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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 décembre 2013

L'homme intérieur chez saint Paul, Rm 7, 18-24, Ep 3, 14-19

Voici une étude sur l'expression "l'homme intérieur" à partir de deux textes de Paul où elle se trouve. Un autre message sur l'homme intérieur (et l'homme nouveau et l'homme mâle pleinement accompli) venant d'une autre session est plus complet Homme intérieur (ou homme nouveau) chez Paul. Lecture de 8 textes dans Rm 6-7, Ep 2-4, 2 Cor 4, Col 3.. Par ailleurs le texte de Rm 7 est plus longuement médité dans : Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul..

 

L'homme intérieur chez saint Paul

Romains 7, 18-24 et Éphésiens 3, 14-19

 

saint Paul

Voici quelques éléments sur l'intériorité selon saint Paul[1]. L'expression “l'homme intérieur” se trouve, pour la première fois je pense, dans l'épître aux Romains, dans le grand chapitre 7, elle sera reprise dans les épîtres de la captivité (Éphésiens…). Elle s'oppose à l'homme extérieur (homme intérieur / homme extérieur) et elle coïncide à peu près avec une autre expression de Paul qui est l'homme nouveau par opposition à l'homme ancien.

Ceci correspond chez saint Jean à la différence entre l'homme caractérisé par son “natif”, celui de son identité qu'il a au titre de son émergence dans une culture – nous venons au monde dans une culture, c'est notre natif – et l'homme qui est re-né du pneuma, qui est né de plus originaire. On naît d'une semence et la semence qui apparaît la dernière, c'est celle qui a été semée la première. C'est à peu près comme dans les synoptiques, dans la parabole où le père de famille sème d'abord le bon grain et puis, de nuit, l'adversaire sème par-dessus de l'ivraie, et c'est l'ivraie qui pousse la première. Quand on voit paraître l'ivraie : faut-il l'arracher ? Non, on arracherait le bon grain en même temps. Voilà une parabole qui n'est ni johannique ni paulinienne, elle est dans les synoptiques. Mais en même temps elle appartient à la grande symbolique végétale de la semence qui est absolument fondamentale, beaucoup plus importante que des concepts fondamentaux. C'est une symbolique fondamentale de l'écriture du Nouveau Testament.

Saint Paul reprend la même chose en distinguant Adam du chapitre 2 de la Genèse et Adam du chapitre 1 car ce n'est pas le même. Il appelle “premier Adam” celui du chapitre 2, celui qui apparaît le premier dans le cours de l'histoire : il représente l'adamité, c'est-à-dire la condition humaine telle que nous la connaissons de façon native. Et le “deuxième Adam”, c'est celui du chapitre premier : « Faisons l'homme comme notre image ». Il distingue donc entre l'homme modelé (Gn 2) et l'homme à l'image (Gn 1). Ceci par rapport à l'homme ancien et l'homme nouveau, et ici c'est l'homme extérieur et l'homme intérieur, j'ai dit que les deux se recouvrent à peu près.

 

Premier texte : Romains 7, 18-24

 

Paul commence par faire une distinction entre "ce que je veux" et "ce que je fais" : il y a en moi "l'homme qui veut" et "l'homme qui fait", et ce n'est pas le même homme.

Nous savons que, pour Paul, Dieu donne et le vouloir et le faire, c'est une expression explicite de Paul (d'après Ph 2, 13) : Dieu donne que je veuille, et ayant donné que je veuille, cela n'implique pas nécessairement que je fasse ; c'est aussi un don de Dieu, et un plus grand don, qu'il me donne que je fasse. Ceci nous ouvrirait au très grand débat qui a secoué la chrétienté depuis Pélage, au IVe siècle, jusqu'à ce que la question s'épuise sans qu'on ait trouvé de réponse, et qu'on se tourne vers d'autres questions, environ au XVIIIe siècle. C'est ce qui a donné naissance au jansénisme, aux réformateurs d'abord, à plusieurs écoles opposées de théologiens à l'intérieur même de la foi catholique. Donc c'est un grand débat : qui a l'initiative ? Est-ce que tout dépend de Dieu ou est-ce que tout dépend de moi, ou est-ce qu'il faut faire un partage entre ce qui revient à Dieu et ce qui revient à moi ? Justification par les œuvres ou justification gratuite par la foi qui n'est pas une œuvre ? Il suffit de se rappeler Pascal dans les Provinciales, tout ce que vous voudrez, car ça déborde un peu même sur l'histoire de notre littérature.

Le contexte : l'entrée du péché dans le monde.

Le contexte, c'est l'entrée du péché dans le monde. La question que se pose Paul c'est : Dieu dit : “Lumière soit” et lumière est ; mais il dit à Adam : “Tu ne mangeras pas de cet arbre” et ça mange ! Qu'est-ce qui se passe ? La parole de Dieu est de par sa nature une parole donnante, une parole œuvrante, une parole qui fait ce qu'elle dit. Or voilà que ppur Adam, il y a comme un défaut. Alors vous diriez : c'est la liberté humaine. Tu parles ! La notion de liberté ne fait que compliquer les choses, elle ne résout pas le problème, c'est une fausse réponse. C'est celle qui vient à l'esprit de quiconque aujourd'hui si on évoque un problème de ce genre, mais pas pour Paul.

Pourquoi la parole de Dieu n'est-elle pas œuvrante dans le cas d'Adam ? Parce qu'elle arrive comme falsifiée à l'oreille d'Adam. En effet la parole de Dieu est reprise par l'adversaire, le serpent, le diabolos. Elle est reprise presque mot à mot mais sans doute dans une tonalité et avec quelques petites différences qui en changent le sens. Autrement dit elle n'est pas œuvrante parce qu'elle est “désœuvrée” – c'est le mot qu'emploie Paul – elle est rendue inefficace si vous voulez, elle est désœuvrée par la réinterprétation qui atteint les oreilles d'Adam.

Quelle est la différence ? C'est une parole donnante et le serpent en fait une parole de loi. Or la parole de loi ne sauve pas. On n'est pas sauvé par l'exercice des œuvres de la loi mais on est sauvé gratuitement par la foi, c'est-à-dire par l'écoute de la parole de Dieu, par l'écoute de la parole œuvrante. La loi ne sauve pas, c'est la grande critique de la loi chez Paul. C'est absolument fondamental dans la constitution originelle de l'Église.

Le texte de Rm 7, 18-24.

La question qui nous occupe est vaste et il faut sélectionner les choses plus opportunes à dire maintenant. Je vais donc en venir au texte qui va nous conduire à l'expression d'homme intérieur qui s’y trouve.

« 18Car je sais que le bon n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chairdans ce moi faible. La chair ici n'est pas une partie composante de l'humanité, c'est un aspect opposé au Pneuma. Âme ou esprit et chair sont des parties composantes dans notre culture, jamais chez Paul car le vouloir m'est disponible ilm'est donné mais mettre en œuvre le bien, non. » En effet il est à présumer que le don du vouloir est un don général que Dieu fait à tout homme. Là encore ça ne coïncide pas nécessairement avec la conscience de vouloir.

Le vouloir (ou le désir) désigne la semence (le moment séminal), et le corps désigne l'accomplissement de cette semence qui vient à corps. Faites bien attention, c'est fondamental pour la lecture de Paul. Chez nous le mot corps n'a pas du tout le même sens s'il est pris par exemple dans une perspective post-platonicienne qui est la plus usuelle : il y a l'âme et le corps, l'âme est en haut et le corps en bas. Ne croyez pas que ça nous ait quittés même si les penseurs aujourd'hui sont loin de cela ; ça reste structurant. Par exemple on fait une distinction nette entre ce qui relève de la psyché et ce qui relève de l'organique, c'est un résidu lointain. Or le mot de corps n'a pas le même sens s'il est mis en rapport non pas avec l'âme mais avec la semence. La semence, c'est la même chose que le fruit ou que le corps ; disons pour simplifier que c'est la même espèce : telle semence donne tel fruit ou tel corps. Seulement la semence est un élément où le corps n'est pas déployé, n'est pas manifesté ; et la venue à corps c'est l'accomplissement plénier. Le mot corps devient donc synonyme plutôt d'accomplissement plénier alors le même mot de corps était mis, dans la structure post-platonicienne que j'évoquais tout à l'heure, dans un état inférieur. Voilà une des difficultés pour entendre le langage anthropologique de Paul et du Nouveau Testament en général, et cela se complique encore lorsqu'il s'agit non plus du mot corps mais du mot chair, car c'est une autre structure qui intervient encore. Et nous, nous avons tendance à assimiler tout cela. Et on nous le lit bravement le dimanche à la messe, c'est inaudible bien sûr.

« 19Car je ne fais pas le bien que je veux, et le mal que je ne veux pas, c'est ce que je fais. 20Et si ce que je ne veux pas c'est cela que je fais, ce n'est pas moi qui œuvrece n'est pas le moi du vouloir qui œuvre – mais c'est le péché qui habite en moi. » Le mot de péché, c'est pareil : chez nous le péché est une infraction ou une faute. Le péché, chez Paul, c'est une force opératrice, une force usurpée comme il est dit d'ailleurs dans les versets précédents (v. 7 sq). C'est très difficile à lire mais c'est extraordinaire.

Le mot grec pour dire péché ici, c'est hamartia, le mot le plus usuel. Il y a d'autres mots pour dire cela mais il y en a moins qu'en hébreu où ils sont très nombreux : le mot adikia dit plutôt l'injustice mais il faudrait le traduire par désajustement ; le mot anomia désigne ce qui est contraire à la loi, mais pas forcément la loi au sens où Paul en parle de façon négative etc.  Le mot de péché est un mot très compromis de nos jours, cependant il faut garder un mot propre parce que la caractéristique du péché dans l'Évangile est occultée par de mauvaises compréhensions. Le péché n'est pas simplement la culpabilité au sens de sentiment de culpabilité, c'est une chose tout à fait différente, et on confond cela aujourd'hui. On parle de culpabilité alors qu’il s’agit du sentiment de culpabilité, ce n'est pas la même chose ; et la culpabilité on la confond avec le péché ce qui n'est pas la même chose non plus. Ce n'est pas non plus une infraction par rapport à la loi, le péché n'est pas essentiellement cela. Le péché c'est une déficience qui ouvre l'espace au bien plus grand que le bien, c'est-à-dire au don plus grand que le don, c'est-à-dire au pardon. Il n'est loisible de parler impunément de péché dans le sens du Nouveau Testament que dans la lumière du pardon. Parler du péché dans une perspective d'accusation ou d'imputation n'est pas le propre du péché. C'est pourquoi le mot péché est un mot infiniment précieux parce que son sens ultime est d'être la condition du pardon.

Ceci peut prêter à beaucoup de malentendus. D'ailleurs dès l'époque de Paul il y a des malentendus à ce sujet et Paul s'en défend constamment dans ses épîtres, il se défend des méprises qu'on fait à son sujet, comme le dit Pierre (ou le pseudo-Pierre) dans la deuxième lettre de Pierre : notre frère Paul écrit « des choses difficiles à comprendre, que des gens sans instruction et sans solidité tordent comme aussi des autres Écritures pour leur propre perdition » (2 Pierre 3, 16). C'est vrai !

« 21Car je rencontre la loi (ce qui me régit) pour moi qui veut faire le bien, en sorte que c'est le mal qui m'est loisible. »

« 22Car je consonne à la loi de Dieu ». Le mot “loi de Dieu” ici n'a plus le sens de législation, il faudrait le traduire par  “Torah de Dieu”. Il ne faut pas oublier que, pour Paul, tout est selon la loi comme Torah et tout l'Évangile est contre la loi comme législation. Par sa nature la parole de Dieu n'est pas une parole de législation, c'est une parole donnante. Ce n'est pas une parole qui dit “Tu dois”, c'est une parole qui donne que je fasse. Or la Torah n'a rien à voir avec la notion de loi même dans l'étymologie hébraïque. Saint Paul d'ailleurs traduit couramment, quand il s'agit de la Torah ou des autres Écrits, par Graphê (l'Écriture). Tout est selon l'Écriture, il y a une référence positive à l'Écriture, mais la lecture de l'Écriture comme législation est une dégradation, une méprise au sujet de l'Écriture, c'est la méprise originelle : prendre Dieu pour un législateur.

Telle est la grande pensée de Paul ; vous ne l'entendez pas souvent prêchée, et c'est vrai que c'est difficile parce que ça peut prêter à démobilisation. Concrètement, sous prétexte de foi, une bonne partie probablement, dans l'histoire psychologique de l'humanité, a été menée par une crainte plutôt que par une foi – je ne dis pas que c'est une très bonne pastorale, mais c'est un fait, surtout à certaines époques, pas au Moyen Âge comme on le croit mais plutôt à la Renaissance. Car on peut craindre un pasteur. Nous verrons quelle est la place de la parole des pasteurs, de la parole pastorale, dans les différents enseignements, les différentes écritures, quels sont ses canaux, ses compétences : la prochaine fois on mettra ça en ordre d'une façon très rigoureuse et très simple. Ce n'est pas compliqué mais ce n'est pas très connu, et là je n'invente rien. En effet, je vous préviens que j'ai été formé à la théologie romaine à Rome même, donc je la connais. Seulement il faut l'apprécier comme elle se donne à entendre elle-même. Il y a une inflation de significations, par exemple dogmatiques ou choses de ce genre, dans la mentalité courante du peuple de Dieu, qui n'est même pas selon la théologie romaine. La théologie romaine est beaucoup plus intelligente que cela. Donc j'aurai des précisions à apporter à ce sujet.

Je reviens à mon texte.

 « Je consonne à la loi de Dieu selon l'homme intérieur voilà l'expression “l'homme intérieur”, il y a l'homme dans l'homme : l'homme intérieur dans l'homme extérieur. Qu'est-ce que c'est que l'homme extérieur ? Voyons cela 23mais je constate dans mes membres  une autre loi “une autre loi” : ici le mot loi ne désigne pas la loi de Moïse. “Une autre loi” est plutôt à prendre au sens de “faire la loi”, c'est-à-dire avoir barre sur quelque chose, avoir la puissance ; de même que le caïd fait la loi, ce qui régit effectivement le groupe. Donc il n'y a pas plusieurs lois bien que nous puissions recenser la loi de Dieu, la loi de l'Esprit, la loi des membres etc. Les “membres” ne sont pas ce que nous appelons des membres, ce sont des facultés opératrices. Ainsi la main, pour nous, est premièrement un membre, mais originellement elle peut être le sens même du don, ce qui donne ; ou une manière – c'est le même mot main – une manière de faire. Je me rappelle, à Rome, mon professeur qui était français devait me signer un papier officiel ; il n'avait pas son stylo. Je me précipite pour prêter le mien et il me dit : « je ne voudrais pas gâter votre main », “ma main” ici c'est “ma façon d'écrire”. Les membres sont donc des manières ou des facultés opératrices, c'est-à-dire que la semence donne lieu à facultés opératrices qui se développent avant que le corps ne soit pleinement accompli. Nous en revenons toujours à cette image de semence et corps.

Reprenons : « Je constate dans mes facultés opératrices une autre loiquelqu'un qui fait la loi : la loi est une notion fonctionnelle et non pas désignative comme la loi de Moïse – qui est adversaire à la loi de mon noûs… ». L'autre loi, qui est la loi de l'homme intérieur, est appelée ici “loi de mon noûs”. Et il y a du risque là, parce que noûs, c'est l'intellect (noêtos c'est l'intelligible) et, en langage platonicien, c'est justement ce qui s'oppose au sensible, c'est l'esprit, pas au sens du Pneuma, mais esprit au sens de faculté d'intelligence qui a cours chez nous ; mais ce n'est pas le cas chez Paul. Le vocabulaire anthropologique est d'une complexité, d'une difficulté sans borne dans l'histoire successive des pensées en Occident, et dans l'usage courant également. En tout cas tous nos usages, quels qu'ils soient, sont autres que ceux de Paul. Ici “l’autre loi” est contraire à la “loi de mon noûs”, c'est-à-dire à ce qui régit mon noûs, ma pensée, et qui correspond donc à l'aspect séminal. « Une autre loi… qui m'asservit dans la loi du péché qui est dans mes membres (dans mes facultés opératrices, dans ce que je fais). » “L'homme qui fait” par opposition à “l'homme qui veut”. Le noûs, c'est le vouloir séminal. Autrement dit Paul utilise ici un vocabulaire puisé au grec, et peut-être que le mot équivalent d'un point de vue biblique serait le mot de cœur, mais pas le cœur au sens où nous en parlons, pas le cœur sentimental, ni cordial, ni cardiaque (le mot cordial étant pris au latin et le mot cardiaque au grec) ; c'est le lev hébraïque (le cœur) qui est une façon de dire l'intériorité : une des meilleures façons de dire le cœur, pour traduire la Bible, c'est l'intériorité.

« 24Malheureux homme que moi ! Qui me libérera de ce corps de mort ? » Est-ce qu'il désire mourir ? Mais non ! Ce “corps de mort” désigne les principes de mort venus à corps c'est-à-dire venus à accomplissement, il désigne mes opérations (ce que je fais) ; ce n'est pas “mon corps”, il n'y a rien contre le corps dans cette perspective. Voyez la difficulté.

Donc c'est la première fois qu'on rencontre le mot “homme intérieur” mais il est davantage expliqué ensuite et repris.

 

Deuxième texte : Éphésiens 3, 14-19

 

Je vais donner un seul autre exemple à cause du temps qui passe, ce sera dans l'épître aux Éphésiens chapitre 3.

 « 14En grâce de cela je fléchis les genoux devant le Père 15de qui toute descendance tire son nom, au ciel et sur la terre : 16qu'il vous donne, selon la richesse de sa gloire, en puissance, d'être confortés par son Pneuma en vue de l'homme intérieurpour l'accomplissement de l'homme intérieur – 17que le Christ habite dans vos cœurs par la foil'habitation, l'être dans : le Christ est dans le cœur, ou nos cœurs sont dans le Christ puisque “dans”, ici, est réversible, ce n'est pas un “dans” de l'emboîtement mais un “dans” de la proximité, de l'intimité : peu importe que ce soit le Christ qui habite en nous ou nous dans le Christ. Cela indique un mode d'être avec qui est antérieur à la distinction du dedans / dehors qui préside à notre emploi du mot “dans” selon l'usage de notre langue. “Qu'il habite par la foi” : c'est la foi qui ouvre la proximité car la foi c'est l'entendre et que vous soyez enracinés et fondés dans l'agapê » : c'est à la fois l'image de la plantation (enracinés) et de la construction (fondés). Que nous ayons agapê, et que Jésus soit ressuscité, c'est la même chose. C'est passer du caractère mortel, meurtrier, au caractère vivant et en paix, en agapê.

Foi et agapê ne sont pas deux choses chez saint Paul, comme chez saint Jean connaître et aimer : ce sont des mots qu'il faut complètement repenser, non pas à partir de notre usage, mais à partir de l'identité de sens qu'ils ont chez nos auteurs. Rien ne se dit dans notre discours qui ne soit régi par les deux dyades : la distinction de l'intelligible et du sensible, et la distinction du volitif et du cognitif. Or la nouveauté christique se dit dans une proximité et cette proximité indicible se déploie dans le langage du connaître qui a un sens appétitif parce que c'est aussi un décalque du connaître biblique : le verbe connaître en hébreu signifie pénétrer puisque ça se dit de l'acte conjugal (« Adam connu Ève et elle enfanta un fils» Gn 4, 1). L'homme intérieur est donc l'homme de l'intimité et de la proximité du Christ qui ouvre ici un espace nouveau.

L'agapê reste quelque chose de fondamental, mais c'est pour que vous puissiez connaître l'espace nouveau, l'espace de Dieu : « 18Afin que vous ayez la puissance de comprendre avec tous les consacrés, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeurde quoi  s'agit-il, ce n'est pas dit. On traduit habituellement par “de l'agapê” parce qu'on veut donner un sens. Ce n'est pas un contresens de mettre l'agapê pour les dimensions, mais ce n'est pas dans le texte. Voilà les dimensions et directions d'être qui sont mises en question et qui sont renouvelées : ce sont les dimensions et directions de l'espace de l'homme intérieur. L'homme intérieur n'est donc pas un repliement sur soi mais un nouveau mode d'être avec, un nouveau mode d'intimité19et connaître l'agapê du Christ qui surpasse toute gnôsis (toute connaissance)l'agapê est plus grande que toute connaissance. L'expression “plus grand” est une expression très importante chez Jean. Ici ce n'est pas la même, elle est très importante chez Paul également, mais dans un autre vocabulaireet que vous soyez emplis pleinement jusqu'à la plénitude de Dieu » c'est-à-dire cette dimension de Plérôme, la dimension de la plénitude, la dimension de la totalité. Le mot plérôme qui intervient à la fin, plénitude, c'est celui qui était sous-entendu dans les dimensions.

Donc ici vous avez une mention de l'homme intérieur. Elle est reprise à propos de l'homme nouveau.

 

L'intériorité selon Paul

 

Ces textes sur l'homme intérieur et quelques autres textes[2] marquent la chose importante que j'ai déjà esquissée de façon anticipée tout à l'heure, c'est que l'intériorité ne s'oppose pas à l'extériorité comme l'âme ou l'esprit s'oppose au corps.

L'intériorité désigne la nouveauté, c'est une intériorité qui s'ouvre à l'intérieur de notre intérieur, un espace que nous ne pouvons pas parcourir qui est cette région de l'insu. Autrement dit l'homme est complètement percé. Ce qu'il croit être l'intériorité ou le fondement même de son être débouche sur plus intérieur. C'est le beau mot d'Augustin – il n'a pas que des bons mots mais là c'en est un – « Intimior intimo meo » : plus intime à moi-même que mon intime. Donc en même temps c'est la nouveauté, c'est-à-dire l'espace ouvert nouvellement, celui qui n'est pas donné nativement à mon titre d'avènement à quelque culture que ce soit. C'est la nouveauté christique extrême, l'ouverture d'une dimension d'être, d'une dimension d'homme qui n'est pas perçue par l'homme. Je ne dis pas “naturel” parce que ça suppose une nature humaine, et il n'est pas sûr qu'il y ait une nature humaine. En tout cas la notion de nature n'est pas une notion biblique, c'est une notion grecque ; donc je dis le natif parce que c'est saint Jean qui emploie le verbe naître. Il y a une première naissance et puis il faut naître d'une nouvelle naissance, donc la révélation d'une identité plus intime que ce que je croyais être mon intime.

Mais la dernière chose est peut-être la plus importante : cet intime-là n'est pas l'enfermement, c'est au contraire une ouverture, c'est-à-dire que l'homme intérieur ne s'oppose pas à l'homme qui agit à l'extérieur. L'homme intérieur est celui qui est en son plus propre à la mesure où il est au plus proche d'autrui, au plus proche de ce qu'il n'est pas (au plus proche de Dieu, au plus proche des frères). Vous voyez cette intériorité-là.

Dans les épîtres de la captivité de Paul, l'homme intérieur c'est celui qui est en paix avec les autres et avec lui-même ; et l'homme extérieur c'est celui qui est dans le meurtre.

Quand on posera la question du maître intérieur, parce que nous allons revenir à cette question-là la prochaine fois par rapport à l'enseignement extérieur, c'est une autre intériorité / extériorité qui sera mise en œuvre. Nous serons au contraire dans un espace où intérieur et extérieur (au sens où nous posons la question) ne s'opposent pas mais s'incluent absolument, c'est-à-dire qu'il n'y a même pas d'enseignement authentique extérieur si le maître intérieur ne parle pas. C'est ce que nous commencions à dire de façon anticipée.

Il peut y avoir un enseignement intérieur qui n'a pas son support extérieur puisque « vous n'avez pas besoin » : que Dieu parle, cela ne relève pas du besoin. Paul qui écrit cela dans sa lettre aux Thessaloniciens (1 Th 4, 9 et 5, 1) et il se considère comme un serviteur inutile, dont on n'a pas besoin[3] – le “non-besoin” est aussi une expression johannique (« vous n'avez pas besoin qu'on vous enseigne » 1 Jn 2, 27) ; et l'évangéliste est un “serviteur inutile” (expression qu'on trouve chez Luc (17,10) dans un contexte un peu différent), un serviteur dont on n'a pas “besoin”, il n'est pas de l'ordre de l'utilité. Et c'est très curieux de voir comment, avec des vocabulaires différents et des structures d'écriture très différentes, les pensées de Paul et de Jean, et ici de Luc, présentent, pour le fond, une concordance extraordinaire. Donc là aussi nous avons un beau témoignage, parce que dans ce cas-là le témoignage n'est évidemment pas la répétition ; ça ne se fait pas dans les mêmes mots et ça se recoupe totalement.



[1] Ceci est extrait du cycle de conférences qui a eu lieu au Forum 104 sur le thème Maître et disciple en 2010-211. J-M Martin venait de faire une étude dans les textes de saint Jean.

[2] « Voici que maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, dans le sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui a fait des deux, un, détruisant le mur de séparation, la haine (l'inimitié), dans sa chair, réfutant (désoeuvrant) la loi des préceptes qui sont dans des prescriptions, pour créer en lui les deux pour être un seul Homme nouveau – allusion à Gn 1, “Faisons l'homme à notre image, mâle et femelle il les fit” – faisant la paixil les réconcilia, les deux en un seul Corps – au sens une seule réalité – pour Dieu, par la croix, ayant tué la haine en lui,et étant venu, il annonça la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches ; par lui, en effet, nous avons accès, les uns les autres dans un seul Pneuma, auprès du Père. » ( Ép 2, 13-18)

[3] Nous retrouvons en filigrane le grand thème de la lettre aux Romains : l'activité de l'homme ne sert de rien pour son salut. On est sauvé par la foi, par don gratuit de Dieu.

 

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