SIGNE de la CROIX. Chapitre VI. La souffrance et la croix (porter sa croix, pourquoi la souffrance...), petit historique
Cette transcription du sixième jour de la retraite de sept jours animée par Jean-Marie Martin sur le thème "signe de la croix, signe de la foi" comporte trois volets : en première partie sont lus trois textes : Jean 5, 1-9. “Porter sa croix”, Jean 8, 28 : l'élévation, Jean 12, 27-28 et 30-32 : le trouble et la gloire ; en deuxième partie est abordée la question cruciale "Pourquoi la souffrance et le mal ?" ; et la troisième partie parle brièvement de l'histoire de la croix et du signe de croix. L'homélie de la messe de retraite figure à la fin.
- Lien vers la présentation de la session et de la transcription : SIGNE de la CROIX. Présentation de la retraite et table des matières de la transcription.
- La rencontre précédente : Chapitre V. Textes sur la croix dressée suivis de réflexions sur l'anthropologie et sur l'analogie.
- La rencontre suivante : Chapitre VII. La crucifixion en Jean 18-19 et 1Jn 5 ; paroles de fin de retraite.
- Pour la totalité de la transcription (version d'avril 2022) en fichier pdf : Signe_de_la_croix ; en fichier docx : Signe_de_la_croix ; en fichier epub : Signe_de_la_croix.
- Liens vers deux messages de présentation générale : Qui est Jean-Marie Martin ?(ses lieux de recherche, ses articles…) ; Mise en garde (réflexions sur le contenu des transcriptions).
- N B. On trouve la liste complète des chapitres et de la présentation grâce au tag CROIX-SIGNE, on la trouve aussi dans le menu horizontal du blog dans la colonne SESSIONS / thèmes : signe de croix.
Chapitre VI
La souffrance et la croix
I – Trois textes de l'évangile de Jean
1) La guérison en Jean 5, 1-9. “Porter sa croix”.
Nous avons commencé à parcourir l'évangile de Jean pour relever les allusions implicites, ou progressivement les mentions explicites, de la croix. Nous allons reprendre ce chemin. Mais auparavant nous faisons une petite incursion dans les Synoptiques pour faire droit à une expression qui est courante à propos de la croix et qui est « porter sa croix ». Cette expression ne se trouve pas chez saint Jean, mais je crois voir une allusion et peut-être même la source de l'expression « porter sa croix » dans un épisode que nous allons lire ce matin et qui est la guérison du paralysé de Béthesda, au chapitre 5. Nous ne perdons pas le fil de notre chemin, mais nous faisons une interruption provisoire.
« 1Après cela, c'était fête des Judéens et Jésus monta à Jérusalem. 2Il y a à Jérusalem près de la Probatique (la Porte des brebis) – la porte par où entraient les brebis pour les sacrifices –une piscine appelée en hébreu Bethesda (ou Bethzatha) – les manuscrits sont incertains et ce n'est pas clair –qui a cinq portiques. 3Sous eux gisait une foule de malades (asthenountôn), d'aveugles, de boiteux, de desséchés (paralytiques). – Le verset 4 n'est pas donné car c'était un ajout - 5Était là un homme qui était depuis 38 ans dans sa maladie (astheneia). 6Jésus le voyant gisant et connaissant (gnous) qu'il était là depuis un long temps, lui dit : “Veux-tu être guéri (hygiês genesthai) ?” – le vocabulaire de la guérison est pluriel dans le Nouveau Testament, ici c'est “redevenir sain (hygiês)”, le mot hygiène vient de là – 7Le malade (asthenôn) – littéralement le malade ici c'est le faible – lui répondit : “Seigneur je n'ai pas d'homme pour que, quand l'eau se mette à bouillonner, il me jette (ballê) dans la piscine ; pendant que j'y vais, un autre est descendu avant moi”. – car c'est le premier descendu qui était sauf – 8Jésus lui dit : “Lève-toi, porte (aron) ton brancard (ta couche) et marche”. 9Et aussitôt l'homme devint sain (egeneto hygiês) – ce n'est pas “se leva” – et il portait son brancard et il marchait. »
a) Remarques générales à propos du texte.
Nous avons ici un récit de guérison. Il y a deux principaux récits de guérison (et un troisième) dans l'évangile de Jean, celui-ci au chapitre 5, guérison d'un paralysé, et au chapitre 9 guérison d'un aveugle de naissance. Dans les deux cas il est fait mention d'une piscine. La piscine dont il est question ici est une piscine au nord de Jérusalem.
Les problèmes d'adduction d'eau à Jérusalem ont toujours été constatés au cours des siècles. On a fait des fouilles et cette piscine est attestée en ce lieu, elle a même été sous les Romains, abomination de la désolation, un lieu de culte d'Asclépios, le dieu grec guérisseur. Mon élève (Marie-Joseph Pierre)[1] a participé à des fouilles à cet endroit, du temps où elle était à Jérusalem : la piscine est bien attestée mais il n'y a pas trace de cinq portiques. L'autre piscine, c'est la piscine au sud de Jérusalem, la piscine de Siloé, à laquelle Jésus envoie l'aveugle pour qu'il se lave et revienne guéri.
Les exégèses disent généralement que cette fête dont il est question ici, pour laquelle Jésus monte à Jérusalem, c'est la Pentecôte. Je ne sais pas sur quoi ils se basent, mais cela pourrait être confirmé par la signification symbolique du chiffre 5 : 5 ou 50 en symbolique c'est la même chose ; et Pentecôte c'est cinquante. Et les épisodes de Jean sont placés dans la signification spirituelle de certaines fêtes juives. À la collation de la loi à Moïse célébrée à la Pentecôte juive se substituera la cinquantaine de la Pentecôte qui est le déversement de l'Esprit sur l'humanité.
Ici Jésus voit un homme, comme dans l'épisode de l'aveugle : « Jésus, passant, vit un homme aveugle de naissance » (Jn 9). Vous savez, dans tous les épisodes, qu'il s'agisse d'épisodes de guérison ou autres, Jean raconte autre chose que ce qu'on croit entendre à première lecture. Ce qui est en question dans l'un et l'autre épisode, c'est la guérison de l'humanité. « Un homme » c'est l'humanité. Donc nous sommes invités à lire grand. Dans saint Jean le grand est dans le petit.
De même nous avons un parallèle entre les deux chapitres auxquels je viens de faire allusion : nous avons un très court récit, très bref, et ensuite un long développement dans le chapitre. C'est fréquent (mais pas constant) chez Jean. Tout est contenu mais de façon cachée, dans le court récit, et le développement ensuite déploie des aspects implicites qui s'y trouvent et les met au jour, soit par mode de dialogue soit par mode de discours de Jésus. C'est le mode d'écriture d'un bon nombre de chapitres johanniques.
b) Guérison de l'homme gisant – passif – immobile.
L'homme qu'il voit ici est caractérisé premièrement par son horizontalité : il est gisant avec beaucoup d'autres gisants, les autres étant affectés de différentes carences, maladies. Il est là depuis 38 ans et on peut se demander quel est le 2 qui manque pour qu'il arrive à 40[2].
Jésus le voit gisant et lui demande : « Veux-tu devenir sain ? (ou veux-tu guérir ?) » La question est étrange parce qu'à première vue on serait tenté de dire : tout le monde désire guérir. Nous verrons que ce n'est pas si simple. L'homme lui répond : « Je n'ai pas d'homme – la signification johannique implicite c'est que je n'ai pas l'homme nouveau qui libère – qui me jette dans l'eau quand elle se met à bouillonner. » Il est gisant, il faut qu'un homme le porte : il est gisant et il est passif ; et enfin il est attardé dans son parcours parce qu'il ne marche pas. Peut-être vous demandez-vous pourquoi je fais toutes ces précisions ? C'est pour préparer les mots qui vont dire le contraire de ces caractéristiques-là :
- il est gisant, à l'horizontal. Jésus lui dit « Lève-toi » : ceci ouvre la verticalité
- il faut qu'on le porte, il est passif. Et la parole lui dit « Porte ce qui te portait » : nous sommes invités à assumer.
- et enfin il est immobile. « Marche. »
Donc la verticalité, l'activité par rapport à ce qui était passif et la libre marche pour ce qui était cloué. On dit « cloué au lit », mais pourquoi je dis cloué ? Parce qu'on est cloué à la croix, c'est un clin d'œil. Il était donc immobile, il n'était pas dans l'espace de la libre marche.
Or ce sont les énormes carences de notre humanité native :
- nous ne sommes pas spirituellement debout, nous sommes gisants ;
- nous ne sommes pas spontanément porteurs, il faut qu'on nous porte ;
- nous ne sommes pas spontanément marchant dans le libre espace car nous sommes dans un espace de servitude.
C'est pourquoi Jésus lui dit : « Lève-toi – donc mets-toi debout – porte ton grabat – il a dit “Je n'ai pas d'homme pour me porter”, c'est le même verbe ; le grabat le portait – et marche. Et aussitôt… » On ne passe pas par l'eau, là. Non, la nouvelle eau, c'est la parole de Jésus qui donne, la parole œuvrante, la parole active, ce qu'aurait dû être toujours la parole originelle de création si elle n'avait pas été détournée de sens par le falsificateur (vous vous rappelez ce que nous disions à ce sujet, c'est du saint Paul, ça). C'est donc l'eau nouvelle.
Il faut voir qu'il est très souvent question d'eau chez saint Jean, mais parfois l'eau c'est l'Esprit lui-même et parfois l'eau c'est au contraire les eaux du monde, si bien qu'on pourrait dire que l'écriture de Jean est une écriture de ligne de partage (ou de distinction) des eaux[3] :
- Le Baptiste baptisait dans l'eau juive, Jésus baptise dans le pneuma qui est l'eau vivante.
- À Cana il y avait les eaux des ablutions dans les jarres, il y a maintenant le vin, le pneuma de la joie. Ce qui est intéressant par parenthèse à ce sujet-là, c'est qu'il faut emplir jusqu'en haut les jarres : lorsque les eaux bibliques, les eaux de la Graphê (de l'Écriture) sont emplies à plénitude d'elles-mêmes, elles sont le vin même de la christité.
- pour la Samaritaine il y a les eaux du puits ou de la source (les deux mots sont employés) de Jacob (dans la terre donnée à Joseph qui est réputé être l'ancêtre des samaritains) ; ce sont des eaux identifiantes, ce sont des eaux qui s'enfoncent dans l'espace samaritain et en même temps qui puisent dans l'histoire Samaritaine. Ce sont des eaux qui l'identifient comme Samaritaine. Or à la Samaritaine Jésus annonce une autre eau, une eau vivante et elle répond « Donne-moi de cette eau-là que je ne vienne plus puiser ici ». Donc il y a eau et eau.
- Ici il y a l'eau d'une piscine qui guérit d'une façon réputée miraculeuse un homme de temps en temps quand elle bouillonne, et un seul ; et ici voilà l'eau qui est la parole du Christ, la parole œuvrante, et qui guérit l'humanité tout entière.
c) Quel rapport avec la croix ?
Voilà une sorte de présentation de ces quelques versets. Il me reste à dire quel est le rapport avec la croix.
J'ai pensé quant à moi que cette parole pouvait être plus originelle que la parole donnée dans les Synoptiques. Ce n'est pas rare qu'il y ait chez Jean – qui est, comme chacun sait, le dernier écrit – des sources plus originelles que même dans les Synoptiques. En tout cas nous avons ici la trace d'une phrase qui est traduite en langage autre dans les Synoptiques : « Si quelqu'un désire venir derrière moi, qu'il se renie lui-même et qu'il porte sa croix et qu'il me suive (akolouthein, littéralement marcher avec) » (Lc 9, 23 ; Mt 16, 24 ; Mc 8, 34). Nous avons à peu près le même ternaire :
- le premier terme est variable (en Jn 5 on a “se lever” v.8, mais “être guéri” v.9, dans les synoptiques on a “se renier”) ;
- ensuite on a “porter son brancard” ou “porter sa croix” ;
- et un troisième terme : “marcher” ou “marcher avec”.
Le point ici serait que le mot de brancard ou de grabat soit celui auquel se substitue le mot de croix. Il est peu plausible que Jésus ait parlé de croix de cette façon-là avant sa crucifixion. C'est pourquoi ce mot-là, tel qu'il est chez Jean, pourrait bien être l'origine de la phrase qui le commente légitimement et qui se trouve dans les Synoptiques.
● Le sens profond de la mort christique.
Qu'est-ce que nous en tirons comme sens ? Que porter la croix signifie premièrement avoir la force d'assumer au lieu de se laisser aller à la passivité en se contentant de subir.
Et c'est le sens profond de la mort christique car nous sommes assujettis à mourir, c'est notre condition première ; mais le Christ meurt librement comme nous disons : « Entrant librement dans sa Passion ». C'est un mot magnifique parce que c'est ce qui inverse le sens de la mort, ce qui fait que ce n'est pas une mort pour la mort, mais que la résurrection est inscrite déjà séminalement dans le mode de mourir. Or le mot de "mort" a parfois, dans nos Écritures, un sens usuel extrêmement négatif puisque mort et péché sont deux noms propres du Satan ; mais Jésus meurt, et le mot de mort change de sens puisqu'il signifie à ce moment-là la même chose que la résurrection. Il ne meurt pas d'une mort pour la mort, mais d'une mort pour la vie, d'un mode de mourir qui contient la vie par avance.
Il me semble vous avoir déjà lu le petit passage du chapitre 10, chapitre du bon Pasteur qui donne le sens de cela : « Le Père m'aime pour cela que je pose ma vie – c'est ma psychê au sens banal de vie – en sorte que je la reçoive (lambaneïn) de nouveau – le verbe lambanein signifie prendre mais aussi recevoir – car personne ne me l'enlève, c'est moi qui la pose de moi-même » (v. 17-18)[4] En un certain sens on le met à mort, mais cette prise-là est une méprise car sa vie n'est pas prenable ; elle n'est pas prenable parce qu'elle est donnée, et si je veux prendre ce qui est donné, je me méprends. C'est un thème que nous avons déjà abordé : je manque ce que je veux prendre de force si c'est de son essence qu'il se donne.
Le verbe "donner" culmine chez Jean avec l'expression “se donner” : « Nul n'a plus grande agapê que de se donner » et cela, c'est le propre du Christ. Nous ne pouvons éventuellement nous targuer de nous donner que de façon analogique parce qu'il peut y avoir beaucoup de méprises à nouveau dans la prétention de se donner, de se sacrifier pour : « Mon p'tit garçon je me suis assez sacrifié pour toi »… oui, peut-être, mais ça c'est une revendication, ce n'est pas une donation. C'est pourquoi le Christ n'est pas un modèle à imiter à tous égards, à prétendre imiter. Il est inimitable car il a une fonction qui lui est absolument propre et il accomplit cette fonction pour ceux qui ne peuvent pas l'accomplir, c'est-à-dire les individus humains dans leur multitude, dans leur dispersion. Il œuvre à l'intérieur de l'humanité, mais il est seul à faire cela pour le salut de la totalité, pour donner la santé à l'humanité.
En effet il précise pourquoi il peut déposer sa vie : « J'ai la capacité de la déposer et la capacité de la recevoir à nouveau. – nous retrouvons “déposer sa vie”, c'est expirer, c'est se vider qui est la condition pour que je puisse la recevoir à nouveau, nous lisions cela chez saint Paul – parce que j'ai reçu cette disposition de la part de mon Père. » Ce que j'appelle "disposition" ici est le mot qu'on traduit habituellement par "commandement" (vous vous rappelez, nous en avons déjà parlé)[5]. C'est en effet la vocation propre du Christos, la disposition qui le constitue, son être séminal, que d'accomplir cela, sa vocation propre qu'il a reçue d'auprès du Père.
Ceci donne au Christ une place structurelle dans l'ensemble de ce qu'on appelle la doctrine ou la pensée christique, une place éminente qui n'est pas comparable à une simple place de prophète (le prophète dit comment il faut se sauver), ni à la place du saint (le saint donne l'exemple). Le Christ ne dit pas quel est le salut et ne montre pas le salut, il l'accomplit, c'est l'œuvre, il accomplit l'œuvre du Père, il accomplit le salut de l'humanité. C'est pourquoi dans les différentes structures des traditions spirituelles de l'humanité, l'organisation interne des choses n'est jamais la même, on ne peut pas comparer pièce à pièce.
Par exemple dans telle tradition qu'on peut appeler spirituelle, le personnage central est le prophète. Or le Christ mérite éminemment le titre de "prophète" mais n'est pas identifié dans sa plénitude quand il n'est considéré que comme un prophète. Le Christ est "saint" mais il n'est pas identifié dans sa fonction fondamentale comme s'il était un saint, même le plus éminent des saints. Il est le Logos œuvrant, il est celui qui accomplit le salut du tréfonds de l'humanité, et le tréfonds de l'humanité n'est pas les profondeurs que nous révèle l'analyse – celles-ci sont une toute petite superficie de l'homme – c'est le Christ ; il est la véritable intimité de l'homme, le cœur. On se trompe dans l'usage que nous faisons du terme de profondeur. La profondeur n'est pas le “ça” dans la perspective biblique, la profondeur c'est la plus haute intériorité et la plus haute intimité.
● Le ciel c'est la plus haute intimité.
Je dis “haute intimité”, ce qui me donne occasion de dire une autre chose (une chose en appelle une autre). Nous parlons de la verticalité et de l'importance de cette verticalité, et c'est le rapport ciel / terre. Mais nous ne sommes pas au clair avec le ciel. « Notre Père qui es aux cieux », qu'est-ce que nous disons-là ? Nous savons bien qu'il n'est pas dans les cieux. Et vous dites : “C'est une image”. Mais ce n'est pas suffisant.
Alors je vous conseille, s'il vous est trop difficile de dire « Notre Père qui es aux cieux » de dire « Notre Père qui es au creux », c'est-à-dire l'intimior intimo meo, le plus intime que mon intime même ; c'est ça le beau fond de l'humanité. En disant cela je suis conforme par exemple à Matthieu qui dit : « Quand tu pries ton Père qui est dans le secret, dis : “Père qui es aux cieux”. » L'être dans le secret, c'est l'être aux cieux. Les cieux désignent certainement ce qui est le plus intime, le plus secret.
En effet, dans les équations qualitatives que j'ai citées ailleurs, vous pouvez inscrire : le haut est au bas ce que le centre est à la circonférence, ce que la droite est à la gauche, ce que le mâle est à la femelle. Vous avez des dualités qui sont dans des ensembles analogiques, proportionnels. Ceci est très important si on veut essayer de vivre dans un monde où les choses ont sens, où je ne me dis pas simplement à propos de « Notre Père qui es aux cieux » : c'est une image. C'est beaucoup plus qu'une image, mais il peut être profitable que je trouve son équivalence analogique pour que cela me parle aujourd'hui davantage : « Notre Père qui es au creux », qui est au plus intime.
● Porter sa croix ?
Pour revenir à notre texte, que veut dire « porter sa croix » ? Ce n'est pas chercher des croix ou souhaiter des croix, car nous sommes en croix nativement plus ou moins : nous sommes dans la servitude, nous sommes gisants, nous ne sommes pas porteurs.
Il y a une phrase de Bernadette[6] là-dessus que je vais citer de mémoire. On lui demandait : « Sœur, est-ce que vous lisez quelquefois votre saint patron saint Bernard ? » « Oh oui, je le lis quelquefois, mais je ne l'imite guère car lui cherche la souffrance et moi je la fuis. » C'est merveilleux, c'est sain en même temps, et il y a même une pointe d'ironie j'imagine.
Il ne s'agit pas de chercher des croix, elles sont là, soyez tranquilles. Ce à quoi la Parole m'invite, c'est de ne pas les subir passivement mais de les assumer. C'est pourquoi est posée la question : « Veux-tu être guéri ? » parce que c'est aussi une facilité de se laisser aller à souffrir ; c'est à la limite, mais vous savez, la psyché humaine est complexe.
Donc c'est une invitation, mais le mot n'est pas suffisant. La parole du Christ n'est pas une parole d'invitation, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit. C'est pourquoi, lorsqu'il lui dit : « Lève-toi, marche » ce n'est pas un commandement, ce n'est pas un ordre, c'est une parole donnante, c'est une parole qui fait qu'il se lève et qu'il porte son antique passivité et qu'il marche librement. C'est une parole qui donne ce qu'elle dit – quand elle le donne, à l'heure où elle le donne. Entendre la parole, ce n'est pas être documenté sur la marche. Entendre la parole, c'est se mettre debout. La parole du Christ est une parole donnante, elle est effectivement donnante pour la totalité de l'humanité. Elle est effectivement donnante c'est-à-dire que mon écoute de l'Écriture est authentique à l'heure où cette écoute met en œuvre mon être profond, où cette écoute me change.
► Dans la guérison du paralytique, on n'a pas relevé – ce n'était pas le sujet ou on n'a pas pu prendre plus de temps – mais j'ai remarqué que l'eau bouillonnait, c'était intéressant.
J-M M : Oui, c'est tellement étrange qu'il y a une phrase qui se trouve parfois dans certains manuscrits pour expliquer que l'ange descendait, et quand il descendait il faisait bouillonner et c'était le moment guérisseur. Cette phrase, on pense qu'elle a été surajoutée pour expliquer le verbe bouillonner et on la retire en général du texte actuel parce qu'elle est dans très peu de manuscrits. C'est comme toutes ces choses, elles peuvent être rabattues sur de l'anecdotique banal ou on peut se demander si elles cachent un sens.
► Il y a une chose que vous avez dite, c'est que cet homme avait 38 ans et qu'il lui manquait 2 ans pour avoir 40 ans.
J-M M : Je ne me targuerai pas d'être tout à fait sûr de l'interprétation. Pour les Pères de l'Église – mais souvent ils en rajoutent, ils trouvent des symbolismes qui ne sont pas vraiment attestés par le texte mais qui sont dans une lecture légitime – le deux désigne les deux testaments qui lui manquent (on lit ça, je crois, chez Ambroise). Quand on est dans la symbolique, il ne faut pas avoir réponse à tout et ne pas vouloir tout expliquer, il faut être modeste, et il faut que ce soit bien attesté par la texture même, par les habitudes d'écriture de Jean, par d'autres références…
Un exemple : je suis absolument sûr que le chiffre 153 a une signification symbolique, mais je ne sais pas laquelle. Plusieurs explications existent, mais pour moi aucune n'est totalement satisfaisante (de celles que j'ai aperçues).
Le langage symbolique réclame beaucoup de liberté mais aussi beaucoup de discrétion et de prudence. Sous prétexte que ce n'est pas régi par les règles de notre logique, il ne faudrait pas croire qu'il n'y a pas de règle, donc vouloir trouver à toute force des explications à tout type de lecture. Il faut justement avoir la modestie d'attendre. Quelquefois attendre est très fructueux, les réponses peuvent venir longtemps après.
J'arrête ce chapitre et je prends quelques repères dans la suite des textes avant d'arriver à l'ultime lieu qui va nous requérir demain, qui est la crucifixion même du Christ.
Tout d'abord, une petite allusion très rapide à Jn 8, 28. C'est un débat entre Jésus et les Judéens. Les chapitres 7 et 8 sont des chapitres de controverse dure entre Jésus et les Judéens, jusqu'à la fin du chapitre 8 qui est terrible puisque c'est là que Jésus les appelle "enfants du diabolos" : vous n'êtes pas enfants de Dieu ou d'Abraham, vous êtes nés du diabolos. Et la guérison de l'aveugle au chapitre 9 mettra le comble à cette agressivité. Donc la crise entre Jésus et les Judéens ne fait que monter au cours de tous ces chapitres. Il y aura ensuite le grand intervalle des chapitres 13, 14, 15, 16, 17 (lavement des pieds, discours) et puis on arrive à la Passion au chapitre 18. Ici nous sommes dans les débats.
« Jésus leur dit : “Quand vous aurez élevé le Fils de l'Homme alors vous connaîtrez que je suis et que je ne fais rien de moi-même, mais selon ce que le Père m'a enseigné, c'est cela que je dis.” »
« Quand vous aurez élevé le Fils de l'Homme ». Vous vous rappelez que nous avons vu le terme élever et même surélever chez Paul pour dire la résurrection (« C'est pourquoi Dieu l'a surélevé et lui a donné gratuitement le Nom. » (Ph 2))
Élever chez saint Jean est employé progressivement de façon constante à propos de la mort de Jésus, c'est-à-dire l'élévation sur la croix. Nous avons vu l'échelle de Jacob, puis le serpent élevé sur la hampe (sur le bois), et le terme “élevé” ici. « Vous connaîtrez que je suis » : “Je suis” correspond à "Eyeh asher Eyeh", Yahveh si vous voulez[7], c'est-à-dire que sa mort l'identifiera pleinement au Père.
3) Jean 12, 27-28 et 30-32. le trouble et la gloire.
Il va s'expliquer clairement au chapitre 12 où nous avons une autre occurrence du terme “élever”. Le chapitre 12 est un chapitre plein, mais rempli de choses diverses ; il n'est pas composé dans une unité comme les chapitres que nous venons de voir.
« “27Maintenant ma psychê entre en bouleversement (taraxis) – elle est bouleversée. Le trouble est à l'origine de la recherche, nous avons dit que c'est ce mot qui a quatre occurrences chez saint Jean – et que dis-je : Père sauve-moi de cette heure ? Mais je suis venu pour cette heure – mon heure, c'est l'heure de ma mort / Résurrection, mon être est un être pour mort et Résurrection, mon essence, ma vocation, ce à quoi je suis appelé, c'est mort / Résurrection, je suis venu pour cela – 28Père, glorifie ton Nom” – le Fils est le Nom. Nous avons dit que le Fils est le visible du Père, le Fils est le Nom du Père c'est-à-dire le discible du Père.
Vint donc une voix du ciel : “Et je l'ai glorifié et à nouveau je le glorifierai”. »
Et le Christ ajoute : « 31“C'est maintenant la krisis (le jugement) de ce monde – le point critique de ce monde, le discernement entre ce monde et le monde qui vient – maintenant l'archonte de ce monde (le prince de ce monde) – puisque ce monde est un espace qualifié, un espace régi par le prince de ce monde – est définitivement jeté dehors. 32 Et moi quand j'aurai été élevé de terre, je les tirerai tous auprès de moi.” » C'est-à-dire que mon élévation introduit le mouvement par quoi l'humanité tout entière est élevée, tirée.
Le verbe "tirer", c'est le verbe qu'on utilise par exemple pour tirer l'épée de sa gaine. C'est un mot très important, qui a été employé une autre fois chez Jean au chapitre 6 : « Nul ne vient vers moi, dit Jésus, si le Père ne le tire. »
Voilà que cet être élevé dit la mort du Christ en croix, mais est du même coup son élévation, c'est-à-dire la Résurrection même. C'est pourquoi la croix johannique est toujours croix de mort et croix de vie, croix de supplice et croix de lumière (croix de gloire). Cela veut dire que Jean ne sépare jamais comme des épisodes distincts la mort et la Résurrection du Christ. La résurrection du Christ est inscrite dans son mode de mourir, et la mémoire de sa mort persiste dans sa résurrection.
Nous verrons, dans le dernier texte qu'il nous incombe d'examiner, celui de la crucifixion du Christ, que dans cet épisode se célèbrent à la fois la mort, la Résurrection et la Pentecôte (l'envoi du pneuma). C'est que Jean ne médite pas des anecdotes, Jean pense à propos de chaque geste du Christ la totalité de son mystère dans sa profondeur et dans sa configuration première : la mort / Résurrection qui est le don de l'Esprit pour l'humanité, ces choses-là étant indissociables et n'ayant sens que les unes par rapport aux autres. C'est la tâche que nous nous donnons pour la dernière lecture à propos de la croix.
II – Pourquoi la souffrance et le mal ?
J'ai reçu deux papiers et c'est pratiquement, globalement la même seule question qui est extrêmement vaste. C'est pourquoi je n'y consacrerai que peu de temps. En revanche je prendrai un moment pour parler à partir de ce que Paule a tiré d'Internet sur la croix, occasion de dire des choses que nous aurions omises, ou pour compléter.
a) Deux questions sur la souffrance et le mal.
Je vous lis donc les deux questions :
1. Comment entendre que se donner c'est le propre du Christ, que le Christ est inimitable, que le Christ accomplit le salut puisque Paul dit : « J'achève dans ma chair ce qui manque à la passion du Christ » ?
2. « Lève-toi, prends ton grabat et marche » : il assume car il est guéri. Mais porter sa croix alors qu'on n'est pas guéri, l'assumer est d'autant plus dur. Comment passer de la révolte ou de la résignation à l'acceptation ? Mère Teresa disait : « La souffrance n'est pas une torture si elle rapproche de Dieu et fait partager la souffrance du Christ. » Saint Paul dit : « Je complète dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ par son corps qui est l'Église. » Jean Paul II dit : « Suis-moi, viens, prends part avec ta souffrance à cette œuvre de salut du monde qui s'accomplit par ma souffrance, par ma croix. » Accepter la souffrance parce que c'est elle qui sauve le monde ? ! ? ! ?
J-M M : Ce qui est dans vos questions ici, c'est la signification, le sens du mal, de la souffrance et du mal en général. C'est un problème immense et j'ai dit que ma réponse serait brève, elle tient en quatre mots, même pas, quatre syllabes : JE N'EN SAIS RIEN ! Ça va comme ça ?
b) Mise en question de la question.
Bon, on va en dire un peu plus. Par exemple il peut m'arriver de m'étonner de ce qu'on pose la question : “Pourquoi la souffrance ?”, et pourquoi on ne pose pas la question : “Pourquoi y a-t-il quelquefois du bonheur ?”. Ah bon, parce que le bonheur vous était dû ! Ce n'est pas non plus une réponse, c'est un étonnement de ma part.
Peut-être justement ce qui est à mettre en question, c'est le mot “pourquoi”. Vous connaissez ce mot magnifique d'Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi ». J'aimerais assez dire : « et les épines aussi ».[8]
Cette question du pourquoi est une question lancinante. Les différentes pensées ont, dans les différentes cultures (ce qu'on appelait les différentes religions) essayé d'apporter des réponses, et singulièrement les théologies ou théodicées, c'est-à-dire les pensées d'un Dieu bon et sauveur et créateur.
Mais il y a aussi des réponses plus radicales. Par exemple il y a les dualismes absolus : il y a deux principes coéternels qui se combattent tout au long de l'éternité, le principe du mal et le principe du bien. Ceci évidemment n'est pas recevable en perspective chrétienne parce qu'il n'y a pas deux principes coéternels et égaux qui pourraient se combattre.
Un autre type de réponse, c'est de mettre dans un certain rapport le mal et le péché. Le mal est la punition du péché, cela est très fréquent dans la mentalité. Il vous arrive une tuile : « Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu ? ». C'est archi-classique. Quelquefois on met ça sur le compte de ce qu'on appelle le judéo-christianisme qui serait vraiment un fabricateur de culpabilité. Très curieusement un grand spécialiste des déficiences, des malheurs et des maux intérieurs psychiques, lorsqu'il veut interpréter la culpabilité, il va chercher son paradigme, son archétype de pensée, chez les vieux Grecs : Œdipe… Il n'est pas judéo-chrétien Œdipe ! Ou alors on pense à la doctrine du péché originel qui est interprétée de deux manières :
1) le mal subi est l'effet, c'est-à-dire la conséquence du péché – ceci n'est pas du tout la doctrine paulinienne – et on y voit une explication de la souffrance.
2) Ou bien on voit dans cette doctrine une sorte de palliatif qui dédouane un peu l'individu parce qu'on met le péché sur le compte d'une peccabilité principielle de laquelle nous héritons. Or l'Évangile récuse cela.
Comme vous l'avez noté : « Qui a péché pour que cet homme naquît aveugle, lui ou ses parents ? » (Jn 9, 2). La question paraît singulièrement pertinente puisque, du fait qu'il est né comme ça, il ne peut être responsable, c'est donc peut-être ses parents. Réponse de Jésus : « Ni lui ni ses parents ». Ah bon, même pas son arrière arrière arrière-grand-père Adam ? Même pas.
Il y a eu d'autres essais. Un des plus célèbres est celui de Leibniz, un philosophe allemand, protestant d'origine, qui prétend faire une théologie selon la raison et non pas selon la Révélation, ce qu'on appellera une théodicée. Lui aussi est pris par le problème : Dieu est bon ou mauvais ou impuissant : ou bien il ne peut pas éviter le mal, ou bien il ne veut pas. Et c'est sa théorie du meilleur des mondes : Dieu ne pouvait choisir que ce monde-ci parce que c'est le meilleur des mondes. C'est la théorie qui, vous le savez, a fait tellement rigoler Voltaire. Le Candide se promène dans tout le monde et partout il trouve des malheurs et à chaque fois il est accompagné de son maître le professeur Pangloss qui lui récite la théorie de Leibniz. Il arrive même à Barcelone pour le grand désastre de Barcelone, ce grand tremblement de terre sur lequel Voltaire a fait par ailleurs un poème de mirliton, mais un poème immense.
Toutes ces tentatives d'explications sont nulles. Quand une question n'a pas de réponse, il faut se poser la question : est-ce une bonne question ? Est-ce que le “pourquoi ?” (ici on pose : « Pourquoi le mal ? ») est une question aussi innocente qu'il y paraît ?
Je ne conteste pas ici les réactions spontanées, natives, de refus, y compris le jurement, le blasphème, tout ce que vous voudrez. J'imagine d'ailleurs que Dieu comprend très bien ces blasphèmes-là.
Je suis en ce moment dans un moment de réflexion sereine, pour peu que le répit m'en soit donné par le malheur qui nous accable, et je réfléchis sur la question “Pourquoi ?”. Nous sommes régis par la question “Pourquoi ?”, spécialement dans notre culture et spécialement notre moment de culture.
Notre culture en général et cela dès son origine, pose la question des quatre causes. Parmi les causes on a la cause efficiente et la cause finale. La cause efficiente c'est : “Par qui cela a été fait ?” ; et la cause finale c'est : “En vue de quoi ?” (un des sens du mot pourquoi), et puis les deux autres causes ne nous concernent pas ici. C'est une pensée qui a été d'une fécondité prodigieuse dans l'aménagement de ce monde, c'est parce que l'Occident a posé la question “Pourquoi ?” qu'il a produit tout le développement technologique rationnel que nous connaissons. On peut se demander néanmoins parfois : lorsque s'ouvre l'œil technologique, c'est-à-dire la façon technologique de regarder le monde, est-ce que ne se ferme pas l'œil intérieur ? C'est pourquoi je ne considère pas nécessairement que ce développement technologique soit à tous égards une merveille, je dis bien “à tous égards” (il peut y avoir des bienfaits ponctuels ici ou là) et je ne suis pas seul. Un philosophe qui est le plus grand penseur du siècle précédent, Heidegger, est un critique aigu de la technologie dont il relève la signification négative.
La question est : est-ce que cette question qui régit une gestion possible de l'intra-mondain peut être transportée au-delà du monde ? Est-ce que cette question : “Pourquoi ?” a sa validité ? Si on met en évidence cela que « la rose est sans pourquoi », c'est-à-dire que probablement l'essentiel est sans pourquoi, le pourquoi est trop petit comme question. J'ai dit que ça valait pour la rose mais que je l'appliquais aussi aux épines tout à l'heure.
J'ai oublié de commémorer un élément de réponse qui est également réputé chrétien, qui est le mérite : la souffrance mériterait. La souffrance du Christ mérite et par suite nos souffrances ; ce sont les citations qui ont été données : « J'achève ce qui manque à la passion du Christ… » etc. Mais la souffrance ne mérite rien. Elle n'est pas du tout l'explication du salut de l'homme, ce n'est pas par mérite qu'on gagne son salut, ce n'est pas le processus, même si la théologie à certaines époques a largement développé cet aspect-là. Ce n'est pas le sens biblique.
Par ailleurs, à propos de la petite phrase de Paul que vous avez citée, je ne suis pas sûr qu'il faille traduire comme cela parce que je ne pense pas que Paul puisse indiquer qu'il “manque” quelque chose à la passion du Christ. C'est ta husterêma, les déficiences : cette grande déficience, c'est-à-dire ce grand manque qui est la passion du Christ, ce grand mal. Ce n'est pas « ce qui manquerait à la passion du Christ » mais « la passion qui est un manque », alors j'y participe. En ce sens-là il y a une signification, une assimilation en son lieu et à son degré, on pourrait dire une imitation du Christ, mais nous avons dit que même à ce niveau-là la notion d'imitation n'était pas la notion première. Ça peut être vrai en un sens, non pas au sens qu'il manquerait quelque chose à la passion du Christ, mais au sens que je prendrais part à ce manque (à ce mal) qu'est la passion du Christ, c'est possible.
Mais en outre, répéter que le christianisme valorise la souffrance, c'est se méprendre. L'Évangile valorise tout l'homme, invite à réassumer tout l'homme, son bonheur et son malheur, c'est-à-dire la totalité de sa vie. Ce n'est pas valoriser seulement la souffrance : la souffrance comme souffrance n'est pas la perspective évangélique. C'est pourquoi la notion que le Christ a souffert pour nous n'est pas à entendre au sens du mérite, car le mérite est une causalité morale. C'est une causalité, donc c'est une réponse à la question “Pourquoi ?”. Et le mérite n'est pas une causalité physique mais ce que les philosophes appelaient une causalité morale.
Nous savons d'ailleurs que la notion de mérite n'est pas une notion clé fondamentale de l'Évangile puisqu'au contraire il critique intégralement la notion de mérite. Il substitue au mérite la notion de donation gratuite. Ceci ne me donne pas une réponse à la question du malheur mais évacue un certain nombre de fausses réponses qui ont eu cours ou qui traînent même dans les quartiers, car même un athée serait capable de dire : « Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu ? »
Cette question du “Pourquoi ?” est en particulier nocive dans le champ de la pensée théologique en général. Elle en est venue à régir toute la pensée théologique par la notion de Dieu cause efficiente, de Dieu fabricateur (créateur si vous voulez). C'est défigurer la configuration originelle et fondamentale de l'Évangile que de commencer par Dieu créateur. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de rapport mais pas celui qu'on pose. Ça paraît une question tout à fait innocente : « Pourquoi y a-t-il un monde ? » C'est celle du déisme de Voltaire lui-même : « Je ne puis songer que cette horloge marche et n'ait point d'horloger.[9] » Il y a un horloger et il le faut pour expliquer le monde. Or Dieu n'est pas fait pour expliquer le monde. C'est rabattre Dieu que de le réduire à une réponse à notre question “Pourquoi ?”. Ce n'est pas comme cela qu'il vient. C'est comme cela que la théologie l'apporte souvent, mais ce n'est pas comme cela qu'il vient.
J'espère que vous apercevez les raisons profondes et fondamentales des différentes choses que nous avons dites et qui paraissaient plus ou moins insolites ou inutiles peut-être au cours des rencontres de cette retraite.
Or c'est la même question “Pourquoi ?” qui est posée à propos du mal à une nuance près qui est la tonalité différente. Je peux poser de façon assez sereine la question « Pourquoi le monde ? » Réponse : c'est Dieu qui l'a fabriqué. Mais quand je pose la question “Pourquoi ?” à propos du mal, cette question prend le ton du ressentiment, et l'innocente question “Pourquoi ?” devient la question « POURQUOI !? ». Ce n'est pas la même tonalité. Il pourrait se faire qu'à la base de toute question “Pourquoi ?” il y ait, de façon inconsciente de notre part, quelque chose de vicié et de vicieux, ce qui rendrait plausible et même nécessaire l'incapacité à y répondre. Je n'oublie pas ma première réponse : « Je n'en sais rien », mais je commence à savoir comment et en quel sens je n'en sais rien.
Si vous avez examiné les questions qu'on pose au Christ et la façon dont il se comporte par rapport aux questions qu'on lui pose, vous avez remarqué que certaines questions, souvent posées par les disciples, reçoivent une réponse de Jésus : ce sont les questions du bon cœur. Mais il y a d'autres questions : des questions pour prendre, c'est-à-dire pour surprendre, pour prendre au piège. Les questions piégeuses adressées au Christ sont nombreuses. À ces questions-là, ou il ne répond pas ou il répond par une pirouette.
Ainsi on lui pose une question piège : « Faut-il payer l'impôt à César ? ». Elle est absolument piégeuse car César est l'occupant. Réponse : « Rendez à César ce qui est à César si ça vous chante, mais l'important, c'est que vous rendiez à Dieu ce qui est à Dieu ». Car c'est ainsi qu'il faut la traduire, ce n'est pas l'instauration d'un pouvoir civil d'une part et d'un pouvoir religieux d'autre part. C'est la tonalité de la réponse, ce qu'elle dit effectivement ; les langues anciennes supportent très bien cette façon de parler. C'est un peu comme Luther, quand il dit : « Péchez fortement mais croyez plus fortement encore. » Ce n'est pas une invitation à pécher mais ça veut dire : « même si vous péchez, l'important c'est que vous croyiez plus fortement encore. » Les catholiques se sont beaucoup servi de cette phrase pour vitupérer Luther, mais ce n'est pas valide : Luther ne faisait en cela que redire les paroles de Paul au sens où Paul les énonce.
Je pourrais donc soupçonner et examiner l'origine fondamentalement rancunière d'une question comme celle-là, non pas du tout que j'accuserais qui que ce soit, je n'accuse personne. Il ne s'agit pas ici d'une culpabilité que vous auriez de façon supplémentaire, mais d'une situation inconsciente. Car notre question “Pourquoi ?” paraît bien une question innocente, oui mais cependant elle est soupçonnable. Et ce qui rendrait compte du fait que la réponse n'est pas possible, c'est que la question n'est pas valide et cela à plusieurs titres : elle est peut-être soupçonnable de mauvais cœur comme nous en avons vu des exemples, mais en tout cas elle n'est probablement pas adaptée à autre chose que la gestion des causalités intra-mondaines.
Ceci rejoint d'ailleurs une série de questions posées à propos de Dieu. Par exemple la question qui court tout au long de l'histoire de la pensée occidentale : « Est-ce que Dieu aurait pu ? » (il aurait pu faire mieux). C'est une question nulle, d'une nullité que vous ne pouvez pas imaginer. Elle a sévi et elle a plusieurs fonctions. Au Moyen Âge, c'est une question qui reste encore de type philosophique, et à partir du XVIe siècle elle devient une sorte de question enfantine. Le “aurait pu” du Moyen Âge signifie : est-ce que par exemple le concept de création implique le concept de résurrection, autrement dit : Dieu aurait-il pu créer le monde et ne pas venir mourir et ressusciter ? Cette question est évidemment une gestion d'un fonctionnement conceptuel de la pensée : est-ce que tel concept co-implique avec lui tel autre ou sont-ils distants ? Mais à partir du XVIe siècle, la question “aurait pu” est une question quasi enfantine, on se représente Dieu comme un individu qui calcule des moyens pour des fins : non, ce n'est pas convenable qu'il ait choisi ça. Ce type de raisonnement est enfantin et nul ! Une notion de Dieu qui procède de cette façon demande largement à être purifiée.
c) Quatre indications pour conclure.
- Accéder à la pensée qui peut penser que « La rose est sans pourquoi » et qui pose du même coup que « L'épine est sans pourquoi ».
- Éviter les anthropomorphismes, les représentations du Dieu. Il faut purifier notre idée de Dieu, non par rapport à des symboles, mais par rapport à des images. C'est quand la pensée devient conceptuelle en théologie que prolifèrent les images sauvages autour de Dieu. Quand ne prolifère pas la pensée proprement conceptuelle, c'est que nous sommes dans un monde symbolique, qui est vécu précisément comme symbolique.
- Enfin la tâche serait de ne pas oublier l'action de grâces quand le bonheur est là, ne pas oublier qu'il se cache parfois comme semence dans le malheur ou la souffrance même ; c'est la thématique de la femme qui enfante dans l'évangile de Jean au chapitre 16.
- Et puis demander que la souffrance ne soit pas quelque chose qui nous écrase totalement.
Voilà les gestes simples que nous pouvons être amenés à faire.
Et pour terminer, ultimement : Pourquoi y a-t-il du mal ? Je n'en sais rien.
Si vous méditez un peu cela, vous verrez que ce n'est pas du tout décevant, c'est au contraire ouvrant. C'est ouvrant surtout en ce que c'est un lieu de purification de notre idée de Dieu. Les mauvaises questions qu'on ne sait pas résoudre ont ceci d'intéressant que le fait de pouvoir les dissoudre, les évacuer, les rendre vaines est toujours bénéfique, donne toujours d'avancer quelque part ailleurs que dans la question comme elle se posait.
III – Brève histoire de la croix et du signe de croix
1) Quelques indications tirées d'un premier document.
J'avais dit que je dirai quelques mots à propos de ce texte trouvé sur Internet (cf http://pistevo.free.fr/files/signedelacroix.pdf). J'en dis de façon générale que c'est une dissertation qu'un étudiant en théologie de première année aurait pu légitimement faire. Je dis “de première année” parce que c'est un texte documenté (l'auteur a été voir ce que les spécialistes ont dit de la question), mais ce n'est pas un travail de première main. Vous avez une biographie à la fin, c'est sérieux : Carcopino, Daniélou, Roguet, Rondet... des noms qu'on connaît, des gens qui ont travaillé de première main. J'ai dit néanmoins qu'il était de première année parce que c'est mal construit et mal résumé, mais ça donne des indications.
● Nos deux questions.
Il y a là des choses que nous n'avons pas développées parce que la question traitée dans ce texte correspond uniquement à la seconde des questions que nous posions.
Je vous ai dit d'entrée que le titre pouvait s'entendre de deux façons :
- le signe qu'est la croix, c'est-à-dire de quoi la croix est-elle le signe ; ce qui implique le sens, la signification, la symbolique de la croix que nous avons développée à partir de l'Écriture.
- L'autre question porte sur le signe de croix, c'est-à-dire la gestuelle (l'histoire de cette gestuelle, sa signification…). Or la signification de cette gestuelle plonge radicalement dans ce que nous avons fait, elle est donc pour nous d'une grande importance.
Mais parce qu'il n'a pas fait la première partie du travail, l'auteur se borne à étudier l'histoire d'une pratique. Ce n'est pas inintéressant mais ce n'est pas le tout de notre question. Et ça l'amène d'ailleurs à relever des choses autres que celles que nous avons relevées.
a) Se marquer ou être marqué : tav, sphragis, chrisma…
● Référence au tav biblique.
À propos de la gestuelle du signe de croix, l'auteur insiste beaucoup sur la référence au “tav” biblique[10] – le “tau” grec qui s"écrit τ en minuscule et Τ en majuscule donnera notre T à nous. Le tav (prononcer en faisant sonner le "v") est la dernière lettre hébraïque, donc c'est le thème du rapport de l'alpha et de l'oméga (la première et la dernière lettre grecque), thème connu par exemple par l'Apocalypse. Le tau n'est pas la dernière lettre grecque, mais ce n'est pas gênant.
De ce tav il en est question chez Ézéchiel essentiellement. Il s'agit d'une marque au front qui est un signe, mais un signe qui est gestué dans la mesure où on le fait sur soi-même ou sur autrui[11]. C'est un thème apocalyptique qui est repris aussi dans l'Apocalypse de Jean.
● La sphragis.
Ceci me fait penser du même coup à d'autres termes qui se trouvent chez Paul et chez Jean, en particulier le thème de la sphragis. Sphragis est un mot très fréquent chez Paul, il signifie le sceau, une marque qui scelle. Il se dit essentiellement à propos du pneuma. Il signifie fondamentalement que nous sommes intimement marqués par la foi, éventuellement par le baptême ou par ce qui précède le baptême (la première initiation chrétienne) ; donc une gestuelle de ce genre.
● Le "caractère" produit par le baptême.
Ensuite la théologie l'a largement utilisé pour indiquer la marque invisible que l'on reçoit au baptême. Le langage technique de la théologie parle de “caractère”. Vous savez sans doute qu'il y a trois sacrements qui produisent un caractère : le baptême, la confirmation et l'ordre[12]. La gestuelle du baptême est bien visible, mais cette gestuelle laisse une marque invisible, intérieure, spirituelle, qui indique que le baptême n'est pas seulement le geste d'un moment mais une transformation permanente de l'être. On est baptisé dans un instant – “sacramentum tantum transit” (le signe gestuel passe) comme dit saint Thomas d'Aquin – mais reste le caractère, pour parler le langage de la théologie. Et ceci revêt une signification pastorale de toute première importance parce que, si le baptême donne la grâce de Dieu qui est le signe de la foi, la grâce de Dieu néanmoins peut se perdre par le péché grave et pour autant je n'ai pas à être rebaptisé ; c'est donc que le baptême comme baptême laisse une trace. Par ailleurs le sacrement de la Pénitence revivifie le caractère baptismal dans le domaine de la grâce. Cela justifie une pratique ecclésiale selon laquelle il y a des gestes sacramentaires qui ne se font qu'une fois et d'autres qui se réitèrent comme la Cène (l'Eucharistie) ou la Pénitence.
L'histoire de la doctrine sacramentaire est une histoire longue, intéressante, pleine de choses étonnantes. La notion stricte de sacrement au sens où nous la connaissons aujourd'hui apparaît au XIIe siècle. Bien sûr les pratiques du baptême, de l'Eucharistie etc. sont originelles. Mais lier un certain nombre de ces gestes sous un concept commun qui est le concept de sacrement, c'est le travail du XIIe siècle[13].
Cela, c'est à propos du mot sphragis. Ce sont des informations que je vous livre comme elles viennent. C'est tout à fait autre chose que la dure problématique que nous avons évoquée au début, mais il faut aussi informer.
● Le chrisma.
Il y a un autre terme qui, lui, est johannique, le terme de chrisma, dans deux passages de sa première lettre[14] : nous sommes marqués du chrisma. Les exégètes se posent la question : est-ce un geste qui trace une marque en forme de croix, par exemple, ou est-ce une réalité intérieure ? Fondamentalement et essentiellement, le chrisma est une onction. Onction et chrismation sont souvent liées : le pouce enduit d'huile, j'enduis le front ou différentes parties du corps par un geste cruciforme. Mais ce chrisma indique surtout que mon cœur est enduit de pneuma, c'est-à-dire enduit de la connaissance que Dieu verse en moi. "Connaître, c'est être enduit de la vérité" : je trouve ça magnifique. La symbolique de l'enduire n'est pas du tout restée dans notre pensée effective. La symbolique baptismale, oui, et celle-là non.
b) Représentations de la croix.
Nous venons de voir le chrisma, ce qui est intéressant par ailleurs car ce même mot de chrisma a désigné de façon postérieure ce qu'on appelle le chrisme. On me présentait avant-hier une petite croix dans laquelle il y avait un signe bizarre et on me demandait ce que c'était. Le voici :
C'est très ancien puisqu'on trouve ce signe dans les catacombes. Ce sont les deux premières lettres du mot Christos, Χριστός en grec : “Khi” : et “rhô” : . Le mot chrisma garde une référence au mot Christos puisque le Christ est essentiellement celui qui est oint, et en même temps il induit la figure de la croix et même d'une croix à six branches.
Toutefois, il ne s'agit pas de la croix à six branches qu'on peut méditer par ailleurs et qui est la croix cosmique avec le haut, le bas, la gauche, la droite, l'avant, l'arrière et le centre[15]. Celle-ci est méditée très soigneusement par Clément d'Alexandrie (140-220 env.) dans les Stromates (Livre V, ch. VI, 35) à partir du chandelier à sept branches.
● Les représentations de la croix dans les catacombes.
A côté de la signation et du sens profond de la croix, il y a aussi un autre aspect, c'est la représentation de la croix à laquelle nous n'avons pas fait beaucoup de place.
Pour être très sommaire, je dirais qu'on trouve dans les catacombes des espèces de graffiti qui représentent des croix. Dans certains cas, elles peuvent avoir deux fonctions comme ce schéma des catacombes de Priscille (IIIe siècle) qui représente à la fois une croix et une ancre de bateau entre deux poissons…
● Croix de souffrance et croix de gloire.
Je poursuis un peu dans ce domaine de la documentation. Quant à la représentation proprement dite de la croix, nous avons vu qu'elle était impliquée dans son double sens de croix de souffrance mais aussi de croix glorieuse dans le geste de l'orant, que ce soient les trois enfants dans la fournaise ou Daniel dans la fosse aux lions[16]… comme aussi un geste qui fait qu'on ressort indemne d'une situation périlleuse ; la situation périlleuse c'est la condition de notre quotidien.
On trouve pour la première fois au VIe siècle une représentation du Christ sur la croix dans une église qui se trouve à Rome sur le mont Aventin, l'église Sainte-Sabine. Il y a deux portes d'entrée qui sont faites de bas-reliefs sculptés dans le bois. Elles datent du VIe siècle, peut-être que l'une ou l'autre a été refaite, mais pour moi c'est remarquable. Pour la première fois vous voyez le Christ en orant et derrière lui la forme de la croix. C'est un Christ ressuscité, un Christ glorieux placé devant une architecture en forme de croix. Autrement dit la première crucifixion n'est pas une crucifixion doloriste.[17]
Vous savez par ailleurs que, dans le monde oriental, pendant longtemps, on a presque uniquement représenté le Christ ressuscité sur la croix. C'est seulement au XIIe siècle qu'on commence à anecdotiser la croix, c'est-à-dire à représenter un Christ douloureux sur la croix. On quitte alors le monde des symboles des premiers siècles, on quitte l'iconographie orientale également pour entrer dans un monde qui s'anecdotise[18]. C'est une déperdition en un sens, mais ça ouvre tout le champ de l'immense histoire de la peinture occidentale, car tout naturellement, lorsque le sens du symbole disparaît, apparaissent à la fois le concept d'un côté et l'anecdote de l'autre côté. Notre catéchisme est fait d'une espèce de mélange de concepts et d'anecdotes, ce que j'appelais jadis la structure anecdotico-logique du discours théologique classique. C'est l'avènement du concept univoque, du concept intellectuel qui évacue le symbole, mais il est remplacé par un imaginaire qu'on pourrait appeler un imaginal si l'on veut (certains l'ont fait).
Le XIIe siècle est un siècle extraordinaire, c'est la vraie première renaissance en Occident. Le XIIIe siècle est un siècle d'or à certains égards (pour la pensée théologique bien sûr), mais le XIIe siècle est à la fois le moment où apparaît l'aspect anecdotique, le moment où l'on fait des crèches (saint François), le moment où apparaissent les crucifixions doloristes parfois très belles structurellement, puis cela s'aggravera jusqu'aux crucifix doloristes.
Je faisais allusion par exemple au Christ de Grünewald[19] qui est à Colmar, et qui a sa justification aussi historiquement. Il ne garde pas le sens symbolique originel de l'Évangile. Cela s'explique par le contexte historique : c'est la période des grandes épidémies. L'Église, à travers ses ordres religieux, prend en charge ceux qui souffrent et les accueillent dans des institutions, des hospices, le plus souvent somptueusement aménagés. À travers cette humanité misérable et souffrante, c'est le Christ qu'on honore et on charge les plus grands artistes d'exécuter des tableaux ou des retables qui soutiennent la démarche de foi de ces malades en donnant un sens à leur souffrance. A Issenheim en particulier, le Crucifié souffre de leur maladie et en porte les stigmates sur son corps. Il peut donc les inviter à l'accompagner, à travers leurs souffrances, vers la vie de lumière qui apparaît quand on ouvre les volets du retable. Du point de vue de l'authentique pensée évangélique, c'est une sorte de déperdition, mais les siècles ont vécu leur foi avec les ressources propres du siècle, et un historien regarde cela sereinement, il ne s'agit pas de condamner. On peut à certains égards regretter que la grande symbolique soit perdue, mais c'est l'histoire.
c) Le signe de croix fait sur le corps[20].
Pour la gestuation qui est une gestuation autre que celle qui se référerait au tav initial, donc une gestuation plus ample comme celle que nous pratiquons aujourd'hui, on en situe la naissance (sur la foi de Daniélou et d'autres écrivains) entre le VIIIe et le XIIe siècle – ceci pour répondre aux questions qui avaient été posées à ce sujet. Il y a aussi des différences entre la façon de faire de l'Église d'Orient et de l'Église d'Occident : qu'on mette la main à plat, qu'on prenne 3 doigts, ou qu'on prenne 2 doigts. Mais c'est secondaire, ça a son histoire, ce n'est pas une question dont on puisse utilement débattre.
2) Deux informations tirées d'un autre document.[21]
● Pas de signe de croix dans le protestantisme.
Je pense que l'autre petit texte est plutôt protestant, et je n'avais pas réalisé – j'ai pourtant participé parfois à des célébrations protestantes – que le signe de croix ne se pratiquait pas dans le protestantisme. Luther a dû parler contre cette pratique comme appartenant aux pratiques qui ne sont pas inscrites dans l'Écriture, pensait-il. Comme pratique, en effet, ce n'est pas inscrit dans l'Écriture. Il y a aussi toujours le risque d'un usage magique, ce qui reste vrai, encore que là il faille être très prudent dans le jugement que nous portons sur ces différentes gestuations.
● Les deux fonctions de la croix.
On trouve aussi dans ce texte des choses qui sont dites en passant et qui sont intéressantes. Je les connais bien, j'ai lu cela dans des textes du IIe siècle.
Par exemple le caractère du signe de la croix qui fait fuir les démons. Dans la pratique – et là on reste dans le domaine de l'exorcisme, ça ne dit plus grand-chose aujourd'hui. Mais ces pratiques ont existé et c'était même fondé sur l'Évangile, ce n'était pas nécessairement des pratiques de sorcellerie. On disait : « la croix fixe et sépare », je crois vous avoir dit cela. Nous retrouvons là la fonction de pexis : pegnumi, je plante, donc ça a une signification verticale. Et nous avons dit l'importance de la position d'un point central et de l'ouverture d'une verticalité, donc des premières relations constitutives de l'homme debout. Mais en même temps la croix sépare la droite et la gauche (elle ouvre), et aussi l'avant et l'arrière. Mais comme la gauche est considérée comme les ténèbres et la droite comme la lumière dans une certaine perspective, les serviteurs de la ténèbre, les démons, les influences maléfiques, sont réputés être mis en fuite par le signe de la croix. Il en reste quelque chose, je pense, dans les turlupinades imaginaires des vampires et autres histoires du même genre. C'est une information comme ça en passant, sans grande signification.
Préparer une parole de fin de retraite.
Voyez bien ce que j'ai fait parce que demain soir, c'est notre dernière séance et chacun est invité (ceux qui le veulent) à essayer de dire en quelques mots quelque chose qui aurait été le fruit de cette retraite ou de nos réflexions – ce ne sera pas la même chose pour chacun – une chose essentielle qu'on aurait entendue de cette retraite et qui se met à nous parler, que nous voudrions encore méditer par exemple ; et puis aussi la chose qui resterait la plus difficile à entendre, qui pose problème, qui pour nous encore est répulsive. Donc une rose et une épine, une chose heureuse et une difficulté permanente. Ce sera assez intéressant parce que ce ne sera pas la même chose pour les uns et pour les autres, j'imagine. Ça nous fera prendre conscience de tout ce qu'il y avait à entendre, de ce que nous avons entendu qui nous touche et de ce que les autres ont entendu.
Introduction et homélie
L'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine
…. Aujourd'hui c'est la fête de la Madeleine comme on dit à Vézelay. Faute de monter à la Madeleine[22], nous allons essayer de gravir ce sommet de l'écriture johannique qui est le récit de l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine : que nous cueillions les fruits de son expérience et que nous participions à cette rencontre de la dimension ressuscitée de Jésus.
Pour cela demandons sur nous son regard de pardon, qu'il nous rende plus aptes à nous approcher de ce qui est en question-là.
2 Cor 5, 14-17
En effet, l'amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu'un seul est mort pour tous, et qu'ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Désormais nous ne connaissons plus personne à la manière humaine : si nous avons compris le Christ à la manière humaine, maintenant nous ne le comprenons plus ainsi. Si donc quelqu'un est en Jésus Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s'en est allé, un monde nouveau est déjà né.
Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin, alors qu'il fait encore sombre. Elle voit que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court donc trouver Simon-Pierre et l'autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau, et nous ne savons pas où on l'a mis. » […]
Marie Madeleine restait là dehors, à pleurer devant le tombeau. Elle se penche vers l'intérieur, tout en larmes, et, à l'endroit où le corps de Jésus avait été déposé, elle aperçoit deux anges vêtus de blanc, assis l'un à la tête et l'autre aux pieds. Ils lui demandent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur répond : « On a enlevé le Seigneur mon Maître, et je ne sais pas où on l'a mis. »
Tout en disant cela, elle se retourne et aperçoit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c'était Jésus. Jésus lui demande : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le gardien, elle lui répond : « Si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et moi, j'irai le reprendre. » Jésus lui dit alors : « Marie ! » Elle se tourne vers lui et lui dit : « Rabbouni ! » ce qui veut dire : « Maître » dans la langue des Juifs. Jésus reprend : « Cesse de me tenir, je ne suis pas encore monté vers le Père. Va plutôt trouver mes frères pour leur dire que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »
Marie Madeleine s'en va donc annoncer aux disciples : « J'ai vu le Seigneur, et voilà ce qu'il m'a dit. »
Le texte que nous venons d'entendre comporte un avant et un après. Il y a un point où tout se retourne, même Marie-Madeleine. Ce point c'est la parole, la parole simple de Jésus qui dit « Mariam », la parole qui la ré-identifie à son nom, au sens intime de son nom comme appel, et c'est cela qui lui ouvre les yeux. Nous verrons que dans la première partie elle ne voit rien, elle constate des choses. À partir de cela elle pourra dire « J'ai vu le Seigneur » c'est-à-dire « J'ai vu le Ressuscité ». Ceci respecte le sens johannique de l'expérience spirituelle : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux […] et que nos mains ont touché […], cela nous vous l'annonçons » (1 Jn 1, 1-2). C'est entendre qui donne de pouvoir dire « j'ai vu ». Et ici il y a le "Ne me touche pas", nous verrons tout à l'heure la signification de cela.
La première partie est aussi conforme à la description que fait Jean de toute expérience spirituelle qui commence dans le trouble et dans les pleurs (« Amen, amen je vous dis, vous pleurerez et vous lamenterez ») ; trouble qui induit la recherche : Marie Madeleine cherche : zêtêsis, c'est le mot de la recherche, elle questionne, elle est dans le manque. Mais elle cherche mal car elle cherche un cadavre, elle ne sait pas ce qu'elle cherche, du moins elle ne sait pas ce qu'elle va trouver. Elle ne trouvera pas ce qu'elle cherche, il faudra ce retournement induit par la parole de Jésus, il faudra qu'elle soit ré-identifiée pour pouvoir identifier Jésus de nouvelle façon. Il faut que notre cœur change pour que nous puissions voir la dimension ressuscitée de Jésus.
Les anges qui sont là ne font aucun problème. Les anges sont toujours là quand il y a une manifestation de la présence et de la gloire de Dieu, ils en sont les prodromes.
Elle questionne : « Où l'as-tu mis ? », Jésus est là. Dans ce processus de recherche, d'absentement, la présence de Jésus debout ressuscité est là. Le temps n'est pas encore venu de le reconnaître. C'est la parole qui lui donne de le reconnaître, cette parole simple : « Mariam ». La réponse de Marie est belle : « Rabbouni ». Elle aurait pu dire beaucoup de choses : “Oh Jésus, mon ami !”, je ne sais pas… mais “Rabbouni”, autrement dit “Rabbi” c'est-à-dire “Maître” (didascale). Cette parole la fait se reconnaître elle-même, se constituer comme disciple : elle est la disciple, la première qui voit Jésus, et c'est pourquoi son expérience est exemplaire de toute expérience qui voit la dimension ressuscitée de Jésus. C'est dans sa parole à elle où la relation à Jésus est relatée, c'est dans sa parole que se fonde et s'appuie notre propre regard qui nous permettra, ayant entendu la parole, de dire : “J'ai vu”. Cette ré-identification se manifeste par le retournement, un retournement intérieur, car il y a deux retournements, et si on y regarde bien, à la fin elle se retrouverait à l'envers par rapport à Jésus. Il s'agit de retournement du cœur, de retournement intérieur, ce qu'on appelle conversion. Donc elle reconnaît Jésus comme le Seigneur.
Nous disions que c'est entendre qui donne de voir, en effet la parole essentielle, c'est la parole “Vois”, “Voici”, la parole qui donne que je voie. Seulement le voir laisse encore dans une distance, et le voir pour Jean s'accomplit ultimement dans la proximité : venir vers, toucher. C'est pour ça que le verbe toucher vient en troisième position lorsqu'il relate ce processus exemplaire de l'approche de Jésus. Ici cependant nous lisons « Ne me touche pas » et il faut entendre “Ne me touche pas encore”. L'adverbe “encore” se trouve plus loin : « Je ne suis pas encore monté vers le Père. » Cette phrase peut paraître étrange puisque, dans le premier christianisme, la résurrection c'est que Jésus aille vers le Père. Donc ici la résurrection n'est pas encore pleinement accomplie, ce n'est pas l'heure encore de la proximité, du toucher. Ce qui manque, c'est que l'humanité tout entière soit aussi ressuscitée : « Va trouver mes frères pour leur dire que je monte – je suis en train de monter, la résurrection est en train de s'accomplir – vers mon Père qui est désormais votre Père – ce qui permettra de dire “Notre Père qui es aux cieux” – vers mon Dieu qui est désormais votre Dieu. »
Cette résurrection au sens plein du terme n'est accomplie que lorsque l'humanité tout entière l'a accomplie. Mais elle est d'une certaine manière déjà accomplie par cet épisode même à la mesure où Marie-Madeleine, c'est toute l'humanité, comme la Samaritaine c'est toute l'humanité. La figure féminine de l'humanité, c'est la figure des étapes, de la marche, de la progression, de la recherche. Et ici c'est toute l'humanité qui est féminité par rapport à la christité plénière qui est Jésus.
Nous avons parlé de mâle et femelle. Ici nous avons un exemple de la féminité en tant qu'elle est un concept qui précède des caractéristiques particulières de la femme, et qui sont sans doute plus ou moins implicitement dans ce texte. En effet, le fait d'être femme se déploie en différentes manières : être vierge, être mère, être épouse, veuve, stérile etc. ce sont des aspects différents. C'est pourquoi la féminité est plus fondamentale que tous ces aspects différents, et c'est cela que représente ici Marie-Madeleine, l'humanité tout entière.
Il y aurait encore des heures et des heures à parler à partir de ce texte[23]. Vous concevez bien qu'il est d'une profondeur, d'une importance, d'une écriture merveilleuse. Mais il est temps que je m'arrête, à vous de poursuivre intérieurement.
[1] J-M Martin en a parlé à propos des Odes de Salomon, voir le I du ch V ou La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer..
[2] Cette question a été partiellement traitée Chapitre V, IV – 3° (Précisions à partir de questions).
[3] Ceci est traité de façon plus approfondie dans La symbolique de l'eau en saint Jean (la mer, eau des jarres, fleuves d'eau vive, eau-sang-pneuma au Baptême et à la Croix).
[6] La retraite avait lieu à l'Espace Bernadette de Nevers.
[7] En Ex 3, 13-17, à Moïse qui lui demande de lui donner son nom, Dieu répond : "ehyeh asher ehyeh" (Je suis qui je suis). Les quatre lettres de YHWH (Yahvé) en hébreu sont issues de la racine du verbe « être ».
[8] Citation complète d'A. Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, elle ne se soucie pas d'elle-même, elle ne se demande pas si on la voit. »
[9] L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer – Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger. (Voltaire, Satires, les Cabales)
[10] Tout ceci est repris dans Le signe de croix : signe de la foi et configuration de l'homme. Extraits d'une retraite et à la fin de ce message figure une annexe donnant des précisions sur le passage du tav au tau.
[11] Le signe de croix tracé sur le front apparaît dans les rites baptismaux, il est mentionné par saint Basile. Il est mentionné par Tertullien : « Au moment de sortir et dans nos déplacements, au début et à la fin de toutes nos activités, au moment de nous habiller et de nous chausser, au bain, à table, en allumant les lumières, quand nous nous couchons, quand nous nous reposons, à chacune de nos activités, nous nous marquons le front avec le signe de la croix.»
[12] Cf. dans la session Le Sacré dans l'évangile (tag SACRÉ), chapitre VI, II - 1° d) La notion de "caractère". (Ch VI : Le couple mustêrion/apocalupsis (caché/dévoilé) ; les sacrements)
[13] Cf. note précédente : dans la session Le Sacré dans l'évangile tout le chapitre VI.
[14] Par exemple « Le chrisma que vous avez reçu de lui, qu’il demeure en vous. Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne.» (1 Jn 2, 27)
[15] J-M Martin y a fait allusion au chapitre V, fin du I : "Se laisser configures par la croix…".
[16] Ce sont deux récits tirés du livre de Daniel : le cantique des trois enfants dans la fournaise (Dn. 3, 52-90) Daniel dans la fosse aux lions (Dn 6, 2-29).
[17] « Les besoins essentiels de l’homme étant la nourriture et l’orientation, les anciens ont déjà employé les symboles de l’orientation qui servirent ensuite aux chrétiens pour exprimer leur foi: l’arbre de vie et ses variantes, la rose des vents et la svastika. Les premiers chrétiens méditant sur le don de Dieu reconnurent la première forme de la croix du Christ dans la binette qui ouvre la terre pour lui faire germer le salut. Tardant à représenter l’instrument du supplice du Sauveur pour respecter le mystère qui s’y accomplit, ils lui prêtèrent la forme des branches de l’arbre de vie tendues vers les oiseaux pour qu’ils s’y abritent et s’en nourrissent. Simultanément ils représentèrent la croix comme un point de repère pour leur sécurité, utilisant les symboles des marins, mât des bateaux, ancre, phare, ou bien plus tard croix de carrefour, tous signes permettant une orientation et une stabilisation. Ce n’est qu’au Ve siècle qu’ils représentèrent le corps du Christ sur la croix. » (http://www.art-sacre.net/symbolique/f_130_1.html#669)
[18] L'art, cependant, ne peut pas se passer entièrement de symboles, mais ils ne jouent plus le même rôle et n'occupent pas la même place.
[19] Le retable d’Issenheim, consacré à saint Antoine, provient du couvent des Antonins à Issenheim, au sud de Colmar, où il ornait le maître-autel de l’église de la préceptorerie. Il est l’œuvre, pour les panneaux peints (1512-1516), du peintre Matthias Grünewald, dont il constitue le chef-d’œuvre. Il se trouve aujourd’hui à Colmar, au musée d'Unterlinden. Les Antonins étaient spécialisés dans la maladie du feu de saint Antoine, ou maladie de l'ergot de seigle, qui se traduisait par des hallucinations, des pustules purulentes sur tout le corps et des membres affreusement déformés qu'il fallait souvent amputer. Le Christ est représenté atteint de la même maladie. L'identification avec les malades est poussée très loin : le réalisme de sa chair purulente est difficilement soutenable et la pliure d'un des volets du retable suggère l'amputation d'un bras. Sur un des volets, la représentation des tentations de saint Antoine évoque les hallucinations.
[20] Il s'agit ici du signe qu'on fait en disant « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. » et en traçant une verticale du front à la poitrine, et d'une horizontale allant d'une épaule à l'autre.
[21] Ce texte en téléchargement au début du message contenant le chapitre VI; sur internet on le trouve sur http://www.gotquestions.org/Francais/signe-de-croix.html
[22] La basilique est en haut d'une colline.
[23] Il est très longuement commenté dans Jn 20, 11-18 : Apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Première lecture et Jn 20, 11-18 : Relecture à la lumière de Jn 16, 16-32. Le double retournement.