Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 092 956
Archives
6 janvier 2014

LA PRIÈRE, 10ème rencontre. Jn 16, 23-31 : Prier ?

Jésus a annoncé son absnce et dans ce passage il parle de ce moment : « En ce jour, vous ne me questionnerez (érôtêsété) en rien. » (v. 23). De quel jour s'agit-il ? Et : « En ce jour, vous demanderez au Père.... » (v. 26). Qu'est-ce que ce jour ? A quelle prière Jésus nous invite-t-il ?

 

 

Jn 16, 23-31 : Prier ?

 

Le chapitre 16, dont nous avons entrepris la lecture[1] depuis un certain nombre de rencontres, nous conduit au mot pour lequel nous avons choisi ce chapitre, mot qui résume notre question : la prière. Nous le rencontrons seulement maintenant, au verset 23. La deuxième partie de ce verset commence par une proclamation solennelle, ce qui annonce quelque chose d'important : « Amen, Amen, je vous le dis, quand vous demanderez quelque chose au Père en mon nom, il vous donnera. » Il s'agit de la prière sous la figure de la prière de demande.

Regard sur le chemin parcouru en Jn 16, 16-22.

Nous allons nous demander comment cette proclamation arrive à ce moment du texte, parce que cela n'est pas inutile pour nous faire comprendre sa signification.

Cette approche de la prière commence au verset 16 par une énigme qui est véritablement entendue comme une énigme : « Un peu vous ne me constaterez plus, ce qui est inversement un peu que vous me verrez. » C'est une énigme, pensée comme telle, une énigme qui crée un trouble, un débat qui est une recherche (zêtêsis). Et nous avons vu la recherche se tourner en question : « Jésus sut qu'ils voulaient le questionner et il leur dit…» Il n'est pas inutile de rappeler cela, parce que nous allons trouver dans le texte d'aujourd'hui une réflexion sur ce qu'il en est de l'énigme par rapport au parler clair.

Le thème général identifie l'absence et la présence. En effet tous ces chapitres sont dans l'annonce : « Je vais vers le Père. » et comme nous l'avons vu, « Je vais vers le Père » signifie que « je viens vers vous » : « Vous ne me constaterez plus sur le mode sur lequel vous me constatez car je m'en vais, et vous me verrez du fait même de mon absence. » Donc il y a une absence qui est présence – ce n'est pas un retour à la présence antérieure, c'est une absence qui est présence dans un autre sens – et il y a un non-constater qui est la condition d'intelligibilité du voir : « Vous me verrez. »

Cette situation énigmatique des versets 16-19 donnait lieu ensuite, au verset 20, à un développement sur la tonalité, c'est-à-dire sur la tristesse ou la joie : dans quelle la tonalité est cette absence-présence ? Nous avions étudié cela en disant bien qu'il y avait quatre termes, que ce n'était pas une simple opposition entre joie et tristesse. Il y a une tristesse d'essence joyeuse, et une joie d'essence triste. Il y a une bonne tristesse qui contient en semence la joie et dont la joie en plénitude est le fruit. Et il y a une mauvaise joie qui contient en semence la tristesse et dont la tristesse accomplie est le fruit. Nous retrouvons le même schème que celui que nous avions trouvé à propos d'absence et présence, cette fois au niveau de la tonalité.

Au verset 21 joie et tristesse donnaient lieu à une petite parabole, une petite énigme, sur la femme qui enfante : « La femme, quand elle enfante, a tristesse parce que son heure est venue. Mais quand le bébé est né, elle ne se souvient plus de la douleur, tout à la joie de ce qu'un homme est venu vers le monde. »

Nous avions remarqué que cette petite phrase constituait le schéma à partir duquel Jean mettait en œuvre le récit de la venue du Ressuscité à Marie-Madeleine au chapitre 20. Nous avions noté les pleurs, la recherche (zêtêsis) avec la question : « Qui cherches-tu ? »,et la différence entre ce qu'elle constate (théôreï) d'abord et ce qu'elle peut dire à la fin : « J'ai vu le Seigneur », avec cette fois le verbe voir (horân), ce voir qui identifie Jésus dans sa dimension authentique. Cette dimension authentique c'est la qualité de Résurrection, qualité qui était "séminalement" dans le Jésus prépascal, donc sous mode caché, ce qui fait qu'à ce moment-là Jésus n'était pas reconnu dans son être essentiel.

 

Verset 23

 

Et voici que s'ouvre maintenant le texte qui nous intéresse. Nous prenons au début du verset 23, que je n'ai pas cité tout à l'heure.  

« 23En ce jour, vous ne me questionnerez (érôtêsété) en rien. » De quel jour s'agit-il ? Nous trouverons au verset 26 : « En ce jour, vous demanderez au Père.... » Donc deux fois  « en ce jour ». Qu'est-ce que ce jour ? Ce n'est pas un jour du calendrier ni même ce que nous imaginons comme dernier jour. Si nous avons un peu fréquenté les lectures que nous faisons ensemble, nous avons une petite idée sur cela. Pour l'instant, je passe.

Ne plus questionner, demander.

« Amen, Amen, je vous le dis, si vous demandez (aïtêsêté) quelque chose au Père…» Là les manuscrits ne sont pas constants et la traduction que l'on donne habituellement est un peu embarrassée : « Quand vous demanderez quelque chose au Père en mon nom ». Mais nous n'entrons pas dans ce débat.

En revanche ce qui va nous intéresser c'est que nous avons ici un nouveau mot qui est le mot demander. Ce mot se substitue à un mot antérieur, le mot questionner. Je sais bien que le verbe érôtaô que je traduis ici par "questionner" peut aussi se traduire par "demander" au sens de "prier", et que même l'identité de sens pourrait apparaître quand le Christ dit au verset 26 : « Je ne dis pas que je prierai (érôtêsô) le Père à votre sujet, » qu'on pourrait traduire : « Je questionnerai le Père à votre sujet [2]. »Cependantdans ce verset 23 on passe d'un verbe à l'autre (de questionner à demander) donc il y a une nuance qu'il nous faudra mettre au jour.

Le chemin qui va du trouble à la prière, rapport des étapes entre elles.

Nous avons vu que "questionner" n'est pas sans importance. C'est un verbe qui revient toujours dans le processus qui conduit à la prière. Le trouble qui met en recherche (zêtêsis), la recherche qui s'énonce en question (érôtaô, je questionne), et la question qui se tourne en prière (aïtêsis, la demande, la prière) : c'est un processus johannique qui se retrouve à plusieurs reprises, qui est donc attesté comme une structure pour la lecture de Jean. La question n'est elle-même question que lorsqu'elle est "quête", c'est le même mot. Et une telle question n'est pas d'abord une formulation, c'est une posture, c'est une attitude "ouverte". Ce qui les trouble, ici, c'est l'énigme, la parole qu'ils n'ont pas entendue. Nous sommes dans un processus où la question elle-même qu'ils vont poser est susceptible d'être entendue dans le chemin même de la prière.

Je dis cela parce que nous avons depuis longtemps appris que nous pouvions poser des questions mais que ça n'avait rien à voir avec le fait de prier. La théologie pose des questions, les résout, cela se fait à l'université, tandis que la prière se fait à l'église, elle est  censée être une posture sans rapport. Or il y a une certaine identité fondamentale entre question et prière du fait que, par l'attitude questionnante, je suis dépossédé, je suis dans un manque. Et le manque éventuellement peut être vécu comme le lieu le plus haut, ou l'ouverture la plus grande. Nous retrouvons la même ambiguïté qu'il y avait entre le double sens du mot tristesse, le double sens du mot constater. Il y a donc le double sens du manque.

La demande et le don.

Ce qui est demandé, c'est essentiellement le don. Il y a une corrélation entre le verbe demander et le verbe donner. En effet ce qui se donne (dont c'est l'essence de se donner) ne peut pas se prendre, cela ne peut que se demander.

C'est quelque chose que nous avons vu très souvent, puisque c'est un thème essentiel chez Jean comme chez Paul, dans des vocabulaires différents. Ici, du reste, « Si vous demandez quelque chose au Père en mon nom, il vous donnera» : c'est ce fameux verbe donner, qui est si important chez Jean.

Par exemple Jésus ouvre le dialogue avec la Samaritaine en disant : « Donne-moi à boire. »Il s'agit de faire comprendre à celle-ci l'importance de la donation : « Si tu savais le don… c'est toi qui lui aurais demandé. »

Le don, la grâce (charis) chez Paul, a toujours ce caractère de gratuité. Chez Jean, il s'oppose à deux choses : il s'oppose à la prise violente (harpagê), mais il s'oppose aussi au mérite, au salaire, au marché, en un mot, au droit et au devoir.  Ce ne sont pas des choses dites de façon hasardeuse, elles sont constantes tout au long de l'évangile de Jean, même si on ne le remarque pas à première vue :

– Lorsque Jésus opère la purification du temple, en chassant les vendeurs, il dit : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché (de commerce). » Les Synoptiques disent : « de brigands ».

– De même, le bon pasteur qui a pour trait de donner, c'est-à-dire d'accomplir l'extrême du don qui est de se donner, s'oppose au voleur, au brigand d'une part, mais aussi au salarié, au mercenaire.

– Quand Jésus veut marquer que le pain essentiel, c'est-à-dire ce qui tient l'homme dans sa vie essentielle, c'est quelque chose qui se donne, il pose à Philippe la question pour le tenter, c'est-à-dire pour l'éprouver, pour faire venir à parole ce qu'il a au cœur. Il l'interroge :« Où achèterons-nous des pains ? » (Jn 6, 5). Le pain essentiel ne s'achète pas. Et pourtant les disciples achètent : pendant le dialogue de Jésus avec la Samaritaine, ils sont partis acheter des provisions à la ville.

Le mot de don est un mot essentiel chez Jean. C'est sans doute le mot le plus grand. Mais il faut bien comprendre que nous ne savons absolument pas ce que veut dire le don. Ne jamais oublier cette étrange parole de Jésus au chapitre 14 :« Je ne donne pas comme le monde donne. » C'est-à-dire, le sens mondain du verbe donner n'est pas ce à partir de quoi je peux entendre ce que veut dire donner quand Jésus dit : « Je donne ».

Ceci est très intéressant. Le don a été étudié en sociologie et en histoire des religions. Par exemple il y a le « Do ut des (Je donne pour que tu donnes) que Marcel Mauss[3] a mis en évidence. Mais le don est toujours pris comme une des modalités qui préludent au droit et au marché : il y a calcul.

Or, nous comprendrions mal qu'on nous donne une chose merveilleuse et que nous ne soyons pas tenus en retour par un devoir de rendre grâce. Eh bien, rendre grâce n'est pas un devoir !

Nous verrons d'autre part que le don qui est en question dans l'évangile de Jean s'avance en préparant ce qui est susceptible de le recueillir, c'est-à-dire en constituant l'homme en posture de demande[4]. Autrement dit, la demande est déjà prodrome du don. C'est pourquoi« Demandez et vous recevrez » dit deux fois la même chose, comme tous ces mots. Demander, c'est avoir déjà reçu, dans la perspective qui nous occupe ici.

Donc nous ne sommes pas dans les méandres psychologiques d'un désir qui voudrait bien, qui se formule, qui demande, puis qui cherche à fléchir l'interlocuteur pour telle ou telle raison, parce qu'il est généreux ou parce qu'on lui fait du chantage au sentiment, etc. Il y a toutes ces choses dans l'usage quotidien du don. Ceci ne nous apprend rien sur ce que veut dire donner dans l'Évangile.

Nous sommes ici dans l'ouverture la plus extrême. La demande la plus extrême est de demander sans savoir ce que je demande. Aussi bien Paul dira-t-il, dans une prière que nous avons déjà citée : « Au Dieu qui peut en surdébordement par rapport à ce que nous pouvons demander et penser. » (Ep 3, 20). Le don n'est pas à la mesure de notre désir ni de notre pensée.

La foi est entendre, et du même coup elle est toujours attendre, mais pas attendre quelque chose, elle est attente pure.

Ceci pourrait nous aider à comprendre une petite phrase de Jean qu'il serait très facile de caricaturer et qui se trouve à la fin du chapitre 5 de sa première épître : « Si nous demandons selon sa volonté, il nous exauce. » Ah, évidemment ! Si tu me demandes ce que je veux te donner, il n'y a pas de difficulté. C'est apparemment une espèce de cercle vicieux. Or, c'est le plus vertueux des cercles ! C'est-à-dire que c'est bien un cercle, mais on est dans le cercle ou on est hors du cercle, il n'y a pas de chemin qui fait passer de l'un à l'autre. En effet le mot de volonté ne désigne par la volonté de quelqu'un d'autre. Vous pouvez rencontrer parfois des gens qui ont la volonté de vous faire du bien, et qui savent mieux que vous ce que c'est que votre bien. Mais le mot de volonté ne signifie nullement cela dans le Nouveau Testament.

Nous avons dit très souvent que le mot de volonté ne se pense pas à partir de la différence entre intellect et volonté, comme dans notre Occident, ni comme la différence entre ma volonté et la volonté d'autrui, comme dans l'Occident moderne. Le mot de volonté désigne le moment séminal de mon être. Il s'agit de la volonté qui est mon avoir-à-être que je ne sais pas. C'est le rapport volonté-œuvre, qui est le même que désir/corps, semence/fruit, caché/dévoilé[5].

C'est tout le vocabulaire de Paul, mais il se retrouve équivalemment chez Jean avec l'expression de l'œuvre, qui remplace le mot de corps chez Paul. C'est une structure de dévoilement accomplissant, une structure qui sous-tend l'écriture de tout le Nouveau Testament et qui est étrangère à la structure qui sous-tend notre pensée native. Nous sommes nativement dans une pensée du faire et on ne peut faire que ce qui n'est pas. Le Nouveau Testament est une pensée de l'accomplir, et on ne peut accomplir que ce qui est.

Il y a l'inaccompli qui est la semence (le séminal), il y a l'accompli qui est le fruit (ou la moisson), et il y a l'accomplissant (ou le s'accomplissant). Le mot accomplir (plêroun) est plutôt un mot paulinien, il signifie emplir et accomplir. Il n'est pas fréquent chez Jean, mais nous avons chez lui la même structure de pensée. J'ai choisi le mot accomplir parce que cela nous parle. Chez Jean, c'est la téléiôsis, au sens de mener à son terme.

► Est-ce qu'on peut dire que le Père a un avoir-à-être ? En effet il est souvent question de la volonté du Père, dans l'Évangile,

J-M M : Oui. En effet la volonté du Père, c'est le Fils, et c'est la totalité des hommes dans le Fils. Un autre mot c'est le mot "insu". Le séminal est toujours de l'ordre de l'insu puisque la semence est cachée. Et "insu" est un mot de Jean à propos du pneuma. On l'appelle toujours l'Esprit Saint, mais disons : le souffle. « Le pneuma souffle où il veut – on traduit fréquemment par "le vent", mais il faut garder le mot pneuma dans tout le verset – et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. » (Jn 3, 8). Cela veut dire je ne sais rien de lui, parce que chez Jean, ce qui identifie, c'est : « d'où je viens », mais j'ai rapport avec lui puisque j'entends sa voix. Entendre est ici plus grand que le verbe savoir. En effet prétendre savoir, prétendre comprendre, c'est-à-dire prétendre prendre quelque chose qui a pour essence d'être donné, c'est se vouer à la méprise, c'est se méprendre. En revanche, le rapport que j'ai est un rapport de donation. Or la donation n'est que dans la parole qui dit : « Voici ». Le véritable voir est dans la parole qui donne de voir : vois ici. Tout autre regard est voyeur. La parole essentielle n'est pas dans le regard furtif. Elle est précisément dans la donation de voir.

Combien de fois avons-nous fait référence à l'autre texte de Jean (1Jn 1), parce que rien de tout cela n'est inventé, tout se tient : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché, au sujet de l'affaire de la Résurrection, du Verbe de vie…»Il s'agit de dénominations de type sensoriel, pour dire ce qu'il en est de cette nouveauté d'être qui paraît dans la dimension ressuscitée de Jésus. Et tous ces verbes sont susceptibles, chez Jean, de dire le rapport à… Ce sont des verbes sensoriels, des verbes de rapport à, à la différence de la volonté de prise ou de compréhension. Et ils sont toujours dans cet ordre : c'est entendre qui donne de voir, et voir s'accomplit pleinement, suivant le lieu, en toucher, en manger etc. Ce troisième terme est celui de l'accomplissement dernier, qui en recueille toutes les dénominations symboliques.

Retour vers le verset 23.

 J'ai déjà dit qu'entendre, c'est attendre, deux verbes qui ont pour racine le beau verbe français tendre, tendre l'oreille. Vous savez, entendre, c'est la foi, attendre, c'est l'espérance et s'entendre, c'est la charité. Ce ne sont pas des vertus différentes, mais trois moments essentiels de la même posture fondamentale qui est dans ce tendre-là, un tendre qui est aussi un tenir, un toucher qui cependant n'est pas un toucher préhensif. Or ceci a à voir profondément avec la prière. Car entrer en prière, c'est entrer dans l'espace régi par le don, par le verbe donner.

Revenons au verset 23 : « En ce jour, vous ne me questionnerez (érôtêsété) en rien. Amen, Amen, je vous le dis, si vous demandez (aïtêsêté) quelque chose au Père en mon nom, il vous donnera. » Nous avons déjà remarqué qu'on passe du verbe érôtaô (questionner) au verbe aïteïn (demander), or aïtésis (la demande) est ce qu'on appelle une des modalités de la prière.

Nous ne sommes pas encore au clair avec tout notre texte, parce qu'une question s'ouvre ici : le verbe demander se substitue au verbe questionner mais il y a une véritable continuité, parce que le don de Dieu par excellence c'est le pneuma (l'esprit). Or Dieu nous donne de son pneuma (de son Esprit)  c'est-à-dire que Dieu nous donne à connaître de lui. J'ai vitupéré le verbe savoir tout à l'heure, mais en revanche le verbe connaître, chez Jean, est un verbe majeur, qui a toujours un sens positif. Donc il y a un rapport entre la prière et la recherche théologique concernant la connaissance de Dieu.

Ce que je veux indiquer ici, en passant, c'est l'insuffisance qu'il y a à faire une théologie sur Dieu qui ne soit pas dans une parole à Dieu, une parole vers Dieu, une parole adressée à Dieu.

Qui prie ?

Au verset 23 nous avons vu qu'on passe de questionner à prier (demander) : « 23En ce jour-là, vous ne me questionnerez plus… Vous priez le Père. » Et Jésus avait dit au chapitre 14, dans les deux versets qui fournissent les quatre thèmes porteurs de tous ces chapitres 14 à 17 : « Je prierai le Père ». Nous avions dit que c'était un de ces exemples où la puissance sémantique du mot prier l'emporte sur les articulations syntaxiques de sujet, d'objet direct ou indirect, comme au chapitre 17 on a le verbe donner : je donne, j'ai donné, tu as donné, donne-leur, donne à moi, ce que tu m'as donné, je leur ai donné, etc. Le verbe donner est d'ailleurs le verbe secrètement circulatoire qui fait vivre tout le texte de Jean.

Ici, même chose, et s'il faut penser à partir de la signification profonde du verbe prier (demander), néanmoinsd'une part que je prie ou que vous priiez », d'autre part que vous me priiez moi ou que vous priiez le Père, ce n'est pas tout à fait insignifiant puisque les différences sont marquées, on va le voir plus loin : « Je ne dis pas que je prierai pour vous, car le Père lui-même vous aime » (v. 26-27). Alors, quel est ce "Je" et ces pronoms personnels sujets ou compléments ? Pour l'instant pour nous c'est une question.

Le Nom.

Reprenons la fin du verset 23 : « Si vous demandez quelque chose au Père en mon nom il vous donnera. » Voilà le mot "nom" qui va nous occuper tout le troisième trimestre. J'y travaille depuis longtemps et plus j'avance, moins je sais par où commencer, parce que c'est un de ces mots qu'on rencontre et qui prend son sens à partir de ces rencontres. Mais quand il s'agit ensuite de vouloir énoncer ou établir, dans un ordre qui soit utile à tous et progressif, l'intelligence de ce que veut dire le nom, c'est très difficile.

Pour l'instant, simplement, je redis ce que j'ai déjà dit à propos du nom : "le nom" n'est justement pas "un nom". Ce qui désigne le nom en son essence, ici, c'est l'acte d'appeler.

Tous les anciens font une distinction très claire entre les dénominations et "le Nom". Il y a des multiples « Je suis » qui sont des multiples noms qui ont un sens (la vie, le pain…). Cependant, aucun, pris à part, n'épuise "Je". Or, « Je suis » tout court, c'est précisément le Nom. Hashem (le nom) et Barouk Hashem  (le Nom béni soit-il) sont des noms de Dieu en hébreu. Le Nom en fait c'est celui qui ne se prononce pas, il s'écrit dans le tétragramme, les quatre lettres YHWH (יהוה), mais on le remplace dans la lecture par le mot Adon ou Adonaï (Seigneur). Nous, nous disons « Yahwé » sans problème, mais nous ne parlons pas de la même chose.

Un petit texte du IIe siècle dit par exemple :« Le nom de Jésus est un nom de six lettres – en grec Iêsous a six lettres – mais son nom véritable est : Arrêton (Indicible). » Donc même le nom propre de Jésus n'est pas ce en quoi nous prions. Jésus est son nom propre au sens usuel du terme, qui nous paraît être la plus propre des dénominations, encore que ce soit un nom de sa fonction, puisqu'il signifie sauveur, mais ce n'est pas son nom, le Nom.

« Prier dans le nom » ?

Alors que veut dire « prier dans le nom » ? Nous connaissons bien l'expression "en mon nom" : j'envoie quelqu'un en mon nom, ça signifie à la place, au lieu de. Curieusement, le lieu et le nom, Hamaqom (le Lieu) et Hashem (le Nom) en hébreu, sont des noms de Dieu. Nous utilisons "en mon nom" dans un sens de substitution : à la place de, au lieu de, au lieu-tenant. Le latin dit : vice (à la place de), vicaire vient de là, mais vice c'est aussi "à chaque fois" c'est-à-dire qu'une fois prend la place d'une autre fois.

"À la place de" est très intéressant parce que cela nous donnerait à penser sur quelque chose qui est encore plus impensable : que signifie que« Jésus est mort pour nous », au sens de « à notre place à nous qui étions pécheurs » ? Que signifie cette satisfaction vicariale, comme dit la théologie, c'est-à-dire substitutive ? Quel sens cela a-t-il ? Comment est-ce possible ? Comment peut-on se mettre à la place de ?

Car justement, s'il y a quelque chose où je ne peux pas me mettre à la place de quelqu'un d'autre, c'est mourir à sa place. On ne peut pas mourir à la place, sinon de façon tout à fait seconde en me mettant entre le révolver et lui, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Tout ceci est plein de promesses, d'énigmes.
 

Versets 24-33.

 

 

La prière exaucée, tombeau de st Dominique

Jésus ajoute : « 24Jusqu'à maintenant vous n'avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez nous avons déjà commenté cela par avance : demander, c'est recevoir. J'ai conscience que cela ne fait pas un discours clair dans votre esprit. Nous essayons justement d'entrer dans une parole que nous ne possédons pas, dans une parole étrangère. Nous n'essayons pas du tout de la rendre familière, pas pour l'instant, en tout cas en sorte que votre joie soit pleinement accomplie". » Péplêrôménê (pleinement accomplie) vient du verbe plêroun, verbe utilisé à propos de la joie chez Jean. C'est un petit rappel, selon l'écriture de Jean, du paragraphe précédent sur la tristesse et la joie.

Et il ajoute :« 25Je vous ai dit ces choses en énigmes (paroïmiaïs) – proverbes, paraboles, c'est le machal hébraïque – vient l'heure où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais où je vous annoncerai au sujet du Père en clair (parrêsia : en discours simple). 26En ce jour-làreprise de l'expression de tout à l'heure, retour selon l'écriture johanniquevous demanderez (aïtêsesthé) en mon nom, et je ne vous dis pas que je prierai (érôtêsô) le Père pour vous (à votre place)c'est le verbe érôtaô, comme je l'avais indiqué par avance, mais avec le sens, ici, de prier. Pourquoi cela ?27car le Père vous aime puisque vous m'avez aimé et vous avez cru que je suis venu du Père. »

J'ai adouci le parce que de la traduction habituelle dans la dernière phrase, elle serait intelligible, mais il faut éviter la causalité dure où on entendrait que ce qui est premier ce serait notre amour[6]. Il est très important de voir que le bien que nous faisons n'est pas la cause de notre salut, car le salut est gratuit. Et par ailleurs le bien que nous faisons n'est aucunement la preuve que nous sommes sauvés. Nous retrouvons la question majeure de l'Occident : qui a l'initiative, est-ce la décision humaine ou est-ce la libre donation de Dieu ? Dans un cas, cela donne le moralisme forcené ; dans l'autre cas, cela donne le puritanisme hypocrite puisque cela m'oblige, comme les bonnes œuvres sont le signe que Dieu nous aime, à faire en sorte que mes œuvres soient bonnes et à le faire avec conviction. Les retombées psychologiques d'une chose qui n'a rien de psychologique en soi, peuvent être catastrophiques. D'où l'importance, dans notre lecture, de toujours avoir souci de nous dégager d'une simple lecture psychologique.

Ensuite :« 28Je suis sorti du Père et je suis venu vers le monde. En retour je quitte le monde et je marche vers le Père. » C'est là tout l'être christique dans le langage de l'action[7].

De même l'adresse au Père est tout l'être christique dans le langage de la parole : « Levant les yeux vers le ciel, Jésus dit : "Père…" » (Jn 17, 1). Ainsi, le langage de l'action a son équivalent dans le langage de l'être. « Dans l'Arkhê était la Parole (le Logos) », et qu'est-ce qu'elle disait ? Rien ! La Parole était tournée vers le Père. L'essence de la parole est tournure, adresse à, révélation de proximité.

« 29Ses disciples lui dirent : "Voici maintenant que tu parles clairement et tu ne dis aucune énigme. 30Maintenant nous savons que..." » Ils disent : « Tu parles clairement » et cependant, c'est le même discours du début à la fin. En effet, la différence entre l'énigme et la parole claire, c'est que la parole claire est l'énigme entendue. Il ne faut pas entendre : il leur a parlé par énigmes et maintenant il leur parle par paroles claires, alors retenons la parole claire. Non ! C'est la même parole. C'est seulement dans l'énigme que s'entend la parole claire. La parole claire est l'énigme entendue.

Ce qui donnerait à réfléchir beaucoup plus longuement que nous ne pouvons le faire sur cette fonction de la parabole, de l'énigme dans le Nouveau Testament. Il y a des passages en Matthieu sur les fonctions de la parabole : « Je parle en paraboles, de peur qu'ils n'entendent et se convertissent. » Peut-être que le "de peur que" nous est inaudible. La parole, ici, est toujours un lieu de dévoilement, qui dévoile le cœur prêt à entendre et le cœur qui n'est pas prêt à entendre maintenant, et celui qui n'entend pas. La parole ne fait rien, la parole révèle la proximité ; la parole ne rapproche pas, la parole atteste qu'on était proche sans le savoir.

Le texte poursuit sur quelque chose qui boucle avec le début : « “Maintenant nous savons que tu sais toutes choses et que tu n'as pas besoin que quelqu'un te questionne. – Nous retrouvons là le thème johannique que nous avions souligné plus haut, à savoir le fait que « Jésus connut qu'ils voulaient le questionner » (v. 19), thème important qu'il faut situer en son lieu. – En ceci nous croyons que tu es venu d'auprès de Dieu.” 31Jésus réplique et leur dit : “Maintenant vous croyez ?” »

 

La prochaine fois nous prendrons le temps de revenir sur le parcours effectué pendant ce trimestre. Nous échangerons sur ce que nous avons pu retenir de nos lectures.

 


[1] Vous avez ici la transcription de la dixième rencontre sur le thème de la prière, à saint-Bernard de Montparnasse le 5 mars 2003.

[2] On peut faire la même remarque à propos de Jn 14, 16 où on a aussi érôtêsô que J-M Martin traduit toujours par "je prierai" et non "je questionnerai". Comme pour les traductions des différents verbes de la vision, J-M Martin essaie de trouver des mots français distincts pour traduire des verbes distincts, mais ce n'est pas "terminologique" c'est-à-dire à respecter à chaque fois que ces mots apparaissent. D'ailleurs parfois J-M Martin, à propos de la troisième étape du processus qui conduit du trouble à la prière, prononce le mot "demander" au lieu de "questionner" (parfois il donne les deux), alors que le mot "demander" tel qu'il l'entend correspond à la quatrième étape qui est celle de la prière. Donc le mot "demander" dans la bouche de J-M Martin est à entendre souvent au sens de "prier", mais parfois au sens de "questionner", parfois il désigne les deux sens en même temps.

[3] Marcel MAUSS, Sociologie et Anthropologie, Essai sur le don. Ed. PUF, 2003.

[4] Voir la fin de la note 2.

[5] Voir le message Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... dans le tag "Structures de base" du blog

[6] Les deux versets 26 et 27 seront commentés de façon plus précise lors de la onzième rencontre.

[7] Ce verset 28 sera commenté de façon plus précise lors de la onzième rencontre.

 

Commentaires