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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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30 octobre 2023

L'imposition du nom dans la Bible ; les patriarches comme états d'être à quoi on accède

On sait en général que dans la Bible le nom représente autre chose que ce qu'il représente pour nous. On y trouve plusieurs changements de nom opérés par Dieu ou par Jésus. Comment aborder cela sans en rester à une curiosité ?

Jean-Marie Martin a plusieurs fois abordé ce thème dans ses cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris ou dans ses conférences, c'est la synthèse de plusieurs interventions qui figure ici. Pour lui, chez les Anciens, « Le nom est une réalité à quoi accède la chose » et il cite l'exemple de la lecture de Philon d'Alexandrie. Évoquant les changements de noms dans la Bible, J-M Martin en est venu à parler de la lecture de l'AT au temps de Jésus, lecture que lui-même essaie de pratiquer. Par exemple : « Les patriarches ne sont pas d'abord des nomades perdus dans le désert de l'histoire, ils sont d'abord des états de spiritualité, des états d'être à quoi on accède. »

Plusieurs fois Jean-Marie Martin a renvoyé aux livres de Jean Daniélou pour avoir accès à des textes anciens que celui-ci met en valeur. C'est pourquoi le message suivant propose des extraits du livre Sacramentum futuri de Jean Daniélou concernant les réflexions de Philon sur les principaux personnages bibliques : Adam et Eve, les trois patriarches (Abraham, Isaac et Jacob) et aussi Moïse.

 

 

L'imposition du nom dans la Bible

Les patriarches comme états d'être à quoi on accède

Par Jean-Marie MARTIN

 

Une notion qu'on trouve dans l'Ancien Testament c'est celle du nom, le nom et l'imposition du nom.

C'est Dieu qui donne le nom aux choses : « Il appela la lumière jour ». Le nom est une réalité à quoi accède la chose.

La question du rôle des noms, ou même de leur origine, n'est pas une question débattue seulement dans le monde judéo-chrétien, on la rencontre abondamment dans la philosophie grecque, en particulier sous la forme de la question classique : quelle est l'origine des noms ? D'où viennent les noms ? Et il y a évidemment différentes positions : des écoles platoniciennes, medio-platoniciennes, stoïciennes… Pour certains les noms ont été imposé aux choses par les premiers sages ; pour d'autres les noms découlent ou émanent de la nature des choses ; pour d'autres ils sont donnés par pure convention ; etc. Donc différentes positions qui sont ainsi énumérés en forme de leur graphie, en forme de série d'opinions, attestent en fait toute une évolution qui va de la plus grande réalité accordée aux noms jusqu'à la moindre réalité, jusqu'à en faire une simple désignation extrinsèque donnée par convention.

 

●   Adam et l'imposition des noms des animaux.

À propos de l'imposition des noms, voyez Adam, l'homme primordial, quelque chose qui dépasse de beaucoup l'individualité humaine au sens où nous l'entendons aujourd'hui, qui est quelque chose comme le principe de l'humanité. C'est lui qui impose les noms aux animaux : on lui amène les animaux pour voir comment il les appellerait. C'est-à-dire qu'originellement il est censé maîtriser le monde animal. Il y a un certain rapport originel entre domination et nomination, car c'est d'ailleurs en ce sens et en cette maîtrise sur le monde animal et végétal qu'il avait originellement sa fonction de seigneurie, fonction qui sera restituée au Christ comme nous le verrons dans l'étude de Philippiens 2.

 

Abraham, Isaac et Jacob, Andrei Rublev●   Les patriarches comme états à quoi on accède.

On pourrait également relire dans cette perspective un thème très fréquent dans l'Écriture : la transformation d'un nom par Dieu qui est la marque de la transformation de la vocation ou de l'intime de la personne.

  • Lorsque Abram est appelé par Dieu "Abraham", il acquiert une fonction nouvelle et une réalité nouvelle. Il est changé
  • À plus forte raison lorsque Jacob est appelé "Israël", il acquiert également un degré de spiritualité, c'est-à-dire d'être intime qu'il ne possédait pas.

 

Philon d'Alexandrie a écrit un ouvrage De mutatione nominum (Traité sur le changement de noms). Le changement de nom de Jacob en Israël marque le passage d'un état de spiritualité à un autre état de spiritualité : d'une part l'état de Jacob est expliqué comme étant celui du progressant (Jacob est celui qui supplante), et d'autre part Israël, c'est “Ish-ra-ël” :  “celui qui voit Dieu” selon l'étymologie de l'époque. C'est donc le passage d'un état de spiritualité progressante à un état de spiritualité parfaite.

 

Notez en passant que nous lisons délibérément tout ce qui est de l'Ancien Testament à la lumière du Nouveau Testament. C'est une perspective délibérée qui est justifiée par la façon dont Paul et Jean et aussi la littérature contemporaine du premier christianisme - qu'il s'agisse de Philon d'Alexandrie ou du christianisme qui suit immédiatement - lisent ces textes.

Or pour Philon et pour une grande part du judaïsme contemporain, les patriarches ne sont pas d'abord des nomades perdus dans le désert de l'histoire, ils sont d'abord des états de spiritualité, des états d'être à quoi on accède. C'est un trait constant chez Philon qui est aussi peu historien que possible, que toutes les figures patriarcales ou prophétiques sont des désignations de modes d'être, des désignations de vertus[1] :

  • Abraham est la foi ; Moïse est le roi, le chef d'état, le chef de peuple ;
  • Adam (Gn 2-3) est la façon commune d'être homme mais Philon distingue cela de l'état parfait qui est l'homme à l'image (Gn 1)[2].

Ceci était le principe d'une certaine lecture mystique de l'Ancien Testament, attestée par notre Nouveau Testament, qui ne contredit en rien les résultats de nos questions historiques mais qui parlent d'autre chose. En ce moment nous sommes en train de mesurer des longueurs de regard et de façons de voir les choses, nous sommes en train d'étudier une façon de se comporter devant le monde et le texte, l'Écriture. Et cette façon, pour insolite qu'elle puisse souvent nous paraître, a cependant la caution d'être celle des apôtres.

 

● Le nom de "Seigneur" attribué à Jésus en Ph 2.

Et, à propos de cette question de nom, dans le beau passage de Ph 2,6-11 nous voyons comment, après la kénose, c'est-à-dire l'humiliation, l'abaissement, l'évacuation (au sens étymologique du terme) de Jésus, Dieu l'a exalté et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, et qui est justement le nom de Kyrios (Seigneur) pour que tout genou fléchisse devant lui et que toute langue confesse que Jésus est Seigneur pour la gloire de Dieu le Père. Et Dieu, accordant le nom de "Seigneur" à Jésus, le constitue dans son être nouveau au titre de la résurrection[3].

 

Le cas de Simon appelé Pierre.

À la fin du chapitre premier de l'évangile de Jean il y a l'appel des disciples, et en particulier la rencontre de Jésus avec André et Simon-Pierre

41Il (André) trouve d'abord son frère Simon et lui dit : “Nous avons trouvé le Messie, ce qui s'interprète Christ”. » 42Il le conduisit auprès de Jésus. Jésus, portant son regard sur lui, lui dit : “Tu es Simon [fils] de Jean, tu t'appelleras Képhas, ce qui s'interprète Pierre”. »

« Tu es Simon… tu t'appelleras Képhas » Deux thèmes interviennent ici, qui se retrouvent tout au long du chapitre premier :

– il y a le thème de la pré-connaissance des êtres par le Christ, c'est-à-dire que, pour saint Jean, le Christ est antérieur et intérieur à la rencontre. Il a l'initiative de la rencontre.

– par ailleurs Jésus ouvre l'espace par l'évocation du nom. On a la même chose au chapitre 20 : « Mariam ». On est disciple par appel, et l'appel ici se manifeste par l'emploi du nom et de la transformation du nom.

Le nom indique dans l'Antiquité quelque chose comme le cœur, c'est-à-dire l'intime de l'être et non pas une dénomination surajoutée de l'extérieur comme nous le faisons. Pour nous il y a la chose et puis ensuite on lui impose un nom. Non, c'est le nom qui est à la fois le propre (le nom propre) mais aussi le proche, parce qu'être dans la relation d'appel fait que mon plus intime n'est pas un intime clos sur soi mais un intime ouvert. Voilà la signification profonde : l'intimité est ouverture et non pas closure sur soi-même.

On note un certain nombre de disciples dans l'évangile. Nous en avons déjà deux ici : André et Simon-Pierre, tout de suite après ce sera Philippe et Nathanaël. Si on ajoute le disciple qui n'a pas de nom, cela fait cinq dans cette fin du premier chapitre.

Quelle est la signification des noms des disciples ? Est-ce qu'ils désignent des individus et est-ce qu'ils sont en même temps des figures ? Y a-t-il plusieurs modes d'être disciple ? Si on regarde les différentes mentions de Thomas au cours de l'évangile, les différentes mentions de Pierre, les comparaisons entre Pierre et Judas, entre Pierre et Thomas, entre Pierre et Jean, est-ce que cela dénote différents modes d'être disciple ? Autrement dit est-ce que ces noms sont aussi des figures de la foi ? Réponse : oui, et cela nous le verrons[4].



[1] « À première vue, cette exégèse (de Philon) paraît totalement arbitraire et sans aucun rapport avec le texte ; cependant, Philon se place si parfaitement à l'intérieur de la foi et de la tradition juives que son exégèse se situe souvent dans le prolongement des aspirations spirituelles des prophètes et parfois même en continuité avec le sens du passage biblique. C'est ainsi qu'Abraham figure la foi ; Jacob a lutté avec l'Ange, il est le lutteur, donc l'ascète ; Isaac, dont le nom hébreu signifie « rire », est le symbole de la joie, car il est le fils de la promesse, celui que Dieu seul peut faire engendrer à Sara ; or rien n'est plus grand ni plus divin que la joie ; Isaac est le type de la nature parfaite, don qui ne peut venir que de Dieu seul. » (Annie Jaubert, Encyclopedia Universalis, Philon)

[3] Le texte complet est commenté dans Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation .

[4] Plusieurs figures de disciples se trouvent dans les messages du tag figures.

 

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