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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 juin 2019

Prier c'est entrer dans l'espace du don

Voici quelques questions sur la prière qui sont éclairées par ce message : Quand est-ce qu'on prie ?  y a-t-il un cheminement dans la prière ? faut-il aller à l'église ? que penser de la prière de demande ? est-ce que poser des questions relative à la foi c'est prier ? … Et aussi : qu'est-ce que le don au sens christique du terme ?

En 2002-2003 Jean-Marie Martin a parlé à Saint-Bernard-de-Montparnasse en prenant comme thème "La prière en saint Jean". Ce qui suit contient des extraits de ce qu'il a dit avec quelques modifications pour que l'ensemble soit lisible.

La transcription des rencontres sur la prière en saint Jean figure dans le tag LA PRIÈRE.

Plusieurs textes bibliques évoqués ici sont étudiés dans d'autres messages, par exemple :

 

Prier c'est entrer dans l'espace du don

 

Prier, Berna Lopez

Ce qui est demandé dans la prière c'est essentiellement le don. Il y a une corrélation entre le verbe "demander" et le verbe "donner". En effet ce qui se donne (ce dont c'est l'essence de se donner) ne peut pas se prendre, cela ne peut que se demander[1]. C'est un thème essentiel chez Jean comme chez Paul, dans des vocabulaires différents.

Par exemple Jésus ouvre le dialogue avec la Samaritaine en disant : « Donne-moi à boire ». Il s'agit de faire comprendre à celle-ci l'importance du don, de la donation :« Si tu savais le don … c'est toi qui lui aurais demandé. »

Chez Paul le don, la grâce (charis) a toujours ce caractère de gratuité.

 

Chez Jean, le don s'oppose à deux choses : il s'oppose à la prise violente, mais il s'oppose aussi au mérite, au salaire, au marché, en un mot, au droit et au devoir.  Ce ne sont pas des choses dites de façon hasardeuse, elles sont constantes tout au long de l'évangile de Jean, même si on ne le remarque pas à première vue :

– Lorsque Jésus opère la purification du temple, en chassant les vendeurs, il dit : « Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de marché (de commerce). » Les Synoptiques disent : « de brigands ».

– De même, le bon pasteur qui a pour trait de donner, c'est-à-dire d'accomplir l'extrême du don qui est de se donner, s'oppose au voleur, au brigand d'une part, mais aussi au salarié, au mercenaire.

– Quand Jésus veut marquer que le pain essentiel, c'est-à-dire ce qui tient l'homme dans sa vie essentielle, c'est quelque chose qui se donne, il pose à Philippe une question pour le tenter, c'est-à-dire pour l'éprouver, pour faire venir à parole ce qu'il a au cœur. Il l'interroge :« Où achèterons-nous des pains ? » (Jn 6, 5). Le pain essentiel ne s'achète pas. Et pourtant les disciples achètent : pendant le dialogue de Jésus avec la Samaritaine, ils sont partis acheter des provisions à la ville.

 

●  Le don dont parle l'évangile n'est pas à la mesure de notre désir ni de notre pensée

Le mot de "don" est un mot essentiel chez Jean. C'est sans doute le mot le plus grand. Mais il faut bien comprendre que nous ne savons absolument pas ce que veut dire ce don. Ne jamais oublier cette étrange parole de Jésus au chapitre 14 :« Je ne donne pas comme le monde donne. » C'est-à-dire, le sens mondain du verbe donner n'est pas ce à partir de quoi je peux entendre ce que veut dire donner quand Jésus dit : « Je donne ».

Le don a été étudié en sociologie et en histoire des religions. Par exemple il y a le « Do ut des (Je donne pour que tu donnes) que Marcel Mauss[2] a mis en évidence. Mais le don est toujours pris comme une des modalités qui préludent au droit et au marché : il y a calcul. Or, nous comprendrions mal qu'on nous donne une chose merveilleuse et que nous ne soyons pas tenus en retour par un devoir de rendre grâce. Eh bien, rendre grâce n'est pas un devoir !

Nous verrons d'autre part que le don qui est en question dans l'évangile de Jean s'avance en préparant ce qui est susceptible de le recueillir, c'est-à-dire en constituant l'homme en posture de demande. Autrement dit, la demande est déjà prodrome du don. C'est pourquoi« Demandez et vous recevrez » dit deux fois la même chose, comme tous ces mots. Demander, c'est avoir déjà reçu, dans la perspective qui nous occupe ici.

Donc nous ne sommes pas dans les méandres psychologiques d'un désir qui voudrait bien, qui se formule, qui demande, puis qui cherche à fléchir l'interlocuteur pour telle ou telle raison, parce qu'il est généreux ou parce qu'on lui fait du chantage au sentiment, etc. Il y a toutes ces choses dans l'usage quotidien du don. Ceci ne nous apprend rien sur ce que veut dire donner dans l'Évangile.

Nous sommes dans l'ouverture la plus extrême. La demande la plus extrême est de deman-der sans savoir ce que je demande. Aussi bien Paul dira : « Au Dieu qui peut en surdébordement par rapport à ce que nous pouvons demander et penser. » (Ep 3, 20). Le don n'est pas à la mesure de notre désir ni de notre pensée.

 

●  La prière authentique peut être la mort/résurrection du désir.

Il y a une autre chose peut-être que nous avions indiquée lorsque nous lisions l'épisode de Marie-Madeleine. En un certain sens, dans l'évangile, le processus qui mène à la prière est, comme toute chose, l'accomplissement d'un désir. En effet nous sommes dans une pensée dans laquelle on n'accomplit que ce qui est séminalement présent initialement, et qui advient sous forme fructifiante.

Or, et ça vaut sans doute pour beaucoup de nos prières, nous avons l'impression que notre prière est l'expression d'un certain désir. Mais il se révèle que parfois la prière authentique peut être la mort de ce désir. Par exemple la recherche de Marie-Madeleine au tombeau est mue par le désir de trouver ce qu'elle s'attendrait à trouver, c'est-à-dire le cadavre de Jésus. Or elle ne le trouve pas… et elle ne peut pas le trouver, puisque Jésus est ressuscité.

En un certain sens, sans doute, beaucoup de nos demandes doivent légitiment passer par la mort avant de ressusciter. Il y a mort et résurrection du désir dans la prière.

Et nous savons justement comment le désir de Marie-Madeleine est re-suscité par la parole de Jésus qui la retourne et la touche en son propre, puisque c'est son nom propre qu'elle entend, ce qui lui permet de voir ce qu'elle ne cherchait pas.

Certes on ne trouve que ce qu'on cherche et on ne cherche que ce qu'on a trouvé, mais on peut ne pas savoir adéquatement ce qu'on cherche. Ainsi, la prière qui s'exprime sous forme de demandes intéressées, qui est fréquente dans le monde chrétien et dans beaucoup de lieux, peut être néanmoins quelque chose qui fait partie du processus constitutif de la prière authentique. Mais c'est à condition – le mot de "condition" n'est pas bon, et la condition que je vais donner risque de ne pas être entendue – à condition que le désir qui a lieu de s'exprimer soit sub-ordonné à un désir plus grand, au désir qui reste  « je ne sais ce que je désire», et je ne le saispasmême quand j'ai entendu la révélation de ce quiest à désirer et qui s'appelle « la volonté de Dieu ».

 

●  La foi comme attente pure ; la prière comme entrée dans l'espace du don

Nous avons vu que le Pneuma (l'Esprit) est le lieu en quoi s'accomplit la posture essentielle de l'adoration (cf. Jn 4, 23). Or il nous est dit : « Le pneuma souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. » (Jn 3, 8). Cela veut dire je ne sais rien du pneuma, parce que chez Jean, ce qui identifie, c'est : « d'où je viens », mais cela veut dire aussi que j'ai rapport avec lui puisque "j'entends sa voix". Le verbe "entendre" est ici plus grand que le verbe "savoir". En effet prétendre savoir, prétendre comprendre, c'est-à-dire prétendre prendre quelque chose qui a pour essence d'être donné, c'est se vouer à la méprise, c'est se méprendre. En revanche, le rapport que j'ai est un rapport de donation. Or la donation n'est que dans la parole qui dit : « Voici ». Le véritable voir est dans la parole qui donne de voir : vois ici. Tout autre regard est voyeur. La parole essentielle n'est pas dans le regard furtif. Elle est précisément dans la donation de voir.

Par exemple au chapitre 4, à la fin, la Samaritaine va dire aux gens tout ce que Jésus lui a dit : les Samaritains l'entendent d'abord elle, mais ensuite ils vont le voir lui, puis l'invitent à rester chez eux, ce qu'il fait. Ceci est la structure même de foi.

Combien de fois avons-nous fait référence au début de la première lettre de Jean, parce que rien de tout cela n'est inventé, tout se tient : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché, au sujet du Logos de vie (au sujet de l'affaire de la résurrection) …»Il s'agit de dénominations de type sensoriel, pour dire ce qu'il en est de cette nouveauté d'être qui paraît dans la dimension ressuscitée de Jésus. Et tous ces verbes sont susceptibles, chez Jean, de dire le rapport à… Ce sont des verbes sensoriels, des verbes de rapport à, à la différence de la volonté de prise ou de compréhension. Et ils sont toujours dans cet ordre : c'est entendre qui donne de voir, et voir s'accomplit pleinement, suivant le lieu, en toucher, en manger etc. Ce troisième terme est celui de l'accomplissement dernier qui en recueille toutes les dénominations symboliques.

La foi est "entendre", et du même coup elle est toujours "attendre", mais pas attendre quelque chose, elle est "attente pure".

Entendre et attendre, sont deux verbes qui ont pour racine le beau verbe français tendre, tendre l'oreille. Vous savez : entendre c'est la foi ; attendre c'est l'espérance ; et s'entendre c'est la charité. Ce ne sont pas des vertus différentes, mais trois moments essentiels de la même posture fondamentale qui est dans ce tendre-là, un tendre qui est aussi un tenir, un toucher qui cependant n'est pas un toucher préhensif. Or ceci a à voir profondément avec la prière. Car entrer en prière, c'est entrer dans l'espace régi par le don, par le verbe donner.

 

●  Questions.

► Est-ce qu'alors, poser des questions ferait partie de la prière ?

J-M M : Dans l'évangile de Jean, "questionner" est un verbe qui revient toujours dans le processus qui conduit à la prière. Tout commence par le trouble, le trouble met en recherche (zêtêsis), la recherche s'énonce en question (érôtaô, je questionne), et la question se tourne en prière (aïtêsis, la demande, la prière) : c'est un processus johannique qui se retrouve à plusieurs reprises, qui est donc attesté comme structure pour la lecture de Jean. La question n'est elle-même question que lorsqu'elle est "quête", c'est le même mot. Et une telle question n'est pas d'abord une formulation, c'est une posture, c'est une attitude "ouverte".

Je dis cela parce que nous avons depuis longtemps appris que nous pouvions poser des questions mais que ça n'avait rien à voir avec le fait de prier. La théologie pose des questions, les résout, cela se fait à l'université, tandis que la prière se fait à l'église, elle est censée être une posture sans rapport. Or il y a une certaine identité fondamentale entre question et prière du fait que, par l'attitude questionnante, je suis dépossédé, je suis dans un manque. Et le manque éventuellement peut être vécu comme le lieu le plus haut, ou l'ouverture la plus grande ; il y a un double sens du manque.

 

► J'ai deux remarques à partir de ce que vous avez dit : quand je prie, je suis emporté dans un mouvement, et même éventuellement quand quelqu'un d'autre prie, et cela doit quelque part me changer ; par ailleurs est-ce la peine de demander ?

J-M M : Effectivement un autre aspect de la prière que nous n'avons pas du tout regardé et qui est très important, c'est de voir comment la prière nous configure. C'est probablement la posture fondamentale. Et elle nous configure à tous égards.

Maintenant la question ultime de la prière n'est pas « à quoi bon demander ! » En effet demander signifie que je suis déjà exaucé. Autrement dit la prière, au sens essentiel, c'est être dans l'espace du don et non pas dans l'espace de la prise ou du droit. Ceci concerne ce qu'il en est de l'essentiel de l'être-homme, de l'être-christique. Ainsi j'ai dit qu'il m'était donné de demander, mais plus exactement "ce qui vient" vient en faisant sa place en moi. Or si je demande, je me prépare à recevoir ce qui vient comme don. Et aussi bien l'action de grâces (dire merci) que la demande atteste qu'il s'agit de quelque chose qui se donne. Donc le fait que je demande est déjà une donation.

Ce point-là aussi est très important. En ce sens-là la prière authentique – même si je ne sais pas d'expérience jusqu'à quel point une prière est authentique, ce n'est pas la question pour ce qui nous intéresse ici – la prière authentique est déjà exaucée du simple fait qu'elle soit prière.

On trouve ça chez saint Luc. Récemment dans la liturgie on lisait une chose étonnante à ce sujet : « Lequel d’entre vous aura un ami qui se rendra chez lui au milieu de la nuit pour lui dire… Quel père parmi vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? ou (s’il lui demande) du poisson, lui donnera–t–il un serpent au lieu d’un poisson ? Si donc, vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent. (Lc 11, 5-13). Matthieu dit simplement « il vous donnera de bonnes choses », mais chez Luc c'est l'Esprit Saint. C'est d'ailleurs le sens authentique du don.



[1] Par exemple l'amour.

[2] Marcel MAUSS, Sociologie et Anthropologie ou Essai sur le don. Ed. PUF, 2003.

 

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