LA PRIÈRE : 8ème rencontre. Jn 16, 16-21 : De l'énigme à la prière ; tristesse et joie ; la femme qui enfante
C'est un passage de saint Jean auquel Jean-Marie Martin se réfère souvent car il contient des structures de base pour comprendre ce qu'est l'écriture de l'évangile.Jean-Marie Martin y déploie aussi ses propres outils, ceux qu'il s'est fabriqués pour aborder l'évangile de saint Jean. Dans la rencontre suivante il montrera comment saint Jean met en oeuvre la strucure présentée dans ce passage de Jean.
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Au cours de nos dernières rencontres[1], nous avons suivi le chemin de pensée qui amène le mot de prière en Jn 16, 23-24.
Les thèmes des chapitres 14 à 17.
Ce texte (Jn 16, 16-33), nous avons eu le souci de le poser dans l'ensemble des chapitres 14 à 17. Je vous rappelle que, dans les deux versets : « Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (ma parole) et je prierai le Père et il vous donnera un autre paraclet (une autre parole assistante) » (Jn 14, 15-16), j'avais relevé quatre thèmes qui étaient quatre noms de la même chose :l'agapê ; la garde de la parole ; la prière ; la présence du pneuma (ou la parole assitante de l'Esprit), qui sont quatre façons de dire la même et unique chose.
Dans ce texte, c'est le mot même de prière qui est important, antécédemment à la question de savoir qui prie qui (est-ce nous qui prions, est-ce le Christ…). Par ailleurs ce texte qui termine le chapitre 16 ouvre sur le chapitre 17, qui est formellement la prière que le Christ adresse au Père : « Levant les yeux vers le ciel, il dit : Père". »
Je vous rappelle que nous avions esquissé une première tentative pour comprendre comment « l'agapê » et « la garde de la parole » disaient la même chose, et comment, par ailleurs, que « le Christ prie » (c'est-à-dire va vers le Père), c'est la même chose que « la descente du pneuma (l'Esprit) vers nous». En outre, le premier ensemble des deux premiers thèmes (agapê/garde) est égal au deuxième ensemble des deux derniers thèmes (prière/pneuma). Ceci donne l'articulation de l'ensemble de ces chapitres.
Au chapitre 15 c'est le thème de l'agapê qui vient en premier, d'abord dans la figure de la vigne où le mot d'agapê est prononcé à partir du verset 9. Les quinze premiers versets du chapitre 16 concernent l'envoi du pneuma. Mais nous avions dit qu'à chaque développement important d'un de ces thèmes, il avait toujours, à l'intérieur de lui-même, une sorte de rappel des trois autres. Nous considérons donc que ceci est acquis. C'est une indication sur laquelle on peut faire fond pour relire ces quatre chapitres.
Mais un texte n'est pas fait seulement de thèmes. Il est fait d'abord d'une tonalité.
La tonalité des chapitres 14 à 17
Ces quatre chapitres sont dans une tonalité commune, une tonalité affective (une tonalité c'est un mode d'être affecté), et cette tonalité est celle du rapport de la peur et de la joie.
Le sentiment d'absence.
La peur est créée au départ par le sentiment d'absence : Jésus est définitivement absent, il s'absente. La joie est l'affirmation de la présence conditionnée par cette absence même. C'est le thème christologique chez Jean : « Je m'en vais, je me mets en marche » et « je viens », ces deux choses-là n'étant pas des mouvements contraires. Il vient d'autant plus sous un certain jour qu'il s'en va sous un autre. Le Dieu qui visite l'humanité est un thème christologique, mais cette visite (ou cette visitation, cette salutation, ce salut fait aux hommes) n'a pas le simplisme grossier qu'on pourrait lui prêter. C'est tout entier dans cette complexité-là.
On comprend que, dans la peur de perdre, la peur de l'absence et la joie de l'accueil, toute la christologie du venir christique et de l'aller vers le Père est en question. C'est très radical, puisque ce que j'appelle sommairement la peur, en hésitant sur le mot à choisir, se dénomme d'abord le trouble, terme qui ouvre le chapitre 14 :« Que votre cœur ne se trouble pas. »
Nous verrons qu'il y a tout un vocabulaire qui précise des aspects, des moments ou des éléments de ce trouble. Ils ont été recensés et étudiés de très près par les gnostiques du IIe siècle, qui sont les seuls à avoir fait ce travail. Je n'ai pas vu étudier cela dans la grande Église. Il y a donc ici une trace de quelque chose de précieux parce que corrélatif du mot même de joie, qui est un autre nom de la résurrection ou de la présence.
Ce trouble, créé par une absence, est peut-être aussi simultanément une énigme, c'est-à-dire une parole qui n'est pas pénétrable à première vue, qui présente une aporie[2]. Elle sera nommée d'autres noms : phobos, la peur qui fait s'évanouir ou courir ; ekplêxis, la peur qui fige, qui pétrifie ; et enfin lupê, la tristesse. Ces termes essentiels modulent ce qui était appelé en premier la taraxis : « l'ébranlement, la turbidité, la turbulence».
Et il y va d'avoir lieu. C'est pourquoi la première question est la question du lieu et la première affirmation du Christ est : « Je vais vous préparer un topos (un lieu) » (v. 3),à savoir dans« la maison de mon Père» (v. 2). Mais ce lieu, d'une certaine façon, est un non-lieu, c'est un lieu très énigmatique. L'évoquer suscite immédiatement la question de l'orientation. D'où la question de la voie : « “Vous connaissez le chemin.”… “Comment connaîtrions-nous le chemin, nous ne savons pas où tu vas ?” » (v. 4-5). C'étaient les toutes premières questions au début du chapitre 14.
La peur (ou le trouble) de la première communauté. Nos propres peurs.
Cette situation est celle des apôtres dans l'imminence du départ du Christ, de sa mort. Mais c'est aussi la situation des premières communautés chrétiennes qui sont dans la peur de la persécution. Ceci est esquissé même dans le chapitre 20 : « 19Ils étaient portes closes à cause de la peur des Judéens. » Ce sont les Judéens, en ce lieu, qui sont les persécuteurs. À d'autres endroits, il est question du fait d'être évincé de la synagogue. C'est une sorte d'excommunication, le fait de n'avoir plus lieu, de n'être plus au lieu où on se rassemble. Or, on sait que ceci n'a pas eu lieu au temps de Jésus, mais que c'était la situation de la première communauté chrétienne.
Ces deux carences sont associées : carence des disciples devant la mort annoncée de Jésus et peur, la peur (ou le trouble) de la première communauté chrétienne sous la menace de la persécution.
Plus généralement, il s'agit ici de la peur (ou du trouble) qui est constitutif de notre être-au-monde, de notre être à ce monde. C'est de cela qu'il s'agit, de notre peur, de notre ébranlement : peur devant la perte de la vie d'autrui, de nous-mêmes à venir, peur de l'énigme, de la pensée intraversable, de la pétrification et aussi de la tristesse.
Nous avons donc ici la façon johannique de dire que nous sommes dansce monde régi par la mort et le meurtre.
Les jours sont mauvais.
Saint Paul dit cela d'une façon absolue : « Les jours sont mauvais…» (Ep 5, 16b). Il nous arrive aussi de dire cela, mais ici, c'est une caractérisation de toute l'histoire, de ce quenous appelons l'histoire, qui est régie par la mort et le meurtre.
« Les jours sont mauvais, et ceux qui sont du mauvais sont dans leurs bons jours. » C'est ce que Jésus dit à ses frères au chapitre 7 : « Mon kaïros n'est pas encore venu – il s'agit de savoir s'il monte à Jérusalem, c'est-à-dire à la mort ou non – mais vous, c'est toujours votre kaïros » (v. 6). Le mot de kaïros (temps opportun, saison) dit la même chose que le mot heure, chez Jean, mais kaïros c'est plutôt un mot paulinien.
Le propre de l'âge christique.
Et je reviens à ma citation de l'épître aux Éphésiens car Paul nous invite à « acquérir (acheter) le kaïros » (v. 16a). C'est quand même une phrase très étonnante qu'on ne trouverait probablement pas chez Jean car il a une symbolique de l'achat qui est différente de celle de Paul.
Ceci donne une tonalité. C'est le propre de l'âge messianique, de l'âge christique qui n'est pas encore l'eschatologie pleinement accomplie, mais dans lequel, finalement, se tient l'humanité depuis ses origines. Cela ne commence pas à un moment de l'histoire. C'est une lecture de la situation de ceux qui sont du Christ (c'est-à-dire cela-des-hommes-qui-est-du-Christ), situation de servitude, d'asservissement à la mort et au meurtre. Nous retrouvons ici la question qui porte l'annonce évangélique (l'annonce heureuse), à savoir la question : « Qui règne ? Nous sommes sous la pendance ou la dépendance de quoi ou de qui ? »
C'est seulement cette prise de conscience qui peut donner de l'acuité, de la vigueur, de la sonorité à l'annonce évangélique qui dit : « Jésus est ressuscité », c'est-à-dire qu'il est relevé de la mort et du meurtre. La mort et le meurtre ne sont donc pas ce qui règne ultimement sur l'homme : cette phrase, pour être vraiment la bonne nouvelle, doit s'entendre sur ce présupposé. Et du reste, elle l'éclaire à nouveau, c'est-à-dire que c'est peut-être même elle qui rend possible l'intelligence non mortelle du caractère mauvais de nos jours. Car il y a une façon de dire « les jours sont mauvais » avec un esprit chagrin, pessimiste, en regrettant le bon vieux temps… Il y une façon dépitée de dire cela : « les jours de l'homme sont à jamais mauvais. » Mais si l'Évangile prononce la parole : « les jours sont mauvais », c'est une annonce d'espérance ! C'est à dire que cela peut sans dommage se dire, si ça se dit à partir de la résurrection.
J'ai assez souvent dit que parler du meurtre, c'est-à-dire du péché (car le meurtre est un nom essentiel du péché), convaincre quelqu'un de ce qu'il est à jamais pécheur, non seulement le laisse dans son péché, mais aggrave le péché ; c'est ce que j'appelle : entendre cela de façon dépitée. Et on peut se demander si dénier son péché, c'est-à-dire ne pas le reconnaître ou le reconnaître de façon dépitée, change véritablement quelque chose. Mais dans les deux cas, du déni ou du dépit, nous ne sommes pas dans la parole évangélique, puisque c'est une parole qui parle du péché pour libérer, une parole qui libère, qui libère en ouvrant la perspective. L'Évangile est essentiellement une perspective. Le chemin, la voie, c'est d'abord avoir une perspective. N'avoir pas de chemin, n'avoir pas de perspective, c'est ce qu'il y a probablement de plus mortel.
La joie (ou la paix).
Alors, ne nous étonnons pas si, corrélativement, le mot de joie intervient et ponctue ces quatre chapitres. On a déjà pu, à plusieurs reprises, trouver ce mot soit sous le mot même de joie, soit sous le mot de éirênê (la paix): la paix et la joie.
Au début du chapitre 16, Jésus dit : « Je vous dis ces choses pour que, quand viendra leur heure – l'heure des persécuteurs – vous ayez mémoire de ce que je vous ai dit cela. » (v. 4). Et il conclut le même chapitre en disant : « Je vous ai dit cela pour qu'en moi vous ayez la paix. »
Jn 16, 16-19 : Énigme, recherche, questionnement, prière
Je reprends maintenant le chapitre 16 au verset 16 pour indiquer la tonalité fondamentale, en plus des quatre thèmes.
Je passe assez vite sur les versets 16 à 19 que nous avons en partie déjà vus.
« 16Un peu et vous ne me constaterez plus et inversement un peu et vous me verrez. » Le mot d'énigme est important puisque plus loin nous avons « Je vous ai dit ces choses en énigme » (v. 25).Je ne vais pas l'élucider aujourd'hui, je rappelle simplement la différence entre les verbes constater et voir : voir dit le voir qui identifie Jésus en son propre ; constater est le mode sous lequel les disciples ont connu Jésus dans le courant de la vie prépascale. Par ailleurs « Un peu… un peu… » ce n'est pas un moment et un moment. C'est l'invitation à repenser l'absence et la présence comme n'était pas une simple opposition, mais comme étant deux dénominations de la même chose.
« Certains disciples se disaient les uns aux autres : "Qu'est-ce qu'il nous dit là ? Un peu et vous ne me constatez plus et inversement un peu et vous me verrez ! Et je vais vers le Père !" Ils disaient donc : "Qu'est-ce qu'il dit ? Qu'est-ce qu'il appelle un peu ? Nous ne savons pas ce qu'il dit." » L'énigme les a ébranlés. C'est Jésus qui va dire ce qui leur arrive : ils cherchent mais pour l'instant ils ne questionnent pas.
« 19Alors Jésus connut qu'ils désiraient le questionner et il leur dit : “Vous cherchez les uns avec les autres à propos de ce que j'ai dit : un peu et vous ne me constatez plus et inversement un peu et vous me verrez.” », donc il cite à nouveau la phrase intégralement, cette même phrase énigmatique.
Deux mots ici sont importants pour caractériser tout le passage : le mot de trouble (d'ébranlement) et le mot "chercher". Rappelez-vous, nous avons dit que l'ébranlement donne lieu à recherche. Il n'y a pas de recherche sans ébranlement, et donc rien ne se trouve sans ébranlement. C'est très important pour nous, ici, parce que rien ne se trouvera dans l'évangile de Jean sans ébranlement de ce que nous croyons savoir.
La recherche (zêtêsis) peut devenir recherche verbale, recherche formulée lorsqu'elle questionne : érôtaô (je questionne). La question vient culminer ensuite dans un autre mot qui dit la demande sur mode de prière (aïtêsis). Tout cela culmine dans la prière, tout cela est dans l'axe de ce cheminement qui s'achève dans la prière. Tel est le chemin de la prière chez saint Jean. Nous avions déjà remarqué cela au chapitre 14 et c'est développé ici de façon plus explicite encore.
Jn 16, 20 : Tristesse et joie
Voici la suite du texte : « 20Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez, mais le monde se réjouira. Vous, vous serez dans la tristesse mais votre tristesse deviendra pour être joie (se tournera en joie). »Voilà ce qui justifie le souci de mettre en évidence la tonalité : tristesse et joie, choses qui ici s'opposent. Tout cela est peut-être moins aisé à entendre qu'il n'y paraît, mais nous allons déjà en dire quelque chose, avant d'aborder, au verset 21, la parabole de la femme qui enfante : sa tristesse se tourne en joie, son heure, etc.
Quatre termes pour tristesse et joie.
Donc : « Vous pleurerez et vous vous lamenterez tandis que le monde se réjouira, vous vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se tournera en joie. »Écoutezbien : il n'y a pas deux termes ici, la tristesse et la joie. Il y en a quatre, parce que la joie en question à la fin de ce verset n'est pas la joie du monde (au sens johannique du terme) qui se réjouit en ce moment. Il y a donc deux sortes de tristesse et deux sortes de joie. L'essentiel, c'est de savoir :
– qu'il y a une tristesse (celle des apôtres par exemple) qui est, en vérité, semence de joie, une joie qui est cachée sous la tristesse,
– et qu'il y a une joie (la joie du monde) qui peut être, en réalité, semence de tristesse, la tristesse fondamentale de ceux dont c'est l'heure quand ils rigolent, cette tristesse fondamentale qui prend la forme d'un semblant de joie.
Ceci est très important parce que c'est assez facile de comprendre ce rapport tristesse/joie tandis que le « Un peu… un peu… », quand il s'agit du temps, est plus difficile à saisir. C'est le même mouvement de pensée qui est en question. Nous sommes ici dans quelque chose de très fin. Mais j'anticipe peut-être en disant que c'est la même chose. Il n'est pas sûr que ce soit audible à première écoute. Je vous l'indique…
La première chose à faire serait de bien se persuader que le mot de joie ne désigne pas la même chose dans : « le monde se réjouira » et dans : « votre tristesse se tournera en joie ». Donc le mot de joie est ambigu, le mot de tristesse est ambigu aussi. Autrement dit, il y a joie et tristesse authentiques et joie et tristesse vaines.
Vouloir le bonheur est la chose la plus ambiguë qui soit : « Vous ne voulez pas le bonheur des gens, Monsieur ? » Peut-être ! En effet le bonheur, précisément, en tant que ressenti, n'est nullement la fin des choses. Le bonheur fallacieux est la pire chose. Le malheur est préférable, parce qu'au moins il peut susciter question et recherche. Alors que la joie repue, sans question, c'est la pire chose. Je ne sais pas si vous comprenez cela.
Nous avons trouvé une structure de même type chez Paul en disant que la vie et la mort ne sont pas deux choses. Ce sont quatre termes : d'une part il y a la vie mortelle qui est la même chose que la mort d'une certaine manière ; et, d'autre part, il y a la vie de résurrection qui est la même chose que la sainte et belle mort christique.
Évidemment, des assertions de ce genre peuvent ouvrir à toutes les perversions possibles, si on n'y est pas attentif. C'est très clair. Mais ce n'est pas parce qu'il y a ce risque qu'il ne faut pas voir rigoureusement ce qui est en question dans ce texte. Il ne faut pas se laisser intimider par les perversions, et alors aller dans la perversion inverse. Il s'agit de prendre recul par rapport à cela si on veut entendre ce que dit la parole.
C'est là le point que je voulais noter pour cette petite phrase qui peut paraître simple et insignifiante : « Vous pleurerez et vous lamenterez et le monde se réjouira. Vous, vous serez dans la tristesse et votre tristesse se tournera en joie. » Une autre perversion serait d'entendre cela simplement comme deux termes où on échange des choses : c'est tantôt eux qui sont contents, tantôt nous.
Et il ne s'agit pas de maintenant et plus tard : maintenant vous êtes dans la tristesse et puis plus tard vous serez dans la joie. Mais c'est ceci : la tristesse dans laquelle vous êtes maintenant est déjà la joie non pleinement éclatée, non pleinement dévoilée, non pleinement révélée. Tout cela se tient. Ce point aussi est capital et c'est pourquoi j'ai voulu insister là-dessus.
La parabole de la femme qui enfante en Jn 16, 21
Intervient alors une petite parabole, comme il s'en trouve quelques-unes chez Jean. Elles sont peu nombreuses, la parabole de la vigne au chapitre 15 est déjà développée, le pneuma qui souffle, au chapitre 3, également.
Le texte.
« 21La femme, quand elle enfante, a tristesse de ce que son heure est venue. » Nous avons la mention de l'heure. L'heure, c'est le moment de l'accomplissement. Et quand le Christ dit : « Mon heure», il dit de façon indissociable« ma mort et ma résurrection ».
L'heure est ici non pas un moment dans le temps, mais, comme la saison, l'être même dans son accomplissement. « Mon heure » c'est moi-même comme accompli, comme accomplissant mon avoir-à-être. Les saisons ne sont pas simplement des répartitions quantitatives de mois. La moisson est d'une autre qualité que la saison. Mais curieusement, le mot saison justement signifie semailles, donc il n'a pas d'autre qualité que la semaille. Ensuite, le mot a été pris pour dire les quatre saisons.
« Mais quand le bébé (to pédion) est né, elle ne se remémore pas sa souffrance à cause de la joie qu'un homme est né vers le monde. » Il y aurait là infiniment de choses à dire. Tout d'abord regardons l'écriture de Jean, son mode de dire, pour nous approcher ensuite de ce qu'il dit. Il est intéressant d'entendre la tonalité ou le mode d'articulation de son dire.
Le mode d'écriture de Jean.
D'abord, son mode de dire. Nous n'avons pas véritablement ici une fable. Je pense aux fables de La Fontaine qui comportent un récit puis une morale ; la morale n'intéressant pas spécialement La Fontaine, c'est le récit qui est merveilleux. Ici, les deux ne sont pas séparés : le sens intime de ce qui est dit (qui n'est pas une morale) pénètre et travaille le vocabulaire dès le début.
Vous avez cela par exemple dans la parabole du pneuma au chapitre 3. Prenons le verset : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né du pneuma (de l'Esprit) »(v. 8).Le« ainsi en est-il » n'est pas du tout l'autre versant de la comparaison, sa morale, en quelque sorte. Pas du tout ! Le pneuma et le vent c'est un seul et même mot en grec (en hébreu aussi) : vous pouvez donc, sous le mot pneuma, entendre le vent et vous pouvez entendre l'Esprit. Cette ambiguïté demeure et demeure à dessein.
Ici également, il ne s'agit pas de décrire purement et simplement les émois et d'analyser les attitudes psychologiques de la femme. Je ne pense pas qu'une femme « se réjouisse de ce qu'un homme soit venu au monde ». Cela ne se dit pas sous cette forme. Mais qu' « un homme vienne au monde », veut dire que « l'homme, dans le monde, soit accompli ». L'intériorité de ce qui est à dire travaille même ce qui est, apparemment, une comparaison. Je me fais comprendre ? Mais ce n'est pas très grave, c'est une question d'écriture...
Pour moi, les questions d'écriture sont très importantes, tellement importantes que je n'y touche pas. Je veux dire par là qu'il ne faut pas prendre cela bêtement pour une comparaison. D'ailleurs, aucun poète n'écrit des comparaisons. Mais l'important est de savoir qu'il y va du sens d'un authentique symbolisme qui est autre chose qu'une comparaison. Ce mode d'expression culmine chez Jean.
Le traitement des figures féminines chez Jean.
Nous avons examiné le mode d'écriture de Jean. Voyons maintenant ce qu'il dit.
Il s'agit de la femme, la femme dans les affres de l'enfantement ou dans la persécution puisque vous avez cette grande figure-là dans l'Apocalypse.
La femme en question, ici, n'est pas la femme, c'est la mère. Il est très intéressant de noter cela parce que la femme n'est pas épuisée dans le fait d'être mère. Je veux dire que la notion de mère n'épuise pas la signification de la féminité : la femme est mère ; la femme est épouse, ce qui est autre chose ; la femme est sœur ; la femme est fille. Remarquez bien, c'est la même chose pour l'homme : il est père, époux, frère, fils.
J'évoque cela pour dire qu'il faut être attentif dans les modes de traitement de la féminité dans les Écritures. On est très facilement réducteur sous le prétexte de quelques figures en ce domaine. Seulement, la féminité peut être prise à ce moment d'elle-même où elle porte à la fois ces quatre sens que nous avons énumérés, et quelque chose d'autre qui est plus fondamental, puisque c'est précisément ce qui porte les quatre. La signification propre du féminin ne s'épuise pas dans la maternité, dans la sororité etc.
Déjà, les gnostiques avaient remarqué que la femme, c'est Marie, et ils disaient : « Jésus avait trois Marie : Marie sa mère, Marie sa sœur (qui est Marie de Béthanie, sœur de Marthe et Lazare), et Marie son épouse (qui est Marie de Magdala, Marie-Madeleine). » Bien sûr, ces titres ne sont pas du tout à entendre de façon purement anecdotique. Mais dans le nom de Maria (Mariam) se retrouvent les virtualités symboliques de la maternité, du sponsal et du sororal. Je dis cela parce que nous avons ici la maternité prise comme exemple.
Le rapport entre Jn 16, 21 et l'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine.
Jean va se servir intégralement de tous les traits qui sont ici, pour décrire l'apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Or ce n'est pas une scène de maternité, mais une scène dans la symbolique de l'épousaille. De même nous savons que le dialogue avec la Samaritaine au chapitre 4, est une scène de fiançailles puisque les patriarches trouvaient toujours leur fiancée au puits. Cela est attesté par les échos réflexifs, comme toujours chez Jean. Ici, nous sommes dans un moment réflexif qui est mis en œuvre dans le récit.
Nous aurons à montrer dans le détail le rapport qui existe entre, d'une part l'analyse qui est faite ici de l'état d'oppression et de la situation de joie qui est dans la symbolique de la maternité, et d'autre part la même analyse dans la symbolique des épousailles, qui se trouve dans le récit de l'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine. Nous verrons que ce rapport entre les deux se trouve dans le détail même du vocabulaire : nous verrons que l'état d'affliction de Marie-Madeleine provoque sa recherche (zêtêsis).
Marie-Madeleine est en pleurs et en lamentations au bord du tombeau ; elle cherche ; on lui pose une question, elle y répond ; elle "constate" un homme présent, mais elle ne l'identifie pas avant d'avoir entendu son nom à elle, ce qui la retourne intérieurement. Et ce retournement de l'affliction en joie est en même temps ce qui lui permet de dire :« J'ai vu – là, c'est le verbe "voir"– le Seigneur. »La distinction entre le verbe constater et le verbe voir est absolument respectée dans ce passage. Nous avons le thème de la zêtêsis (de la recherche), et la recherche dans la méprise, puisqu'elle cherche un cadavre… Or elle ne le trouvera pas, mais justement dans cette méprise de sa recherche, la parole de Jésus qui lui dit « Mariam » éveille ou réveille ou ressuscite le véritable sens de sa recherche, et lui permet de pourvoir dire : « J'ai vu le Seigneur », c'est-à-dire le Ressuscité. Vous avez exactement ici, au chapitre 16, comme l'épure théorique de ce qui régit la mise en œuvre du récit de l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine.
Je ne fais que signaler ce point très important. Nous le reprendrons la prochaine fois, et puis nous poursuivrons parce que cette fin de chapitre est pleine de ressources. Et je n'oublie pas ma promesse de traiter du Nom.