Homélie sur Luc 10, 38-42 (Marthe et Marie) par J-M Martin lors d'une retraite
Cette petite scène qui se trouve chez Luc est souvent interprétée comme distinguant la vie contemplative et la vie active en dévalorisant un peu la vie active. Ce n'est pas si simple que cela, c'est ce que Jean-Marie Martin a expliqué dans l'homélie du 3e jour de la retraite qu'il a animée à Saint-Jacut en octobre 2012 et qui avait pour thème "La soif". Dans une première partie il a rappelé quels étaient les "entours" de Jésus (le cercle d'amis, la famille, les disciples au sens large) et dans une deuxième partie il a abordé le texte lui-même.. La retraite elle-même avait pour thème : "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et boive" (Jn 7, 37).
- Luc 10, 38-42 - Évangile du 9 octobre 2012
En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ?
Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »
Homélie de Jean-Marie Martin
Les personnages que nous rencontrons dans cet évangile de saint Luc sont familiers aux lecteurs de saint Jean. Il est question de ces deux sœurs Marthe et Marie dans le chapitre 11 de l'évangile de Jean d'abord avec leur frère Lazare, et nous retrouvons Marie au chapitre 12 pour l'onction des pieds de Jésus. Nous avons là un cercle qu'on pourrait appeler cercle d'amis de Jésus puisque saint Jean nous le dit explicitement : « Jésus aimait Marthe et sa sœur (Marie) et Lazare » (Jn 11, 5).
Les autres cercles autour de Jésus, on pourrait les énumérer.
Il y a la famille, et il faut distinguer la mère de Jésus et ses frères (probablement des cousins) avec lesquels Jésus prend distance au point que saint Jean écrit : « ses frères ne croyaient pas en lui » (Jn 7, 5).
Il y a tout un cercle de disciples en prenant le mot "disciple" dans un sens large. Dans ce cercle il y a d'abord des femmes. En effet, on peut les appeler disciples en ce sens qu'elles accompagnent (akolouthein) Jésus, c'est-à-dire qu'elles "marchent avec". Or les trois caractéristiques du disciple c'est le fait d'entendre, de marcher avec, et d'assurer le service du maître. Ce service est évoqué dans l'évangile de Jean : on voit les disciples qui vont faire les courses au début du chapitre 4 puis qui reviennent au milieu du chapitre ; et au chapitre 6 c'est Philippe qui dit « Où achèterons-nous des pains… ? », mais Jésus sait que le véritable pain dont il va parler est quelque chose qui se donne et qui ne s'achète pas.
Parmi les disciples, il y a « le disciple que Jésus aimait ». Il aimait Lazare, il aimait Marie… mais "le disciple que Jésus aimait" signifie "le disciple par excellence". Ce caractère particulier se manifeste dans l'avant-dernier chapitre où il est le premier à percevoir la résurrection en l'absence même du corps, et au chapitre dernier il est dit de sa destinée quelque chose d'étrange et de particulier.
On pourrait dire que Marie-Madeleine est particulièrement une disciple puisqu'elle est la première à voir Jésus ressuscité et que, quand elle le voit, elle ne l'appelle pas en disant « Jésus » ni « Seigneur » mais elle lui dit « Rabbi ». Or "rabbi" est le nom du maître dans le rapport maître / disciple. En l'appelant ainsi, elle le salue donc en tant qu'elle est disciple.
Il y a d'autres figures de disciples en particulier les Douze. Jésus ne les énumère pas, mais il connaît cette expression "les Douze". Et leur figure est une part importante pour l'héritage de Jésus. En effet s'il y a distance entre les frères et les disciples, c'est qu'il y a probablement une question d'héritage. Qui est l'héritier de la pensée christique et de la vie christique ? La famille ? Non. C'est les disciples.
Parmi ces Douze il faudrait considérer celui qui est dans la symbolique de la fratrie, le jumeau de Jésus c'est-à-dire Thomas appelé Didyme car "jumeau" se dit didyme en grec. Il apparaît à la fin du chapitre 20 de saint Jean (v. 26-29), et l'épisode qui le concerne est celui du jour octave qui est en relation avec le premier jour. La figure de Thomas est importante et a probablement une signification.
J'ajoute que chacun de ces personnages peut jouer aussi des fonctions différentes. Par exemple Marie-Madeleine est aussi dans la symbolique nuptiale, et il y a un petit texte du IIe siècle, l'évangile de Philippe, qui dit : « Il y en avait trois qui marchaient toujours avec le Seigneur : Marie sa mère, et sa sœur et Madeleine qui est appelée sa compagne. Car Marie est sa mère et sa sœur et sa compagne » (sentence 32). Et il faut bien entendre cela. De même que Marie de Béthanie n'est pas la sœur de Jésus mais la sœur de son ami Lazare, de même Marie-Madeleine n'est pas épouse au sens strict, elle est épouse pour autant qu'elle est la figure de l'humanité, puisque l'humanité est épouse du Christ.
Voilà pour les entours de Jésus.
J'en viens à la petite scène qui se trouve chez Luc et qui est souvent interprétée comme distinguant la vie contemplative et la vie active. Marie représenterait la vie contemplative. Il est vrai qu'elle est assise aux pieds du maître et on pourrait dire qu'elle est assise au pied de la lettre – c'est une belle attitude – tandis que Marthe fait le service. Très souvent on est un peu réticent devant ce texte parce que tout va à Marie, et celle qui, si j'ose dire, se paye le service, est plutôt reléguée ou reprise.
Je ne pense pas qu'il s'agisse premièrement de distinguer des personnes qui seraient vouées à la contemplation et d'autres qui seraient vouées au service, mais qu'il faut d'abord penser la contemplation et l'action comme ce qui fait partie de la totalité du même être : la droite est active, la gauche tient le livre ; la gauche médite tandis que la droite s'active pour écrire. Ce sont aussi bien deux aspects de chaque personne qui sont ici comparés.
Il est vrai par ailleurs que la contemplation est première – la foi est première – et dévale ensuite de la bouche au cœur, du cœur aux mains et aux pieds c'est-à-dire à la marche puisque la marche est la façon hébraïque de dire le comportement.
Et puis il y a un autre petit point. Je crois que si Marthe est un peu vitupérée – mais le mot est trop fort – la raison n'est pas tant qu'elle s'active, la raison est sans doute – et là je vais employer un mot de ma grand-mère –, qu'elle récrimine. Or il est bien connu depuis saint Paul que Dieu aime les gens qui donnent, et qui sont des "donateurs hilares" (2Cor 9, 7) : ce n'est pas une très bonne traduction mais c'est le décalque même du mot grec hilaron (joyeux).
Que ce soit de bon cœur que nous essayions d'entendre la parole, et de bon cœur aussi que nous essayions de tout notre être de la mettre en œuvre.
Amen