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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 avril 2017

SIGNE de la CROIX. Chapitre I. Approche de la croix et du signe de croix

Lors du premier jour de la retraite de sept jours animée par Jean-Marie Martin sur le thème "signe de la croix, signe de la foi", une première approche reprend les deux sens annoncés d'entrée, mais aucun texte biblique ne vient pour l'instant donner un éclairage : 1/ "le signe de la croix", c'est-à-dire de quoi la croix est-elle le signe, ce qui implique le sens, la signification, la symbolique de la croix. 2/ "le signe de croix", c'est-à-dire la gestuelle. L'homélie de la messe de retraite figure à la fin.

 

Chapitre I

Approche de la croix et du signe de croix

 

J'arrive ce matin les mains vides, je n'ai pas apporté la parole, le livre. En effet nous allons aujourd'hui rester sur le seuil (ce matin en tout cas), sur le seuil de la parole, avant d'y entrer. Nous nous asseyons sur le parvis et nous devisons librement à partir des idées que nous pouvons avoir sur ce qu'évoque le titre de notre recherche : signe de la croix, signe de la foi.

 

I – Questions qui se posent

 

D'entrée nous notons une ambiguïté parce que signe de croix (ou signe de la croix) peut s'entendre d'abord de deux façons différentes : le signe qu'est la croix (la croix est un signe), ou alors ce geste qui consiste à ce que je fasse un signe de croix. Les deux significations seront notre sujet.

1) Le signe qu'est la croix.

La croix est un signe, le mot sêmeion (signe) est même un des noms de la croix dans l'Évangile ; la croix est même le signe ; mais que veut dire signe ?

Je me rappelle avoir entendu un mot de Ségala, un publicitaire, disant que le plus grand publicitaire du monde était Jésus Christ car il avait trouvé un slogan et un logo : le slogan : « Aimez-vous les uns les autres » (ça se répète); et le logo, la croix. Inutile de vous dire que « Aimez-vous les uns les autres »  n'est pas un slogan ; quant à savoir ce que c'est, ce n'est pas directement de notre sujet cette année mais nous serons peut-être amenés à en dire quelque chose. Et la croix n'est pas un logo. Un logo est pourtant une des modalités du signe. Oui, mais c'est le signe pris dans un processus de signification qui est toute autre que celui de la croix. Le mot de signe a beaucoup changé de sens au cours des temps et selon la différence des lieux dans lesquels ce mot est employé. Il faudra évidemment que nous méditions cela.

La croix comme signe… signe de quoi ? Signe de quelle configuration ? Quelle est la configuration de la croix ?

●   Les croix rencontrées.

Des croix, il y en a sur terre : croix de bois, croix de fer, etc.

Les croix, où est-ce que vous en rencontrez ? Le mot de croix vous fait penser à quoi ? Est-ce la représentation d'un instrument de supplice ; est-ce un bijou (petite croix d'or sur une gorge païenne…) ; est-ce un signe géométrique : le + s'il est posé d'une certaine façon, et le multiplié, ×, s'il est posé d'une autre façon, ou même le point puisque c'est en faisant une croix que les géomètres marquent le point qui correspond donc à une intersection ?

●   Le mot "croix" dans les Écritures.

Où allons-nous puiser la signification de la croix ? Dans les Écritures, dans notre idée de la croix, dans une symbolique qui serait générale, universelle ?

Je vous signale tout de suite que dans le Nouveau Testament la croix est pensée à partir des références bibliques, mais que, dès le début du IIe siècle, les écrivains chrétiens font appel aussi à des symboliques extra-bibliques.

 

Crucifié Ressuscité, Joseph HERVEAU, diacre●   Notre rapport à la croix (représentations, vocabulaire…)

Comment réagissons-nous devant telle ou telle représentation de la croix ? Y a-t-il une histoire des représentations de la croix ? Oui, nous essaierons d'en marquer quelques étapes.

Y a-t-il des croix que vous aimez avoir devant vous, chez vous, avec vous ; des croix qui sont répulsives ? Connaissez-vous des gens pour qui toute croix est répulsive ?

Je suis en train de vous donner du travail pour cet après-midi, car nous aurons à revenir sur tous ces points.

Comme la chose que nous visons est par ailleurs visée dans une parole, n'oubliez pas de regarder le vocabulaire de la croix, les verbes qui correspondent, les adjectifs, l'usage qui en est fait : le verbe crucifier, le substantif crucifère qui est botanique… Quel usage fait-on du mot “crucifié” aujourd'hui ? Vous savez que, dans le journal l'Équipe, c'est un classique pour dire le tir au but : « le gardien a été crucifié ». Nous en sommes loin sans doute, mais faisons le champ du débat, de la recherche, apercevons les lignes à parcourir au cours de cette semaine.

N'oublions jamais dans tout cela de percevoir notre propre rapport à la croix. J'ai dit tout à l'heure les aspects répulsifs qui sont liés à des interprétations, à des façons de voir. Il faut aussi connaître l'histoire des représentations de la croix : je ne sais pas si vous voyez à peu près dans l'histoire à quel moment on a commencé à représenter la croix ? Comment, quel type de tableau de la crucifixion avez-vous présent à l'esprit ? Quel type de croix portez-vous (si vous en portez) ? Quel type de croix avez-vous sur votre table si vous en avez une, ou à votre chevet si vous en avez encore ? Autrefois, dans toutes les familles, au-dessus du lit il y avait une croix, parfois au-dessus d'une porte d'entrée. Où posait-on les croix ? Pourquoi y a-t-il des croix aux carrefours ? Comment le signe de la croix a-t-il envahi l'Occident ? En effet c'est un logo… non… mais enfin peut-être.

Voilà un premier amas de questions.

●   La croix comme simple lettre X : signature, symbole du Christ…

La croix a rapport au geste dans l'écriture, c'est même la première représentation d'être simplement ceci (geste de tracer une croix sur la table). C'est un signe et ce fut même pour les illettrés une signature : signer de la croix. Dans les registres du XVIIIe siècle dans les paroisses, vous le trouvez encore.

Dans le premier christianisme, avant aussi d'être une représentation de la crucifixion, la croix peut être marquée dans le "chi" de Christos écrit en grec : Χριστός. De bonne heure on fait ce rapprochement : en grec la lettre Chi ou Khi (capitale Χ, minuscule χ) a la figure d'une croix de St André.

Il y a une grande différence aussi entre les croix latines, grecques, gammées, gemmées, les croix de St André, de Lorraine, des Églises orientales etc.

Voyez c'est complexe, c'est mélangé. C'est à dessein que j'ouvre des chemins même lointains pour que nous apprenions progressivement à bien déterminer ce qui est dit de la croix ici et là, et quand il est dit quelque chose de la croix dans l'Écriture.

 

2) Le signe de croix comme gestuation.

Une deuxième chose que j'ai déjà un peu indiquée, mais je vais y revenir, c'est la question de la gestuation.

J'appelle "signation" ici non plus la représentation graphique de quelque manière qu'elle soit, mais le signe que l'on fait avec la main, qui peut être un signe d'attouchement triple, qui peut être un signe lié à une onction, qui est le plus souvent la gestuation faite à l'aide de la main droite qui va au front, puis au ventre, et ensuite de la gauche à la droite. Cette gestuation est appelée “signe de croix”.

Où est-ce que vous voyiez des signes de croix ? J'en vois à l'église et dans les stades de sports quand il y a des équipes du Sud. Vous voyez une croix par exemple au départ d'un contre-la-montre, le type qui est là et qui va partir. Il y a ceux qui font un signe de croix et ceux qui n'en font pas. Est-ce que Dieu aime mieux les uns que les autres, c'est à voir. Qu'est-ce que vous en pensez ? Vous allez dire : c'est affaire d'usage sans conséquence, sans signification.

Dans le catch mexicain, il y a les rudos et les tecnicos : les rudos sont les méchants, ils ont des masques de diable en général, et les tecnicos sont les bons, ils ont une faveur d'une partie du public. C'est un jeu, une représentation incroyable. Or un tecnico entre en faisant un signe de croix.

Signe de croix furtif, signe de croix conventionnel, signe de croix comme vague espérance de protection, ou signe de croix ostentatoire ? Y a-t-il un bon, un vrai signe de croix ? Que signifie cette gestuation ? On peut déjà dire qu'elle est multiple.

Peut-on percevoir un rapport dans l'Écriture entre la stature humaine de l'homme debout et une symbolique de la verticalité (de haut en bas) et de l'extension latérale (de droite à gauche) ? Est-ce que la croix n'est pas quelque chose d'essentiel à la configuration même de l'homme ? Qu'est-ce que se signer sinon se laisser configurer par la christité même ? ce qui poserait la question de la nature de ce geste : à quoi ça sert, est-ce que ça apporte quelque chose ?

Il y a des gestes que l'Église a considérés comme apportant quelque chose, donnant quelque chose, on les appelle les sacrements. Le signe de croix n'est pas un des sept sacrements, mais a été considéré comme un "sacramental"[1], ceci au XIIe, XIIIe siècle, à l'époque où la notion de sacrement se définit. Faut-il le conserver, ou, sans le conserver, qu'est-ce que cette considération a à nous apprendre sur la fonction du signe de croix ?

●   « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ».

Au nom du Père et du Fils et du Saint--Esprit, Gustave Zanter, 1952Il reste une autre chose, c'est que le geste de la croix est accompagné de paroles : « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » – j'ai oublié d'ailleurs de distinguer entre autre la croix que je fais sur moi-même et la croix par laquelle quelqu'un me bénit : qu'est-ce qu'une bénédiction, est-ce un sacramental ?

Dans les deux cas « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » est une chose très étrange : la croix devrait sans doute par sa configuration gestuelle être surtout signe de la mort / résurrection de Jésus (c'est un signe de mort du fait que c'est un instrument de supplice et de mort, et nous verrons que dans l'Écriture c'est aussitôt lié à la résurrection), mais voici que les paroles parlent d'autre chose, elles parlent du Père et du Fils et du Saint Esprit. Depuis longtemps la théologie a mis d'un côté la question de la mort / résurrection du Christ et d'un autre côté la question de la Trinité. Je ne dis pas qu'elle a bien fait, mais nous constatons qu'il en est ainsi. On leur a donné le nom de mystères. Entre ces deux mystères, il y a un rapport : ils sont deux aspects d'une unique donnée fondamentale, qui est un foyer de sens où tout s'articule. C'est ce que nous ne cessons de chercher et de méditer, d'apercevoir dans nos Écritures et c'est ce que nous allons faire dès demain.

 S'il y avait une véritable unité entre ces deux aspects, on pourrait dire que le signe de croix est véritablement le foyer de tout l'Évangile où tout prend sens, prend source. Passer une semaine sur le signe de la croix pour en apercevoir le sens, pour se laisser configurer par ce sens, ce serait une vraie retraite.

Revenons à l'énoncé : « Au nom de ». La notion de nom est étrange, difficile. « Au nom de » ce n'est pas « à la place de ». Le nom dans le monde biblique désigne l'identité profonde de l'être. Mais il y a trois noms (Père, Fils, Esprit), et pourtant je dis “le nom” au singulier ? « Dans le nom » : In nomine.

Père, Fils et Saint Esprit : on sait bien que la Trinité est une question fondamentale, et c'est pour nous très énigmatique. Elle suscite peu de considération aujourd'hui. Il y a des siècles qui se sont battus pour des détails de doctrine trinitaire, de vraies bagarres rangées. Aujourd'hui on a d'autres soucis. Et pourtant…

 

3) La nécessité de se poser des questions.

Vous voyez que ce simple geste nous convoque à beaucoup de questions. Je n'ai fait que poser des questions. Ce qui est important c'est que vous vous en posiez aussi. Parce que donner des réponses à des questions qui ne se posent pas, c'est une parole parfaitement stérile. Tout commence par la question, la question elle-même étant précédée par le trouble. Je ne fais que reprendre ici l'ordre que suit constamment saint Jean. S'il dit « Que votre cœur ne se trouble pas », cela signifie qu'il prend acte du fait que le cœur est troublé. Car sans le trouble rien ne bouge. Je peux ressasser indéfiniment les mêmes formules, rien ne se passe.

Le trouble met en mouvement la recherche : on cherche à en sortir. La recherche (zêtêsis) est le deuxième mot après le mot de trouble chez Jean. Et la recherche va être encore aveugle, ne va pas trouver ses mots, sa formulation, elle n'est pas devenue encore une question. C'est le troisième terme, la question : c'est le moment où la recherche troublée, qui n'arrive pas à trouver ses mots, commence à pouvoir s'énoncer. Et si la question s'énonce correctement, c'est que la réponse est déjà là.

Voilà le processus tel que saint Jean l'analyse, tel qu'il le met en œuvre dans les processus de recherches majeures comme la recherche de Marie-Madeleine au tombeau[2], un texte que nous aurons à méditer en cours de semaine car nous aurons la fête de la Madeleine, pas seulement à Vézelay mais même ici.

Donc ne craignez pas les questions, ne craignez pas les vraies questions. J'en ai suggérées, sans doute beaucoup vous sont indifférentes, mais travaillez votre rapport spontané à la croix et au signe de croix, aux différentes représentations de la croix. Questionnez-vous.

Par ailleurs la deuxième ligne de recherche que je vous ai indiquée, c'est d'examiner le vocabulaire, les mots. Faites-le la journée en sachant que cela n'est que préparatoire. Dès demain nous entrons dans une première lecture de Paul où se trouve en bonne posture un texte archi-célèbre, fondamental, il y a longtemps que je ne l'ai pas commenté, autrefois il m'était des plus familiers. On le récite le jour des Rameaux, c'est le passage du deuxième chapitre des Philippiens. D'autres lectures viendront par la suite et nous passerons par saint Jean où un certain nombre de questions que j'ai soulevées ce matin trouveront des éléments de réponse. J'ai en tête aussi de lire des passages de textes du IIe siècle, et de voir des représentations iconographiques de la croix (deux ou trois étapes majeures).

N'oubliez pas des expressions comme “porter sa croix”… et bien sûr toute la question du rapport de la croix et de la souffrance : quand j'ai dit “instrument de supplice”, c'était impliqué. Examinez les expressions comme “porter sa croix” en ce qu'elles ont eu de consolant parfois, en ce qu'elles ont de répulsif éventuellement chez nous aujourd'hui.

Essayez d'avoir l'oreille pour ce moment de sensibilité qui est celui de notre époque et de nous-mêmes. Ce n'est que si nous avons cette rigueur d'écoute que nous pourrons également avoir une rigueur d'écoute dans ce que dit la parole de l'Écriture qui est souvent très différente de ce que nous croyons entendre. Ce sera le point important de notre découverte de la semaine : entendre en meilleure vérité, en plus grande proximité, ce que nous croyons avoir déjà entendu.

 

II – Sensibilisation

 

1) Premiers symbolismes et fonctions de la croix.

► Dans la croix je suis très frappé par l'aspect de la verticalité terre /ciel et cette horizontalité qui nous relie aux hommes ; et la croix comme image de l'homme.

J-M M : Là vous dégagez une figure que nous allons suivre dès les premières écritures, ce n'est pas de notre invention. La verticalité et l'horizontalité appartiennent à la signification originelle de la croix. Nous verrons que le rapport Père / Fils est un rapport qui se dit dans une verticalité, et que le Pneuma (la troisième Personne) est censément une Personne (le mot n'est pas très bon) qui rassemble, ou plutôt qui écarte et rassemble, ou rassemble les écartés. Autrement dit les paroles mêmes de la gestuation de la croix comportent quelque chose de ce genre-là.

Et c'est vrai que la figure première de la croix c'est l'homme debout et, nous le verrons, la figure de l'Orant (du Priant). Les premières représentations du Christ sont des représentations d'Orants. Cela reprend les grands Orants de la littérature juive qui étaient dans les méditations de l'époque : Daniel dans la fosse aux lions ; les trois enfants dans la fournaise… donc l'homme debout au milieu du péril. Pour eux c'est leur façon de dire le Christ dans sa posture de résurrection.

Nous allons chercher à détecter cela dans l'Écriture même.

► On trouve des croix dans d'autres domaines, par exemple la croix du mérite, la croix de la Légion d'honneur, la croix de guerre…

J-M M : Ceci nous ouvre à autre chose : la croix comme une espèce de critère qu'elle peut être en vérité. Car nous verrons que, pour les anciens, la croix est un principe de discernement, par exemple ce qui distingue la droite et la gauche comme le faste et le néfaste. Elle a à voir avec un certain jugement.

Il y a un mot du IIe siècle qui est très fréquent : “la croix fixe et sépare” :

  • elle fixe dans la symbolique du pieu qu'on enfonce : le premier élément de la croix c'est le pieu[3], donc la relation ciel / terre ;
  • mais d'être fixée, cela ouvre des espaces ou des qualités d'espaces différentes ; et ceci est même lié à la croix comme faisant fuir les démons.

calvaire de Plougastel, et structure

2) Le rapport à la croix aujourd'hui.

► Une croix ne laisse jamais neutre. Et elle peut induire des sentiments positifs ou négatifs c'est-à-dire qu'on peut la rejeter ou elle peut nous parler. Je vois en particulier les réactions des gens devant la croix que je porte, aucun n'est indifférent.

J-M M : Une croix reste aujourd'hui un signe de contradiction, c'est-à-dire qu'on est pour ou contre. Peut-être que la même personne peut parfois être en répulsion par rapport à la croix et d'autres fois non ; à l'intérieur d'une même personne et aussi d'une personne à une autre. Le rapport à la croix n'est pas neutre. Sans doute on parle beaucoup aujourd'hui des problèmes de vêtements, de burga (ou burka)… mais les intolérances à la croix ont été grandes : les problèmes dus au fait que la croix était à l'école, la croix était dans les tribunaux. Voilà qu'une sensibilité neuve apparaît qui ne supporte pas leur présence en ces lieux. Il faut prendre acte des situations de ce genre.

► La croix a été supprimée de beaucoup d'endroits pour raisons de laïcité. Il y a sans doute beaucoup de gens qui adhèrent à cette distinction.

J-M M : Il nous faudra beaucoup de recul car pour ce qui nous concerne il ne s'agit pas de critiquer ceci et cela. Nous avons vécu jadis dans un moment où l'avancée de la culture se faisait en liaison avec les choses de l'Église, c'était un moment de chrétienté, et je ne dirai pas que tout cela fut mauvais, loin de là. Mais nous ne sommes plus à ce moment de chrétienté, la situation de l'Évangile dans le monde est neuve par rapport à cela[4]. Cela peut paraître négatif à certains égards, mais ça a aussi son côté absolument positif. Donc nous serons très prudents sur des points de ce genre.

 

3) Divers aspects de la croix dans la société.

► On a l'expression : « faire une croix dessus ».

J-M M : C'est très intéressant : la croix ici c'est la croix qui biffe, qui barre.

cardo decumanus, Philippe Andreoli, Les Origines de la Tradition► La croix peut être aussi l'invisible liaison des quatre points cardinaux, à la fois convergence et diffusion.

J-M M : À l'origine, on appelait cardo la rue centrale de la ville qui, dans les villes romaines, était coupée par le decumanus. Le mot cardinal vient de là[5].

► Chez moi on faisait une croix avec le pouce sur le pain avant de l'entamer.

J-M M : Chez nous, c'était avec la pointe du couteau. Il y a encore des gens qui le font à la campagne.

► Des crucifix, pour moi il y en a principalement deux : il y a le Christ habillé en gloire, grosso modo dans les douze premiers siècles, et puis un Christ atroce, nu, supplicié, ceci à partir de l'époque de la grande peste ou un petit peu avant : à ce moment-là dans certaines familles il y avait deux morts pour un vivant et c'était difficile de laisser un Christ en gloire.

J-M M : C'est l'histoire de l'iconographie de la croix. Nous essaierons de pointer quelques repères dans cette histoire[6]. Parmi les Christ douloureux les plus connus, il y a celui du retable d'Issenheim près de Colmar. 

► Maintenant la tendance va à un Christ sans le bois de la croix.

J-M M : Et aussi une croix sans le Christ. D'ailleurs ma grand-mère disait “un Christ”  pour un crucifix. Elle ne disait pas “un Christ” pour désigner la statue du Sacré-Cœur sur la cheminée, c'était “le Sacré-Cœur”. Je pense que le rapprochement entre crucifixion et Christ dans une étymologie populaire totalement fausse devait jouer un rôle.

► Je pense à la façon dont les juifs ont considéré la croix dans l'histoire. Elle heurte leur sensibilité car un cadavre c'est une impureté. De plus ils ont été persécutés en son nom.

J-M M : La croix ici est un signe conflictuel d'appartenance raciale. C'est un moment et un aspect de l'histoire de la croix. Et c'est la question de la responsabilité de la mort du Christ au cours des siècles.

 

4) Pourquoi la mort sur la croix ?

Transfixion, évangile de Gunda Gunde, Ethiopie► Pourquoi n'a-t-on pas tué Jésus d'une autre manière ? Pourquoi la mort sur la croix ?

J-M M : Pourquoi pas une autre manière comme la lapidation[7] ? Cela a un sens. La mort sur la croix a un aspect de mort infamante souligné dès l'origine[8]. Il y a même une malédiction dans le Deutéronome : « Maudit celui qui pend au bois » (Dt 21, 23)[9], cité par Paul en Galates 3, 13. Donc la croix signe de vie et la croix signe de mort. Nous allons lire cela dès le texte de Philippiens 2.

► Le Christ prend le poids de la souffrance pour nous en libérer. Quelle est la fonction de la souffrance christique par rapport au salut de l'homme ?

J-M M : C'est une question immense…

Proposition pour la suite de la retraite.

Tout ceci était une sensibilisation. Vous pouvez essayer de lire de façon prévisionnelle le texte de Philippiens (Ph 2, 6-11). L'expression “mort sur la croix” se trouve ici à l'extrême pointe d'une descente à partir de quoi s'énonce : « C'est pourquoi Dieu l'a relevé… ». Que veut dire ce “pourquoi” ? Il y a beaucoup de choses qui sont archi-classiques à notre oreille mais qui demanderaient à être entendues peut-être plus attentivement.

 

Homélie lors de la messe célébrée par J-M Martin

 

Évangile du jour : Mt 12, 14-21.

Les pharisiens se réunirent contre Jésus pour voir comment le faire périr. Jésus, l'ayant appris, quitta cet endroit ; beaucoup de gens le suivirent, et il les guérit tous. Mais Jésus leur défendit vivement de le faire connaître. Ainsi devait s'accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe : « Voici mon serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé en qui j'ai mis toute ma joie. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, aux nations il fera connaître le jugement. Il ne protestera pas, il ne criera pas, on n'entendra pas sa voix sur les places publiques. Il n'écrasera pas le roseau froissé, il n'éteindra pas la mèche qui faiblit, jusqu'à ce qu'il ait fait triompher le jugement. Les nations païennes mettent leur espoir en son nom. »

Je prends opportunément appui sur cette citation du prophète Isaïe en tant qu'elle révèle une constante des écritures de notre Nouveau Testament et en particulier de saint Jean : « Voici mon serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé en qui j'ai mis toute ma joie. » ; « Voici mon serviteur » qui deviendra « Voici mon fils ». Nous attendons du texte de demain (Ph 2) d'entendre que serviteur et fils, dans l'esprit du Nouveau Testament, c'est la même chose. Le fils (le serviteur) “bien-aimé”.

“Le fils bien-aimé” est une expression qui, dans l'Ancien Testament, désigne Isaac, c'est-à-dire le fils de la promesse, celui qui a en lui toutes les semences de la descendance qui sera nombreuse comme les étoiles du ciel, les grains de sable sur le littoral. Or c'est la salutation que Dieu fait à Jésus dans la scénographie du Baptême du Christ qui ouvre les évangiles et singulièrement l'évangile de Jean : « Tu es mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu » ; « serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé en qui j'ai mis ma joie. »

C'est très bien que l'Évangile s'ouvre par une salutation. Dieu salue, il salue le Fils dans cette dénomination, et saluant le Fils il salue l'humanité tout entière. La première Église a constamment entendu cela, le “Fils un” qui ne signifie pas un parmi d'autres ou un seul (fils unique) mais le Fils un et plein de la donation qui est la vérité (grâce et vérité), plein de la multitude des hommes qui sont tous donation de Dieu.

Rien n'est mieux pour commencer un moment de recueil que de se mettre sous la salutation de Dieu, sous la béné-diction paternelle. C'est en faisant allusion à la même chose que saint Paul dit : « Béni soit le Dieu et Père qui nous a bénis – bénir est en tout cas une façon d'accueillir, de saluer, de dire bien (eulogein) ; donc se mettre sous la parole d'accueil, se savoir accueilli – il nous a bénis dans les lieux célestes » (Ep 1, 3), ceci a lieu quand le Père, ouvrant le ciel à la terre, parle et dit « Tu es mon Fils bien-aimé ». Il s'adresse au Fils Un mais plein de toute la filiation destinée à être répandue, et dont nous sommes les parties prenantes, recevantes.

« Je ferai reposer sur lui mon pneuma (mon Esprit) », cet Esprit dont il est plein : il est plein de grâce et vérité qui sont des noms de l'Esprit. Et cet Esprit qui est en plénitude dans le Christ est fait pour que, par sa résurrection et son absentement de ce monde sous un mode, il soit présent sous le mode du Ressuscité – car c'est constamment cela : Jésus s'en va et vient dans le même temps, il s'en va d'une certaine manière pour qu'il puisse venir de façon plus répandue et plus intime : c'est la donation de l'Esprit de résurrection qui nous constitue fils de Dieu.

J'anticipe ici, nous verrons demain dimanche la visite des anges (les envoyés) à Abraham et la prophétie faite à Sarah. Elle sera mère d'Isaac, le fils unique.

Et nous entrons, nous nous laissons saluer, parce que nous avons entendu que nous sommes les enfants de Dieu dans le Fils bien-aimé. C'est cela qui nous permet de poursuivre notre prière, notre réponse ; et parce que nous sommes les enfants, cela nous habilite à dire « Notre Père qui es aux cieux » et ce qui s'ensuit.

                    Amen.



[1] Les sacramentaux sont des signes de natures diverses, dont le rite est défini par l'Église catholique, cela a varié au cours des temps : signe de croix, bénédiction d'objets ou de personnes, lavement des pieds, exorcisme, procession, prière, célébration… La liste des sacrements a également varié (il y en a sept depuis le XIIe siècle : baptême confirmation eucharistie réconciliation mariage ordre et onction des malades) ; voir le II du Ch VI : Le couple mustêrion/apocalupsis (caché/dévoilé) ; les sacrements  de la session sur le Sacré.

[3] Dans le Nouveau Testament le mot grec qui correspond au mot "croix" est stauros qui désigne un pieu (ou un poteau dressé) tant en grec classique qu’en koinê. Comme instrument de supplice, il renvoie au poteau servant à des exécutions par pendaison, par empalement ou par strangulation. Quand les évangélistes rapportent que Jésus a eu à porter sa croix, cela désigne en fait le patibulum latin, cette poutre horizontale qu’on fixait soit au-dessus (T), soit au milieu (+) d’un poteau vertical. Par ailleurs le mot xulon qui signifie bois, poutre, arbre, est également employé 5 fois (« Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous-car il est écrit : Maudit est quiconque est pendu au bois » Ga 3, 13). Le mot hébreu ets correspondant à "arbre",  désigne aussi le poteau ou pieu sur lequel un corps était pendu (Gn 40, 19 ; Dt 21, 22 ; Jos 8, 29…).

[4] Commentant La quatrième hypothèse : sur l'avenir du christianisme de M. Bellet, J-M Martin disait : « Cette idée m'est familière dans la formulation suivante : l'Évangile  a donné naissance à une chrétienté (la chrétienté médiévale) puis à un christianisme qui se connumère comme les autres "ismes" ; et enfin à ce que j'appelle de mes vœux : le règne de la christité, c'est-à-dire que la chose du Christ (ou l'Évangile) ne soit pas nécessairement prise, emprisonnée, dans des institutions.» (Fin du christianisme ? « Je m'en vais et je viens. »)

[5] Le mot cardo signifie “pivot”, “gond de porte”, et en termes d'orientation il désigne l’axe nord-sud autour duquel semble pivoter la voûte céleste, et le cardo maximus est la voie d'axe nord-sud la plus importante d'une ville romaine. L'origine du mot decumanus est probablement en rapport avec le nombre dix (latin decem), il désigne un axe est-ouest d'une cité. À la croisée du cardo maximus et du decumanus maximus d'une cité, on trouvait en général le forum. L'adjectif "cardinal" vient de cardo, c'est ce « qui sert de pivot », mais le mot a pris le sens de « capital, principal, essentiel… ».

[6] Cf chapitre VI, III, 1), b) Représentations de la croix.

[7] Dans le Moyen-Orient Jusqu’à l’occupation de la Palestine par les Romains, la peine de mort est le plus souvent exécutée par lapidation. En se référant aux mœurs de l'époque on peut trouver des raisons pour justifier cet emploi de la croix pour Jésus, mais pour saint Jean c’est “afin que s’accomplit la parole que Jésus avait dite, lorsqu’il indiqua de quelle mort il devait mourir” (cf l’annonce faite par Jésus à Nicodème en Jn 3, 14 et Jn 12, 32).

[8] « Le Nouveau Testament dans son ensemble est timide sur la croix : le verbe stauroô (crucifier) et le substantif stauros (croix) figurent respectivement 46 et 27 fois. Or, les deux-tiers de tous ces emplois sont concentrés dans les récits évangéliques de la passion où il est inévitable d’en parler, et parmi les 22 autres emplois qui restent, 12 se retrouvent dans l’épître aux Galates et dans les deux premiers chapitres de 1.Corinthiens. On note donc une grande réserve vis-à-vis de ces mots. Et quand on regarde les formulaires traditionnels de la foi tels que transmis par Paul (1 Th 4, 14; 1 Co 15, 3; 2 Co 5, 15; Rm 8, 34; Rm 14, 15), on remarque qu’il n’est pas question de la croix. […] Cette pratique semble remonter aux Perses comme en témoigne Hérodote et Thucydide (Ve siècle). Chez les Grecs, on en a un écho au IVe siècle à l’époque d’Alexandre le Grand et de Platon. Cette pratique semble être passée chez les Romains au Ier siècle avant J.C. par l’Afrique du Nord, en particulier Carthage, et au Ier siècle de notre ère elle était bien connue dans les différentes régions de l’empire. Ce mode d’exécution était réservé uniquement aux esclaves criminels, comme l’affirme clairement Cicéron (Ier av. J.C.), et jamais elle ne saurait être appliquée à l’égard des citoyens romains. La crucifixion était également connue en Palestine. C’est l’historien juif Flavius Josèphe qui raconte diverses crucifixions, surtout pratiquées par des chefs étrangers, qui s’échelonnent du IIe siècle av. J.-C. à la période qui suit la destruction de Jérusalem en l’an 70. Il note un certain nombre de crucifixions massives, comme celle à l’égard de ces 800 Juifs, des opposants Pharisiens, ordonnées par le juif hasmonéen Alexandre Jannée (88 av. J.C.), ou encore à l’égard de ces 2 000 hommes lors du soulèvement de Judas au temps d’Archélaüs (4 av. – 6 ap. J.C.). La plupart du temps les victimes sont des gens qu’on considère comme des rebelles, des bandits, des terroristes ou des agitateurs.» (Michel Gourgues, Le Crucifié. Du scandale à l'exaltation. Montréal- Paris : Bellarmin-Desclée, coll. Jésus et Jésus-Christ 38, 1988)

[9] « Si un homme, coupable d'un crime capital, a été mis à mort et que tu l'aies pendu à un arbre, son cadavre ne pourra être laissé la nuit sur l'arbre; tu l'enterreras le jour même, car un pendu est une malédiction de Dieu, et tu ne rendras pas impur le sol que Yahvé ton Dieu te donne en héritage. » (Dt 21, 22-23). D'après Michel Gourgues (op. cité) l’expression “être pendu à un arbre” renvoyait à la crucifixion dans le Judaïsme contemporain de Jésus, ainsi le laisse entendre un texte de la grotte 4 de Qumran où il est question d’« hommes pendus vivants sur le bois » en faisant référence aux crucifixions massives d’Alexandre Jannée.

 

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