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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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3 septembre 2017

JE CHRISTIQUE. Ch V. La fragmentation du Nom (gnostiques valentiniens) ; l'unité des multiples déchirés (st Jean)

 En 2001-2002, dans le cadre des soirées de l'Arbre à Saint-Bernard de Montparnasse, Jean-Marie Martin a fait une étude du "Je christique" – c'est-à-dire le "Je" de la dimension ressuscitée de Jésus – en se référant à saint Jean, à saint Paul et aux premiers lecteurs de l'évangile de Jean que sont les gnostiques valentiniens.

Ce "Je christique" se manifeste comme le Nom qui n'est pas un nom parmi les noms – de même qu'au sens johannique "le fils" n'est pas un enfant, et que "le pain" n'est pas du pain – cependant ce Nom se démembre en de multiples dénominations, et le Plérôme des dénominations est ce que l'Insu donne à entendre et à voir. C'est ce à quoi J-M Martin nous initie en première partie du chapitre, la deuxième partie portant sur le thème de l'Un et des multiples en saint Jean, le texte clef de Jn 11, 49-52 figurant vers la fin.

 

Chapitre V

 

La fragmentation du Nom (gnostiques valentiniens)

 

L'unité des multiples déchirés selon saint Jean

 

Le projet d'année.

Il se pourrait que notre chemin de cette année paraisse mal dessiné, comportant des méandres. C'est pourquoi je voudrais redonner le cap. Nous étions partis dans l'intention d'élucider ce que signifie "je" dans l'évangile de Jean. Cela peut paraître bizarre parce que le "je" est ce que nous pensons connaître le mieux. Or, certains usages de ce pronom dans l'évangile de Jean donnent lieu à des constructions qui ne nous sont pas familières : « Je suis la vérité », par exemple.

Dans un premier temps, nous avons examiné "je" et "tu" dans la relation du Christ au Père[1] : "Je" et "tu" disent ce qui est, à certains égards, le même. Je dis "à certains égards", parce que c'est une question débattue dès les origines. Vous avez une réponse toute prête : vous pouvez dire que c'est une seule nature et deux personnes. Or, les mots de nature et personne ne sont pas des mots adéquats pour répondre à cette question, même s'ils ont servi de repère par rapport à des questions d'une époque révolue[2].

Sans vouloir énumérer toutes les questions évoquées précédemment, je rappelle celle, à l'extrême opposé, qui était d'examiner la façon complexe dont "je" est prononcé, en conduisant dans une sorte de mise en question de l'unité prétendue du "je humain". "Je est un autre" est le mot bien connu de Rimbaud, très difficile à interpréter dans le contexte rapide et mystérieux de la Saison en Enfer, que j'utilise seulement pour illustrer cela. C'est à ce titre que, dans nos deux dernières rencontres, nous avons lu le double "je" du chapitre 7 de la lettre aux Romains de Paul : le "je qui veut", le "je qui fait". Ils ne sont pas le même, c'est-à-dire qu'ils relèvent de deux semences différentes et éventuellement antagonistes.

On constate qu'il y a du débat dans l'homme entre, comme on le dit parfois, ses passions et son sens du devoir. Ceci est banal en Occident. Mais ce n'est pas cela que nous avons rencontré. Nous n'avons pas dit qu'il y avait du débat entre des parties composantes diverses de l'humanité. Dans tout cela, nous sommes contraints de donner congé, au moins provisoirement, à ce que veut dire "je" spontanément pour nous, que nous l'entendions dans le champ de l'histoire du sujet, de l'individu, de la personne, ou que nous l'entendions dans le champ de la psychologie. En tout cas, dans la sphère du psy, on en parle abondamment, mais à partir de points de vue qui ne sont pas ceux que nous avons envisagés pour entendre le propre de ce qui est dit ici.

I – Le "Je" du Plérôme des valentiniens

 

Je voudrais maintenant suggérer une troisième possibilité, autre que la distinction "je" et "tu" disant le Père et le Fils, et autre aussi que celle que je viens de commémorer ici qui est la distinction fondamentale, radicale dans l'homme, de "je" et "je" qui n'est pas du tout notre langage usuel. Entre ces deux approches, j'en vois une autre qui serait susceptible d'être examinée et dont je voudrais aujourd'hui dire quelques mots pour en indiquer l'espace.

1) Introduction au Plérôme des valentiniens.[3]
a) Les "je suis" avec attributs de l'évangile de Jean.

Cet espace s'articule à l'énigme que présentent les expressions : « Je suis la vie », « Je suis le pain », « Je suis la porte », « Je suis le berger », « Je suis la vérité », « je suis la résurrection », etc. Qu'est-ce que ce "Je" ?

Surtout ne pensez pas qu'il s'agit ici d'un individu entre autres qui se permet de dire des choses de ce genre. Ce qui est mystérieux dans ces expressions est ce que signifient la vie, la vérité, etc., mais plus mystérieux encore est ce que veut dire "Je" dans ces expressions. Élucider cela pulvérisera d'une certaine façon cet isolat bien certain que nous appelons couramment "je". Il y a là tout un espace que les Anciens ont fréquenté et qui nous est étranger. Il me paraît nécessaire de l'examiner.

b) L'espace propre de l'Aïôn.

Ce "Je" dessine un espace qui est l'espace propre de la résurrection, c'est-à-dire l'espace de la vie éternelle (zôê aïônios), l'espace propre de l'Aïôn que le "Je christique" ouvre et tient ouvert. Ce "Je" appartient à ce qu'on pourrait appeler la région de la parole, car l'Aïôn est un espace dont un des traits premiers est d'être parole. Autrement dit, cela précède ce que nous appelons le monde, et cependant ce n'est pas la singularité du "Je christique" s'adressant à son Père. Cette région est Arkhê, c'est-à-dire principe ouvrant et régnant. Elle ouvre un espace qui est plein, qui est  Plêrôma, une plénitude dans laquelle le Monos (l'Un) se déploie en points de vue, ou dans lequel le nom propre se démembre en dénominations.

c) Les valentiniens, premiers lecteurs de l'évangile de Jean.

Ce thème se trouve chez les premiers lecteurs de l'évangile de Jean mais aussi dans d'autres sources archaïques : que l'espace de la parole précède le monde, vous avez cela dans l'hindouisme, dans la kabbale juive, et c'est tout à fait présupposé dans le Prologue de Jean : « Au commencement était la parole (en arkhêi ên ho logos) ». Nous prononçons ces mots, mais la plupart du temps cela ne donne pas lieu à quoi que ce soit, cela reste pour nous une façon de parler... Or, pas du tout !

Le premier commentaire explicite de l'évangile de Jean que nous connaissions est fait par les valentiniens, des chrétiens qui sont d'abord dans le sein de l'Église dominante. Mais leur pensée donne lieu ensuite à une certaine corruption, pour eux-mêmes et pour ceux qui les écoutent, et ils sont jetés hors de l'Église. Leurs commentaires nous sont d'ailleurs parvenus par les Pères de l'Église qui les réfutent, en particulier par saint Irénée pour le Prologue. Nous allons voir comment ils classent les dénominations christiques. Ils mettent en œuvre du récit et aussi des dénominations (des noms),

J'ai dit en effet que c'était un déploiement de l'Aïôn, et c'est pourquoi les valentiniens ont appelé ces dénominations des Aïônes (des Éons). Ne vous laissez pas déconcerter par ce vocabulaire technique. Des tentatives de substitution ont vu le jour. Je pense à certaines angéologies qui posent aussi, de façon antécédente à la parution du monde, des "entités" ; entité est le terme employé par la théologie, dans l'Occident, pour désigner ce qu'on ne sait pas caractériser. Et ces entités ont été appelées des anges. La question de savoir s'ils ont été créés ou non est bien postérieure. La façon dont ils sont représentés est encore bien postérieure. Ce fut un lieu de substitution à quelque chose de plus originel, quelque chose qui est attesté dès les premières écoutes de l'Évangile.

2) Le déploiement du Nom et le "Je inentendu".

Ces dénominations de l'Aïôn sont pour nous des entrées vers ce qui est in-nommable en son plus propre.L'ekphonêsis tou onomatos (l'énonciation du Nom) est en même temps la multiplication en éléments de l'unité du Nom indicible. Les différentes dénominations du Je christique sont des lieux de cette ekphonêsis tou onomatos.

Tous les commentateurs des textes valentiniens s'interrogent gravement : est-ce que ces dénominations sont des attributs de Dieu ou des personnes ? Ni l'un, ni l'autre. C'est plus originel que cela. En effet le nom, dans les cultures archaïques, mais aussi explicitement dans le monde hébraïque, dit quelque chose comme l'essence, la provenance séminale, la provenance essentielle de ce que nous appelons une personne[4]. Le nom dit le plus propre et tous les Anciens distinguent très bien le kurion onoma (le nom propre) et les appellations.

Nous avons évoqué les multiples "Je suis" : « Je suis la vie », « Je suis le pain »… Ces dénominations (vie, vérité…) ou les titres (Logos, Fils Monogène…) sont des appellations du Nom indicible, on peut même dire des éclats de ce Nom.

a) Le Plérôme en tant que référé au Prologue de Jean.

J'ai dit simplement que je faisais signe vers cet espace. Nous n'allons pas le déployer pleinement. Je voudrais simplement préciser que, si cela a donné lieu assez rapidement à des spéculations qui ont été écartées par la grande Église, néanmoins, dans son origine, ce n'est que le commentaire pur et simple du Prologue de Jean.

« 1Dans l'Arkhê était le Logos (la parole). » Arkhê est la toute première dénomination, et comme je l'ai dit, elle ouvre l'espace de l'Aïôn, elle en est le principe ouvrant et régnant.

Le recueil de ce qui est annoncé se trouve au verset 14 : « 14nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Monogène d'auprès du Père, plein de grâce et vérité 16Et de sa plénitude (de ce Plérôma) nous avons tous reçu, grâce sur grâce »: celui qui est Arkhê est aussi Monogénês c'est-à-dire Fils un et plein ; il est plein de Grâce et Vérité, deux dénominations représentatives de l'ensemble des dénominations, Autrement dit, le Monogène est leFils un qui est plein des dénominations, celles-ci étant des dénominations fragmentaires. Il s'agit de la fragmentation du Nom, pour employer un langage hébraïque.

Il y a donc en premier le Monogénês, qui est le même que l'Arkhê, et qui est probablement le même que le Nom. Mais le Nom n'est justement pas un nom. Le Nom c'est l'essence de toute dénomination, de toute possibilité de dénomination. Le Nom désigne le propre. Le Nom n'est pas un nom, comme nous disons souvent que le pain véritable n'est pas du pain ou un pain.

Ensuite, nous avons le fractionnement du Nom, les dénominations, avec des rapports entre les différents noms qui sont, soit des rapports verticaux d'émanation, un peu comme dans une généalogie, soit des rapports horizontaux de masculin, c'est-à-dire pas seulement époux et épouse mais aussi bien frère et sœur. En effet il y a un lieu où l'importance de la différence du masculin-féminin est antérieure à la distinction du couple et de la fratrie.

Après Arkhê (qui est aussi Monogénês) on a donc les dénominations de Logos (parole) et de Vie : « Dans l'Arkhê était le Logos et le Logos était vie... Ce qui advint en lui était vie » Nous n'avons pas d'approche logico-grammaticale pour dire ce que c'est que "vie". C'est un substantif abstrait. Un vivant, encore on sait ce que c'est, mais qu'il soit vie et vie de qui ? La sienne ou la nôtre ? Et les valentiniens posent Logos et Vie dans un rapport de masculin-féminin, pour indiquer que c'est le même, parce que ceci accomplit la parole « L'homme quittera son père et sa mère[…]et de deux qu'ils étaient, ils seront un(dans la visée de l'un)» (Gn 2, 24)[5].

J'ai dit qu'il y avait un aspect quasi généalogique ou descendant. Au rang suivant sont Homme et Ekklêsia, parce que, Homme ici ne désigne évidemment pas Adam de Gn 3, mais très précisément Adam de Gn 1 qui est une des dénominations du Christ. Quand saint Jean dit « Et le Verbe fut chair », c'est-à-dire fut homme, est dite ici la faiblesse paradoxale de l'Homme primordial. Il est couplé avec Ekklêsia et ceci rejoue le couple masculin-féminin, Dieu-Israël ou  Christ-Ekklêsia. Le mot ekklêsia ne se trouve pas dans le Prologue de Jean, mais les anciens sont assez habiles pour le lire dans l'expression "les hommes" qu'on a dans « et la vie était la lumière des hommes ». En effet Ekklêsia désigne l'humanité convoquée c'est-à-dire tous les hommes.

Il faut trouver aussi la place de Grâce et de Vérité :

Vérité fait couple avec le Monogénês. C'est un rang éminent.

– au-dessus du Monogénês (Fils un), il y a le Père, que les valentiniens appellent l'Abîme (Buthos) et sa compagne s'appelle Sigê (Silence), mais elle s'appelle aussi Grâce (Charis). Le Père (l'Abîme) est au-dessus du Monogénês, celui-ci étant aussi Arkhê du Plérôme, l'Abîme est donc au-dessus du Plérôme.

Il y a une expression valentinienne extraordinaire : le Père est le Père de l'infranchissable et de la douceur (glukotêtos). Glukos est le mot que les médecins ont pris pour dire le sucre. C'est-à-dire que l'Abîme est quelque chose qui ne se franchit pas, mais comme nous avons ici une sorte d'hendiadys (infranchissable et douceur sont la même chose), c'est un infranchissable non pas par refus ou dureté, mais au contraire par l'absence de limite, ce en quoi on s'enfonce au risque de se perdre.

Nous sommes en présence de quatre couples qui dérivent les uns des autres par émanation, le Plérôme lui-même comprenant trente éons, dix étant issus de Logos-Vie et douze de Homme-Ekklêsia (mais Abîme et Silence sont au-dessus du Plérôme) : 

arbre généalogique de la gnose valentinienne

b) Les aventures de Sophia (la Sagesse).

Le Plérôme est une plénitude à certains égards, mais le démembrement du Nom en plusieurs appellations va introduire de la pluralité et du vide d'une certaine manière. 

Sophia est le dernier des trente Éons du Plérôme, étant la douzième dénomination issue de Homme-Ekklêsia. Elle veut saisir le Père, connaître le Père, pénétrer le Père. C'est, dit le texte, quelque chose d'aprakton, d'impossible, d'impraticable. Sa déception, sa méprise, sa non-prise, va constituer l’ouverture du manque à l’intérieur même du Plérôme.

Apparaît alors un autre couple pour restituer le Plérôme dans sa plénitude (ou son accomplissement, c’est le même mot : plêroustaï). Il est issu de Monogénês et Vérité : c'est le couple Christos / Pneuma. En effet Pneuma est neutre en grec, mais traduit le mot rouah qui est féminin en hébreu ; il dit la même chose que le Christos en tant que le Christos est enduit, oint de la plénitude du Pneuma. C'est là que se joue en premier l'accomplissement de cette plénitude. C'est là que se joue le premier pluriel. En effet le duel n'est pas un pluriel chez les Anciens[6]. C'est là que se joue le premier démembrement.

c) La fonction du couple Christos-Pneuma.

Quelle est la fonction de Christos / Pneuma ? C'est plusieurs choses :

– le Christ enseigne les Éons c'est-à-dire les dénominations : il leur enseigne la nature du couple, c'est-à-dire que l'un n'est rien sans l'autre, que les deux dénominations doivent aller ensemble, s'entre-pénétrer. Il enseigne aussi que le Père est imprenable, inconnaissable par tout être fragmentaire.

– le Pneuma égalise les Éons. Les Éons disent des choses différentes de la Plénitude de la divinité qui est dans le Christ : Logos dit une chose, Vie dit une autre chose, Vérité une chose… Ils sont fragmentaires. Mais ils ne sont fragmentaires que pour autant qu’ils ne sont pas perçus dans leur plénitude. Quand ils sont perçus dans leur plénitude, c’est-à-dire comme Plérôme, ils ne disent qu’une seule et même chose, et c'est ce que signifie le petit mot : « il les égalise ». Autrement dit, il ouvre le regard sur le trait caractéristique de ces noms : au lieu d’être pris comme disant quelque chose à part, chacun dit ultimement le même et la totalité, c’est-à-dire l’indicible. Et ceci, qui paraît une spéculation très curieuse, est une recette élémentaire pour lire saint Jean.

– le Pneuma apprend aux dénominations à eucharistier. Le manque fondamental avait été la volonté de prise : ils sont rectifiés en apprenant à rendre grâce. Que la pluralité déchirée procède de la jalousie initiale, de la volonté de saisir pour soi, c'est le thème de l'harpagmon que nous trouvons chez Paul en Ph 2, 6. La prise violente est le contraire de ce que révèle essentiellement l'Évangile, à savoir le don. Et eucharistier, c'est prendre conscience du don, c'est rendre grâce pour la grâce, rendre grâce pour le don.

     Parenthèse : 1 Cor 13, 13.

C'est justement par la lecture des valentiniens que j'ai commencé à comprendre quelque chose chez saint Jean. Et c'est incroyable comme c'est fidèle à ce que dit saint Paul !

L’égalisation des Éons est un thème qui se trouve aussi chez saint Paul d’une façon très étrange lorsqu’il dit : « Il y a maintenant trois, la foi, l’espérance et la charité – qui sont d’ailleurs des noms des Éons, ils font partie des douze Éons émis par Homme et Ekklêsia – mais plus grande que les trois, la charité (agapê) » (1 Co 13, 13). On traduit “la plus grande est la charité”, mais pas du tout, ce n’est pas un superlatif, c’est un comparatif. Donc le mot agapê a deux sens, il a un sens mineur où l'agapê se contre-distingue des autres, où il ne comprend pas en lui ce que comprennent la foi et l’espérance. Mais plus grand que le petit sens du mot de charité, c’est la charité au grand sens du terme, “plus grand que”. C’est une facilité de traduire “elles sont trois mais la plus grande des trois est la charité”. Non ! « Elles sont trois, mais plus grande que les trois est la charité ». Elle a déjà été nommée ? Mais non, le mot “la charité” a deux sens. Ou bien elle désigne la totalité ou bien elle désigne quelque chose en tant que contre-distingué des autres.

    Fin de la parenthèse

Et lorsque chacun des Éons est entendu à son point de plénitude, le point où ils sont tous égaux, il dit la totalité. Chacun de ces éons est susceptible de dire fragmentairement et il est susceptible de dire la totalité.

d) En saint Jean, tout entendre à partir du "Je inentendu".

Ceci nous fournit un principe de lecture prodigieux pour l'évangile de Jean. En effet nous y trouvons des dénominations sur le mode des multiples "Je suis" : « Je suis la vie », « Je suis le pain  »… Et, à l'expression « Je suis le pain » (Jn 6, 35 ; 40 ; 48) correspond un verbe d'accueil qui est le verbe manger, et ce verbe d'accueil est mis en récit dans le chapitre 6 de la multiplication des pains, là où se trouve l'expression « Je suis le pain  ». À l'expression « Je suis la lumière » (Jn 9, 5) correspond le verbe de réception qui est le verbe voir, un verbe majeur chez Jean, éventuellement marcher dans la lumière ; ce verbe d'accueil est mis en récit dans la guérison de l'aveugle-né où l'on a « Je suis la lumière du monde ». À la dénomination de « Je suis la vie » (Jn 11, 25) correspond le verbe d'accueil se relever, il est mis en récit dans la résurrection de Lazare où l'on trouve « Je suis la vie ». Et on pourrait donner d'autres exemples.

Cela signifie que tout est construit selon des aspects christiques, des noms, des dénominations qui peuvent être pris de façon fragmentaire. Mais ce qui est important, c'est que si j'arrive, dans la méditation du chapitre 11 sur la résurrection de Lazare, à entendre le mot de "vie" en plénitude, j'ai la totalité, j'ai le Plérôme, il n'y a pas besoin d'aller lire un autre chapitre. Si je me mets en rapport avec l'expression « Je suis la lumière », et si j'entends le mot lumière non pas comme désignant un aspect fragmentaire, mais si je l'entends à partir du "Je inentendu", car "Je" est justement l'inentendu à partir d'où tout le reste s'entend, c'est alors la plénitude et le silence de tous les mots, de toutes les dénominations.

 On aperçoit alors que l'Évangile n'est pas un catéchisme qui aurait une première, une deuxième, une troisième partie, un premier, un deuxième et un troisième dogmes, et il ne faudrait surtout pas en oublier un ! Tout est dans le moindre fragment si ce fragment est envisagé dans la direction de ce qui l'emplit, de ce qui l'accomplit. Cette lecture peut nous apparaître pour une part mythique, mais à vrai dire le muthos est justement cela, c'est le silence qui rend possible la parole. Muthos a la même racine que muet. Ceci nous indique ce qu'il faut faire quand nous nous mettons à la lecture de Jean. Et cela, personne d'autre que ces gnostiques ne me l'a appris !

 Alors, vous pouvez, les uns ou les autres, être quelque peu aidés si vous avez lu quelque chose sur la parole dans l'hindouisme, ou si vous avez lu quelque chose sur la fragmentation du Nom dans la mystique cabalistique ou autres. Mais ceci est suffisamment archaïque pour qu'à l'origine de notre Occident lui-même, donc à l'origine pré-philosophique – mais ici pré signifie quelque chose de plus grand que la philosophie – dans la pensée qui apparaît chez ceux qu'on appelle les pré-socratiques, mais qui ont une autre raison que d'être avant Socrate, vous trouviez aussi ces mêmes principes de lecture. Il y a là quelque chose de profondément radical qui est attesté dans notre Écriture et pas seulement chez Jean, même si c'est chez Jean que nous l'avons surtout vu développé. C'est cela qui permet une lecture cohérente de Jean, cette recherche des conditions de co-intelligibilité des différentes affirmations de son texte, alors même qu'elles sont apparemment contradictoires. Voilà ce que c'est qu'entendre un texte !

Et entendre une personne, ce n'est pas poser une formule de cette personne dans ma propre structure d'écoute, mais c'est essayer de percevoir quelle configuration intérieure de mots, qui n'est sans doute pas la même que la mienne, donne sens à la parole qui m'est dite.

e) Suite des aventures de Sophia.

Le récit ne s'arrête pas là. Sophia a, dans son mouvement, produit une conception, mais une conception informe. Celle-ci peut être appelée sa fille puisque, dans cette symbolique, la manifestation de quelque chose est le fils ou la fille de cette chose, de même que le fils est la manifestation de ce qui est en secret séminalement dans le père. Cette fille est appelée Achamoth, mais peut aussi être appelée Sophie (ou Sagesse)[7]. .

Cette Sophie tombe dans des lieux qui naturellement sont caractérisés dans la plus pure tradition paulinienne comme des lieux de l'ombre et du vide. C'est-à-dire que la Sophie, et même la philosophie, précèdent l'homme.

de dire que, dans cette perspective, la parole (ou la sagesse) n'est pas du tout pensée  comme une éventuelle activité humaine où l'individu prend l'initiative de parler, c'est-à-dire où il a une pensée, puis la code dans un langage et la transmet à l'interlocuteur, ensuite l'interlocuteur décode etc. Ici, la région de la parole précède la région de ce que nous appelons le monde.

C'est après l'éjection de Sophie, donc dans un troisième temps, que le monde est constitué[8].

3) Remarques complémentaires.
a) Regard sur les hérésies.

Voilà un ensemble dont les articulations dernières, mythiques, ont été plus ou moins récusées au cours du IIe siècle. Cependant il y a une chose très importante dans l'histoire de la pensée chrétienne, c'est que les hérésies ont un double défaut et éventuellement une qualité :

 – elles ont un double défaut. D'une part, bien sûr, elles ont le défaut d'être des errances, des erreurs ; mais, d'autre part, un autre défaut apparaît avec elles, car la correction de l'errance ne reconduit pas à ce dont elle est la correction. Et finalement le plus grave danger d'une erreur corrigée par la grande Église est de boucher quelque chose qui demandait à vivre, qui était susceptible de développement.

– elles ont une qualité. L'intérêt des hérésies, pour l'historien de la pensée chrétienne, est en effet d'indiquer un point qui est à méditer. Chaque hérésie est l'indice de quelque chose qui a été manqué, à la fois par l'hérétique, et par la dogmatique qui corrige l'hérésie. Non pas au même titre, mais à la fois. Il faut évidemment beaucoup d'attention pour suivre cela.

Mais ici je parle des toutes premières lectures qui se font à l'intérieur même de la grande Église, avant que la séparation ne soit faite, légitimement, plus tard. Ce sont des indices de lecture très importants pour nous. Je vous avoue, pour ma part, que je ne connais pas de meilleur commentaire du Prologue de Jean que le texte de Ptolémée, disciple de Valentin.

b) La volonté d'un texte, son avoir-à-dire.

J'ai voulu ici indiquer un espace. J'ai essayé de le rendre quelque peu plausible, parce qu'il faut bien vous avouer qu’aujourd'hui, lorsqu’on ouvre le texte de Ptolémée, et on le fait très peu, on sait d'avance que c'est ridicule, et souvent effectivement, pour nous, ce sont des choses insensées. Mais ici nous essayons d'entendre le texte de saint Jean non pas à partir de nos propres présupposés, aussi évidents soient-ils – et l'évidence est le pire ennemi –, mais nous essayons de l'entendre à partir de ce qui fait sa cohérence. Or, les expressions de Jean comme celles de Paul n'ont pas leur cohérence, leur intelligibilité, quand elles sont entendues sans égard, de façon immédiate par notre oreille. En effet notre discours procède d'un non-dit, c'est-à-dire d'un silence, qui n'est pas le silence de l'Évangile.

La chose la plus importante à entendre dans une parole, c'est son silence, son silence propre. Toute parole procède d'un avoir-à-dire qui, en tant que tel, n'est pas dit pour autant qu'il demeure un avoir-à-dire. Nous avons remarqué souvent des constantes de ce non-dit, qui sont nécessaires pour lire tel ou tel passage, comme par exemple la distinction entre la semence et le fruit. C'est une distinction majeure, une des toutes premières ! Elle sera défigurée quand on lui substituera la distinction du possible et de l'effectif, du prévu et du réalisé. Elle est plus riche.

De la même manière, la distinction fondamentale du mâle et de la femelle est infiniment plus riche que, par exemple, une différence qui nous est familière comme celle de l'actif et du passif. Et d'ailleurs ce n'est pas sans rapport puisque le passif dont nous parlons est éminent, il n'est pas inférieur à l'actif, chose que notre oreille entend mal. Mais l'articulation actif-passif n'est même pas une articulation fondamentale de nos langues. La première distinction est celle de ce que nous appelons aujourd'hui l'actif et le "moyen"[9], c'est la plus archaïque dans le grec, par exemple.

Donc, il faut entendre le texte à partir de son silence propre, de son avoir-à-dire, de sa semence, de sa volonté. Ce thème de la semence (sperma) est constamment employé par saint Jean. Le sperma est déterminant, il est donc destinant. Par exemple une semence de telle plante a sa destination, sa pré-destination, son avoir-à-être, et elle ne peut pas ne pas faire ce qui est dans sa semence. Chez les Anciens la semence est appelée parfois le désir ou la volonté, choses que nous avons déjà vues. Le mot de volonté qui se trouve dans l'Écriture ne parle que dans cette constellation de mots. La “volonté du texte” est donc ici autre chose que la volonté de l'écrivain du texte.

c) Complément : sophia (sagesse) chez Paul.

► Tu as parlé à deux reprises au moins de la Sophia, je n'ai pas trouvé ça chez saint Jean.

J-M M : Ce n'est pas chez Jean. Sophia (sagesse) est un mot de Paul à plusieurs titres :

– d'abord pour décrier la sophia, donc la philosophie (« Prétendant être sages (sophoï), ils sont devenus fous »  (Rm 1, 22).

La Sagesse présente à la Création– Et lorsque Paul étudie le statut de la parole évangélique, il la distingue à la fois de la persuasion et de la sophia, c'est-à-dire de la rhétorique et de la logique de la philosophie qui sont les deux traits de la parole dégagés par les Grecs : « 1Je ne suis point venu vous annonçant le mustêrion de Dieu avec une supériorité d’éloquence de parole ou de sagesse… 4Mon discours et mon annonce, ce n'est pas dans les discours persuasifs de la sophie (de la philosophie) mais dans une monstration du "pneuma et dunamis" – (du pneuma qui est dunamis), ce que Paul appelle ailleurs la puissance de la croix » (1 Cor 2).

– Ensuite il y a la distinction entre sophia et Sophia, car Sophia est aussi un nom du Christ : « nous proclamons un Christ crucifié, d'une part scandale pour les juifs, d'autre part folie pour les païens, maispour ceux qui sont appelés… (ce que nous annonçons c'est le) Christ comme dunamis de Dieu et sophia (sagesse) de Dieu, car la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que celle des hommes. » (1 Cor 1, 23-25).

II – Le thème de l'Un et des multiples déchirés

 

Après une incursion dans cet espace des valentiniens, il nous reste beaucoup de choses à faire. Mais je ne vais au bout d'aucune d'abord, parce qu'il faut que ces différentes choses montent ensemble. Il faut dire quelque chose de chacun de ces aspects et ils se confortent ensuite mutuellement et prennent un sens plus solide[10], ils sont plus praticables à la mesure où nous les fréquentons par approches progressives.

Je voudrais donc que, laissant ce point en sommeil, nous revenions à ce que nous avions ouvert dans l'examen de la différence dans le "je". Essayons de l'entendre mieux. Dans un premier temps, ce sont des choses proposées de l'extérieur, et cela a sens lorsque nous sommes susceptibles d'en parler librement déjà. Il ne s'agit pas de répéter les choses dites, mais d'être dans cet espace.

1) Introduction au thème de l'Un et des multiples.

Je rappelle quelques traits de ce qui oriente nos lectures, nos questions.

● Les deux références de base du projet d'année.

Nous avons de bonne heure pensé que "je" devait avoir un sens autre que le sens usuel quand Jésus dit « Je suis la lumière » etc.

Nous avons commémoré la tournure première dans laquelle Jésus dit "tu" à celui qu'il appelle son Père. Nous n'oublions pas que l'Évangile s'ouvre par un "tu" : « Tu es mon fils » ce qui permet de dire "je". Et nous savons que "je" ne peut se penser sans la relation constitutive d'un "tu".

● L'étude de Rm 7 : les deux "je" en tout homme.

Entre-temps nous avons vu que notre "je" spontané se trouve comme pulvérisé par Paul dans quelque chose qui est la distinction du "je qui veut" et du "je qui fait". C'était le chapitre 7 des Romains[11]. Je rappelle que cette phrase n'est pas simplement une allusion à des mouvements successifs d'un psychisme qui a conscience de ce qu'il voudrait bien faire mais qui ne fait pas ; il en va en effet tout autrement puisqu'en Rm 7 le "je qui veut" désigne le "je secret", le "je caché", le "je insu".

De façon courante nous ne savons pas "je" puisqu'il n'est pas achevé : je ne sais pas qui je suis. Mais plus radicalement il m'est révélé au titre de l'Évangile que ce "je empirique" est en moi une semence mêlée à une autre semence qui n'est pas à son fruit. C'est ce que Jean dit à sa façon : « Le pneuma – c'est-à-dire l'Esprit de celui qui ressuscite Jésus d'entre les morts – tu ne sais d'où il vient ni où il va – ce qui veut dire que le pneuma tu ne l'identifies pas. – … Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma » (Jn 3), autrement dit ce n'est pas simplement une conception sur le Saint Esprit, ça concerne tout ce qui est né de cette naissance plus originaire qui vient après la venue au monde culturel : j'ai semence plus originaire.

● Le thème de Je et Tu et le thème de l'Un et des multiples.

Il y a donc cette distinction entre "je" et "je", et il y a un point que nous n'avons pas encore développé mais qui est peut-être le plus important, celui vers lequel nous nous dirigeons, c'est l'équivoque qui n'existe pas simplement entre "je" et "je" mais aussi entre "je" et "tu". Ceci est vrai du point de vue des multiples, des hommes, mais pas du point de vue du Père et du Fils, c'est-à-dire pas du duel mais du pluriel. C'est un thème fréquent chez Jean, qui est le thème des dispersés ou plus exactement des déchirés (dieskorpisména) qui sont aussi les enfants de Dieu.

Par ailleurs il faut bien voir qu'il y a de l'altérité dans "je" à titres multiples, parce qu'il n'y a pas de "je" sans "tu", mais aussi parce qu'il n'y a pas "je" sans "je jadis" et "je demain" : autrui et le temps mettent de l'altérité dans "je". Altérité est ici un mot faible.

En quoi consiste cette différence, cette distance entre "je" et "tu" ?

– Ce peut être la rivalité native selon laquelle c'est "ou bien toi ou bien moi", ou "c'est d'autant plus toi que c'est moins moi" et "d'autant plus moi que c'est moins toi". C'est la rivalité caïnite originelle qui peut être meurtrière, elle l'a été entre Caïn et Abel.

– Ce peut être aussi quelque chose qui est de l'ordre non pas de la prise pour soi et de la crispation, mais de l'ordre d'une certaine évacuation de soi qui est donation. Là nous reconnaissons des choses qui sont dites du Christ lui-même, étant entendu que, si cela a sens pour nous, ça a un sens moindre, car encore une fois l'erreur serait de prendre le Christ comme un exemple parmi d'autres, même l'exemple le plus grand.

C'est là que s'ouvre justement la signification de ce que le Christ qui fut l'un d'entre nous s'est effacé comme tel pour pouvoir être l'unité de nous. Cela veut dire que tous les termes abstraits comme la vérité désigneraient la résurrection et que l'humanité n'est pas simplement un concept spécifique commun, n'est pas simplement une collection additionnelle (l'ensemble des hommes), mais que l'humanité est un "un" plein d'altérités, le Je christique, c'est-à-dire le cep par rapport aux sarments.

Ici il s'agit d'étudier le pluriel à un niveau qui n'est pas simplement le pluriel intérieur à la Plénitude dont nous parlions tout à l'heure, mais qui est la pluralité dispersée et déchirée des hommes.

Quel rapport peut-il y avoir entre l'Homme en sa hauteur singulière et la multiplicité des hommes ? Cette question est traitée de façon claire, explicite, répétitive, constante, chez Jean, c'est la question du Monogénês (du Fils Un) et des tekna (des enfants). C'est le rapport d'un pain et des fragments qu'il faut rassembler en 12 corbeilles (Jn 6), le rapport de la vigne (du cep un) et des sarments (Jn 15), le rapport des brebis du troupeau dispersées ou déchirées (dieskorpisména) et du beau berger (du beau troupeau accompli) en Jn 10, c'est un thème johannique qui, sous des formes diverses, est récurrent.

Les multiples sont multiples de dispersion ou de déchirement. Le déchirement ici est intéressant, car il y a une co-appartenance entre l'unité inaccomplie du "je" singulier et la déchirure de la relation entre "je" et "tu". Tout cela nous inviterait à n'être pas aussi solidement appuyés que nous pensons quand nous disons "je" qui est censé être ce sur quoi tout s'appuie alors que ce "je" ici fait question, fait défaut.

Ce que nous avons aperçu chez Paul c'est la déchirure entre "je" et "je", mais cette déchirure est la source même de la déchirure entre "je" et "tu", c'est-à-dire de la déchirure des multiples. La notion de personne neutre, qui ne serait ni bien ni mal, mais qui serait ontologiquement déterminée comme une personne antécédemment à cela, cette notion n'existe pas. Le pluriel insignifiant n'existe pas. Le pluriel chez Jean est soit un pluriel de déchirure soit un pluriel de rassemblement, de réunification. C'est la prise en compte de ce que nous sommes nativement dans la déchirure, soit à l'intérieur de nous-mêmes, soit les uns par rapport aux autres. C'est notre premier mode de connaître l'altérité.

Quand nous posons la question : "est-ce un autre" ou "est-ce lui",  ça va encore si on est dans le langage courant, mais pour le Père et le Fils ? Est-ce que nous allons introduire notre altérité négative pour décider si c'est un ou plusieurs ? Il nous revient d'être un « comme le Père et moi nous sommes un » (d'après Jn 17, 21)commedit Jean, mais il y a du chemin à faire !

► Quand c'est le Christ qui s'adresse à son Père l'altérité n'est pas la même que l'altérité native entre les hommes. Comment penser la différence entre ces deux altérités ?

J-M M : J'en ai esquissé la signification tout à l'heure en faisant la distinction entre l'espace de donation et l'espace natif caïnite. Le premier espace est ce que Jean appelle la lumière comme espace dans lequel on se rencontre, on se reconnaît, et l'autre espace est ce qu'il appelle la ténèbre, c'est la même chose que le meurtre ou l'exclusion ou l'indifférence, tout ce qui fait que "je" et "tu" sont sur mode déchiré et non pas sur mode d'accueil.

Le mot de "déchirés" (dieskorpismena) se trouve dans plusieurs textes. Je vais parler du lieu le plus important mais la prochaine fois il faudra aller ensuite à plusieurs autres lieux de Jean que nous avons convoqués pour l'éclaircir.

2) Le thème de l'Un et des multiples en saint Jean (et saint Marc).
a) Jn 11, 49-52 : Rassembler les déchirés.

Le lieu majeur se trouve à la fin du chapitre 11. Après la résurrection de Lazare les Juifs se rassemblent pour tenir conseil et délibérer de la façon dont il faut se comporter à l'égard de Jésus.

Caïphe donne le conseil « 50Ne calculez-vous pas qu'il vous est bon qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne soit pas détruite » le risque étant que les Romains ne viennent et ne détruisent la ville et le temple.

Puis saint Jean commente : « 51Il dit cela non pas de lui-même, mais étant grand prêtre de cette année-là il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés il les rassemble pour être un.»Ici on a un double sens qui est familier à Jean et qui régit les chapitres 18 et 19 de la mort du Christ, d'ailleurs le mot de Caïphe est rappelé au chapitre 19. Bien sûr c'est un mot de calcul politique : on supprime le gêneur pour éviter l'embrasement et tout ira bien. Cependant Jean entend dans ce mot un tout autre sens : bien sûr Caïphe est inconscient de cette signification-là. De même Pilate dit « Voici l'homme (Ecce homo) » (Jn 19, 5), bien sûr ça peut vouloir dire « voici l'individu en question », mais « Voici l'homme » c'est la monstration de ce qu'il en est de l'humanité.

D'ailleurs il y a beaucoup de choses qui se font involontairement dans ce domaine. Ainsi  quand Pilate demande à ce qu'on écrive "Roi des juifs" : – « Non, il ne faut pas écrire » – « C'est écrit ». Quelle est cette force qui fait que la parole parle dans le moment où précisément Jésus est réduit au silence ? Toute la Passion est construite sur cela : on essaie de mettre à mort celui qui vit de la vie de résurrection, et on essaie de faire taire la parole qui ne cesse de courir tout au long de ces chapitres jusqu'à ce qu'elle soit annoncée à l'univers dans la bonne nouvelle qu'est l'Évangile

 Le second sens du mot de Caïphe est expliqué par Jean : « il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation – c'est la nation au sens juif du terme – 52mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés (dieskorpisména, déchirés) il les rassemble (sunagagê) – ce verbe est de la même racine que le mot synagogue et il signifie "reconduire ensemble" – pour être un. »

On peut traduire le mot ta dieskorpisména par "les dispersés", et ceci conviendrait plutôt au mot diaspora, ce qui pourrait faire signe vers les Juifs qui ne sont pas en Palestine ou les Hellènes qui sont en rapport avec le judaïsme, mais ce n'est pas cela puisque Jean précise que ce sont les enfants de Dieu (ta tekna tou Théou). Il s'agit donc ici de  la totalité de l'humanité qui est sur un mode déchiré.

b) La référence vétéro-testamentaire de Zacharie 13, 7 citée par Marc.

Le principe du déchirement ou de la dispersion est un thème qui se trouve dans les synoptiques : « Jésus leur dit : “Tous, vous serez scandalisés à cause de moi dans cette nuit. Il est écrit : "Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées (diaskorpisthêsontaï)"(d'après Zacharie 13, 7)» (Mc 14, 27). C'est-à-dire que le troupeau est déchiré dans son unité et éventuellement chacune des brebis aussi.

Ce mot est repris par Jean au chapitre 10, chapitre du bon berger, où le loup vient et harpazeï (saisit) et skorpizeï (déchire) le troupeau[12]. C'est donc un thème qui a à voir avec le rapport de l'un et des multiples.

c) Le thème de l'unité chez saint Jean.

Le thème des enfants de Dieu déchirés se trouve à plusieurs endroits chez saint Jean. C'est Jn 10 qui est le lieu central, et pour avoir l'intelligence de ce passage il nous faudra faire appel à d'autres lieux.

Par exemple il y a le thème du rapport du pluriel et de la main : «Le Père aime le Fils et il lui a donné la totalité dans sa main»(Jn 3, 35),la main qui est la même chose que l'arkhê finalement, c'est ce qui tient la totalité.

● De quelle unité s'agit-il ?

Quand nous disons "humanité" dans notre langue, nous disons, ou bien l'essence d'homme, ce qui fait qu'un homme est un homme, ou bien la totalité des hommes additionnés. Nous connaissons les modes d'addition : l'attraction mutuelle, le contrat,  l'unité culturelle,  etc. De quelle unité s'agit-il ici ? Quand il s'agit de l'homme, dans quelle mesure est-il d'autant plus pluriel que singulier et d'autant plus singulier que pluriel ? Qu'est-ce que c'est que le rapport du singulier et du pluriel qui a à voir avec le rapport du Christ et de l'humanité ?

Et ceci est tout à fait essentiel parce que nous avons entendu tout à  l'heure : « Il est bon qu'un seul meure pour le pluriel ». Le problème c'est que personne ne peut mourir pour un autre, personne ne peut prendre ma place pour mourir. Ma mort est mon plus propre. À la rigueur quelqu'un peut s'interposer si on me tire une balle dans la tête, mais de toute façon ce n'est pas ça qui m'empêche de mourir parce que je mourrai après. Que veut dire : mourir pour ? Tout le cœur de l'Évangile est dans cette question. Il y va de tout à la fois : du rapport du "je" et du "nous", et de l'humanité tout entière ; du "je" et de ce que peut signifier Dieu. Voilà un espace que nous pourrions ouvrir dans les rencontres à venir.



[1] Ceci ne figure pas encore. La relation Je/  Tu est abordée à la fin du Chapitre V et au début du Chapitre VI. Elle a aussi été examinée l'année suivante où le thème était La prière (Cf. tag LA PRIÈRE).

[2] J-M Martin parle du bon usage des dogmes : ceux-ci ont été formulés en réponse à une question d'époque, ils tombent quand cette question ne se pose plus. Cf. Du bon usage des dogmes. Sur les notions de nature et personne voir La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile  et La notion de "personne" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile.

[3] Une première introduction a eu lieu Chapitre III 2), elle était centrée sur les aventures de Sophia (la Sagesse, le dernier Éon, c'est repris ici au 2) b).

[4] Dans la transcription de La Prière en saint Jean, à partir de la 12ème rencontre il y a des réflexions sur le nom (tag LA PRIÈRE).

[5] « “Car ils seront les deux pour (ou vers) une même chair” (Ep 5, 31). Ce n'est pas “ils seront un seul, de deux qu'ils étaient” mais : ils restent deux, et ils peuvent précisément être un parce qu'ils sont deux. En effet l'unité dans le Nouveau Testament n'est pas la solité mais l'intimité ou la proximité. Autrement dit l'unité suppose une dualité. » (J-M Martin).

[6] Le pluriel commence à partir de 3 car en présence de 2, on parle de "duel". Par exemple en hébreu il s'utilise pour les choses qui vont par deux comme les yeux et les oreilles.

[7] « Achamot est un nom hébreu parce que la Sophia, c'est la Sophie des nations et Achamoth c'est la Hokhma, la Sophie juive. Il pourrait se faire que la Sophie qui est dans le Plérôme concerne une sorte de sagesse primordiale mais à vocation universelle et que les vicissitudes de la deuxième sagesse soient précisément celles de la sagesse biblique de l’Ancien Testament qui subit à la fois ces vicissitudes et son achèvement. Si bien que, d’une certaine manière, la Sophia du Plérôme, la plus essentielle, pourrait être en même temps la Sophia des philo-sophies de l’humanité car la Sophia de Dieu est répandue parmi les hommes, elle habite avec eux (Cf. le livre des Proverbes et le livre de la Sagesse en particulier). Si bien qu’il faudrait arriver à penser que la Sophia est à la fois l’Éon dont nous avons parlé et, de façon tout à fait concrète, l’histoire de la philosophie dans le monde. Tout ça a l'air d'être intemporel, en fait c'est une lecture de l'avènement de la pensée dans l'humanité. » (J-M Martin)

[9] En grammaire grecque la voix est une catégorie qui désigne le rôle du sujet grammatical d'une proposition en relation avec l'action : voix active quand le sujet fait l'action ; voix passive quand le sujet subit l'action ; voix moyenne quand le sujet est lui-même l'objet de l'action, l'action étant donc considérée dans l'intérêt du sujet. Par exemple à la voix active bouleueïn signifie délibérer, tenir conseil, et à la voix moyenne bouleuesthaï signifie délibérer en soi-même, méditer. Dans le grec moderne le moyen et le passif ont la même forme. D'après Benvéniste le "moyen" serait antérieur au "passif" dans les diverses langues.

[10] J-M Martin  fait allusion ici à l'émulsion : la mayonnaise prend forme petit à petit.

[11] Cf. chapitre IV.

[12] Cf. chapitre VIII.

 

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