il est préférable de lire consciemment Marc à partir de Jean que de le lire inconsciemment à partir de la théologie post-anselmienne…
Je retiens trois textes de Jean.
1) 1 Jn 2, 12-14. Connivence entre le pluriel et le péché.
« 12Je vous écris, petits-enfants, de ce que vos péchés vous sont levés à cause de son nom. 13 Je vous écris, pères, de ce que vous l’avez connu dès l’arkhê (dès l'origine). Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le mauvais – Ceci est repris ensuite – 14Je vous ai écrit, petits-enfants, de ce que vous avez connu le Père. Je vous ai écrit, pères, de ce que vous avez connu celui qui est dès l’arkhê. Je vous ai écrit, jeunes gens, de ce que vous êtes forts, que la parole de Dieu demeure en vous et que vous avez vaincu le mauvais. »
Je pense que Jean ici ne s'adresse pas à des catégories diverses d'interlocuteurs mais à la foi de tout lecteur qui a le trait de l'enfant, du père et du jeune. C'est probable, mais peu importe pour notre démonstration. Ce qui est intéressant, c'est que toutes les articulations de ce texte sont parfaitement intelligibles sauf la première. En effet la foi a le trait de l'âge adulte parce qu'elle met en rapport avec la connaissance de l'origine c'est-à-dire les pères, et ceci est répété deux fois, c'est très clair ; la foi a le trait de la jeunesse parce qu'elle est forte, qu'elle combat et qu'elle gagne sur le mauvais (v. 13-14). Tout cela est clair. D'après le verset 14 la foi a le trait de l'enfance parce qu'elle donne de connaître le Père comme père, c'est clair ; mais le verset 12 dit ceci « je vous écris petits-enfants parce que vos péchés vous sont enlevés à cause de son nom » qui n'est pas spontanément clair pour nous. Or quand quelque chose n'est pas clair, c'est intéressant, car c'est signe que nous ne sommes pas au lieu du texte. Autrement dit "enlever les péchés" semble avoir pour Jean un rapport étroit avec le fait d'être découverts comme "petits-enfants" au pluriel. Chez Jean il semble donc qu'il y ait une connivence entre le pluriel et le péché. Nous verrons comment ce qui n'est qu'un soupçon pour l'instant va s'éclaircir dans les textes suivants.
2) Jean 11, 49-52. La prophétie de Caïphe.
C'est ce texte bien connu : « 49Or l'un d'entre eux, Caïphe, étant grand-prêtre de cette année-là, dit : "Vous ne savez rien, 50ne calculez-vous pas qu'il vous est bon qu'un seul homme meure pour le peuple et que toute la nation ne soit pas détruite (ne périsse pas)"? ». Voilà un mot qui, d'une certaine façon, touche à notre question : la mort d'un seul pour le salut de l'ensemble. Pour Jean ce mot est une prophétie, mais une prophétie inconsciente puisque que d'après le texte Caïphe prophétisa parce qu'il était grand prêtre cette année-là. Dans cette affaire c'est Caïphe qui est le représentant de la ténèbre par rapport à la lumière. Il est la force de mort qui est en opposition à la vie du Christ, force qui attentera en vain à la vie du Christ – "en vain" c'est la résurrection –, il est la force d'oubli et de silence qui cherche à faire taire la Parole qui apparemment se tait pendant tout ce procès.
Or, pour Jean, de même que la vie est plus forte que ces forces de mort, ce qui est attesté par la Résurrection, de même la Parole est plus forte que les gens qui la prononcent, et la Parole fait son chemin à travers leurs mots. Et c'est pourquoi il réinterprète le mot de Caïphe.
En un sens ce mot de Caïphe est un mot politique, c'est un mot qui n'a aucune signification théologique : cet homme est un perturbateur, on le tue et on l'enlève, et tout le monde est tranquille. Or ce mot, saint Jean l'entend autrement : dans ce mot, c'est la Parole qui arrive à se dire ; c'est le sens de la vie et de la mort du Christ qui, inconsciemment, se dit. C'est pourquoi Jean reprend : « 5Il dit cela non pas de lui-même – c'est-à-dire que le sens profond de ces mots ne vient pas de lui – mais étant grand prêtre de cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés (ta dieskorpisména : les déchirés) il les rassemble (sunagagê) pour être un. » On trouve ici le thème du rapport de l'un et des enfants dispersés, thème que vous retrouverez par exemple en Jn 17 (la prière pour qu'ils soient un), et en Jn 10 où le bon berger rassemble les brebis dispersées, c'est sa parole qui les rassemble, thème johannique[6].
Vous voyez que les structures du début de l'évangile de Jean comme lumière/ténèbre et mort/vie (la parole étant Lumière et Vie) ne sont pas des abstractions mais vraiment ce qui se passe dans cette lutte : elles se retrouvent à tous les moments de l'évangile de Jean et singulièrement ici, à propos de la Parole.
3) Le rapport du Fils un et des enfants multiples d'après Jn 1 et 1 Jn 1-3.
Enfin nous en arrivons au premier chapitre de Jean, chapitre que nous avons déjà lu comme disant la révélation du Monogène (le Fils un et unifiant) et des enfants (tekna) dans le Monogène. Autrement dit la révélation du Père qui se trouve chez les Synoptiques dans la parole du Baptême « Tu es mon fils » se trouve commentée par Jean en deux mots : le Monogenês, Fils en plénitude, en lumière ; et les enfants (tekna).
Au Fils un correspondent les enfants dispersés. De même à la lumière correspondent ceux qui sont dans la ténèbre. Or les deux premiers chapitres de la première lettre de Jean sont construits sur cette opposition de la lumière et de la ténèbre : Jean commente la ténèbre non pas comme désignant le manque de connaissance, mais comme désignant l'espace dans lequel on ne sait pas se mouvoir à l'aise, l'espace où on se hait[7].
Pour Jean la ténèbre c'est le meurtre et c'est la figure de Caïn qui prend toute sa place dans sa première lettre (1 Jn 3, 12). Or le meurtre désigne en un ce que nous disjoignons dans le moralisme de la haine et la médecine de la mort. Ceci nous fait redécouvrir le cœur de l'évangile de Jean qui est, comme tout Évangile, l'annonce de la Résurrection c'est-à-dire de la victoire sur la mort, mais qui est aussi, comme tout Évangile, l'annonce de l'amour comme victoire sur la haine. C'est tout cela à la fois, ce ne sont pas deux choses différentes.
● Le Christ est le Nom.
Je dis que la plénitude révèle le manque, c'est-à-dire que la plénitude révèle le péché. Rappelez-vous que, quand nous avons étudié Marc, nous avons trouvé que le mot de plénitude (Plérôme) chez Jean avait sans doute une signification importante par rapport au sens le plus originel du Baptême, et même que ce mot devait avoir un rapport étroit avec la mystique juive du Nom. Or la mystique de la révélation du Nom est une mystique qui s'estompera très rapidement dans le christianisme. Dans le premier christianisme le Christ est le Nom[8] mais ensuite il sera plutôt le Fils, le Verbe… Il y a des mots grecs qui prendront la place de ce sémitisme : le Nom. Or il y a des traces de cette signification originelle du Nom dans la première lettre de Jean que nous citions tout à l'heure : « Vos péchés vous sont remis à cause de son nom » ; et dans le Prologue de l'évangile : « à tous ceux qui l'ont reçu, il leur a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom » (v. 12).
● La mise en question de nos articulations natives.
Tout ceci nous conduit à méditer le rapport de l'humanité et du Christ comme un rapport des dispersés et de l'unité. Méditation très difficile, parce que c'est une méditation qui mettrait en question les articulations les plus natives de notre pensée.
Par exemple nous distinguons soigneusement d'une part le moi ontologique ou même psychologique, c'est-à-dire l'ego, et d'autre part l'égoïsme, qui, lui, n'est de l'ordre ni de l'ontologie ni de la psychologie, mais de la morale.
Or chez Jean la multiplicité est une multiplicité de discorde et de dispersion, et si je dis qu'elle est une multiplicité morale, je ne pas rends pas compte de sa pensée. Si je dis que c'est une multiplicité ontologique, je le trahis aussi. Ce qui est en question, c'est qu'il s'agit d'un langage dans lequel ne fonctionne pas la distinction entre onto-psychologie d'une part et morale d'autre part.
J'ai déjà dit quelquefois que l'ego (le "je") est une crispation. Voilà un mot provocateur, provocateur à la réflexion. Cela va contre tout ce que nous sommes devenus.
Les Anciens auraient pu dire : le fond de moi, je l'appelle "il" ; et c'est bien ce qu'ils faisaient lorsque, devant un tableau, le fond de leur être était tout à coup le Christ en gloire. Mais à force de regarder le tableau, il est venu un temps où on a vu, à sa surface, émerger le portrait, puis l'autoportrait : moi. Il y a un rapport étroit entre cette courte histoire et l'avènement de la domination du "je" (de l'ego) dans la pensée occidentale. Alors évidemment dans cette perspective, si les gestes du Christ sont quelque chose pour moi, il ne peut être qu'un autre "je" qui fait quelque chose pour, c'est-à-dire à la place de, c'est-à-dire qu'il est regardé en vertu d'un contrat de mérite moral etc. Tout est enclenché n'est-ce pas ?
Il n'y a pas d'autre explication possible du rapport profond de l'unité des hommes que cette explication par substitution en vertu d'une convention (comme si ce qu'il fait compte pour), si on ne met pas en cause la solidité prétendument absolue de ce qu'il en est de "je".
II – Ta foi t'a sauvé
(Mc 1, 40-42 ; 5, 25-34 ; 7, 32-35)
Nous allons essayer de découvrir le "sauf" dans l'évangile de Marc. Deux petites remarques préalables.
- Tout d'abord chaque péricope, chaque récit de résurrection est pour nous à chaque fois tout l'Évangile. L'entendre déchiffre ma guérison.
- Ensuite ce qui est en question, finalement, c'est de savoir comment j'atteins le Christ et comment le Christ m'atteint.
Atteindre est du vocabulaire du toucher, et ce qui est en question c'est de toucher le Christ et d'être touché de lui, de le tenir et d'être dans sa main, maintenu.
Toucher ici ne désigne ni un organe, ni une faculté partielle, mais ce qu'il y a de commun qui me permet de désigner le prendre et le comprendre. "Toucher" en ce sens est l'essence de l'être, et toucher en ce sens est assez fondamental pour se déployer dans la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût dans une certaine continuité. Ce qui est en question, c'est donc, à la fois, de détecter le thème du toucher dans l'évangile de Marc, et aussi bien, par là, de toucher le Christ.
Je n'ai retenu que trois traces
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1) Le toucher du lépreux (Mc 1, 40-42).
« Et vient près de lui un lépreux, l'appelant et s'agenouillant, lui disant : “Si tu veux, tu peux me purifier”. Et ému aux entrailles, ayant étendu sa main, il le toucha et lui dit : “Je veux, sois purifié”. Et aussitôt, partit de lui la lèpre et il était purifié. » (Mc 1, 40-42).
Ce qui est en question ici, c'est la lèpre, et c'est un bon lieu, la lèpre, parce qu'elle conjugue de façon étroite ce que nous dispersons entre le médical et le social. La lèpre concerne précisément l'impur, c'est-à-dire l'intouchable. Et être touché rend touchable. Inutile de vitupéré ces anciennes civilisations qui étaient construites sur le schème archaïque du pur et de l'impur. Ces vitupérations non pour effet que de nous empêcher de voir notre propre système de répulsion. Je signale cela simplement pour méditation.[9]
2) « Ta foi t’a sauvée ». Mc 5, 25-34.
« 22Arrive alors un des chefs de synagogue, nommé Jaïre, qui, le voyant, tombe à ses pieds 23et le prie avec instance : "Ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive." 24Il partit avec lui, et une foule nombreuse le suivait, qui le pressait de tous côtés.
25Or, une femme atteinte d'un flux de sang depuis douze années – 26qui avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensé tout son avoir sans aucun profit, mais allait plutôt de mal en pis – 27avait entendu parler de Jésus ; venant par derrière dans la foule, elle toucha son manteau 28car elle se disait : "Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée." 29Et aussitôt la source d'où elle perdait le sang fut tarie, et elle sentit dans son corps qu'elle était guérie de son infirmité. 30Et aussitôt Jésus eut conscience de la force qui était sortie de lui, et s'étant retourné dans la foule, il disait "Qui a touché mes vêtements ?" 31Ses disciples lui disaient : "Tu vois la foule qui te presse de tous côtés, et tu dis : Qui m'a touché ?" 32Et il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela. 33Alors la femme, craintive et tremblante, sachant bien ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. 34 Et il lui dit : "Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix et sois guérie de ton infirmité."
35Tandis qu'il parlait encore, arrivent de chez le chef de synagogue des gens qui disent : "Ta fille est morte ; pourquoi déranges-tu encore le Maître ?" 36Mais Jésus, qui avait surpris la parole qu'on venait de prononcer, dit au chef de synagogue : "Sois sans crainte, aie seulement la foi." 37Et il ne laissa personne l'accompagner, si ce n'est Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques. 38Ils arrivent à la maison du chef de synagogue et il aperçoit du tumulte, des gens qui pleuraient et poussaient de grandes clameurs. 39Étant entré, il leur dit : "Pourquoi ce tumulte et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, mais elle dort." 40Et ils se moquaient de lui. Mais les ayant tous mis dehors, il prend avec lui le père et la mère de l'enfant, ainsi que ceux qui l'accompagnaient, et il pénètre là où était l'enfant. 41Et prenant la main de l'enfant, il lui dit : "Talitha koum", ce qui se traduit : "Fillette, je te le dis, lève-toi !" 42Aussitôt la fillette se leva et elle marchait, car elle avait douze ans. Et ils furent saisis aussitôt d'une grande stupeur. 43Et il leur recommanda vivement que personne ne le sût et il dit de lui donner à manger.»
(Bible de Jérusalem).
C'est encore la même question que celle du lépreux. Vous savez sans doute que dans beaucoup de civilisations anciennes, et notamment dans la loi mosaïque, la femme menstruée est impure, et est impur également quiconque la touche.
Cette femme souffre d'un flux de sang qui est chronique. Elle est quasi-chroniquement impure. Le texte insiste sur la façon dont, subrepticement, elle touche le vêtement du Christ, et la honte qu'elle éprouve d'avoir été décelée comme ayant touché ; en effet cela comporte une certaine gravité dans cette situation.
Par ailleurs Jésus demande : mais qui m'a touché ? Et ses disciples lui disent : mais quelle question ! Tout le monde se presse contre toi, tout le monde te touche ! Mais non, toucher n'est pas presser de façon hasardeuse. Il y a "la" façon de toucher. Et cette femme a touché de la bonne façon, la façon qui arrête ce qui la rend impure, séparée, et qui la réintroduit, qui la guérit.
Cet épisode est curieusement enchâssé dans l'épisode de la guérison de la fille de Jaïre et il y a un rapport qui est voulu entre ces deux choses. Le fait notamment que cette femme soit atteinte de cette maladie chronique depuis 12 ans, et que la petite fille morte-endormie aie 12 ans, est le signe d'une symbolique que je ne sais pas déployer mais que je sais repérer.
3) Une troisième trace : Marc 7, 32-35.
« 32Ils lui apportent un sourd-muet… et lui demandent de lui imposer la main – signification profonde de l'imposition de la main, profondément symbolique – 33et le retirant de la foule, à part, il (Jésus) plaça ses doigts sur ses oreilles, et crachant il toucha sa langue 34 et levant les yeux vers le ciel il soupira et lui dit : “Ephata”, ce qui signifie "Ouvre-toi", 35et ses oreilles s'ouvrirent et le lien de sa langue fut délié et il parlait correctement. »
Ce qui est grand ici, c'est que la venue, le toucher du Christ à l'humanité est ce qui ouvre l'oreille, donne d'entendre la parole qui fait vivre, et donne la capacité de dire. Ne croyez pas que j'allégorise. On a trop vite fait de dire que, lorsque les Pères de l'Église lisent ainsi, ils ajoutent des commentaires allégoriques à la réalité de l'événement, à la factualité du fait. Non. La vérité du fait, la vérité est dans ce que je dis maintenant. C'est le vrai du texte évangélique, de l'Évangile qui ne parle jamais que de la résurrection, à partir de la résurrection.
C'était des traces, des invitations à lire de façon méditée. Méditer ne signifie pas : de façon pieusement approximative. Méditer implique au contraire une très grande rigueur dans le souci de ne pas introjecter au texte quelque chose d'étranger. Méditer est la forme de l'écoute qui met en péril tout ce que nous croyons déjà entendre. Méditer ce n'est pas ajouter de la piété à un cours d'exégèse.
III – « Donner sa vie en rançon pour beaucoup » Mc 10,45
« Car le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour les nombreux (les multiples). »
Je vous signale un article d'André Feuillet qui s'intitule « Le logion sur la rançon »[10]. Cet article s'installe sur la problématique usitée, à savoir : est-ce que ce texte de Marc a une certaine probabilité d'être une parole (un logion) dite par Jésus, ou est-ce une addition de la première communauté chrétienne ? Notre propos ici n'est pas, vous le savez, de suivre exactement cette problématique. Néanmoins, il est bon parfois d'aller voir comment elle se déploie. Et de cette dissertation, je vais retenir, pour ce qui nous concerne, un certain nombre de choses.
1) Est-ce que Mc 10, 45 est un ajout provenant de la pensée paulinienne ?
Rappelez-vous la problématique que j'évoquais au début, d'après laquelle la destinée de Jésus se conjecture en tant que vécue par Jésus d'une certaine manière, ensuite se laisse lire par la première communauté chrétienne d'une certaine manière qui est une tentative d'interprétation, enfin il y a la théologisation paulinienne sur le Christ comme rachetant l'humanité, et à partir de là on va jusqu'à la théorie de saint Anselme, et aux séquelles de cette théorie que nous évoquions en commençant.
Feuillet refuse la dépendance paulinienne et il a de bonnes raisons.
● Hébraïsmes de Mc 10, 45 et différences avec saint Paul.
Il marque très bien le caractère archaïque et le caractère sémitique du langage de Marc que Paul hellénise davantage.
– dans ce verset 45 il y a d'abord l'expression « fils de l'homme » qui n'est pas une expression paulinienne ;
– ensuite « donner sa vie » qui littéralement est « donner sa psyché » traduit l'hébreu natan naph'sho, alors que Paul, dans les derniers écrits au moins, traduira de façon très helléniste « se donner », ce qui est la même chose mais non décalqué du sémitisme et plus fortement hellénisé.
– anti (à la place de) semble aussi plus archaïque que ce que Paul emploie qui est huper (pour).
– et "beaucoup" ou "les multiples", polloï en grec, est plus près du mot sémitique rabbim qui désigne la totalité (c'est un mot qui signifie littéralement beaucoup), alors que Paul emploiera pantes (tous) de façon préférentielle, qui est une expression typiquement grecque, avant d'employer panta (ou ta panta) au neutre dans les épîtres de la captivité.
Il y a donc quelque chance que cette expression "rançon pour les multiples" ne soit pas d'origine paulinienne. Cela ne veut pas dire pour autant que cette parole fut proférée par Jésus.
2) Est-ce que Mc 10, 45 est un développement de Lc 22, 27 ?
Cette parole de Jésus, telle que Marc la rapporte, a été considérée parfois comme un développement de Lc 22, 27 lors de la Cène où l'on retrouve l'idée de celui qui sert et de celui qui est servi : « Quel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N'est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert ! ». Mais les exégètes, dans un premier temps, lisent ce passage lucanien comme désignant une morale du comportement et ne comportant pas une idée dogmatique comme celle de la rédemption ou du lutron (de la rançon).
La discussion que Feuillet introduit le conduit à penser qu'il y a dans ce verset de Luc deux sentences indépendantes, et à la fin, il en vient à dire de façon très heureuse qu'il ne s'agit peut-être pas chez Luc de morale du comportement chrétien non plus.
Vous savez que ce qui est en question fondamentalement ici, c'est de savoir si on peut, même de façon pertinente, distinguer entre ce qui serait des sentences de sagesse morale, et ce qui serait une théologie dogmatique sur le Christ. Ces deux notions sont des notions postérieures que nous injectons pour interroger. Or tout notre travail de christologie de cette année va assez loin pour ne plus permettre ces questions. En effet nous avons dit que le cœur de la christologie, c'est-à-dire l'être christique comme être donné, c'est ce qui ressort précisément par ailleurs des sentences prétendument morales, et qu'il y a une étonnante unité entre d'une part ce que l'on est tenté de considérer comme une christologie sur le Christ et la fonction du Christ, et d'autre part les paroles sapientielles du Christ (ses paroles de sagesse). Là nous sommes au cœur de ce qui commande notre façon de faire la christologie.
En revanche Feuillet note très bien qu'il y a des rapports probablement avec saint Jean :
– l'expression "poser sa vie (sa psychê)" est une expression qui se trouve chez saint Jean[11],
– et dans le récit de Luc 22, il doit y avoir un certain rapport avec le lavement des pieds qui se trouve chez Jean au chapitre 13. Celui-ci a une signification eucharistique : c'est le lieu du service. Et même ce récit du lavement des pieds est la mise en œuvre gestuelle de « poser sa vie » : Jésus "pose son vêtement" puis le reprend. C'est le même mot tithêmi, poser. Chez Jean, c'est voulu : c'est la gestuation de l'intégralité de la destinée de Jésus, du don qui est recevoir[12].
Ce qui est tout à fait probable, c'est que nous avons là une convergence d'attestations très originelles, très fondamentales, qui ne nécessitent nullement le détour par une théologisation paulinienne.
3) Sources vétéro-testamentaires.
Feuillet cherche les sources vétéro-testamentaires possibles de ce logion. Il en cite trois :
– le psaume 49 « Nul homme n'arrivera à payer à Elohim sa rançon (lutron) ». Une référence comme celle-ci pourrait activement nous conduire à une interprétation anselmienne : un homme ne peut pas, mais le Christ peut, et il donne sa vie pour[13], à la place de. Or le développement du psaume (qui ne touche pas du tout à l'idée d'Anselme, ce n'est pas son propos) se fait dans le contexte des possibilités de richesse de la pauvreté. C'est un psaume des pauvres (des anawim) qui nous introduit dans une direction à ne pas confondre avec la direction anselmienne.
– Isaïe 53, le serviteur souffrant, avec notamment l'expression « donner sa vie ».
– Daniel 7, c'est-à-dire « le fils de l'homme ». Feuillet pense ici à une dépendance entre le livre de Daniel et l'expression « le fils de l'homme » qui se trouve dans les évangiles, au moins dans ce passage. Mais la figure du fils de l'homme qui est une figure judiciaire, une figure de jugement eschatologique, subit ici une sorte de renversement, le renversement du serviteur à la place du servi.
Je ne fais que vous citez ces textes référentiels qui sont soigneusement discutés par l'auteur.
4) À qui est payé cette rançon pour la liberté ?
Comment entendre lutron, cette rançon pour la libération ?« Rançon pour la libération » c'est le sens le plus commun. Une analyse sémantique attentive remarquerait des nuances dans l'emploi de ce terme. Retenons simplement cette notion commune de rançon pour la liberté.
À propos de cette notion de rançon, la question ne manque pas de se poser aussitôt : à qui est payée cette rançon ?
a) Deux réponses classiques : à Satan, à Dieu.
Dans l'histoire de la pensée chrétienne, nous avons une double réponse successive :
– La première lignée qui est la plus fréquente aux origines est : la rançon est payée à Satan. C'est une réponse qui n'est nullement marcienne, bien sûr, mais qui sera très développée par la première patristique. Celle-ci verra un certain nombre d'expressions que l'on appelle aujourd'hui mythiques ou mythologiques pour désigner le salut de l'homme. Il y aura par exemple l'expression du salut par la victoire sur l'ennemi qui est déjà vaguement esquissé en 1 Cor 15 : « Mort où est ta victoire ? ». Il y aura le mythe de la fraude : le démon détenait l'humanité sous son empire et a été "feinté", il a cru prendre un homme, et c'est là qu'il s'est cassé les dents : c'est la résurrection[14]. Et contre le mythe de la fraude s'est installé le mythe de la justice en considérant que le démon avait acquis des droits. Par exemple saint Irénée dit que ce n'est ni par violence, ni par fraude, mais par justice que le Christ a obtenu la libération : il a payé au démon qui s'était acquis des droits. Voyez tout une ligne d'expressions mythologiques tout à fait étrangères à notre langage, mais qu'on peut une fois commémorer.
– La deuxième lignée, c'est la réponse « la rançon est payée à Dieu », et payée précisément non pas au titre de la miséricorde divine, mais au titre de la justice de Dieu. En effet la justice est un attribut constitutif de Dieu, et il est de la plus haute nécessité que, si Dieu veut sauver, il y ait une certaine compensation. C'est tout l'argument que nous retrouvons chez Anselme où la notion de justice de Dieu intervient.
b) Qu'en est-il chez Marc ?
Qu'en est-il chez Marc ? Marc ne répond pas à la question « à qui payer ? », et il n'y répond pas parce que c'est une mauvaise question.
Le terme de lutron ici n'introduit pas du tout un processus mythique, mais c'est un mot qui désigne un moyen de libération[15]. C'est la notion de libération qui est mise en évidence, et le processus de paiement n'est pas du tout évoqué, on ne peut en aucune façon le tirer du texte[16].
c) Chercher du côté du langage sacrificiel ?
J'ai évoqué tout à l'heure le langage mythique qui se développera par la suite à propos du mot lutron. Nous avons évoqué le langage moral ou moralisé, les mérites de la compensation. Il y a un autre langage qui aura cours très souvent et qui est le langage sacrificiel. En effet, il y a dans l'article de Feuillet une minutieuse discussion sur la notion de sacrifice expiatoire en Isaïe 53, le serviteur souffrant.
Par ailleurs, de très bonne heure dans le christianisme au moins marginal – c'est une chose que j'ai rencontrée assez souvent chez les Valentiniens[17] –, dès le début du IIe siècle le terme de lutrosis désigne une sorte de rite sacrificiel.
5) Au final, quelle attitude prendre ?
Quelle attitude prendre devant cette question concrètement pour nous ?
– Ne pas partir du mot lutron en tant que la sémantique peut en détecter les nuances dans tel ou tel texte.
– D'abord entendre ce mot à partir de l'Évangile, et non pas l'Évangile à partir du sens sémantiquement conjecturé de lutron. "À partir de l'Évangile", c'est-à-dire que la méditation sur le rapport de l'un et des multiples (et du salut dans un second temps) est le lieu à partir de quoi ce mot une fois introduit ici trouve sens. C'est une méthode que je vous indique.
D'autre part il ne faut pas partir non plus de l'idée de sacrifice car elle nous est totalement étrangère.
6) Quelques réflexions sur le terme de sacrifice.
L'idée de sacrifice s'entend en un sens premièrement théologique, deuxièmement en un sens résiduel, troisièmement en un sens sociologique qui est celui de l'historien des religions :
Au sens théologique, c'est-à-dire de la grande théologie classique, le mot sacrifice est un mot déjà résiduel dont le contenu est moralisé, c'est-à-dire que c'est la doctrine morale du mérite qui traduit le langage sacrificiel pour autant qu'il demeure. Il y a une réduction.
Un exemple assez caractéristique, c'est que sacrum est aussitôt entendu par saint Thomas d'Aquin comme sanctum (saint), et que sanctum, bien qu'il soit théologal, est toujours traduit dans le langage de la vertu, donc dans le langage de la morale. Vous avez là une moralisation du mot fondamental sacrum (qui est la même chose que sanctum).
Au sens résiduel. Il faut savoir que ce langage moralisé se trouve de surcroît, de façon ordinaire, psychologisé de façon très suspecte (se sacrifier pour…) jusqu'à un langage totalement insignifiant comme les prix sacrifiés. Mais en passant, il faut retenir tout l'aspect fâcheusement doloriste que le mot retient psychologiquement.
Au sens sociologique. En revanche, chez les historiens des religions, ce premier niveau ne se trouve pas car il y a la conscience affirmée de l'appartenance de la notion de sacrifice à un autre ensemble, à une autre structure mentale que la nôtre, donc la prise de conscience d'une distance ; mais alors cet objet est regardé très précisément comme étranger à ce qui nous concerne. Cependant des résidus de pensée occidentale se glissent néanmoins dans les tentatives d'explications, de justifications de la notion de sacrifice faites par les historiens des religions.
Ce qui est certain, c'est que ce n'est pas le terme anthropologiquement conjecturé de la signification du sacrifice qui peut donner sens à ce qui en est décrit dans le Nouveau Testament. En revanche, c'est ce qu'il en est du Christ qui donne un sens, et sans doute un sens très neuf, à la notion de sacrifice dans le Nouveau Testament lorsqu'elle apparaît. Elle apparaît du reste de façon modeste, et de telle manière, en tout cas, qu'elle ne doit pas être ce à partir de quoi nous pensons le Christ. Au contraire, le Christ étant médité, cela peut donner éventuellement ensuite un sens au terme de sacrifice, pour autant qu'il est employé dans le Nouveau Testament, ce qui, en aucune façon, ne nous oblige à l'introduire dans notre discours aujourd'hui sur le Christ.
[1] Le titre du chapitre était en fait "Rédemption". Cette étude date un peu et J-M Martin formulerait sans doute autrement certaines choses aujourd'hui, mais il nous a semblé que ce qui était dit avait de l'intérêt. Les trois grands titres sont de J-M Martin mais pas les autres, et toutes les notes ont été ajoutées, elles ne sont pas de J-M Martin. À noter que dans ce cours de 1978-79 qu'il a intitulé "Le Christ : vers Dieu", il s'est exceptionnellement appuyé en partie sur l'évangile de Marc, c'est la seule année. Habituellement il ne s'appuyait que sur saint Jean et saint Paul. D'autres extraits figurent sur le blog : Baptême de Jésus. Mc 1, 9-13 et parallèles. Symboliques développées dans les premiers siècles. Réflexions pastorales et Eucharistie : la nourriture ; repas et eucharistie chez Paul, Marc et Jean et Une parole parabolique (cours sur les paraboles professé à partir des paroles énigmatiques de Mc 4, 10-13 et 21-25)
[2] Au chapitre XIX : « Tiens pour très certain que, sans satisfaction, c’est à dire sans libre acquittement de la dette, ni Dieu ne peut laisser le pécheur impuni, ni le pécheur ne peut parvenir à une béatitude au moins telle que celle qu’il avait avant de pécher. » Or le Fils qui est Dieu-homme « donne de son plein gré » (il donne sa vie).
[3] Le terme lutron se trouve une autre fois dans le Nouveau Testament : « Le Christ Jésus, homme lui-même qui s'est livré en rançon pour tous » (1 Tm 2, 5-6).
[4] En général J-M Martin traduit dikaïosunê par ajustement. « Si nous traduisons par justification, nous sommes d'emblée dans un contexte éthique de justice. Or le NT est l'annonce d'une parole qui n'est pas une parole éthique Le mot ajustement ne résout pas tout parce qu'il risque de nous mettre dans un concept analogique, et en plus l'expression : "être justifié aux yeux de quelqu'un c'est-à-dire être à l'aise sous son regard, qui est une expression très courante, juridique, indiquerait pour nous plutôt quelque chose d'ordre psychologique. Enfin dire ajustement peut nous mettre dans un contexte d'ordre logique ou métaphysique. Alors, ce n'est rien de tout cela parce que les mots du NT ne parlent ni à partir de la métaphysique, ni à partir de la psychologie. » (J-M Martin)
[5] C'est la parole de Jean-Baptiste pour indiquer qui est le Christ. En fait J-M Martin ne commentera pas ici cette parole, le but étant de regarder le rapport du Christ et des hommes. Sur cette parole elle-même voir Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde .
[6] « 14Je suis le berger, le bon, et je connais les miens, et les miens me connaissent 15selon que le Père me connaît et que je connais le Père et je pose ma vie pour mes brebis. 16Et j'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie et il me faut les conduire, elles entendront ma voix et seront un seul troupeau, un seul berger (pasteur). » (Jn 10).
[7] « 9 Celui qui est (prétend être) dans la lumière et qui hait son frère est encore dans la ténèbre. 10Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n'y a pas en lui d’occasion de trébucher. 11 Celui qui hait son frère est dans la ténèbre, et marche dans la ténèbre et ne sait pas où il va, parce que la ténèbre a aveuglé ses yeux. » (1 Jn 2).
[8] J-M Martin aborde souvent le thème du Nom, par exemple dans les rencontres sur la prière : 12ème rencontre : Première approche de la question du "nom" et rencontres suivantes
[9] Ce récit est médité dans Marc 1, 40-45 : La purification du lépreux.
[10] Article publié dans la revue des sciences philosophiques et théologiques (RSPT) n° 51 de juillet 1967 p. 365sq : Le logion sur la rançon, Mc 10, 45, article d'A. Feuillet
[11] Le bon Pasteur "pose sa vie (psychê) pour ses brebis", cette expression se trouve quatre fois de suite en Jn 10, 11-18. L'expression grecque "poser sa vie" ne se trouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament en dehors des écrits johanniques, on la retrouve deux fois en 1 Jn 3, 16.
[13] La préposition huper (pour, en faveur de) est présente en Jn 10, 11.15 et aussi dans les récits de la Cène en Mc 14, 24, en Lc 22, 19 et chez Paul (1 Cor 11, 24).
[14] Selon cette théorie le diable avait acquis un droit sur tous les hommes du fait du péché originel mais il s'est laissé tromper par l'humanité du Christ : la chair du Christ est l'hameçon auquel a mordu le diable..
[15] « La Bible dit souvent que Dieu a racheté son peuple de la servitude d'Égypte ; à personne ne vient l'idée qu'il aurait payé un prix à quelqu'un. Jésus ne prétend pas payer une rançon à Dieu, il utilise un langage biblique qu'on on pourrait traduire ainsi : "Venu pour servir, je donne ma vie pour la libération de la multitude." » (François Xavier Durrwell, Christ notre Pâque).
[16] « En français, comme en nombre de langues modernes la notion d'expiation tend à se confondre avec celle de châtiment. Au contraire, pour tous les Anciens, qui dit "expier" dit essentiellement purifier, plus exactement rendre un objet, un lieu, une personne désormais agréables aux dieux, alors qu'auparavant ils ne leur agréaient pas ; L'expiation efface le péché en réunissant de nouveau l'homme à Dieu. (…) L'homme ne guérit pas de son péché, du fait qu'un autre satisfait à la justice divine par ses souffrances, de même qu'un homme ne devient pas immortel du fait qu'un autre meurt à sa place. Le péché n'existe pas en lui-même de sorte qu'on puisse l'effacer ou ne plus l'imputer, il existe des hommes pécheurs, morts à la vie éternelle : leur péché est expié, lorsque Dieu convertit le pécheur, lui donnant de vivre dans sa vivifiante sainteté » (A Feuillet, Le sacerdoce du Christ).
[17] Cf. les messages du tag gnose valentinienne.