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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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3 octobre 2015

Ga 2, 15-20. Ce n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi

Dans le texte de Ga 2, 15-20 se trouve une phrase célèbre : « Ce n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi » (v.20) à propos de laquelle Jean-Marie Martin parle du changement du sens de "je". Ce commentaire a été fait en 2010 dans le groupe des lectures de saint Paul. Une homélie sur le même texte figure aussi sur le blog (Homélie sur 2 Cor 5, 16-17, Ga 2, 19-20, Mc 3, 33-35 : monde nouveau, "Je" christique).

Après la lecture du texte se trouve une annexe à propos du "Je christique" et des pronoms. En effet J-M Martin a traité du "Je christique" à Saint-Bernard de Montparnasse en 2001-2002[1]. Il a dit plusieurs fois que sa recherche avait évolué et qu'il serait bon de reprendre le sujet. Figurent ici deux éléments de cette évolution : le 17 mars 2009 il a parlé du changement de sens des mots "autrui" et "je" dans l'Évangile ; lors d'un week-end à Hennebont en juin 2015, il a donné quelques pistes pour pouvoir entendre Ga 2, 20, et notamment il a parlé des pronoms personnels "je", "tu" et "il".

 

Je vis, mais non pas moi, vit en moi Christos

Ga 2, 15-20

 

 

Aujourd'hui nous continuons le chapitre 2 de l'épître aux Galates à partir du verset 15. Il s'y trouve une phrase célèbre : « Je vis, non pas moi, mais c'est le Christos qui vit en moi » [2] (v.20). Elle est en dehors du thème essentiel de l'épître mais elle vient ici. Comment vient-elle ? Que signifie-t-elle ? Ce n'est pas une façon vaguement imagée de dire que le Christ vit en moi, et c'est un point très important pour l'intelligence de Paul[3].

« 15 Nous, juifs de naissance, et non pas issus des goïm ces pécheurs, 16sachant qu'aucun homme n’est justifié (ajusté) à partir des œuvres de la loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ, nous aussi nous avons cru au Christ Jésus, en sorte que nous soyons justifiés (ajustés) par la foi au Christ et non par les œuvres de la loi, car par les œuvres de la loi aucune chair (nul homme) ne sera justifiée. 17Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi, Christ serait-il ministre du péché ? Pas du tout ! 18En effet, si je rebâtis ce que j’ai détruit, c'est moi qui me constitue transgresseur.

19Car moi, c'est par la loi  que je suis mort à la loi, en sorte que je vive à Dieu. Je suis co-crucifié au Christ. 20Je vis, ce n'est plus moi qui vit, mais le Christ vit en moi. Car ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. »

 

 1) Versets 15-17.

Ces versets sont un peu confus. En effet Paul énonce des choses mais en même temps il répond à des questions implicites. Il faudrait savoir ce qui est présupposé au texte dans son esprit, le mettre en évidence pour pouvoir comprendre certains détours dans son développement.

●   Verset 15.

« Nous, juifs de naissance, et non pas faisant partie (littéralement : nés de, issus de) des goïm ces pécheurs.»

En fait ils sont pécheurs parce que tout le monde est pécheur. Par exemple le premier chapitre des Romains vise à montrer que les goïm sont pécheurs, le deuxième chapitre montre que les juifs ne valent pas mieux et que le Christ est celui qui justifie, donc qui réajuste, qui ajuste et les uns et les autres. Alors je ne m'explique pas bien pourquoi le mot de péché est mis au compte des goïm ici, ça doit être à cause des interlocuteurs.

●   Verset 16.

«  Sachant qu'aucun homme n’est justifié (ajusté) à partir des œuvres de la loi, mais seulement par la foi de (en) Jésus Christ. Et nous nous avons cru au Christ Jésus, en sorte que nous soyons justifiés (ajustés) par la foi au Christ et non par les œuvres de la loi, car par les œuvres de la loi aucune chair (nul homme)ne sera justifiée.  »

Le mot "justifié" est très important, c'est la même chose que" sauvé", le sens est "bien ajusté".

Dans ces versets Paul ne craint pas de dire trois fois la même chose :

  • le principe : « aucun homme n'est justifié par les œuvres de la loi mais seulement à partir de la foi »
  • « nous avons été justifiés par la foi du Christ et non par les œuvres de la loi » ;
  • le principe : « parce que par les œuvres de la loi aucune chair n'est justifiée »

Le principe est d'abord énoncé, puis il y a l'affirmation que « nous avons été justifiés » qui est un rappel aux « Galates insensés » (Ga 3, 1). Paul traite simultanément la question du principe (la question générale) mais aussi la situation des Galates : « nous avons cru » mais voilà qu'ils sont revenus à la pratique de la loi.

Le mot loi est à entendre en quel sens ici ? Parfois on réduit le sens de la loi aux pratiques de la circoncision, l'observance des jours de fête, d'un certain nombre de préceptes… Nous savons que Paul considère ces pratiques comme caduques, mais il faut ici entendre le mot "loi" au sens de "le principe même de la législation"[4]. En effet dans toute loi il y a une prescription, et en cas de transgression, il y a une punition. C'est cette réalité complexe que résume l'expression « tu dois sous peine de ».

Tout le travail de Paul va à dire que la parole de Dieu n'est pas pensée comme parole de loi, c'est-à-dire dans l'ensemble complexe que je viens d'indiquer, mais comme une parole qui donne ce qu'elle dit. On trouve cela dans le passage de Romains 7.

Christ-soleil, mosaïque (813-820) conservée au Vatican« Dieu dit “Lumière soit” et lumière est », mais Dieu dit « Tu ne mangeras pas » et ça mange. C'est parce que la parole de Dieu n'est pas entendue par Adam, ce qu'il entend c'est la reprise qu'en fait le diabolos, le falsificateur. Celui-ci en fait une parole de loi c'est-à-dire une parole désœuvrée, désactivée qui ne donne pas ce qu'elle dit. La parole de loi dit de faire, elle ne donne pas de faire. Il s'agit donc ici de réinterpréter le sens de l'expression "parole de Dieu".

Quelle est la question de fond ? Rien moins que celle-ci : est-ce que l'avènement de Christos concerne les juifs ou toute l'humanité ? C'est un problème absolument fondamental : quelle est la dimension véritable de l'Évangile ? Cette question est liée à un autre problème qui est celui de la loi et de la foi : la foi évacue la loi. Et c'est un problème beaucoup moins circonstanciel qu'il n'y paraît.

Il y a donc à la fois :

  • une question sur la dimension de l'Évangile : est-ce l'affinement de la religion d'un peuple ou est-ce un évangile radicalement neuf qui se propose à la totalité de l'humanité ?
  • et une autre : quelle est la différence entre la loi et la foi, et pourquoi cette différence ?

Il y a deux choses à bien entendre :

  • D'une part la loi est une des prérogatives du peuple d'Israël, c'est le peuple de la loi donnée par Moïse, mais pas l'Évangile : l'Évangile n'est pas une loi, c'est une annonce heureuse (ev-angélion) donc ça ne se reçoit pas comme loi,
  • et d'autre part la loi est inefficace pour la destinée ouverte à l'humanité, tout relève de l'Évangile qui est gratuit et graciant (c'est le même mot).

Tel est l'apport fondamental de Paul, ce développement a été fait premièrement par lui.

●   Verset 17.

« Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi, Christ serait-il ministre du péché ? Pas du tout ! »

L'objection ici est importante. Le présupposé est une objection qui a été faite à Paul, que Paul commémore dans l'épître aux Romains : certains disent qu'il est loisible de pécher puisque « là où le péché abonde, la grâce surabonde »[5], le Christ devenant alors comme le serviteur du péché. Or pas du tout.

C'est une question très importante. Paul va devoir s'ingénier à montrer que, comme le dit Jean, « Nous savons que tout ce qui est né de Dieu ne pèche pas.» (1 Jn 5, 18), mais que, pourtant, nous pouvons être trouvés pécheurs après avoir été justifiés. Or, si l'observance de la loi n'est pas la cause de la justification, qu'est-ce qui fait qu'on puisse ne pas avoir à pécher ? Ne pas pécher serait plutôt une conséquence de la justification qu'une cause de la justification.

●   Parenthèse sur le péché originel.

► Ne pas pécher est une conséquence de la justification. Est-ce la même chose de dire que ne pas pécher est une conséquence du pardon ?

J-M M : Tout à fait, ne pas pécher est une conséquence du pardon. Et comme la justification c'est le réajustement de l'homme, c'est donc le pardon, ça revient au même. Et c'est le pardon précisément parce que nous sommes nativement pécheurs, ce qui suppose une autre question que l'on a appelée la question du péché originel. L'expression n'est pas très heureuse à notre oreille parce que nous prenons le péché uniquement comme un acte libre de l'individu, alors que là ce n'est pas un acte libre puisqu'il a lieu antécédemment à tout acte, c'est une situation native dans laquelle nous sommes pécheurs.

Ce qui est important dans la question du péché originel c'est moins la notion de péché que la notion de complicité native, et cette notion de complicité native vient de Paul, non pas par elle-même, mais comme ombre portée de la solidarité de l'humanité en Christ. Rien de l'homme n'est purement et simplement une chose individuelle, c'est le grand thème paulinien, et c'est ce qui sera esquissé en filigrane dans la suite de notre texte.

Le péché originel n'a donc pas de sens en soi, il n'a de sens que pour celui qui sait qu'il y a une unité de l'humanité en Christ. Et qu'il y ait du désajustement complice – c'est difficile de dire du désajustement solidaire – ce n'est révélé, et peut-être même supportable que dans la lumière de l'ajustement en Christ. D'ailleurs, de façon tout à fait générale, parler du péché pour le péché est néfaste. Le mot de péché n'a de sens dans l'Évangile qu'en rapport avec le pardon : c'est seulement la lumière du pardon qui s'anticipe en moi quand je reconnais de bonne manière que je suis pécheur. En effet, par rapport à la notion de péché, je n'ai guère de ressources pour pouvoir survivre que de le dénier ou de le reconnaître avec dépit. Or, reconnaître mon péché avec dépit est pire. C'est seulement l'espace du pardon qui rend audible le discours du péché, et si on se situe ainsi on est loin de faire la morale[6].

Toutes ces choses sont difficiles et il faut que nous y revenions à plusieurs reprises.

► Pour moi, ça demande une conversion du psychisme parce que nous sommes sous l'égide du sentiment de culpabilité et non de la foi ou du pardon.

J-M M : Il faudrait voir si "conversion du psychisme" est une bonne expression. Disons qu'il y a une altérité entre ce qui relève de la psychê et ce qui relève du pneuma. C'est un bon repère parce que pneuma se traduit par esprit. Chez nous la distinction qui fonctionne c'est celle de l'organique et du psychique, et quand on parle de spiritualité on parle de psychique dans le langage courant, alors que la distinction majeure chez Paul, c'est la distinction entre le pneuma et la psychê, et la chair elle-même est du côté de la psychê, elle ne désigne pas l'organique. En effet la chair désigne la façon faible et déficiente de vivre, aussi bien dans les dimensions que nous appelons spirituelles dans le langage courant, que dans les autres[7].

On ne peut s'approcher de cela, à partir du point où nous sommes nativement, que progressivement et en passant à travers des confusions, il ne faut pas s'en étonner. Seulement si on les aperçoit, il faut chercher à les guérir ou les éviter.

●   Le passage de "je" à "il" en Ga 2, 20.

La question que j'évoquais va se doubler d'une autre difficulté, c'est que nous avons une conception plutôt contractée de ce que veut dire "je". On va voir que dans « Je vis, non pas moi, le Christ vit en moi » le passage de "je" à "il" est en fait le passage d'un "je" à un "autre je". Ceci est fondamental chez Paul, et ce sont les toutes premières choses que nous avons étudiées ici à propos du "je qui veut" et du "je qui fait", par exemple en Rm 7[8].

●   Ne pas pécher n'est pas un critère du fait d'être justifié.

Nous avons vu que la cause de mon ajustement n'est pas la pratique des œuvres de la loi : la cause de la justification n'est pas "je", puisque aucun homme ne s'acquitte de sa déficience essentielle, celle dont il est question chez Paul, mais l'homme est acquitté. Les "je" singuliers n'ont en aucune façon, de leurs propres ressources, la capacité de se réajuster.

Il reste néanmoins, pour d'autres raisons, que le christique en tant que tel ne pèche pas. Comme on cherche un rapport de causalité, je dis tout de suite qu'il y a une autre tentation. Souvent, quand on a effacé l'idée de causalité, on se rabat sur l'idée de "critère" : "que je ne pèche pas" est un critère du fait que je suis justifié, et ça c'est pire ! En effet ça induit toutes les hypocrisies, tous les mensonges à soi-même : la capacité de respirer exige qu'on ne soit pas pécheur ! C'est pour ça probablement que certains membres du protestantisme qui ont mis bien en évidence la pensée paulinienne de la justification par la foi et non par les œuvres, ou certaines sectes, sont allées vers le puritanisme. C'est sans doute qu'au principe de la cause, qui a été évacué pour bien lire saint Paul, a été substitué le principe du critère, or ce n'est pas non plus cela. Ma bonne conduite n'est même jamais un critère certain de ce que je sois justifié.

► On a inventé des choses pour enlever le sentiment de culpabilité : on accumulait des mérites, des petits sacrifices, on cherchait à ne pas pécher... Je me demande si je ne le porte pas en moi.

J-M M : Tout à fait, mais ça n'a rien de christique, c'est même le contraire. C'est natif, et ce qui est curieux c'est que ce natif s'est trouvé nourri par une mauvaise lecture de l'Évangile.

► Mais l'homme christique est justifié s'il reconnaît son désajustement ?

J-M M : Bien sûr. Seulement c'est encore plus compliqué cela, parce que, pour reconnaître son désajustement, il faut qu'il lui soit donné de le reconnaître !

► C'est un grand soulagement de savoir que, si on n'y arrive pas, avec la grâce de Dieu ça arrivera en son temps. Demander au Seigneur…

J-M M : Demander au Seigneur, ça ne vient même pas de moi, car il est aussi donné de demander…

 

2)  Versets 18-20.

 « 18En effet, si je rebâtis ce que j’ai détruit, c'est moi qui me constitue transgresseur. » Autrement dit, si je reviens à la loi, je me constitue comme transgresseur de la loi et c'est justement la situation des Galates insensés comme le dit Paul au début du chapitre 3 : ayant cru en Jésus-Christ ils reviennent après coup à des pratiques de la loi. Cette réflexion n'est audible qu'en référence à la situation : « Ô insensés Galates »

 « 19Car moi c'est par la loi que je suis mort à la loi en sorte que je vive à Dieu. Je suis co-crucifié au Christ. 20Je vis, ce n'est plus moi qui vit, mais le Christ vit en moi. Car ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi.  »

●   Les trois sens du mot "loi".

Il faut faire attention à ce que le mot de loi (nomos) est pris chez Paul en trois sens différents, ce qui représente deux fonctions différentes :

– Deux sens différents qui ont une fonction désignative : le mot loi peut s’entendre comme traduction du mot Torah, ou au contraire comme législation c'est-à-dire comme l’ensemble constitué d’une prescription, d’une infraction et d’une punition : c’est le domaine du tu-dois-sinon. Le mot loi désigne donc ou bien la Torah entendue comme parole de Dieu, ou bien la même parole de Dieu entendue comme loi, au sens de législation, mais justement la parole de Dieu n’est jamais loi entendue en ce sens, sinon lorsqu’elle est falsifiée[9].

– Il y a un troisième sens du mot loi qui a, lui, une fonction articulaire. Il ne désigne pas une loi, mais signifie : avoir la loi sur quelque chose, faire la loi, régir ou régner sur quelque chose. Donc il ne s’agit pas ici d’une autre loi. Avoir la loi sur quelque chose exprime véritablement plutôt la force, comme dans l’expression : c’est moi qui fais la loi, ici !

Il y a donc la loi au sens de ce qui régit quelque chose, c'est pourquoi il est fait mention de la mort. « Le Christ meurt à la loi » "mourir à" c'est "se détacher de", donc il se détache de la loi.

Par ailleurs « le Christ meurt par la loi » car c'est la loi qui a crucifié le Christ. Et Jésus meurt à la loi en ressuscitant, la résurrection étant inscrite dans son mode de mourir.

●   Mourir à et vivre à.

Chez Paul mourir ou vivre ne sont pas des absolus, on vit à quelque chose ou pour quelque chose, et on meurt à quelque chose. Pour Paul vivre et mourir sont relationnels, c'est à l'inverse de notre idée de la vie et de la mort : être c'est appartenir[10]. Le "je" n'a pas de consistance antécédemment à la relation. L'homme n'est pas un sujet autonome posé là comme il pourrait être posé ailleurs, il est déterminé par des relations constitutives, et il est d'autant plus relationnel qu'il est plus lui-même. J'étais dépendant de ma mère et j'en suis dé-pendu, et si je suis dé-pendu de ma mère, c'est que je suis pendu à autre chose. C'est toujours par rapport à un pendre et à un dépendre que la vie se pense.

●   Le "je natif et le "je christique" de tout homme.

« Je suis mort… à la loi en sorte que je vive à Dieu ». Paul dit "je" : c'est le "je christique", ce n'est plus le "je natif". En effet « Je suis mort à la loi et je vis » ce ne sont pas deux choses, c'est la mort / résurrection. D'où Paul corrige ensuite au verset 20 en disant qu'il ne s'agit pas du "je natif" : je ne peux dire "je" que si je ne parle pas de mon "je natif".

 « Je vis, mais en fait je ne vis plus moi, c'est-à-dire ce n'est plus mon "moi natif", mais c'est le Christ en moi, c'est-à-dire c'est mon "je christique" ».

Ce qui change de sens ici, c'est "je" mais ça ne nous gêne pas chez Paul parce que nous savons qu'il y a deux "je" (cf Rm 7)[11].

●   Le "il" et "je"  du Christ.

Comment peut-on dire du Christ "il" et "je" ?

Personne, de son "je" au sens usuel du terme ne peut dire « moi le Christ » et cependant le Christ dit "je" de toute l'humanité, c'est même le fondement de l'Évangile. Le "Je" de résurrection n'est pas un "je" en plus des autres. Jésus s'est fait un "je" en plus des autres puisqu'il a été compté à sa naissance étant donné qu'il naît dans une période de recensement ; mais le "Je" de résurrection n'est pas un "je" qui serait une petite unité à côté des autres, c'est l'unité de la totalité de l'humanité, le "Je" profond et insu de l'humanité.

Ce qui rend intelligible la figure christique qui est unique parmi les spiritualités – même s'il y a des équivalences peut-être sous d'autres formes – ce qui est important, c'est que le "Je christique" est seul capable de sauver son Corps, c'est-à-dire l'ensemble de l'humanité qui est son Corps.

La pensée paulinienne de l'Église Corps du Christ n'est pas une métaphore, c'est basé sur ce lieu fondamental : il y a une unité profonde, sourcielle, qui rend d'une cohérence incroyable la pensée paulinienne, et c'est loin de notre façon d'entendre.

●  Verset 20b.

« Car ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. » Ici encore un vocabulaire difficile puisque, nous l'avons vu, "la chair" ne désigne surtout pas ce que nous disons être la chair, en aucun sens de notre mot. Chez Paul il y a une distinction très fondamentale entre la chair et le pneuma (l'esprit) qui ne correspond pas du tout à notre distinction de chair (ou de corps) et d'esprit. C'est un point qu'il faut bien apercevoir sinon on fait des contresens.

Pour être simple : chez nous l'opposition de chair (qui est plus ou moins assimilée à corps) et d'esprit (qui est plus ou moins assimilée à âme) indique une composition alors que chez saint Paul "la chair et le pneuma" indique une contradiction, ils ne composent pas entre eux, ils s'opposent. Chez Paul le mot de chair (ou celui de pneuma) désigne l'homme tout entier : la chair indique la fragilité humaine, la mortalité qui implique d'être censément déficient, pécheur ; et le pneuma indique la force de l'Esprit.

« Ce que je vis dans la chair » : il s'agit de "mon je christique" qui est dans "mon je charnel".[12]

« Il s'est livré pour moi » Ça nous reconduit à la question fondamentale que j'évoquais tout à l'heure : quel est le rapport du Christ à l'humanité. Voyez très bien l'insuffisance de toutes les tentatives théologiques pour manifester quel rapport il y a entre la mort du Christ et le salut de l'humanité. En particulier la compensation substitutive qui est mise au compte d'Anselme est due à une mauvaise lecture d'Anselme. Dire « il a mérité pour » ne touche pas à l'essentiel de l'Évangile. Il y a un autre langage pour dire cela qui est désuet mais qui était parlant à l'époque du Nouveau Testament, c'est le langage sacrificiel[13].

 

ANNEXE

1) L'Évangile comme changement du sens de "je".

On prend souvent l'Évangile pour un enseignement contre l'égoïsme et pour l'altruisme, mais ce n'est pas bien le percevoir. L'Évangile c'est le changement du sens d'autrui, mais aussi du sens de "je", simultanément. Le rapport de "je" et "tu" est un rapport tel que si je touche à l'un, je touche à l'autre. Il ne s'agit pas de glorifier l'un au détriment de l'autre, mais d'apercevoir que dans les deux cas il y a de l'identité et de l'altérité, une bonne altérité ou une bonne identité suivant le cas.

Il y a un ensemble de choses que j'avais esquissées à propos du "Je christique" autour des pronoms personnels en 2001-2002[14] et j'aurais des choses à ajouter. J'ai été aidé en cela par la publication d'un ouvrage de Heidegger que je ne connaissais pas. Je crois avoir dit presque la même chose que lui il y a quelques années avant de l'avoir lu. La traduction française vient de sortir il y a six mois, c'est un ouvrage sur la logique, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage[15], mais il faut se méfier des titres de Heidegger parce que vous pouvez avoir un titre qui parle de l'être et en fait il s'agit du temps. Par exemple dans un autre ouvrage paru récemment, Introduction à la question du temps, il n'est pas du tout question du temps dans ce cours ; c'est une introduction qui rend possible qu'à nouveau frais on regarde le temps, mais l'année est finie avant qu'on aborde le temps !

Ici c'est à propos de la logique, mais en fait il est abondamment question du temps, et il y a quatre ou cinq pages sur les pronoms personnels qui confirment les choses que j'avais soupçonnées. C'est un plaisir immense de voir ça.

 

2) Les pronoms personnels je, tu, il.

« Je vis, mais non pas moi, vit en moi Christos. » (Ga 2, 20). Cette phrase n'est pas aussi évidente ni enchanteuse qu'il paraît, elle comporte beaucoup de difficultés pour se donner à entendre. Mais nous avons ici l'intervention de deux pronoms personnels, les pronoms "je" et "il" : apparemment il y a un "je" qui meurt quand l'autre vit, mais ensuite il y a symbiose, ils vivent l'un dans l'autre.

Pour être complet au niveau des pronoms personnels, il faut citer "je", "tu" et "il". Vous avez remarqué qu'ils ont cette caractéristique d'être nécessairement dans une parole, ils ne désignent pas sans être dans une parole :

  • « je » parle de celui qui parle : il n'y a que celui qui parle qui peut dire "je", pour qui "je" a un sens ;
  • le rapport de "je" et "tu" est un rapport natif qui accueille une relation ;
  • le rapport de "je" et "il" désigne une relation sans la constituer, donc c'est un autre mode de rapport.

Tout se passe comme si "je et tu" était une relation de face et que "je et il" était une relation de biais. C'est une bonne indication pour une mise en scène, mise en scène sommaire parce que quelqu'un peut justement jouer des contraires dans ce domaine.[16]

Or il y a un usage étrange du "je" chez Paul, parce que c'est quand je meurs que je vis : je meurs à quelque chose pour vivre à autre chose.

 



[1] La transcription de ces rencontres sur le Je christique paraîtra sur le blog avant la fin 2015

[2] En grec : Zô, de ouketi égô, zê de en émoï ho Christos. Littéralement : « Je vis, mais non pas moi, vit en moi Christos. »

[3] Voici ce qu'en disait J-M Martin à Hennebont en juin 2015 : « Apparemment cette phrase a enchanté la personne qui a demandé qu'on en parle, mais moi, à première lecture, je la trouve très énigmatique ! Je ne sais pas ce que vous en pensez : est-ce que ça vous enchante d'entrer dans cette phrase, est-ce que ça vous paraît avoir un sens ? Est-ce qu'une vie qui est dans un autre être n'est pas une vie de parasite, ou une vie symbiotique ? Sommairement on sait très bien qu'il ne s'agit pas de cela. »

[4] Sur le mot loi chez saint Paul voir aussi ce qui est dit des trois sens au 2°.

[5] « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20) ;  « Demeurerons-nous dans le péché, en sorte que la grâce abonde? » (Rm 6, 1).

[8] En 2006-2007 le groupe saint Paul a planché sur la déconstruction du "je empirique" en lisant les textes sur l'homme intérieur, un thème que J-M Martin a plusieurs fois abordé, voir par exemple L'homme intérieur chez saint Paul, Rm 7, 18-24, Ep 3, 14-19. Voir aussi Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul. . Un autre message sur l'homme intérieur, plus complet est en préparation.

[12] Si on reprend les versets 19-20 on a donc : « Moi c'est par la loi que je (mon "je christique") suis mort à la loi (je suis détaché des pratiques de la loi), en sorte que je vive à Dieu (j'appartiens à Dieu)… Je (mon "je christique") vis, ce n'est plus moi (mon "je charnel") qui vit, mais le Christ vit en moi. Car ce que je vis maintenant dans la chair (ce que vit mon "je christique" qui se trouve dans mon "je charnel"), je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi. »

[14] J-M Martin a traité du "Je christique" à Saint-Bernard de Montparnasse en 2001-2002, la transcription de ces rencontres devrait paraître avant fin 2015.

[15] La logique comme question en quête de la pleine essence du langage. Traduction d'un cours de Heidegger de 1934 par Frédéric Bernard. Gallimard 2009.

[16] Cette question est traitée dans une des rencontres sur la Prière en saint Jean au début de la 14ème rencontre : dimension vocative du Nom ; rapports de "je", "tu" et "il". Le Nom du Père est le Fils..

 

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