JE CHRISTIQUE. Ch IX et Épilogue. Jn 17, 1-12 : Le "Je" de la prière du Christ adressée au Père pour les hommes
En 2001-2002, dans le cadre des soirées de l'Arbre à Saint-Bernard de Montparnasse, Jean-Marie Martin a fait une étude du "Je christique" – c'est-à-dire le "Je" de la dimension ressuscitée de Jésus – en se référant à saint Jean, à saint Paul et aux premiers lecteurs de l'évangile de Jean que sont les gnostiques valentiniens.
Dans cette dernière séance le but est de rassembler et d'essayer de voir comment se tiennent ensemble les choses aperçues au long de l'année. Dans cette prière du Christ au Père, les choses s'éclairent mutuellement. Bien sûr, il faut avoir cherché pour chacune déjà, mais il y a un moment où les choses, d'être dans la proximité les unes aux autres, se donnent mutuellement sens.
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Jn 17, 1-12 : Le "Je" de la prière du Christ
adressée au Père pour les hommes
J'entendais à la radio quelqu'un dire : « C'est d'une simplicité biblique. » Ce mot m'a donné à penser, parce que, effectivement, ce que nous avons à entendre est d'une extrême simplicité. Mais ce n'est probablement pas à cette simplicité que ce quelqu'un faisait allusion.
Dans le moment où, après des années de recherche un peu dispersées, le souci me vient de rassembler et d'essayer de voir comment se tiennent ensemble des choses que nous avons aperçues, l'idée me vient d'appeler un chapitre de Jean. Nous allons trouver que les choses s'éclairent mutuellement. Bien sûr, il faut avoir cherché pour chacune déjà. Mais il y a un moment où les choses, d'être dans la proximité les unes aux autres, se donnent mutuellement sens :
Il est vain le nœud de la laine
Qui retient la tige des fleurs.
Par les noces de leur couleur
Chacune avec l'autre s'enchaîne.
Ces mots, de par leur proximité même, qui sont du reste en eux-mêmes des mots simples, permettent de détecter un espace, un silence qui tient la parole.
Et justement, le chapitre auquel je pense ici est un chapitre exemplaire. Vous verrez qu'on y trouve beaucoup de choses que nous avons dites dans le désordre. C'est le chapitre 17, et ce chapitre est l'être même du Christ : parce que le Christ est Logos, est parole, il est parole tournée vers Dieu. Ce n'est pas quelque chose qui lui arrive, de se tourner vers Dieu. Il n'est pas déjà constitué avant de se tourner vers Dieu. Son être même est d'être vers Dieu, et il est parole, parole adressée. Il est prière, prière subsistante si l'on peut dire.
Je crois que cela dit quelque chose sur l'essence même de la parole, de la parole quelle qu'elle soit quand elle est ce qu'elle a à être. Et du même coup, cela dit quelque chose sur l'essence de l'homme, car l'homme n'accède à l'humanité que dans la parole ; et même : la parole précède l'homme.
La parole est sans doute le moment séminal de l'homme qui reste intact dans sa manifestation : séminal ou accompli c'est la même chose. C'est pourquoi très souvent chez les Anciens la première chose pro-duite, c'est la parole. Ainsi la première chose créée c'est la Torah, on lit ça, et pour nous c'est aberrant ! La première chose pro-duite, c'est le Logos : « Dans l'arkhé était le Logos » (Jn 1, 1), c'est la première dénomination.
Cette parole, nous la voyons en œuvre dans le chapitre 17 qui commence par : « 1Levant les yeux vers le ciel, Jésus dit : "Père". » « Notre Père qui es aux cieux. »
Autrement dit, c'est la forme même du Notre Père qui est la prière essentielle, la prière configurante. Être chrétien, c'est finalement être configuré à la prière du Notre Père qui est le Christ lui-même.
Je peux dire cela maintenant, mais vous vous rendez bien compte qu'ici nous inversons radicalement les choses par rapport à notre usage, à notre expérience native. Dans notre expérience native l'homme est un animal parmi les animaux, dont il se distingue bien sûr par l'ampleur de son intelligence. Si on prend la parole comme moyen de communication, si on prend l'intelligence comme capacité de se servir d'un bâton pour approcher les choses, on ne sait plus bien s'il y a une limite entre le singe le plus évolué et l'homme. C'est la façon dont spontanément nous pensons tous. C'est ce qui nous est donné mais c'est la chose la plus suspecte.
La parole précède l'homme. L'homme n'est pas celui qui parle. L'homme ne parle que parce que d'abord il est parlé ! Notre premier mode d'être dans l'espace de la parole, c'est d'être parlé ! Ceci est déjà vrai à un certain niveau. Par exemple il est clair que les langues nous précèdent et qu'elles ont une ampleur autre que la singularité des multiples individus : nous entrons dans l'espace d'une langue. Mais ceci n'est qu'un exemple lointain de ce que je suis en train d'évoquer.
Pourquoi la prière est-elle l'essence de la parole ? C'est que probablement l'essence la plus cachée de l'espace humain est précisément l'espace de donation. Or la donation est ce qui ouvre et la demande et l'action de grâce. Il faut avoir conscience que ce qui est proposé ici est véritablement très étranger à tout ce qui nous habite, à tout ce qui constitue notre mode usuel de penser et de parler. C'est pour cela que c'est très intéressant.
Vous allez voir pourquoi je fais appel à ce chapitre 17.
« 1Levant les yeux vers le ciel, il dit : “Père, l'heure est venue. Glorifie ton Fils, ce qui est que le Fils te glorifie, 2selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement de toute l'humanité. En sorte que, à tous ceux que tu lui as donnés, à eux soit donnée vie éternelle. 3Et c'est ceci la vie éternelle, qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. 4Je t'ai glorifié sur terre, achevant l'œuvre que tu m'as donné de faire. 5Et maintenant glorifie-moi, Père, de cette gloire auprès de toi que j'ai eue auprès de toi avant que le monde soit. »
Nous avons ici un retour au premier verset de l'évangile de Jean : la parole, il faut déjà l'entendre comme gloire. Il y a cependant une nuance. Quelque chose s'est passé entre-temps. « La gloire que j'ai eue auprès de toi avant que le monde soit » est celle qui est demandée. Une chose se passe : c'est un retour et cependant ce n'est pas revenir à zéro.
Nous avons en effet deux traits essentiels dont nous avons souvent marqué le caractère indissociable et la fréquence de répétition chez Jean lorsqu'il s'agit de dire le Christ.
- C'est premièrement de ne pas d'abord le considérer comme un individu isolé qui ensuite aurait éventuellement des relations, mais comme étant constitué toujours par son être au Père. Être au Père, s'adresser au Père dans la parole, aller vers le Père, c'est tout l'être christique qui est désigné ainsi.
- Et deuxièmement, c'est de considérer qu'il est chargé de la totalité de l'humanité.
Cette double relation est constante. Vous pourriez relever chez Jean les lieux, même parfois inattendus, où ces deux choses-là sont rapportées ensemble, comme désignant précisément l'être christique.
Ici, il s'adresse au Père, il se tourne vers le Père mais précisément « selon que le Père lui a donné d'être l'accomplissement de la totalité de l'humanité. »
Nous retrouvons ici deux thèmes que nous avons considérés à part au cours de cette année :
- D'abord le thème du "Je" et du "Tu" dans le rapport du Père et du Fils. C'est une chose qui nous a préoccupés et sur laquelle nous n'avons sans doute pas avancé suffisamment.
- Et ensuite une autre chose que nous avons largement évoquée, c'est le Monogénês (Fils un et plein), qui est plein des tekna (des enfants), des multiples de la totalité de l'humanité, une autre formule qui se retrouve ailleurs : « Le Père lui a remis la totalité dans les mains » (Jn 3, 35). La totalité : le pan, le tout, c'est le mot qui se trouve ici. Christ est un et tout.
Mais il y a une troisième chose que nous avons regardée aussi et dont il faut se demander si elle est présente dans notre texte. Eh bien : oui. Elle n'est pas énoncée en clair dans ce que nous avons déjà lu, elle va se développer par la suite et cependant elle y est inscrite d'une certaine façon. La demande est : « Père, glorifie ton Fils. » Or il y a un autre lieu dans notre Évangile où Jésus fait la même demande, dans une situation également théophanique, et où la prière est : « Père, glorifie ton nom. » Ceci au chapitre 12, verset 28. Le nom, c'est le Fils. C'est-à-dire que Jésus est le dicible du silence qui est le Père.
Le nom : nous en avons traité à propos d'un thème qui nous a intéressés, celui des multiples « Je suis »[1]. Les multiples « je suis » sont des fragmentations du Nom. Nous avions déjà le premier mystère du rapport de un et deux. Nous avons ici l'avènement d'un pluriel, la pluralité des dénominations disant l'unique et même "Je".
Nous appelons cela des dénominations. Mais je reviens sur ce que je disais : si pour nous la parole est quelque chose qui s'ajoute et par suite donne une étiquette, une dénomination aux choses, cela n'a pas beaucoup d'importance. Mais si les multiples dénominations sont les grandes semences premières, c'est cela qui est le plus étant, le plus réel ! C'est cela qui est "la vérité" ou qui est "l'essence", pour employer deux mots de Jean. Mais où Jean parle-t-il d'essence qui est un mot de philosophe ? C'est au chapitre 8 où on a, au verset 31, l'adverbe alêthôs (véritablement) et, au verset 36, l'adverbe ontôs (essentiellement).
La fragmentation du nom est ce que d'aucuns appelleraient des multiples dénominations, des multiples aspects.
- Origène en parlera comme des épinoiaï (des aspects) de la totalité visible.
- D'autres ont appelé cela des éons, parce que ce qui est en question, c'est la région de l'Aïôn, ce sont des fragments de l'Aïôn, donc ce sont des aïônés.
- On les appelle aussi des logoï : ce sont des fragments du Logos.
- Par ailleurs comme cet espace est l'espace de l'annonce, de l'Évangile, c'est cela qu'on a médité en certains lieux sous la dénomination, non pas seulement de l'angélia, mais des angéloï (des anges). Il n'est pas du tout exclu que cela soit, à certains égards, équivalent à ce que, dans d'autres lieux, on appelle des dieux.
C'est donc le multiple espace des grandes semences de dénominations qui constituent une plénitude. Il est d'autant plus Monogénês (Fils Un), qu'il est un et plein : « plein de grâce et vérité » (Jn 1, 14). Et Jean nomme même cette plénitude : Plêrôma, ce Plérôme dont nous recevons (Jn 1, 15). Les dénominations sont donc des dénominations du pneuma (de l'Esprit) car le verbe emplir est un verbe réservé au pneuma, à la gloire, à la manifestation glorieuse.
En hébreu, l'Esprit se dit rouah un mot féminin, et donc le pneuma qui est neutre en grec est cependant considéré comme une dénomination féminine. « Plein de grâce et vérité » : grâce et vérité sont deux dénominations féminines.
Il y a en effet une symbolique des dénominations masculines-féminines. Le rapport entre les dénominations a été étudié au IIe siècle dans un double rapport : d'une part dans la symbolique filiale (père fils) et d'autre part dans la symbolique sponsale (époux épouse) où l’on considère le couple (la syzygie[2]) d'un nom masculin et d'un nom féminin. Et tout cela s'est fait dans une lecture très attentive du Prologue de Jean.
Donc voilà cette plénitude qui est plénitude des grands premiers noms qui sont les grandes premières semences. Le mot "semence" est employé chez Jean lui-même, puis repris dans les perspectives du IIe siècle. Au fond, ces noms-là sont la semence de notre avoir-à-être. C'est-à-dire que nous sommes pro-jetés au monde non pas sur mode accompli, mais notre accomplissement qui a été le premier pro-duit séminalement est retenu, tenu en réserve. Et nous avons à rejoindre l'être de notre semence, nous avons à accomplir notre avoir-à-être.
Notre accomplissement est "retenu" c'est-à-dire tenu en réserve. En effet toute donation est profondément réserve. Si quelqu'un a pour nature de se donner, plus il se donne et plus il préserve son propre être.
Voici que je vous envoie là des choses qui doivent vous paraître bien bizarres, bien compliquées. Et pourtant je vous dirai que vous n'entendrez jamais rien aux textes anciens de quelque source spirituelle qui soit au monde, si de quelque manière vous n'avez pas l'oreille pour cela. Et vous savez, moi je n'y entends rien non plus… mais je sais que c'est là.
Vous avez remarqué, dans la lecture que nous avons faite ici, que le verbe donner se trouvait déjà à plusieurs reprises. J'ai dit souvent que, dans ce chapitre 17, on rencontre 17 fois le verbe donner. Il est le verbe qui domine. Il a pour tâche de dire la qualité de l'espace qui est évoqué ici : un espace de don et non pas un espace de droit et de devoir ni un espace de jugement. La distinction entre le don et le jugement, ici, est tout à fait décisive.
Si vous regardez de près l'emploi du verbe donner ici, vous verrez que le sujet qui donne, ceux à qui il est donné, l'objet qui est donné, tout cela change dans tous les sens : tout donne tout à tout. Autrement dit ce qui est premier, c'est la qualité d'espace suggérée par le verbe donner. C'est ce qui ouvre un espace circulatoire.
Si vous lisez bonnement ce texte, vous avez apparemment un ronronnement répétitif de choses qui tournent et qui sont reprises. Vous avez sans doute éprouvé cela à première lecture d'un texte de Jean. Or voici un principe de lecture que je vous indique ici : le mot l'emporte sur la syntaxe. Autrement dit la valeur suggestive de type sémantique l'emporte sur les articulations syntaxiques, voilà une façon technique de dire la chose. Je l'ai dite d'une façon plus simple tout à l'heure pour ceux qui ne portent pas intérêt à cette technicité.
« 6J'ai manifesté ton nom (to onoma) aux hommes que tu m'as donnés d'entre le monde. – Manifester est évidemment un des modes du donner. "Ton nom" c'est à la fois "moi-même et toi" car c'est la même théophanie qui, me manifestant comme Fils, te révèle comme Père. On dit le Nom, précisément, parce que ce nom n'est pas un nom parmi les noms. C'est le Nom : to onoma en grec, Ha-chem en hébreu. De même ha-maqom (le lieu, le topos) n'est pas un lieu parmi les lieux : c'est le lieu. De même que nous savons que le pain de la vie n'est pas un pain, justement pas un pain.
Ils étaient tiens et tu me les as donnés– voici qu'intervient ici un aspect que nous avons déjà rencontré : le tien, le mien. Le tien c'est le mien, le mien c'est le tien, ce qui est une des façons de dire la donation. Nous avons rencontré cela au chapitre 10, à propos des brebis qui sont les siennes et qui entendent sa voix, et celles qui ne sont pas siennes qui n'entendent pas. Et dans le Prologue il est dit : « Il est venu vers les siens », vers ses propres[3]. Le mien est mon propre (to idion). Il y a une réflexion sur la propriété qui a rapport avec le verbe "avoir", mais justement ni l'avoir ni la propriété au sens banal de ces termes. Que veut dire avoir, que veut dire être son propre ?
Et ils ont gardé ta parole (ton logon) – le Nom, ici sous la forme du Logos, ils l'ont gardé. Le garder : c'est-à-dire le recevoir, l'accueillir.
● Versets 7-8.
7Maintenant ils ont connu que tout ce que tu m'as donné est d'auprès de toi, 8puisque les paroles (ta rhêmata) que tu m'as données, je les leur ai données et ils les ont reçues et ils connurent véritablement que je suis sorti de toi et ils crurent que c'est toi qui m'as envoyé. »
C'est là le thème tout à fait fondamental :
« Ils connurent que je suis sorti de toi …
et ils crurent que c'est toi qui m'a envoyé »
- les deux verbes connurent et crurent disent la même chose,
- les deux compléments je suis sorti et tu m'as envoyé disent la même chose.
Il faut bien entendre que "envoyé" et "Fils" disent la même chose, car l'envoi est l'accomplissement manifesté d'une présence séminale, de la présence de celui qui envoie, de même que le Fils est la présence manifestée de la semence qu'est le Père, de même que le nom est la profération de ce qui est tenu dans le silence.
● Verset 9.
9Je demande pour eux – jusqu'ici Jésus avait l'air d'avoir demandé pour lui : "glorifie ton nom" ; mais demander pour lui, c'est précisément demander pour eux, les disciples, donc pour nous – je ne demande pas pour le monde…
Jamais il ne demandera pour le monde car il ne faut pas oublier que le mot monde, ici, est à prendre au sens proprement johannique pour dire la région du refus. Le monde, c'est la surdité, c'est ce qui ne "peut" pas entendre, qui ne "peut "pas recevoir. Donc cela ne désigne pas ce que, nous, nous appelons le monde. Cela va se préciser dans la suite du texte où se trouve décidée la situation de ceux dont il parle ici : « …ils sont dans le monde et ils ne sont pas du monde » (d'après v. 11-16). La provenance essentielle, constitutive, n'est pas d'être du monde. Nous sommes nativement nés dans le monde, mais nous sommes originairement nés de Dieu comme le dit Jean : « ceux qui sont nés non pas de la chair et du sang mais de Dieu » (Jn 1, 13). Cette naissance est une autre façon de dire la résurrection. La résurrection peut se dire mort, la résurrection peut se dire naissance. C'était un rappel.
… Mais je prie pour ceux-là que tu m'as donnés parce qu'ils sont à toi. – Qui sont-ils ? Faut-il entendre dans un sens partitif, c'est-à-dire : il y en a certains qui auraient été donnés… et d'autres qui n'auraient pas été donnés C'est là que la magnifique phrase « …selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement (l'exousia) de toute l'humanité » interdit de prendre ceux-là dans un sens partitif.
En effet nous avons entendu : « …selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement (l'exousia) de toute l'humanité (passês sarkos) ». Ce que j'ai traduit par "toute l'humanité" correspond à ce qui est dit en grec et qui signifie littéralement "toute chair". Nous avons déjà rencontré deux significations du mot chair chez Jean, différentes de l'emploi que Paul fait de ce mot. Ici c'est un emploi encore différent puisque ça correspond à l'expression hébraïque : kol basar (toute chair), qui désigne toute l'humanité. J'ai traduit aussi "tu lui as donné d'être l'accomplissement" car ce n'est pas "tu lui as donné pouvoir" bien que le mot exousia signifie aussi "pouvoir". En effet c'est l'œuvre qui est en question ici : tu lui as donné la capacité d'accomplir la totalité de l'humanité.
● Précisions.
La distinction entre "le monde" et "les siens qui sont dans le monde" ne signifie pas qu'il y a un groupe d'hommes qui sont les siens et un groupe d'hommes qui ne sont pas les siens. Le monde, c'est cela de tout homme qui est assujetti à la mort et au meurtre. Et ce qui est remis à la main du Christ c'est cela de tout homme qui est né de Dieu.
Cela est remis à la main du Christ pour l'accomplissement qui est d'ailleurs l'œuvre du septième jour. En effet nous avons lu, dans le chapitre 5, que les six premiers jours sont l'œuvre de Dieu, en ce sens que le Dieu dépose les semences, et le septième jour commence la croissance et l'accomplissement[4]. Dans cette perspective nous sommes dans le septième jour. Toute l'histoire de l'humanité est dans ce septième jour, et l'accomplissement a été donné au Fils. Le Fils accomplit l'œuvre, c'est-à-dire fait venir à œuvre ce qui est en volonté dans le Père, ou fait venir à fruit ce qui est en semence dans le Père. Le Christ en nous accomplissant s'accomplit dans la plénitude de l'accomplissement de la parole : « Faisons l'homme à notre image », c'est-à-dire : Faisons le Christ ressuscité plein de l'humanité.
● Parenthèse sur le fait d'entendre ou non.
Ce sont des choses familières. Nous les avons déjà toutes entendues... à peu près. Lire n'est pas recueillir des bouts de certitude qu'on transplante dans notre discours natif. Lire c'est laisser que meurent des choses usuelles. La vraie mortification, celle qui va dans le bon sens, c'est la mort qui est résurrection, or il est curieux qu'on l'applique par rapport aux vices et qu'on ne l'applique jamais par rapport à l'écoute. Pourtant l'écoute c'est ce qui est premier puisqu'il n'y a qu'un seul péché qui est de ne pas entendre, et une seule œuvre à œuvrer qui est d'entendre ! Alors, bien sûr, entendre prend une ampleur de sens ici : on se laisse investir par l'entendre. Ces deux choses que je viens de dire, il n'y a qu'un seul péché qui est de ne pas entendre, et une seule œuvre à œuvrer qui est d'entendre, peuvent vous étonner. Mais ce n'est pas de moi : les deux sont en toutes lettres dans saint Jean. Nous les avons déjà rencontrées.
► Mais entendre ne dépend pas de nous. Moi j'ai l'impression que je n'ai rien entendu.
J-M M : Probablement il ne faut pas dire qu'on n'a rien entendu. Ce serait aussi sot que de dire qu'on a tout compris. Il y a cela en nous qui probablement n'entendra jamais, et puis il y a cela en nous qui entend un petit quelque chose.
Le verbe de base qu'emploie Jean est le verbe croire, mais il est souvent lié chez lui à akoueïn (entendre), ce sont deux verbes qui disent la même chose : entendre ou croire. Entendre ne signifie pas enregistrer de façon distraite quelque chose, mais c'est véritablement un entendre qui nous pénètre. Tout commence de quelque manière par cela d'ouverture qu'il y a chez nous et qui est du côté de l'oreille. On naît par l'oreille. De façon astucieuse Molière le dit dans l'École des Femmes : Agnès est naïve et croit que les enfants viennent par l'oreille. Et ce n'est rendu possible dans le discours de Molière que parce que cela a la signification profonde du fait qu'on vient au monde par l'écoute. C'est la même chose que de dire : on est homme du fait d'entendre, c'est entendre qui donne d'être.
Alors qu'entendons-nous ? Nous entendons nativement notre langue et ses injonctions. Autrement dit nous ne voyons jamais que ce que notre langue nous permet de voir, parce qu'elle a déjà décidé d'avance des répartitions majeures, par exemple le fait qu'il y ait des sujets et des objets, du singulier et du pluriel. Nous ne voyons qu'à travers ces articulations qui sont notre donnée native. Seulement nous savons que nous sommes nativement dans un monde où règne la falsification : le diabolos, la dispersion de sens. Il y a même un joli texte dans les apocryphes du IIe siècle[5] où il est dit que chaque chose naissait revêtue de son nom, mais que le malin a décollé les noms des choses et les a posées sur d'autres, d'où vient toute cette confusion, ce mal-entendu dans lequel spontanément nous vivons. Il n'y a plus de rapport constitutif entre le nom et les choses. Ce même thème a été traité d'une autre manière dans la Bible par rapport aux langues à propos de la génération de la dispersion, c'est le thème de Babel.
● Verset 10.
10Et tout ce qui est mien est tien et tout ce qui est tien est mien – Ici, c'est les miens au neutre pluriel, qui se traduit par un singulier neutre en français. – Et j'ai été glorifié en eux. – Voilà une chose très étrange. "J'ai été glorifié" c'est-à-dire reçu en présence et dans mon identité propre. Quand Jésus est reçu ainsi, s'accomplit sa gloire, sa résurrection. "En eux" : la résurrection ne sera pleinement accomplie que précisément lorsque la gloire du Christ sera reçue par chacun.
● Parenthèse sur le mot "consacré".
Le mot "glorifié en eux" va faire place bientôt à un autre mot qui est le mot "consacré", un mot bizarre pour nous, qu'on traduit d'ailleurs par sanctifié, de la façon la plus plate, parce que la sainteté, nous ne l'entendons que passée par le langage de l'éthique et de la morale. Le pneuma, c'est le Pneuma de Consécration. La résurrection, c'est : « déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un Pneuma de Consécration. » (Rm 1, 4).
Glorifie ton nom c'est donc consacre ton nom. Et « que ton nom soit consacré » c'est ce que nous disons tous les jours en disant « que ton nom soit sanctifié ». Le mot de consécration ici demande à être médité, car il est clair que tout le vocabulaire du sacré nous est profondément étranger. C'est pour cela qu'il faut l'employer à nouveau et non pas le laisser se perdre dans le moralisme du saint tel que nous l'entendons à notre oreille. En soi, le mot sanctus en latin est aussi sacré que le mot sacrum. Cependant l'usage a développé en Occident un sens particulier.
Dans le Notre Père « que ton nom soit consacré » a à voir avec la glorification du Fils. Consacré est un nom qui a une certaine proximité avec Christos, mais pas sur le plan étymologique. Le Christos est celui qui est enduit, oint, c'est-à-dire imprégné de l'Esprit, du pneuma. Et de même consacré dit quelque chose de cela aussi. Nous avons donc ici une symbolique de l'enduit, de même que nous avions une symbolique du trempage dans le baptême, de même que j'ai fait allusion à une symbolique de la vêture quand j'ai dit que les choses étaient investies ou revêtues de leur nom. Mais il faut tout inverser car il faut comprendre que chez les anciens le vêtement est plus essentiel que le corps : le vêtement est la révélation de la posture intérieure de l'être. Toute la symbolique du vêtement relève de ce présupposé.
De même l'odeur, chez nous, est un parfum qu'on met par-dessus. Alors que l'odeur de consécration, qu'on traduit par odeur de sainteté, est le contraire de l'odeur de corruption, c'est-à-dire de l'odeur de cadavre. La consécration c'est d'être, de l'intérieur, investi du pneuma. Investi : justement c'est un terme de la vêture. Tout cela se tient.
Du reste, ces différents thèmes, du vêtement, de l'odeur et de la croissance qui va du germe au fruit, sont souvent, soit reliés deux par deux, soit parfois les trois ensembles. Alors si on ne comprend pas ce qu'il en est du trempage, ce qu'il en est de l'onction, ce qu'il en est de l'être enduit, de l'odeur, du vêtement, si on ne comprend pas cela dans les mots, c'est-à-dire si le texte ne parle pas, vous pouvez toujours ensuite graisser les gamins à la confirmation, ou les plonger dans l'eau, cela n'a aucun sens !
● Versets 11-12.
11Et voici que je ne suis plus dans le monde, mais eux sont dans le monde et moi je viens vers toi. » Nous avons dit, à propos de : je demande, je suis, je viens, qu'il n'y a pas de différence entre des verbes qui diraient le sujet (je suis) et des verbes qui diraient l'action (je viens, je vais). Il faut apprendre à penser l'être christique. Aller vers le Père, c'est l'être christique.
Père hagié (Père sacré), garde-les dans ton nom que tu m'as donné, afin qu'ils soient un comme nous (selon que nous sommes). »Ici intervient la chose la plus étrange, c'est que cette question de l'unité des déchirés, la question de l'unité des dénominations ou des fragments du nom, et la question de l'unité du Père et du Fils sont pensées d'une certaine manière comme étant le même : "selon que toi et moi nous sommes un". C'est inouï.
« 12Quand j'étais avec eux, je les ai gardés (etêroun) dans ton nom que tu m'as donné et j'ai veillé (éphulaxa) – il y a deux verbes de la garde : j'ai veillé sur eux comme on garde le troupeau, tandis que le verbe têreïn désigne la garde au sens du shamar hébraïque, c'est un terme qui dit le soin. – et personne d'entre eux n'a péri sinon le fils de la perdition, en sorte que l'Écriture s'accomplisse. » Que veut dire le fils de la perdition ? La perdition (apôléia) désigne la même région que le diabolos, c'est la manifestation du diabolos. Le fils est manifestation de ce qui est en semence dans le père. D'ailleurs, au chapitre 8, on a ce grand passage : « Vous vous dites fils d'Abraham, mais vous êtes semence du diabolos – Votre père est le diabolos – et vous voulez faire les désirs de votre père » (v. 44), car on ne peut pas faire autre chose que ce qui est inscrit dans sa semence. Encore une fois, il ne parle pas au tout d'eux-mêmes, mais très précisément à la posture d'eux-mêmes qu'ils manifestent dans la situation.
De même, pour ce qui est de Judas, en tant qu'il est le fils de la perdition, il ne pouvait être que perdu, car ce qui a pour essence d'être perdition ne peut pas être sauvé. On peut sauver du perdu, on ne peut pas sauver la perdition. Seulement Judas a accompli cela afin que l'Écriture soit accomplie. Il y a en Judas cela qui est perdu par essence, et il y a cela qui accomplit l'Écriture et après tout ce n'est pas si mal ! La phrase est très importante à voir dans son ensemble.
Nous avons parcouru un peu rapidement ces quelques versets. Néanmoins cette lecture permettait de remémorer un certain nombre de choses apparues dans le désordre et qui, ici, consonent ensemble. Elles sont ramassées d'une façon que je n'avais pas du tout prévue. Je savais que les thèmes de "je" et "tu", Père et Fils, le thème du Nom et de ses multiples dénominations, le thème du monos et des dispersés, étaient des thèmes essentiels. Maintenant, ils commencent à se mettre en perspective et en place.
En guise de conclusion.
Nous avons entrepris la lecture du chapitre 17 parce qu’il rassemble des choses que nous avons évoquées au long de l'année sur le "Je christique", c'est-à-dire le "Je" de la dimension ressuscitée de Jésus :
– le chapitre nous ouvre à la relation de "Je" à "Tu", celle du Christ au Père ;
– ce "Je" se manifeste finalement comme le Nom qui n'est pas un nom parmi les noms, de même qu'au sens johannique "le fils" n'est pas un enfant, et que "le pain" n'est pas du pain. Cependant le Nom se démembre en de multiples dénominations, ce Plérôme des dénominations qui sont ce que l'Insu donne à entendre et à voir ;
– enfin en troisième lieu le Je christique s’est révélé comme le "Je" unifiant des multiples enfants de Dieu dispersés.
En début d'année nous n'avons pas formulé une question claire, nous n'étions pas en mesure de le faire. Nous avions simplement le sentiment confus qu'un certain nombre de points que nous avions aperçus chez saint Jean demandaient à être approfondis, et approfondis ensemble parce qu'ils s'entre-appartenaient. C'est ce que nous avons fait au cours de l'année et c'est un gage d'authenticité.
En effet ce qui est au départ d'une question ne tombe pas au hasard. Selon saint Jean lui-même la question est présupposée par une recherche (zêtêsis). Avant que la question ne soit posée comme question, il y a de la recherche qui n'est pas encore formulée, et cette recherche elle-même est fondée sur un trouble, un ébranlement (taraxis). Une question posée qui ne se développerait pas sur la base, successive ou non, de cette énumération, serait sans doute peu authentique.
Je vous avouerai que pour ma part j'ai grandement profité des études que nous avons faites cette année. Ce que nous avons examiné ensemble avait à voir avec la question de "Je", mais plus radicalement encore avec la question : qu'en est-il selon l’Évangile de "je" et de l'ensemble "je-tu-nous", et comment se pose le "il" ?[6] C'est parce que ces questions sont réputées négligeables à force d'évidence qu'elles ne se posent pas. Je ne dis pas qu'on ne s'interroge pas sur ce que veut dire ego, dans bien des champs on s'interroge dessus, mais pas, à mon sens, avec la radicalité qu'imposerait une lecture sérieuse de l'évangile.
Nous avons vu que :
– le "je" et "tu" était d'abord le Je et Tu du Christ et du Père ;
– ensuite le Je christique était dans les « Je suis » avec des attributs (lumière, vie, porte…)[7]. Et nous avons vu l'ensemble, la plénitude, le Plérôme des dénominations éclatées qui disent ce "Je". Mais ceci ne dit pas le Je christique sur le mode sur lequel nous disons « c'est un Dieu » ou « c'est un homme », ça ne le dit pas sur le mode sur lequel nous fonctionnons lorsque nous avons un sujet et un attribut.
– puis nous avions conjecturé qu'il fallait être très radical dans la précompréhension de notre propre "je". Et quelque chose nous indiquait dans l'évangile qu'il y avait "je" et "je", ce qui ne va pas sans poser beaucoup de questions dans la formulation selon laquelle je l'énonce, et néanmoins nous avons trouvé des choses importantes sur ce point.
– Enfin nous nous sommes demandés pourquoi ce qu'il en est de l'homme (quand il n'est pas une désignation d'essence commune, ou la désignation d’une communauté assemblée, d'un ensemble additionnel) se présente sur mode éclaté, sur le mode d'une multiplicité de "je". C'était la question du "seul" (qui est plein) et des multiples. C'était la question : comment penser ce qui se présente chez Jean sous plusieurs figures, dont les deux que nous avons vues, celle du troupeau (Jn 10), qui n'est nullement péjorative comme on pourrait le croire, et celle de la vigne (Jn 15) ?[8] Comment penser cela qui se dénomme finalement le retour de la dispersion à la sunagôgê, au conduire ensemble vers "un" (Jn 11) ? Comment penser cette multiplicité, comment penser le rapport des multiples ?
D'une certaine façon il s’agit là de questions éclatées, et cependant on perçoit, du fait que je les ré-énumère de cette façon, qu'elles se touchent entre elles, qu'elles ont des rapports.
On peut se poser une dernière question : pour nous aujourd'hui, qu'en est-il de l'unité christique de l'humanité ? Pour répondre, je vais partir de la distinction de l'état séminal et de l'état accompli, en me servant de l'expression provisoire du "point de vue" qu'il faudrait justifier. En effet on peut considérer légitimement l'unité christique de l'humanité "du point de vue" où elle est " séminalement acquise, et on peut la considérer par ailleurs "du point de vue" où elle est « en train de s'accomplir ». Cela sera pertinent le jour où j'aurai pu justifier ce que veut dire "point de vue" dans cette perspective, parce que c'est un peu facile de dire qu'il y a des points de vue !
J'espère que vous percevez l'importance d'une insistance sur ces questions. J'imagine que vous n'avez pas progressé de façon telle que les différents éléments vous en soient parfaitement clairs et parfaitement ajustés les uns aux autres. Même pour moi, ce n'est pas encore le cas. En effet plus on avance dans cette chose-là, plus ça ouvre de questions.
La première difficulté pour entendre, c'est que ce qu'il me revient d'entendre n'est pas détenu par ce que j'ai déjà entendu, c'est-à-dire que c'est toujours à entendre, c'est toujours ouvert. Jamais ma prise, même devant la parole qui me dit « Prends et lis », ne saisit la totalité. Nous n'avons pas les ressources de langage parce que nous n'avons pas les ressources d'expérience. En effet le langage est issu des expériences faites, il nomme les expériences usuelles de ce monde dans lequel la mort règne de façon absolue. Mais que veut dire : « La mort ne règne plus ? » Bien sûr ça dit quelque chose en opposition à mon expérience, mais ça n'en dit pas la face positive…
Or les négations sont à la fois très précieuses mais éventuellement dangereuses :
- il y a la négation par dépit : j'attendais plus grand et il n'y a que cela ;
- et il y a les négations qui proviennent du pressentiment de surabondance par rapport à ce qui est prenable.
Il peut se faire que je ne sache pas toujours psychologiquement si ma négation a de quoi être dépitée ou de quoi être joyeuse, mais elle le sait, elle. Autrement dit cette posture de déni est l'attestation de quelque chose qui est en moi et qui peut être mon dépit, mais qui peut être aussi autre chose.
Souvent la chose la plus positive s'annonce en écartant ce qu'elle n'est pas. Pour moi le plus précieux de l'Évangile c'est ce que je n'ai pas compris encore, car c'est cela qui me tient en posture d'attente. En effet à chaque fois les choses s'embrouillent et se débrouillent, à chaque fois il y a de la ressource qui n'est pas épuisée. Cet usage d'habitude donne même un peu psychologiquement confiance, empêche de suspecter que ce soit une sorte de génuflexion devant un vide négatif. C'est une posture devant un vide qui est perçu comme la condition même du plein.
Il y a ce moment où le vide et le plein ne sont pas des contraires. Vide et plein deviennent des contraires quand le vide est le vide de la carence, et quand le plein est le plein de la saturation, celui de l'écœurement, du trop-plein. Mais en eux-mêmes ces deux mots s'appellent et se tiennent. Et quand ils ne sont pas des contraires mais qu'ils sont nécessaires l'un à l'autre, cette respiration intime du vide et du plein peut se méditer à partir de ce que veut dire donner, et ceci est le point le plus intime de l'Évangile : si quelque chose a pour essence d'être de l'ordre du don, il se préserve en se donnant (en se perdant). L'être de donation ne subsiste (ne persiste, ne demeure) que pour autant qu'il ne se retient pas. Il est tenu, gardé, observé, conservé, sauvé pour autant qu'il se perd.
Ceci a été médité de très bonne heure comme cette respiration qui constitue le rapport du Père et du Fils. Nous avions remarqué que demeurer est une dénomination qui sied par priorité au Père, et que venir était une dénomination qui sied au Fils, mais rien ne demeure que venant, et rien ne vient que demeurant, c'est-à-dire qu'ils s'entre-appartiennent dans cette respiration-là. Et, encore qu'il faille se garder de jouer le système, il n'est pas très étonnant que le troisième soit dénommé le Souffle, le don, le pneuma.
La théologie classique a été très réticente aux tentatives de penser la Trinité parce qu'il est entendu que cela est un mystère et que si la raison humaine peut prouver l'existence de Dieu, elle ne peut pas pénétrer dans les choses de la Trinité. En disant cela la théologie classique a sauvé quelque chose, c'est-à-dire a empêché que les catégories dont elle se sert pour parler de Dieu et des êtres ne soient indûment transférées dans ce domaine où elles ne sont pas pertinentes. Mais cela ne doit pas fermer toute possibilité de méditer, à condition de rester très près du discours même de l'Évangile, de ne pas s'évader, en particulier par l'emprunt d'un discours étranger, comme l'a fait la théologie classique en empruntant à Aristote et à Platon.
L'Évangile n'a pas de traité, ni sur la Trinité ni sur la création ni sur quoi que ce soit. L'Évangile met en œuvre l'Être christique dans son rapport au Père avec ce qu'il en est de l'homme et de son salut dans le grand sens du terme c'est-à-dire de son être sain et sauf.
[1] Ce sujet est déjà traité au I du chapitre V.
[2] Union, assemblage. Du mot grec : sun-zugon : uni sous le même joug. S'écrit aussi : syzigie.
[3] Cf. Les trois venues dans le Prologue de l'évangile de Jean : vers la mort, vers la méprise, vers l'accueil.
[5] « Les archontes voulurent tromper l’homme parce qu’ils virent qu’il était de la race des bons en vérité. Ils prirent le nom de ce qui est bon, ils le donnèrent à ce qui n’est pas bon, afin que, grâce aux noms ils puissent le tromper. Et ils les attachent à ce qui n'est pas bon. Et après cela, s'ils leur manifestent de la faveur, ils les enlèvent de ce qui n'est pas bon, et ils les placent dans ce qui est bon, celui qu'ils connaissaient. Car (en réalité) ils voulaient prendre quiconque était libre et se l’attacher comme esclave à jamais. » (Évangile de Philippe, sentence 13, d'après la traduction de Jacques Ménard, Letouzet et Ané 1967, p. 53).
[6] Ceci est un peu abordé dans Ga 2, 15-20. Ce n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi.
[7] J-M Martin médite parfois autrement sur les "Je suis" avec attribut. Par exemple voici ce qu'il a dit à propos de « Je suis le chemin » : « Le Je christique, nous l'avons médité en d'autres lieux pendant des années. C'est par là, sans doute qu'il faut commencer. En ce qui nous concerne, au point où nous en sommes, "être le chemin"ne signifie pas être l'itinéraire sur la carte, ni être le chemin tel que tracé sur le sol. Je suis le frayer le chemin, Je suis le marcher le chemin. Je suis le chemin, c'est-à-dire je suis la marche, je suis marcher. Il donne lieu, il donne route. Il est que nous marchions. » (Session Jn 14-16, Présence-absence Ch I. Jn 14, 1-16 : Présence quadriforme ; Premiers dialogues Jésus - disciples, commentaire du verset 5 à la fin)
[8] Chez Paul on trouve l'image de l'humanité comme corps dont le Christ est la tête. Ce rapport tête-corps n’a pas pour source l'imagerie de la planche anatomique du corps, mais a pour origine le premier mot de la Genèse, en arkhei en grec, bereshit en hébreu qui signifie "dans le principe", "dans le commencement", "en-tête". Le mot reshit est de même racine que rosh, la tête. Le rapport tête-corps n'est pas le rapport âme-corps, c'est plutôt le rapport de semence à fruit, d'arkhê à corps, où corps dit l'accomplissement. Ce que le Christ est en semence, son corps l'est en plénitude sur mode accompli c'est-à-dire déployé, dévoilé et accompli. Un-totalité, arkhê-plêrôma, tête-corps disent exactement la même chose, ils sont la traduction du même rapport. C'est un rapport tel que « Le "Je christique" est seul capable de sauver son Corps, c'est-à-dire l'ensemble de l'humanité qui est son Corps.» (J-M Martin, Ga 2, 15-20. Ce n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi, juste avant le commentaire du v. 20b)