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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 août 2023

"Les Juifs" dans l'évangile de Jean, article de F. Quiévreux, Foi et vie, 1958

Dans cet excellent article, François Quiévreux réfute le caractère antisémite que certains attribuent à l'év. de Jean, et il nous ouvre aussi à tout une symbolique !

L'expression "les juifs" apparaît 70 fois dans l'évangile de Jean (voir note 7). Comme l'a souvent répété Jean-Marie Martin (à qui le présent blog est dédié), dans la Bible les chiffres ne sont pas des quantités mais des qualités. Il est donc bienvenue que François Quiévreux fasse en premier appel à la qualité que le chiffre 70 (ou 7) a dans l'évangile de Jean. Or 70 est un bon chiffre. Donc si Jean emploie " juif" 70 fois, il n'y attache aucune signification péjorative. En outre la 10e mention est : « Le salut vient des Juifs. » (Jn 4,22), place qui souligne l'importance de la déclaration. Par ailleurs F. Quiévreux signale que lorsque Jean « parle des Juifs qui cherchent à faire mourir Jésus, il s'agit des autorités juives de Jérusalem (…) L'affirmation d'une responsabilité collective du peuple juif dans la mort de Jésus est étrangère à la pensée de l'auteur du 4e Évangile. » F. Quiévreux situe aussi le chiffre 70 dans le reste de la Bible, en particulier dans l'Ancien Testament, et montre que lorsque Jean parle des Juifs, il a avant tout dans l'esprit le caractère d'élection du peuple d'Israël. Or avec Jésus, l'élection concerne tout homme. Dans tout l'Évangile, ceux qui sont opposés à Jésus et à ses disciples sont non pas les Juifs, mais "le monde", mot qui correspond à la ténèbre du Prologue.

Trois remarques pour compléter la lecture de F. Quiévreux :

  1. F. Quiévreux indique qu'en Jn 1,11, les siens qui ne reçoivent pas le Verbe ne sont pas les Juifs contrairement à une lecture assez répandue. Il se base sur un rapprochement avec le verset 5 qui concerne la ténèbre. Pour J-M Martin aussi les siens du v. 11 ne sont pas les Juifs, mais lui, considère que "les siens" (oï idioï) a un sens positif – on ne retrouve "les siens" qu'en Jn 13,1 à propos des disciples, entre autres –, et qu''il y a trois venues du Verbe et non deux ; or, avant de le recevoir dans sa vraie identité, les siens se méprennent, donc ne le reçoivent pas vraiment, c'est ce que tout tout l'évangile montre (cf. Les trois venues dans le Prologue de l'év de Jean : vers la mort, vers la méprise, vers l'accueil).
  2. Dans l'évangile de Jean, les figures des Juifs ne sont pas toutes négatives, il y a par exemple Nicodème qui fait partie des notables et des pharisiens (Jn 7, 50), or il discute avec Jésus (Jn 3), il le défend (Jn 7,51) et participe à l'embaumement de son corps en apportant un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres (32,7 kg), soit une quantité considérable (Jn 19). Par ailleurs au temps de Jésus, les Juifs n'étaient pas réduits aux pharisiens comme ce sera quasiment le cas ensuite.J-M Martin avaient l'habitude de ne pas dire "juif" mais "Judéen".
  3. La fin de l'article parle de l'opposition faite par Jean entre ceux qui reçoivent et ceux qui ne reçoivent pas le Christ, et il faudrait ajouter la remarque faite par J-M Martin à ce propos : c'est en chacun de nous qu'il y a "ceux qui" et "ceux qui ne pas" (cf. Les deux parts en chaque homme : part de ténèbre et part de lumière).

Une remarque à propos des nombres 70 et 71. Pour la tradition rabbinique il y a 70 nations en dehors d'Israël. Ce chiffre correspond aux premiers descendants de Noé énumérés dans la Genèse. C'est aussi le nombre des descendants de Jacob descendus en Égypte, ceux qui sont à l’origine du peuple hébreu (Ex 1, 5), ainsi que dans le nombre des Anciens d'Israël choisis pour seconder Moïse pendant la traversée du désert (Nb 11,16), anticipation du Grand Sanhédrin qui comportait 71 membres correspondant aux 70 nations plus Israël.À la fête des Tentes, 70 taureaux étaient immolés, ce sacrifice visait à procurer aux nations le pardon de leurs péchés.

Pour compléter cet article on pourra lire la revue SENS de Janvier-février 2004 : Les « Juifs » dans l’Évangile de Jean.

Deux autres messages reprennent des articles de F. Quiévreux : La Structure symbolique de l'év de Jean et de Le récit de la Multiplication des pains dans le 4e évangile (symbolique des nombres).

Nous tenons à remercier la revue Foi et vie qui met à disposition gratuitement tous ses anciens numéros : https://www.foi-et-vie.fr/archive/byyear.php.

Christiane Marmèche

 

FOI ET VIE juillet 1958

« LES JUIFS »

DANS LE QUATRIEME ÉVANGILE

Par François Quiévreux

Article de "Foi et vie", Juillet 1958

 

Toute interprétation d'une parole ou d'un mot des Évangiles qui néglige le fait que le christianisme primitif est avant tout enraciné dans le judaïsme est à coup sûr erronée. Le quatrième Évangile dans lequel on a longtemps voulu voir – à tort – un écrit du second siècle, influencé par la pensée hellénique, n'échappe pas à cette règle.

Une autre source d'erreur consiste à analyser un passage déterminé en détachant ce texte du reste de l'Évangile et en attribuant aux mots un sens qui ne se vérifie pas.

Ces remarques sont particulièrement à retenir si l'on cherche à interpréter le sens de l'expression qui revient si souvent dans le quatrième Évangile « les Juifs », expression à laquelle on a cru parfois pouvoir attacher une signification péjorative, voire même antisémite. Dix-neuf siècles de passion antisémite se sont écoulés depuis la date où le quatrième Évangile a été rédigé (la critique la plus récente a tendance à la situer aux environs de l'an 90[1]). Il est clair, dit F. Lovsky, que l'emploi de l'expression « les Juifs » par le quatrième Évangile peut sembler haineux aux hommes du XXe siècle témoins du racisme ; mais n'est-ce pas lire le texte d'une manière moderne, et par là tendancieuse »[2]

 

Pour préciser le sens de l'expression « les Juifs » dans cet Évangile, il convient de rechercher ce qu'un disciple du Christ, un homme vivant à la fin du premier siècle de l'ère chrétienne, a pu vouloir exprimer. Remarquons d'abord que l'auteur du quatrième Évangile est sans aucun doute un israélite. De plus en plus la critique s'accorde à reconnaître combien il est sémite dans son style et dans sa pensée. Par ailleurs, la découverte des manuscrits de la Mer Morte et les lumières que ceux-ci apportent sur la communauté essénienne de Qumran sont en train de porter le coup de grâce à la thèse des influences hellénistiques qui se seraient exercées au moment de sa rédaction sur le quatrième Évangile : « Les rouleaux montrent... ce qu'on n'a pas toujours reconnu, qu'il est inutile de rechercher hors du judaïsme palestinien le sol où a grandi la théologie johannique. »[3]. Certes, le monde palestinien au premier siècle avant l'ère chrétienne n'était nullement isolé du monde grec. Le néo-pythagorisme a fait à cette époque le tour du bassin méditerranéen, Ses points de contact avec l'essénisme ont été soulignés par A. Dupont-Sommer[4].

Ce que l'on peut affirmer, à la lumière de la redécouverte de l'Essénisme, c'est que les suppositions des critiques relatives aux influences syncrétistes qui se seraient exercées vers la fin du premier siècle dans l'Église chrétienne primitive, et dont le quatrième Évangile porterait particulièrement la trace, doivent être abandonnées. On sait maintenant qu'il faut situer ces contacts dans le judaïsme, et cela dès avant la naissance du christianisme, au sein des communautés esséniennes.

 

La pensée de l'auteur du quatrième Évangile plonge profondément ses racines dans le judaïsme. Elle est surtout profondément biblique. La thèse de Harald Sahlin[5] d'après laquelle la typologie du quatrième Évangile s'inspire de l'histoire de l'Exode offre à cet égard de nombreuses remarques intéressantes.

Ce qui précède entraîne les conséquences suivantes : non seulement l'auteur du quatrième Évangile est un Juif, possédant une connaissance de l'Ancien Testament aussi étendue que celle d'un rabbin, mais les lecteurs auxquels il s'adresse sont non pas les fidèles de telle ou telle communauté chrétienne hellénisante, mais bien l'Église quelle que soit l'origine de ses membres : les judéo-chrétiens, aussi bien que ceux d'origine païenne, Le fait que, dans l'Évangile, un certain nombre de mots ou d'expressions hébraïques sont mentionnées avec leurs équivalents grecs[6]prouve seulement que l'auteur a souci que son livre puisse être compris aussi par les chrétiens d'origine non-juive. Cela ne prouve nullement que l'Évangile ait été écrit pour des communautés d'origine païenne.

Le mot « Juif » apparaît 70 fois dans le quatrième Évangile[7]. Sur ces 70 mentions, le mot apparaît 3 fois au singulier et 67 fois au pluriel. Dans un certain nombre de cas (36 fois), l'expression « les juifs » désigne clairement les autorités juives de Jérusalem. Le reste du temps, l'expression s'applique au peuple juif, ou à ce qui touche aux coutumes et aux circonstances de la vie juive. Lorsque l'Évangile parle des Juifs qui cherchaient à faire mourir Jésus comme en Jn 5, 18 par exemple, il est clair qu'il s'agit des autorités juives de Jérusalem. Cette distinction est importante, car elle nous permet déjà de soupçonner que l'affirmation d'une responsabilité collective du peuple juif dans la mort de Jésus est étrangère à la pensée de l'auteur du quatrième Évangile[8]

 

Nous croyons qu'une méthode féconde pour essayer de préciser le sens que Jean attache à l'expression « les Juifs » peut être basée sur l'observation de la Symbolique des nombres dans cet Évangile[9]. L'emploi de cette méthode, qui peut dérouter un esprit moderne, est conforme à la pensée de l'antiquité. L'ancien Testament en révèle de nombreuses traces. Les Pères de l'Église l'ont abondamment utilisée. Mais quelle doit être notre attitude à nous, modernes héritiers de la pensée scientifique ? Une remarque essentielle s'impose : ce serait certainement une erreur grave que de voir dans l'emploi que Jean fait de la symbolique des nombres dans son Évangile un langage secret, apportant une explication des événements de la vie de Jésus ou de ses paroles autre que celle qui résulte de la simple lecture du texte. Mais la distance qui nous sépare de la date de rédaction de l'Évangile et les différences qui existent entre notre mode de pensée et celui de l'auteur rendent cette lecture parfois difficile. La symbolique des nombres rend alors le même service que si nous possédions un exemplaire de l'Évangile, où l'auteur aurait lui-même, au crayon rouge, souligné les points essentiels de sa pensée, pour y faire apparaître un fil conducteur. Il est dans tous les cas impensable que la symbolique des nombres puisse faire apparaître une « gnose » distincte du texte. Ainsi son rôle est seulement celui d'un moyen, parmi beaucoup d'autres, pour approfondir la pensée johannique.

 

Les mots du vocabulaire du quatrième Évangile sont employés chacun un nombre déterminé de fois, qui est en rapport avec le sens symbolique du nombre correspondant. On peut ainsi établir un vocabulaire comprenant plusieurs centaines de mots[10] (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes). Les mots y sont classés d'après leur nombre de répétitions dans l'Évangile. On constate qu'à un nombre de mentions déterminé correspond un certain sens[11] : le nombre 10 par exemple évoque la Pâque et l'unité des croyants, le nombre 13 le Fils de l'Homme, le nombre 17 la Vie éternelle, le nombre 40 la Parole, etc.

Le mot « juif » étant employé clans l'Évangile 70 fois[12] nous devons, pour appliquer cette méthode, nous attacher à dégager la signification symbolique du nombre 70. Ce nombre a la même signification que 7. Le fait qu'il exprime des dizaines et non des unités n'apporte aucune modification au sens. On constate immédiatement que, dans l'Évangile, aucun mot dont la signification pourrait être péjorative n'apparaît 7 fois (ni 70 fois). Au contraire, les mots dont la signification est la plus haute (Amour, Esprit-Saint et Paraclet, Cœur, Porte, Bon, Guéri, Rassembler, Se Souvenir, Sauveur et Sauver) sont employés 7 fois. Cette première constatation amène à penser que si Jean emploie le mot « juif » 70 fois, il n'y attache aucune signification péjorative. On constate en outre que la dixième mention du mot « juif » dans l'Évangile est celle-ci : « Le salut vient des Juifs. » (4, 22). Cette place est probablement intentionnelle et est destinée à souligner l'importance de cette déclaration.

 

Nous sommes amenés ainsi à émettre l'hypothèse que, lorsque Jean parle des Juifs, il a avant tout dans l'esprit le caractère d'élection du peuple d'Israël. Mais nous pouvons pousser cette étude plus loin et rechercher dans l'Ancien Testament si le nombre 70 n'y a pas déjà été appliqué au peuple d'Israël.

Effectivement, il est dit dans la Genèse (46, 27) : « Le total des personnes de la famille de Jacob qui vinrent en Egypte était de 70. »[13] Les versets précédents de ce même chapitre (46, 8-27) sont consacrés à un dénombrement de la maison de Jacob, au moment où celui-ci se rendit en Égypte avec toute sa famille[14]

On soulignera encore que, dans le Nouveau Testament, Luc (10, 1 et 17) mentionne l'envoi par Jésus de 70 disciples[15] chargés d'annoncer que le royaume de Dieu est proche. Les Pères de l'Église se sont accordés à voir dans les douze sources et dans les soixante-dix palmiers d'Elym (Exode 15, 27) une figure de l'envoi des douze et des soixante-dix disciples[16]

Ainsi le nombre 70 dans la Bible paraît s'attacher soit à un dénombrement du peuple d'Israël à son origine, soit à la prédication universelle[17]. Il est difficile de choisir entre ces deux sources pour préciser la signification du nombre 70 chez Jean. Dans l'une et l'autre hypothèse, nous sommes ramenés à la mission confiée au peuple d'Israël comme peuple élu. Pas plus chez Jean que chez Paul, rien ne permet de conclure qu'après l'incarnation de Jésus-Christ, cette mission lui ait été retirée (Romains, ch. 9, 10, 11). Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, la théologie de Jean présente avec celle de l'apôtre des Gentils de profondes ressemblances[18]

Un point doit cependant être souligné qui concerne le rôle joué par les Juifs, c'est-à-dire les autorités juives de Jérusalem, dans la condamnation et la crucifixion du Seigneur. Jean ne mentionne pas les motifs de l'accusation transmise par les autorités juives à Pilate, qui sont : la sédition, le refus de l'impôt, et la prétention d'être « Messie et Roi ». Luc seul les rapporte (Luc 23, 2). Par contre, Jean souligne la réponse des Juifs à Pilate : « Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort. » (Jean 19, 31). Il faut sous-entendre : « en le crucifiant ». Le châtiment normal du blasphème d'après la Loi était la lapidation (Lévitique 24, 16). Les Juifs ont déjà tenté de lapider Jésus (Jean 10, 31). Cette fois, ils désirent expressément que Jésus soit crucifié. On se tromperait totalement en pensant que l'auteur du quatrième évangile a comme but de discerner la part de responsabilité des Juifs et de Pilate[19]. Ce qui importe à Jean, c'est de souligner l'accomplissement du plan divin de la Rédemption. Il est de peu d'importance de savoir si finalement l'accusation retenue sera le blasphème ou la sédition, mais il est d'une importance essentielle que le sang du Seigneur soit répandu sur la croix pour le salut du monde (Jean 19, 34 ; cf. 6, 53-56 et I Jean 1, 7 et 5, 6). Il faut que le Christ soit élevé sur la croix pour attirer tous les hommes à lui (Jean 3, 14-15 ; 12, 32-33). La mort de Jésus sur la croix, et non la lapidation, accomplit les Écritures. Elle est prévue dans le plan divin de la Rédemption. Une fois de plus, nous constatons que l'auteur du quatrième Évangile est avant tout profondément biblique. Le point de vue où il se place s'élève au-dessus de l'histoire pour atteindre ce qui est infini et éternel.

Nous citerons ces lignes si pénétrantes empruntées au commentaire de E. C. Hoskyns[20]. « Il [le quatrième évangéliste] se trouve lui-même placé en un point où toutes choses sont devenues complètement transparentes, où il est capable de voir ce qu'aucun œil n'a vu. Car, dans la chair de Jésus, il ne voit pas seulement sa filiation éternelle, mais aussi la filiation éternelle de ses disciples ; et, non seulement la filiation éternelle de ses disciples, mais la lumière qui éclaire tout homme. » Il faut constamment nous souvenir que le point de vue auquel Jean se place est la révélation en Jésus-Christ du salut apporté à tous les hommes.

 

C'est ainsi que, dès le prologue, il faut s'abstenir d'une fausse interprétation du verset suivant : « Il vint chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu. » (Jn 1, 11). La première interprétation, celle qui vient d'abord à l'esprit, est de penser qu'il s'agit du peuple juif. Mais il faut prendre garde que dans le verset qui précède immédiatement celui-là, il est question de « tout homme » (Jn 1, 9). D'ailleurs le verset 11 : « Les siens ne l'ont pas reçu » est peut-être un écho du verset 5 : « La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue, »[21] « Les siens » sont donc toute l'humanité, tous les hommes dont il est le Créateur, et non pas seulement le peuple juif[22]. Les ténèbres dont il est question en Jn 1, 5 sont celles de l'incrédulité.

D'ailleurs, dans tout l'Évangile, ceux qui sont opposés à Jésus et à ses disciples sont non pas les Juifs, mais le monde. Le kosmos, chez Jean, n'est pas l'univers, mais l'humanité, c'est-à-dire l'univers conscient. Le monde dont Satan est le chef n'est pas une fraction de l'humanité, mais l'humanité tout entière. Aussi bien dans l'Évangile que dans sa première épître, Jean s'exprime avec la plus grande netteté : « Nous savons... que le monde entier est au pouvoir du Mauvais. » (I Jn 5, 19).

Aucune trace n'apparaît dans l'Évangile qui fasse apparaître une opposition entre les Juifs et les Gentils. Il n'est question dans le quatrième Évangile ni des Païens (ethnicos), ni des nations (ethnos), mais de la seule nation juive.

« J'attirerai tous les hommes à moi » dit Jésus (12, 32). L'opposition, par contre, qui se retrouve d'un bout à l'autre de l'Évangile, c'est celle de la lumière et des ténèbres, de la foi et de l'incrédulité.

Certes certains passages de l'Évangile - ceux qui ont trait aux persécutions - prophétisent l'hostilité de la Synagogue à l'égard de l'Église. On a remarqué que la déclaration de Jésus : « Ils vous excluront des synagogues » (Jn 16, 2, cf. 9, 22) pouvait être rapprochée de la mesure prise par les Juifs vers 85-90. Un « test de bénédiction » (en hébreu « birkath ha-minim ») fut introduit vers cette date dans le culte de la Synagogue dans le but d'exclure les hérétiques, et en particulier les chrétiens d'origine juive[23]

Il semble bien cependant que la théologie johannique en ce qui concerne Israël, reste voisine de celle de l'apôtre Paul malgré le laps de temps écoulé. On sait que Paul considère l'Église comme le véritable Israël, « l'Israël de Dieu » (Galates 6, 16 ; cf. Phil. 3, 3). Dans l'Évangile de Jean, il faut prêter la plus grande attention à la confession de foi de Nathanaël, lors de sa première rencontre avec le Christ : « Rabbi, tu es le fils de Dieu, tu es le roi d'Israël. »

On constate que, dans l'Évangile, Jésus est nommé 9 fois Fils de Dieu et 16 fois Roi. Or le mot « Nom », en grec « onoma » est employé 25 fois dans l'Évangile : 9 mentions figurent dans les chapitres 1 à 10 et 16 mentions dans les chapitres 12 à 20[24]. Les 9 mentions du mot « onoma » qui figurent dans la première moitié de l'Évangile sont groupées dans le même ordre que les 9 mentions de « Fils de Dieu »[25]. De même on trouve une parenté entre les 16 mentions suivantes du mot « onoma » et les 16 mentions du mot « Roi »[26] Il semble donc que, pour l'évangéliste, ces deux titres « Fils de Dieu » et « Roi d'Israël » sont complémentaires et résument le contenu du « Nom » de Jésus. Si l'on se souvient de la signification essentielle donnée à la notion de nom dans l'antiquité[27] on est en droit de penser que ce titre de « Roi d'Israël », quel que soit le sens que Nathanaël lui-même lui ait attribué a, aux yeux de l'Evangéliste, la valeur la plus haute, une valeur égale à celle du titre de « Fils de Dieu »[28].

Jésus Nazaréen joi des Juifs, Jn 19, 19-20Par ailleurs, on remarquera, dans le récit de la Crucifixion, l'importance donnée par l'évangéliste à la mention inscrite sur l'écriteau au-dessus de la croix et traduite en trois langues : « Jésus de Nazareth, le Roi des Juifs ». Si l'on note que, dans le récit du quatrième évangéliste, chaque parole ou chaque fait du récit de la Passion a un sens prophétique par rapport à l'Église, on en conclura que la royauté de Jésus sur le peuple juif est la figure de sa royauté universelle (cf. Jean 4, 42 : le Sauveur du monde) . Ceci est confirmé par la symbolique des nombres : le titre de « Roi des Juifs » est répété six fois de même que le mot « Homme » dans l'Évangile est employé 60 fois.

Le discours de Jésus aux Juifs dans le chapitre 8 (8, 21-59 et particulièrement les versets 21-58) montre que l'opposition entre Jésus et les Juifs vient de leur incrédulité. « Tout homme qui commet le péché est esclave du péché » (8, 34)

Les interlocuteurs de Jésus ont pour père le diable et non Abraham (8, 44) parce que leur ascendance terrestre ne les fait pas échapper à cette loi universelle. Les Juifs se condamnent eux-mêmes, non parce qu'ils sont juifs, mais parce qu'ils refusent de croire à Jésus-Christ (8, 42-47).

En résumé, il apparaît comme une erreur complète de prêter à Jean l'intention de dresser une barrière entre l'Église et la Synagogue, ou de se faire l'écho d'une manière quelconque des polémiques anti-juives qui ont pu s'exprimer dans l'Église vers la fin du premier siècle[29]. Pour Jean, les Juifs incrédules – et particulièrement les autorités juives de Jérusalem – ne se séparent pas de tous ceux qui repoussent Jésus-Christ, « le monde » c'est-à-dire tous les hommes à l'exception de ceux que le Père donne à son Fils pour être sauvés.

Il y a là comme deux cercles qui s'opposent. L'un des cercles se forme autour de Jésus, Il comprend le petit groupe des disciples et ceux qui croiront en Lui, grâce à leur parole (17, 20). L'autre cercle comprend tous ceux qui refusent de croire. Ils sont « le monde » qui a pour chef Satan.

Les Juifs qui repoussent Jésus-Christ sont au rang de ce second cercle, mais ils ne s'en distinguent pas, et nulle frontière ethnique ni religieuse ne les distingue des païens. Ils ne sont ni rejetés, ni privilégiés. Ils sont, comme tous les autres hommes, appelés à croire en Jésus-Christ.

La réponse que Jésus fait à la foule, après que les Grecs aient demandé à le voir, est celle-ci : « Quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi. » (12, 32).

Dans la perspective de l'Évangile johannique, il n'y a ni Juifs, ni Gentils ; il n'y a que des hommes à qui Jésus-Christ est venu apporter le salut : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils Unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle. » (Jn 3, 16)



[1] P.-H. MENOUD. L'Évangile de Jean d'après les recherches récentes, 1947, pp. 8-12. — R. BULTMANN, Das Evangelium des Johannes, 12e édition, 1952, p. 203, note 4.

[2] F. LOVSKY, Antisémitisme et Mystère d'Israël, Paris, 1955,

[3] MILLAR-BURROWS, Les Manuscrits de la Mer Morte, trad. fr., Paris, 1957, P. 388.

[4] A. DUPONT-SOMMER, Nouveaux aperçus sur les manuscrits de ta Mer Morte, Paris, 1953, pp. 151-156.

[5] Harald SAHLIN, Zur typologie des johannes Evangeliums, Uppsala, 1950

[6] Nous citerons à titre d'exemples : « Rabbi, c'est-à-dire Maître » (l, 39) ; « Rabbouni, c'est-à-dire Maître » (20, 16) ; « Nous avons trouvé le Messie, c'est-à-dire le Christ » (l, 41) ; « Tu t'appelleras Céphas, ce qui veut dire Pierre » (l, 42). On peut encore noter le souci suivant de précision : « La Pâque, la fête des Juifs, était proche » (6, 4).

[7] Nous considérons la mention de Jn 4, 9 : « Les Juifs en effet n'ont pas de relations avec les Samaritains » comme une glose ancienne. Elle est omise dans un certain nombre de manuscrits : le Sinaïticus, le codex Bezae, et quatre manuscrits de la vieille version latine. Le papyrus Bodmer II cependant l'inclut, mais elle fausse le nombre symbolique des mentions des Samaritains, qui ne peut guère être que de cinq à cause des cinq maris (4, 18),

[8] Elle apparaîtra chez les Pères de l'Eglise dès le second siècle. (Voir F. LOVSKY, ouvrage cité, pp. 146-168). Les citations seraient innombrables.

[9] F. QUIÉVREUX, La Structure symbolique de l'Évangile de saint Jean. Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, Strasbourg. 1953, n° 2 (cf. La Structure symbolique de l'évangile de saint Jean d'après un article de François Quiévreux)

[10] Nous avons pu classer ainsi environ 750 mots

[11] Ce système symbolique est le même que celui qu'on retrouve chez les Pères de l'Eglise, depuis le second siècle jusqu'à Isidore de Séville.

[12] Le mot "Ekeinos", "Lui" est le seul mot également employé 70 fois dans l'Évangile (35 fois dans les chapitres 1 à 10 et 35 fois dans les chapitres 11 à 21). Il s'applique 17 fois à Dieu ou à Jésus-Christ.

[13] Commentant ce verset, saint Augustin (Quaest. in Heptaé., I,152, P. L., t. 34, col. 589) souligne le caractère « sacré et très plein de mystères » de ce nombre.

[14] Le premier chapitre du livre de l'Exode (1, 5) rappelle le total de ce dénombrement, en soulignant que Joseph, déjà en Egypte, n'y est pas compris.

[15] Dans quelques manuscrits, il est question de 72 disciples.

[16] ORIGÈNE, In Exod, Hom. 7, 3, trad. fr. Sources Chrétiennes, p. 170, — TERTULLIEN, Adv. Marc., IV, 3. — HILAIRE DE POITIERS, Traité des Mystères, trad. fr. Sources Chrétiennes, p. 133. – GRÉGOIRE D'ELVIRE, Tract. Orig., XV, P. 166, éd. Battifol-Wilmart, Paris, 1900. — AUGUSTIN, Contra Faust, XII 30. Grégoire DE NYSSE, Vie de Moise, trad. fr. Sources Chrétiennes, p. 98

[17] Le nombre 70, dans la Bible, est encore rattaché, d'une part aux 70 nations énumérées dans le chapitre 10 de la Genèse, qui représentent la totalité de l'humanité, d'autre part aux 70 anciens d'Exode 24,1 et à ceux de Nombres 11,16. Philon voit clans les 70 palmiers d'Elym la figure des 70 peuples de la terre (Vit. Mos., I, 34, cité par J. DANIÉLOU, Sacramentum futuri, Paris, 1950, p. 150)

[18] C. K. BARRETT, The Gospel according to St John, London. 1955, pp. 45 et ss.

[19] D'après le récit johannique de la Passion, la responsabilité juridique de la condamnation de Jésus se trouve entièrement du côté des Romains (cf. O. CULLMANN, Christ et le Temps, Paris, 1947, p. 136.

[20] E C. HOSKYNS, The fourth gospel, 2e édition, Londres, 1947.

[21] Les deux verbes grecs sont très voisins : katalambano (l, 5) signifie s'emparer, prendre, saisir, recevoir ; paralambano (l, 11) signifie : prendre, recevoir, accueillir. [NDLR. Dans l'article de F. Q. la référence donnée était v. 10 et non v. 11. Par ailleurs la lecture de J-M Martin à qui le présent blog est dédié est différente, il ne rapproche pas v. 5 et 11, mais parle de 3 venues, voir la remarque 1 faite en début de message.]

[22] R, BULTMANN, Das Evangeliurn des Johannes, 1952, p. 34, note 7

[23] C. K. BARRETT, ouvrage cité, p. 108

[24] La division de l'Évangile en deux parties, séparées par le chapitre 11, le récit de la résurrection de Lazare, qui constitue le milieu du livre, joue un rôle très Important dans la structure symbolique de l'Évangile. Nous ne pouvons nous étendre sur ce point renvoyons le lecteur aux travaux que nous comptons ultérieurement faire paraître pour démontrer l'identité du « disciple que Jésus aimait », auteur de l'Évangile, avec Lazare ressuscité.

[25] Chaque fois les deux premières mentions et les deux dernières se correspondent, englobant les cinq autres (2-5-2) et chaque fois le thème de ces quatre mentions est le témoignage. En 1, 34, Jean-Baptiste atteste que Jésus est le Fils de Dieu, et en 20, 31, le lecteur de l'Évangile est invité à l'attester à son tour. En 1, 49, Nathanaël reconnaît en Jésus le Fils de Dieu et le Roi d'Israël. En 19, 7 les Juifs à leur tour témoignent. La frayeur de Pilate au verset 19, 8 montre bien que les Juifs, malgré eux, rendent témoignage en cet instant, et le parallélisme avec 1, 49 s'achève par l'écriteau « le Roi des Juifs ». Le « motif de condamnation » des Juifs, et celui affiché sur la croix par Pilate, reproduisent la déclaration de Nathanaël.
De même, en ce qui concerne les neuf premières mentions du mot nom. Le témoignage des œuvres en 10, 25 est le symétrique du témoignage de Jean-Baptiste en 1, 6. Les brebis que le berger appelle par leur nom en 10, 3 correspondent aux enfants de Dieu de 1,12. On a donc les correspondances :
l) pour « Fils de Dieu » : 1,34 / 20,31 ; et 1,49 / 19,7.
2) pour le « Nom » (9 premières mentions) : 1,6 / 10, 25 ; et 1,12 / 10, 3

[26] Les 16 mentions du mot « Nom » sont groupées dans l'ordre 2-8-4-2 et les 16 mentions du mot « Roi » dans l'ordre 2-2-4-8.

[27] Le mot « vérité » apparaît dans l'Évangile 25 fois, de même que le mot « Nom ». Les affirmations de Jésus précédées par les mots : « En vérité, en vérité, je vous dis », sont également au nombre de 25.

[28] L'expression « Roi d'Israël » figure elle-même deux fois dans le quatrième Évangile (1, 49 ; 12, 13), de même que le mot « Messie » (1, 42 ; 4, 25). Le mot « Messie » ne figure nulle part ailleurs que chez Jean dans le Nouveau Testament. Par contre l'expression « Roi d'Israël » se trouve dans les Synoptiques (Mt 27, 42 ; Mc 15, 32).

[29] L'Epître de Barnabé, qui est un des premiers écrits chrétiens en dehors du Nouveau Testament, exprime des tendances nettement hostiles aux Juifs (F. Lovsky, ouvrage cité, p. 148). Mais elle est toutefois nettement plus tardive (140 après Jésus-Christ).

 

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