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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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6 janvier 2014

LA PRIÈRE : 9ème rencontre. Approfondissement de Jn 16, 16-22. M-Madeleine au tombeau, Jn 20

Après un retour sur le texte de saint Jean vu à la rencotre précédente, Jean-Marie Martin montre comment saint Jean met en oeuvre la structure qu'il a présentée dans les versets 16 à 22 du chapitre 16.

 

Approfondissement de Jn 16, 16-22

Jn 20, 11-18 : Marie-Madeleine au tombeau

 

Comme je l'ai annoncé la dernière fois nous reprenons[1] Jn 16, 16-22 dans la perspective d'aller voir ensuite le récit de Marie-Madeleine au tombeau.

 

Retour sur Jn 16, 16-22

 

L'ensemble du chemin parcouru.

Nous avons d'abord rencontré une situation énigmatique aux versets 16-19. Encore fallait-il apercevoir qu'il y avait là une énigme. La situation énigmatique est attestée par le trouble des disciples à l'écoute de cette parole, par le fait que, par là, ils sont mis en recherche entre eux. Cette parole énigmatique a évidemment à voir avec ce qui fait l'objet de tous ces chapitres 14 à 17, à savoir l'énigmatique présence-absence de Jésus.

Nous avions déjà indiqué dans les rencontres où nous avons lu Jn 14, 1-16, les quatre membres de l'unique thème qui occupe ces quatre chapitres, et particulièrement la proposition qui dit : « Je prierai le Père », puisque nous sommes dans une étude de la prière.

Mais, au cours de notre dernière rencontre, nous avons été attentifs plutôt à ce qui suit immédiatement, c'est-à-dire ce que nous avons appelé la tonalité : ce n'est plus la thématique mais c'est la tonalité de ces quatre chapitres. Nous disions que c'est un espace entre joie et tristesse, tristesse et joie.

En lisant le verset 20 nous avions évoqué, chez les disciples, la tristesse de l'absence, qui oppose l'absence à la joie que cause la présence. « Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et que vous vous lamenterez… votre tristesse se tournera en joie. » Puis au verset 21 intervient, non pas uneénigme, mais plutôt ce que nous appelions une parabole : « La femme quand elle enfante est dans la tristesse… et elle ne se souvient plus de sa tristesse à cause de la joie... »

Enfin, au verset 22, nous revenons aux disciples : «…et vous aussi maintenant, vous êtes dans la tristesse. De nouveau je vous verrai et votre cœur se réjouira, et votre joie personne ne vous l'enlèvera. »

Ensuite, dans les versets 23-28 (mais ce passage tuile avec un autre thème) nous arrivons au thème de la prière selon un schéma que nous avons déjà repéré : le trouble met en mouvement la recherche, la recherche peut se tourner en question formulée et la question s'accomplit en demande au sens de prière. C'est là que nous trouvons un élément en rapport avec ce qui avait motivé le fait pour nous d'ouvrir ce passage.

Enfin, alors qu'il est encore question de la prière, nous en venons à ce qu'il en est de l'énigme : « 25Je vous ai parlé en énigme. Vient l'heure où je ne vous parlerai plus en énigme, mais parrêsia (familièrement, clairement). » Alors, quel est le rapport de l'énigme et de la parole claire ? Peut-être pas ce que nous avons dans l'esprit. Ce sera très intéressant à méditer, non pas spécialement par rapport à notre thème de la prière, mais pour notre apprentissage de l'écoute de la parole,  pour entendrece qu'il y a d'énigmatique et ce qu'il y a de clair dans la parole de l'évangile de Jean.

Versets 20. Joie et tristesse.

Je reviens donc d'un mot sur ce que nous disions à notre dernière rencontre à propos de la tonalité.« Vous pleurerez et vous vous lamenterez, mais le monde se réjouira. Vous, vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se tournera en joie. » (v. 20). Qu'en est-il de la joie et de la tristesse dans ce contexte ? Belle occasion pour nous de réfléchir : il n'y a pas purement et simplement la joie et la tristesse. Car la joie du monde, au sens johannique du terme, c'est à dire celle desadversaires, cette joie n'est pas la joie qui sera celle des disciples. Et peut-être nous faut-il du même coup distinguer aussi la tristesse du monde après la résurrection, et la tristesse des disciples avant. J'avais essayé de dire cela.

Je propose une autre formule aujourd'hui : il y a une joie dont l'essence est la tristesse et il y a une tristesse dont l'essence est la joie. Il y a quatre termes, c'est ce que le texte laisse entendre.

On peut d’ailleurs voir le rapport avec ce fait qu'il y a une certaine présence qui est en réalité une absence et qu'il y a une absence qui est en réalité une présence. C'était tout le thème du passage : « Un peu vous ne me constatez plus – c'est une absence – un peu en revanche (ou à rebours) vous me verrez. » (v. 16). Nous avons affaire ici à une absence dont l'essence est la présence : que Jésus s'absente du mode sur lequel il était présent dans sa dimension de convivialité historique, provisoire, avec les disciples, c'est l'essence ou la condition même de sa présence de résurrection. C'est le mot de Jésus en Jean au début de ce chapitre 16 :« Il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais, le pneuma – c’est-à-dire moi-même dans ma dimension de ressuscité – ne viendra pas. » C'est-à-dire qu'un mode de présence s'efface pour laisser place à un autre mode de présence. Donc ce n'est pas : « un peu de temps… et un peu de temps… » mais : « un peu, vous ne me constaterez plus, et un peu à rebours, vous me verrez. » C'est la différence fondamentale d'une présence et d'une absence, d'une présence-absence et d'une absence-présence. De même qu'il y a une différence fondamentale entre une joie qui est tristesse pour le fond ou pour l'essence, et une tristesse qui est joie essentiellement.

 Puisque nous sommes en train d'utiliser des mots qui nous utilisons habituellement dans le champ de l'affectif, champ qui fait une large place au champ psychologique, c'est une occasion excellente pour nous de laisser entendre que joie et tristesse ne doivent pas s'entendre ici psychologiquement. J'ai souvent dit que, pour entendre les termes de l'Évangile, il fallait nous retirer de ce qui fait le plus propre de notre être-au-monde contemporain, qui est d'être au monde sur le mode de ce que dénomme la psychologie. Je parle de psychologie car c'est là une façon de désigner notre mode natif d'être je dans le moment de développement de l'Occident qui est le nôtre, mode qu’il ne faudrait pas projeter sur tout moment de culture de l'Occident, ou sur toute culture, sans attention et sans égard.

J'ai parlé d'une part de la tristesse dont l'essence est la joie, et d'autre part de la joie dont l'essence est la tristesse, mais la tristesse est vécue comme tristesse et la joie est vécue comme joie. D'autant plus que la tristesse dont l'essence est la joie ne connaît pas son essence et ne sait pas que cette essence est la joie, donc cela ne fait pas une consolation. Naturellement, c'est rétrospectivement que je peux savoir que ma tristesse était "une tristesse vers la joie". Donc nous ne sommes pas dans un champ proprement psychologique. Ces mots de tristesse et de joie réclament, non pas simplement une attention pour en déterminer sémantiquement le sens, mais une précaution particulière pour leur articulation même.

 « Vous pleurerez tandis que le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse, et votre tristesse se tournera en joie. » Ceci pour traduire littéralement. C'est difficile : « deviendra joie » serait bien parce que la joie ne survient pas, elle était déjà inscrite dans le mode de vivre la tristesse, que je le sache ou que je ne le sache pas.

Ceci nous fait retrouver d'ailleurs une autre dualité de ce genre : chercher et trouver. Il y a un prétendu avoir trouvé qui, pour le fond, laisse dans une recherche, laisse dans un état de n'avoir rien trouvé. Et inversement il y a une recherche qui est "avoir déjà trouvé". Le mot est de Pascal :« Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. »C'est tout à fait cela.

Le parcours de la Samaritaine.

Nous avons formulé cette même chose sur un autre mode, quand nous disions par exemple que, dans tout le dialogue de Jésus avec la Samaritaine qui dure un long épisode, la Samaritaine se méprend sur ce qu'il en est de Jésus. Et néanmoins ils sont ensemble, ils sont dans une proximité qui n'est pas seulement la proximité locale. Ils sont loin, mais d'un éloignement qui est pour être près. C'est-à-dire d'un éloignement qui est l’essence ou la condition même de la proximité ultime.

On a un cheminement progressif. LaSamaritaine le prend d'abord pour un Judéen, ce qu'il n'est pas. Chemin faisant, elle pense qu'il est peut-être bien "le prophète que les Samaritains attendent'. Qu'il soit "le" prophète, sans doute, qu'il soit le prophète que les Samaritains attendent, non : il y a encore méprise. Puis elle pense qu'il est peut-être le Christos, le Roi-Messie que les Judéens attendent, ce qu'il est et ce qu'il n'est pas, au sens où les Judéens l'attendent, mais ce qu'il estnéanmoins et c'est là qu'il dit : « Je suis ». Et enfin elle le confesse, avec toute la ville venue se rassembler autour de Jésus, comme "sauveur du monde", ce qui est son nom propre : Yéshoua (sauveur).

Nous avons ici un long parcours, une longue recherche dans laquelle néanmoins, dès le principe, il y a cette présence. Cela est très important parce que je ne sais jamais, d'expérience, quelle est la semence ou l'essence de ce que je vis, de ce que je pense. L'étude rétrospective éclaire ce qui a été un cheminement. Mais je n’ai jamais maîtrise absolue surcela.

Le verset 22.

Donc, au verset 22 : « Vous avez tristesse – je traduis littéralement. Le verbe avoir johannique est un magnifique verbe, plus intéressant souvent que le verbe être, parce que cela ne dit pas simplement un être acquis mais une posture, c'est à dire un être-à, une relation. Et par ailleurs avoir estla condition d'intelligibilité du verbe donner qui est le verbe le plus essentiel chez Jean – en sens inverse (palin) je vous verrai. » Ce « je vous verrai » est très étrange. Tout le débat est entre « vous me verrez » et « je vous verrai » (Jn 16, 16 et Jn 16, 22). Or, c’est fondamentalement la même chose.

De même, Jean dit : « L'agapê ne consiste pas en ce que nous aimerions Dieu, mais en ce que Dieu le premier nous a aimés (1 Jn 4, 10). L'actif et le passif ici, sont pratiquement sans importance. L'agapê ne dit pas d'abord une condition de sujet, comme nous le pensons dans notre langage, mais une qualité d'espace. D'être aimé donne que, dans mon avoir-à-être, j'ai à aimer ou que je peux aimer ou que j'aimerai. Ce qui sous-tend tout cela, c'est la structure de pensée de l'accomplissement, c'est-à-dire ce qui va de la semence au fruit.

La structure semence-fruit.

Il faut bien se rappeler que l'évangile de Jean n'est pas écrit selon la pensée de la fabrication (du faire) selon laquelle on ne peut faire que ce qui n'est pas encore fait, il est écrit selon la pensée de l'accomplissement, selon laquelle on ne peut accomplir que ce qui est déjà. On ne peut accomplir que ce qui est, à savoir ce qui est sur mode caché et qui advient donc sur mode dévoilé lors de l'accomplissement[2].

Dans la pensée du faire, s'il y a de la tristesse, on remplace la tristesse par de la joie, mais cette joie est sans rapport avec la tristesse. Dans ce que dit Jean dans nos versets : il y a la tristesse qui est la joie en mode caché, séminal, mais il y a aussi une autre joie qui est en fait l'absence de joie, puisqu'elle est essentiellement, séminalement, tristesse (elle est la tristesse en mode caché).

Je prends occasion de cela pour réitérer une chose que nous avons dite à bien des reprises. Mais ce n'est pas quelque chose qu'il faudrait remarquer comme une curiosité érudite. C'est quelque chose qui nous invite à transformer notre oreille pour entendre les mots johanniques dans leur portant propre, dans leur structure propre.

Un tout petit exemple : je dis souvent que la joie est un des noms de la résurrection. Mais il est clair, ici, qu'il s'agit, dans tout le contexte, de la présence de résurrection, de la présence neuve, nouvelle et éternelle, de Jésus. Le thème de la joie est abondant dans la deuxième partie du verset 22 : « Je vous verrai et votre cœur se réjouira d'une joie, queprécisément – personne ne peut vous lever», d'une joie essentielle.

Verset 21 : la parabole de la femme qui enfante.

Une autre chose que nous avions simplement aperçue, mais pas encore développée dans ce passage, c'est la parabole de la femme, parabole qui tient dans le seul verset 21.

« La femme, quand elle enfante, a tristesse de ce que son heure est venue. » Il emploie ici son heure, comme il dit mon heure. Nous nous rappelons que mon heure, c'est mort et résurrection, c'est-à-dire une mort dans laquelle séminalement la résurrection est inscrite, un mode de mourir qui comporte en soi la résurrection.

Nous parlions tout à l'heure de mort et de vie. Là aussi il y a quatre termes. Mais cela se rencontre tout au long de l'Évangile, aussi bien chez Paul que chez Jean et dans les Synoptiques. Le mot de mort a une ambiguïté fondamentale. Mort est une des dénominations de l'adversaire : nous sommes sous le règne du Prince de ce monde, c'est-à-dire du Prince de la mort, nous sommes nativement asservis à la nécessité d'avoir à mourir. Mais la mort de Jésus (la bienheureuse mort de Notre Seigneur Jésus Christ) se dit aussi avec le mot de mort. Évidemment entre les deux sens du mot mort, il y a la même différence qu'entre les deux sens de chacun des mots joie et tristesse, dans le texte que nous sommes en train de lire.

Quand Jean dit la vie dans une acception non affectée d'une épithète,la vie (zoê) est toujours la vie que personne ne peut nous lever, la vie éternelle (aïônios), thème sur lequel nous avons longuement travaillé : une vienouvelle. Alors que ce que nous appelons couramment la vie (qui est la vie mortelle), l'Évangile peut très bien l'appeler la mort. Par exemple Jean dit : « Nous avons été transférés de la mort à la vie » (1 Jn 3, 14) ; cela signifie que nous avons été transférés de la vie mortelle (de la vie asservie) à la vie libre. Car une autre qualification de la vie nouvelle, c'est la vie de fils, et le fils se définit comme le libre par opposition à l'esclave. Fils se pense par rapport à père et se pense aussi par opposition à esclave. D'où la signification du mot de fils comme liberté, non-asservissement à la mort.

Ceci a sens également pour nous-mêmes. Le mot de mort, nous l'entendons évidemment tous dans son acception néfaste, de façon usuelle. Il y a cependant une pensée non chrétienne, disons philosophique, qui a essayé de considérer la mort humaine autrement que sous l'acception néfaste. Pour cette pensée la mort est un privilège de l'homme, en ce sens qu'elle dit nos capacités. L'animal périt. L'homme a la capacité de mourir, et c'est très précisément en ce sens que les anciens grecs appellent les hommes : les mortels. Il est visé ici quelque chose de noble éventuellement, en tout cas de positif, dans cette idée que le mot de mort dit quelque chose qui est peut-être de l'essence propre de l'homme.

Et le penseur dont il est question ici, quand il s'agit des choses les plus essentielles, les dit toujours sous la forme : « Il se pourrait que…»

La considération précédente ne cherche pas à identifier à quelque chose qu'on rencontre souvent dans l'histoire de la pensée philosophique, à savoir l'héroïsme stoïcien, c'est vraiment tout autre chose.

 Alors : « La femme quand elle enfante a tristesse parce que son heure est venue ». L'incise précédente était à propos de l'heure, qui, pour le Christ, est l'identité mort-résurrection. Ici, nous sommes dans l'identité secrète tristesse et joie.

« Mais quand le bébé est né, elle ne se souvient plusc'est-à-dire elle ne garde pas enmémoire – de l'affliction (la souffrance) à cause de la joie, parce qu'un homme est né vers le monde. »J'ai voulu à dessein, garder les aspérités de la traduction.

« Elle ne se souvient pas » : il s'agit ici du magnifique oubli qui n'est pas une perte ou une omission, qui coïncide avec la découverte de ce qui était recelé, retenu dans la tristesse antérieure. Celle-ci s'appelle la tristesse, mais c'est un mot ambigu parce qu'à l'intérieur de lui-même il y a la semence de joie : du fait qu'elle est semence, la joie est dans un vêtement de tristesse, mais ce vêtement disparaît, se lève. Et c'est du même mouvement que la semence croît pour atteindre sa qualité manifestée (son vêtement de joie), et que le vêtement de tristesse tombe, s'oublie.

Méditation sur le pardon.

Dans la structure même que nous évoquons ici, il y a sans doute quelque chose d'assez essentiel pour la méditation du pardon. Je dis cela entre parenthèses, mais il faut profiter de toute occasion.

Dieu pardonne, c'est-à-dire qu'il ne compte pas quelque chose comme péché : « ouk ellogeïtaï (ce n'est pas compté comme) [3] ». Mais comment Dieu peut-il ne pas compter quelque chose qui serait ? Il ne le compte pas parce que ça se déclare comment ayant été radicalement un rien.

Il est certain que nous ne ressentons pas du tout comme un rien ce qui nous atteint, nous offense, nous lèse. En un sens,ce n'est pas rien, et néanmoins, c'était secrètement un rien. Le pardon est la chose la plus intelligente qui soit. Ce n'est pas une torsion ou une contorsion forcée de la vérité. C'est le dévoilement de ce que, cela que nous avons enduré difficultueusement, était un rien. Je ne dis pas : "était rien", mais : "était radicalement un rien", c'est toujours ce qu'il faut dire quand on parle de cela puisque c'est un rien qui n'est pas rien, à certains égards.

Ceci est la condition d'intelligibilité même du pardon si on ne veut pas en faire simplement une pratique qui soit conseillée de l'extérieur, parce que ça arrange plutôt les choses. Le mot intelligence intervient ici pour dire que le pardon n’est pas simplement une obligation, une injonction qui nous est faite sans qu’il y ait de l’intelligibilité, c'est-à-dire sans que nous puissions en comprendre quelque chose.

La révélation du pardon jette un regard rétrospectif sur ce que nous tenions pour quelque chose : mais si je le tiens pour un rien, c’est qu’il est séminalement un rien, et là c’est intelligible.

 Vous savez, on ne réclame pas de l’intelligence dans les textes que nous lisons et nous avons tort car c’est la pointe de l’intelligence qui est là-dedans. Cela, évidemment, a des conséquences. Il importe d'abord d'entendre bien. Il ne s'agit pas de comprendre que dans tout contexte et impunément je peux dire qu'un crime n’est rien, c’est évident.

Néanmoins, il se révèle que le pardon lui-même est possible. C'est en ce sens-là que le pardon n'est ni quelque chose de romantique ni quelque chose d'efforcé, ce n’est pas un forçage. Le véritable pardon est la révélation, et au fond la levée, d’un pseudo-poids de réalité qui était illusoire dans notre façon de l’appréhender, mais illusoire à ce second degré, surtout pas à un degré psychologique car psychologiquement, une offense, c’est beaucoup. Mais justement, ce texte-là ne parle pas psychologiquement, ce qui déplace le sens du mot offense et le sens du mot pardon.

► Le péché s'attaque à la vie même du pécheur, c'est le pardon qui restaure. Tu as parlé de l'illusion, mais avant le pardon on est mort parce qu'on est coupé de la vie.

J-M M : Tout à fait, mais le pardon précède le péché. Il faut voir comment tout se tient. Le pardon apparaît à la fin, mais ce qui apparaît à la fin est ce qui est du plus originaire.

► C'est la parole qu'on a vue : « Dieu nous a aimé en premier. »

J-M M : Voilà. La révélation christique c'est que tout est d'avance tenu dans le pardon.

Évidemment il y a une façon d'entendre cela qui correspond à la critique faite à Paul pour des raisons analogues : si tout est d'avance dans le pardon, alors on fait n'importe quoi ! Eh bien la conclusion ne vaut pas. Et Paul a besoin de le préciser parce que ce qui fait le cœur de son annonce donne lieu immédiatement à méprise chez certains de ses contemporains : « Il en est certain qui nous calomnient en disant que non seulement on peut pécher, mais qu'il faut pécher, puisque nous avons dit que, là où le péché abonde, la grâce surabonde. » En effet leur conclusion est simple : « Faisons abonder le péché pour que la grâce surabonde encore plus » ! Donc ce ne serait pas la licence de pécher mais ce serait l'invitation à pécher. Ceci est évidemment une lecture de Paul que lui-même récuse. Le lieu où c'est le plus explicite est le chapitre 3 de l'épître aux Romains.

Le plus essentiel de l'Évangile est très peu prêché.

Nous sommes ici dans des moments d'écoute de la parole qui donnent ce qu'il y a de plus essentiel dans la parole. Mais le plus essentiel est aussi le plus périlleux, le plus risqué. Il est très évident que l'Église, dans son histoire, s'est rarement aventurée, dans la prédication par exemple, à énoncer des choses de ce genre, parce que c'est périlleux, parce que cela risque d'être mal compris. Seulement, parce que c'est périlleux alors que c'est très essentiel, faut-il ne pas le regarder ? Au contraire, il faut le regarder en faisant tous les efforts nécessaires pour éviter le péril. Il est vrai que cela ne peut se faire en toutes circonstances et à tout moment.

Mais la plupart des prédications relèvent du semi-pélagienne. Le semi-pélagianisme est une hérésie qui apparaît au Ve siècle où ce qui est en question c'est la relation qu'il y a entre l'initiative gracieuse de Dieu et la liberté humaine, cette dernière jouant un rôle prépondérant. Or, ce qui serait tout à fait grossier, c'est de dire que Dieu récompense les bons. En effet personne n'est bon sans que cela ne lui soit donné par Dieu. C'est du reste ce que dit saint Augustin : « Quand il couronne (récompense) nos mérites, il récompense ses propres dons.» Car il n’y a  pas de mérite sans le don.

Ceci sera d'ailleurs très important pour entendre ce qui est dit de la prière dans notre texte et que nous allons aborder au cours de notre prochaine rencontre.

La prière essentielle.

La prière n'est pas quelque chose qui serait issu de notre initiative, c'est ce que nous avons dit dès le début, mais ce n'était pas encore pensable. La prière n'est pas quelque chose issu de notre initiative et qui nous conformerait de façon agréable au Dieu, de telle sorte que nous mériterions d'être exaucés. Pas du tout. La prière nous précède et nous y accédons. La prière prie, ce n'est pas nous qui prions, et le Christ est la prière vivante.C'est pourquoi il peut dire:« Je prierai le Père ». La prière christique est la prière essentielle, et nous pouvons entrer dans la prière christique si cela nous est donné. Et quand cela nous est donné, c'est l'indice de ce que l'exaucement s'avance. C'est-à-dire : la prière est, en nous, ce qui fait le creux pour que nous puissions recevoir le don comme don. C'est pourquoi toute prière qui est authentiquement prière est exaucée. Mais je peux croire que je prie et ne pas prier. Là encore, le mot prière n'égale pas le sentiment psychologique d'être en train de prier.

Nous allons de toute façon garder, dans les rencontres à venir, un espace  pour que nous puissions librement revenir sur des choses qui vous auraient alertés, qui vous inquiéteraient, que vous voudriez comprendre mieux. Je dois dire d'ailleurs que, dans ces cas-là, je peux éventuellement aider, mais je ne peux pas insérer, greffer la réponse en vous. Je peux dire des choses qui éventuellement vous mettent sur le chemin, mais c'est à vous, et même à chacun de nous, de le faire. Parfois, il faut du temps et de la patience (hupomonê). Attendre est la condition d'entendre. Ces deux mots s'appartiennent comme foi et espérance, puisque entendre, c'est la foi, et attendre, ce pourrait être l'espérance. Ce ne sont pas deux vertus, mais deux qualités qui s'entretiennent. On n'entend rien sans attendre.

Ce n'est pourtant pas du tout ce que je voulais faire aujourd'hui.

 

Jn 20, 11-18 : Marie-Madeleine au tombeau

 

Voici ce que je voulais faire : je voulais montrer que ce qui est fait en Jn 16, 16-22 dans une sorte d'analyse – ce mot "analyse" je l'emploie faute d'avoir d'autre mot, ce n'est pas une analyse logique au sens usuel du terme, ni a fortiori une analyse psychologique – met en évidence les éléments d'une structure constitutive de l'être christique. Ce qui me fait dire cela, c'est que, lorsque Jean entreprend un récit, il met en œuvre ce qu'il a ici analysé dans le discours de Jésus aux disciples.

Ainsi, par exemple, la femme qui passe des pleurs à la joie, de la recherche à l'avoir trouvé, c'est-à-dire de la "constatation" de mal-voir (en prenant constater au sens du verbe théoreïn) à la capacité de dire « J'ai vu » (voir étant le verbe horân qui a un sens plein), cette femme-là, c'est Marie-Madeleine. La parabole de la femme qui enfante et les deux versets qui l'entourent, donnent la structure d'écriture de l'épisode qui est l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine, au chapitre 20.

Il nous reste très peu de temps mais c'est un texte qui nous est familier, donc nous le lisons.

« 11Marie se tenait près du tombeau, à l'extérieur, en pleurant.Nous retrouvons : « Vous pleurerez »– Tandis qu'elle pleure, elle se penche vers le tombeau 12et constate (théôreï) – nous avions : « un peu et vous ne me constaterez plus…" Elle constate : ce n'est pas le véritable voir – deux anges en blanc ça, c'est fort par contre, car c'est justement parce qu'elle voit des anges qu'elle ne voit rien du tout ! Les anges, ça nous arrête, mais pour elle aucun problème ! Mais le mot constater va être repris ensuite de façon plus pertinente pour nous – assis l'un du côté de la tête, l'autre du côté des pieds où avait été posé le corps de Jésus ici sôma (le corps) de Jésus, c'est le cadavre, un emploi du mot corps qui n'est pas l'emploi paulinien – 13et ils lui disent : “Femme, pourquoi pleures-tu ?” Elle leur dit : “Ils ont levé mon seigneur et je ne sais où ils l'ont posé.” ». Les verbes lever et poser sont très intéressants. Évidemment elle cherche un cadavre, un corps mort. Et bien évidemment, elle ne peut pas trouver un corps mort, puisque Jésus est ressuscité. Elle ne peut pas trouver ce qu'elle cherche. Mais peut-être que ce qu'elle cherche en réalité, ce n'est pas "ce qu'elle sait qu'elle cherche". On verra cela par la suite.

Marie Madeleine au jardin Psautier cistercien

« 14Et disant cela, elle se retourne en arrièreque signifie ce retournement ? – et elle constate (théôreï) Jésus, debout, mais elle ne savait pas que c'était Jésus théôreïn (constater) c'est le voir qui ne voit pas – 15Jésus lui dit : “Femme, pourquoi pleures-tu – Jésus dit la même chose que l'ange, mais il poursuit par le mot qui confirme et éclaire sa posture d'être en  recherche – qui cherches-tu ?” Elle, pensant que c'est le gardien du jardin, – la mention du gardien du jardin est très intéressante parce qu'Adam, c'est-à-dire l'humanité adamique, a été mis dans le jardin pour qu'il le garde et l'œuvre, or nous sommes dans un jardin – lui dit : Monsieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai. 16Jésus lui dit : Mariam.»  Elle est désormais susceptible de voir, mais non pas à partir de ce qu'elle croyait chercher ; en effet s'ouvre en elle ce qu'elle ne sait pas d'elle-même, cela qui cherchait dès le début au-delà de ce qu'elle croyait chercher.

Tout commence donc par la parole. C'est la parole qui donne de voir. La référence ici est l'énumération que fait Jean :« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu…» (1 Jn 1, 1). Autrement dit, c'est entendre qui accommode le regard, c'est entendre qui donne de voir. C'est là une chose que nous avons dite très souvent et qu'il faudrait re-méditer pour qu'elle ne reste pas un slogan, c'est une chose à penser.

Il est intéressant de voir que ce que Jésus lui dit, c'est son nom propre, c'est-à-dire que la parole, ici, s'adresse à son propre. C'est une parole qui appelle, une parole qui nomme. Nous avons réservé la question du nom (prier dans le nom, au nom de...) en réserve pour la suite de nos rencontres.  Il y a ici une attestation de quelque chose d'intéressant.

 « Et elle, se tournant, dit en hébreu : “Rabbouni”, ce qui signifie : Maître”. » Du même coup elle se laisse constituer en disciple, elle est la disciple. Or nous sommes dans l'évangile de Jean, où Jean est"le disciple par excellence" puisqu'il est « le disciple que Jésus aimait », donc ce titre de disciple est extrêmement important. Et même elle est "la disciple" en cela qu'elle aura une fécondité de femme, puisqu'il lui sera demandé « d'aller dire aux frères »: là, elle va enfanter la fratrie.

Il y a différents aspects de la symbolique féminine qui se trouvent dans cet épisode. Le rapport de ce texte avec le Cantique des cantiques a souvent été fait, et montre que le rapport entre Jésus et Marie-Madeleine est un rapport d'époux à épouse, c'est déjà ce que nous avons vu à propos de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine. Le fait que Marie-Madeleine soit dans la figure de l'épouse est attesté explicitement par saint Jean, je pourrais vous le montrer. Mais simultanément ici, Marie-Madeleine est la femme de l'enfantement.

« 17Jésus lui dit : “Ne me touche pas si on rapproche cela de ce que saint Jean dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nous avons touché de nos mains… », on peut se demander pourquoi Jésus dit : « Ne me touche pas. »L'explication se trouve dans la phrase suivante – car je ne suis pas encore monté vers le Père.Nous avons lu : « Encore un peu et vous me verrez »(Jn 16, 16)c'est-à-dire que la résurrection, pour être pleinement accomplie, a besoin de l'annonce aux frères. Mais mets-toi en marche auprès de mes frères et dis-leur : "Je monte vers mon Père qui est désormais votre Père, mon Dieu qui est désormais votre Dieu." ” 18Marie-Madeleine s'en va et elle annonce aux disciples : “J'ai vu le Seigneur.” » C'est la présence de résurrection.

Il est intéressant de noter que cela s'accomplit au chapitre 20, versets 19 et 20, pour l'ensemble des disciples : « 19Le soir du même jour… 20Les disciples se réjouirent grandement, voyant le Seigneur. » Ils passent de la tristesse et de la peur à la joie. Le thème de la joie est important ici, il est en rapport avec la résurrection, c'est même un nom de la résurrection. On trouve le verbe voir : voir Jésus comme Seigneur, c'est le voir dans la dimension de Ressuscité. Cet épisode suit donc rigoureusement les structures, le vocabulaire et les articulations que nous avions détectés dans notre chapitre 16.



[1] Vous avez ici la transcription de la neuvième rencontre sur le thème de la prière, à saint-Bernard de Montparnasse le 14 février 2003.

[2] Voir le message : Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... dans le tag "structures de base" du blog.

[3] On trouve cette expression par exemple  en Rm 5, 13.

 

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