Vierge qui engendre comme un mâle et Vierge qui prêche. Lecture des Odes de Salomon 19 et 33 par M-J Pierre
Dans l'ensemble des Odes, le mot "vierge" apparaît trois fois : deux fois dans l'Ode 19 où la vierge engendre sans douleur comme un mâle libéré des passions et des déficiences féminines, alors que le Père est doté d'attributs féminins. Dans l'Ode 33 la Vierge joue le rôle de la Sagesse prédicante du livre des Proverbes : elle est parfaite, proclame et appelle à la conversion. Contrairement à ce qui était souvent dit l'Ode 19 ne parle pas de la Vierge Marie, elle parle d'une virginité antérieure. Il s'agit ici d'un discours de Sagesse qui sera lu plus tard comme mariologie, lorsque surgiront au IVe siècle les controverses à propos de la "mère de Dieu".
À plusieurs reprises Marie-Joseph Pierre a traité le thème de la Vierge dans les Odes de Salomon (fin Ier – début IIe siècle). Elle recherche avec tact et compétence le lieu initial de la doctrine sur la virginité mariale «libérée d'une lecture charnelle étriquée et malsaine» en analysant avec soin les Odes de Salomon nos 19 et 33 pour en souligner la signification prophétique. Par-delà l’histoire de l’individu et du groupe, c’est l’histoire de l’humain et du monde dont la conversion cherche à rendre compte.
M-J Pierre est une ancienne élève de Jean-Marie Martin à qui est dédié le blog La Christité. Il a collaboré à la traduction des Odes publiée par M-J Pierre dans la collection Apocryphes 4 (Turnhout 1994). M-J Pierre a publié également la traduction des Odes du volume Apocryphes chrétiens de la Pléiade (Paris 1998 et rééditions).
J-M Martin parlait parfois de ces Odes, et un message figure déjà sur le blog (La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer).
Ces Odes portent le pseudonyme de Salomon, le fils de David et le roi sage de l’Ancien Testament. Elles doivent avoir été composées à Edesse. Elles ne sont conservées que par deux manuscrits syriaques lacunaires, dont les témoins ont été trouvés en Irak et en Egypte chez les syriens jacobites et partiellement en copte dans la Pistis Sophia.
M-J Pierre a enseigné à l'École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, Christianismes orientaux, et on trouve sur internet ses conférences de fin d'année (un extrait figure au I de ce message). Elle a également publié deux articles :
- "La Vierge dans les Odes de Salomon", publiée par la Société française d'Etudes mariales. (Études mariales 60 ; 2004) avec beaucoup de notes renvoyant à des tas d'autres textes. Le livre dans lequel est paru cet article est disponible sur Gallica[1]. [article complet au II du présent message].
- "La Vierge prédicante dans la 33e Ode de Salomon", que je n'arrive pas à trouver[2].
Vierge qui engendre comme un mâle et Vierge qui prêche.
Lecture et commentaire des Odes 19 et 33
par Marie-Joseph Pierre
Présentation des Odes de Salomon.
(Extrait d'une interview de 2107 et de la Conférence de M-J Pierre à l'EPHE, année 1993)[3]
Les 42 Odes de Salomon doivent avoir été composées à Edesse. Elles ne sont conservées que par deux manuscrits syriaques lacunaires, dont les témoins ont été trouvés en Irak et en Egypte chez les syriens jacobites et partiellement en copte dans la Pistis Sophia.
Il s'agit d'un recueil unifié où se développent les divers aspects de la figure de sagesse - d'où l'attribution du recueil à Salomon, le type du messie-roi sage de l'A.T…. Ce fil conducteur permet de percevoir quelque chose de leur milieu d'émergence et même sans doute de leur auteur. Peu d'hommes, en effet, dans une société donnée, sont capables d'écrire de tels poèmes. Or, si l'on considère la rigueur de composition des Odes, l'ajustement du nombre de mots ainsi que les thèmes de la construction symbolique, il semble évident que le chantre se situe dans la lignée des Sages, des scribes héritiers des traditions proches du Temple et de sa liturgie.
On peut sans doute aller plus loin encore dans l'identification de ce mystérieux pseudo-Salomon : dès l'Ode 1, en effet, il se présente comme "couronné", ce qui est l'attribut traditionnel du nazir selon Nb 6, ainsi que du grand-prêtre en Lv 21. Deux indices négatifs iraient dans le sens de cette interprétation : les Odes ne comportent aucune mention du "sang" lié aux impuretés de la vie et de la mort ; ni du "vin", principal interdit du nazir. Or la tradition chrétienne primitive associe la famille davidide de Jésus à des nazirs de caste sacerdotale : Jean-Baptiste, d'abord (cf. Lc 1, 11) dont les thèmes de prédication ne sont pas incompatibles avec ceux des Odes (époux et épouse, pointes eschatologiques) ; et Jacques le Juste, appelé "frère de Jésus" selon la tradition d'Hégésippe (Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl. II, 23, 5) ; "nazir et grand-prêtre" selon Épiphane, Pan. 29, 3-8 - 4,4. L'auteur des Odes pourrait provenir de ce milieu judéo-chrétien jérusalémite, ayant gardé mémoire des modes d'écriture et d'interprétation traditionnels, compositeur de chants liturgiques, peut-être même lié à la famille de Jésus. Et les rapprochements faits par tout le monde avec l'Évangile de Jean et Qumrân trouveraient ici leur place, sans demeurer au simple plan du parallélisme externe.
La datation de l'œuvre à une époque très proche de la chute du Temple[4] est ainsi confirmée...
Quant à la langue d'origine, le très grand nombre d'allitérations et d'homophonies verbales signifiantes plaide en faveur du syriaque….
I – Précisions sur les emplois des mots vierge et mère dans les Odes
1) Extrait de la Conférence de M-J Pierre, année 1996[5].
Nous avions examiné notamment l'an dernier les différents emplois des mots « vierge » (Odes 19 et 33) et « mère » (Odes 19, 28 et 35) avec le vocabulaire connexe.
Les rapports habituels du masculin et du féminin, qui correspondent sur terre aux nécessités de la génération, sont constamment mis en question et bouleversés par le compositeur des chants, ce qui montre bien qu'ils ne doivent pas être lus au premier degré selon l'ordre des réalités physiques (il en est de même chez Jean, où le Fils est engendré comme Fils parce qu'il demeure au sein du Père, et qu'il n'en sort pas, à la différence des générations charnelles qui descendent du ventre maternel !) ; ce type de langage ne peut donc pas servir à prouver par exemple la matérialité de la virginité de Marie, ni servir subsidiairement à valoriser moralement et de façon maximale l'état de virginité, qualifié de pur et de saint dans une partie de la tradition chrétienne, aux dépens du mariage et de la relation conjugale, considérés comme concession à la lubricité autrement déchaînée. . .
Or la lecture qu'il convient d'en faire est d'un autre ordre, celui de la fonction symbolique et kérygmatique - ce qui ne met pas en cause la matérialité de l'expérience physique, dont il n'est pas véritablement question. Les Odes de Salomon ne sont pas une narration d'événements soumis à l'espace-temps mondain, mais un recueil de poèmes, qui doit être analysé comme tel. Nous avons voulu vérifier cette hypothèse, et considérer l'ensemble du vocabulaire physique de l'œuvre.
Dans les Odes de Salomon, alors qu'il s'agit de psaumes ou de prières, c'est-à-dire d'entrée en relation, au moins de tentative de jonction entre le ciel et la terre, entre Dieu et l'homme - la chair terrienne qui chante, entend et voit, engendre - c'est paradoxalement le vocabulaire le plus physique, celui de la sensorialité active et de l'expérimentation, qui sert à dire ce qui est essentiellement spirituel, la pensée la plus libre et la plus vertigineuse, l'accès à la connaissance de l'Un ou le salut du tout, apparemment multiple, ce qui est à l'extrême opposé des discours théologiques ou philosophiques classiques qui ne récupèrent les realia que dans leurs développements poussifs sur les sacrements. Pour un lecteur extérieur, aucun discours n'est plus audacieusement sensoriel ou corporel que celui des Odes : il n'y a presque aucun terme abstrait que l'on pourrait qualifier de philosophique ou de théologique, mais tous les membres humains sont sollicités, avec les verbes qui correspondent à l'amplitude des corrélations qui font la vie et l'unité du corps en mouvement dans son lieu et son temps terrestres.
Mais ici, et à la différence des divers empirismes philosophiques qui donnent aussi le primat aux sens et à l'expérience, la lecture interprétative du fonctionnement des différents membres n'est pas statique, enclose dans une systématisation définitive. Mâle et femelle, tête, yeux, bras, mains et pieds, bouche, lèvres, oreilles, flanc, ventre, matrice, seins et lait, chair, cœur, visage, mais encore vêtement et couronne, voix et cithare, feuilles et fleurs, soleil et étoiles, eau et source, bois et arbre, roc, abîmes et montagnes, ces diverses appellations ne sont pas une nomenclature d'objets distincts relevant de l'analyse physique, de l'addition accumulative, mais désignent des fonctions du tout en tant que corps vivant, c'est-à-dire à un rapport qui entretient le mouvement et la vie sous ses différents aspects, en même temps qu'il dévoile et fait connaître les potentialités de cette vie révélée. La « connaissance vraie » - car il s'agit bien de cela dans les Odes (64 emplois de la racine verbale yd', déclinés sous toutes leurs formes) - se donne à entendre et à voir, à sentir et à goûter, à toucher, comme épiphanie du sens multiple des mots et des réalités de chair.
C'est en cela que les Odes doivent d'abord être lues comme poème ou chant, c'est-à-dire comme un dire composé, symphonique, dont tous les éléments s'accordent à engendrer une parole harmonieuse, apte à donner sens, intégrant même la violence et la mort partout présentes, jusque dans les poèmes les plus apparemment iréniques. Le lecteur participe à l'auto-engendrement de la parole, et non simplement à une description de phénomènes fortuits que l'on qualifie habituellement d'historiques - même si les références à l'histoire événementielle ne peuvent être totalement exclues (la chute du Temple, par exemple, dans l'Ode 4)...
2) Extrait de la présentation des Odes de Salomon (Apocrypha 4, p.42-43).
... Nous avons cherché à approfondir la recherche en analysant le texte lui-même, plutôt qu'en procédant à un comparatisme hâtif. En effet, aucun rapprochement thématique des Odes et d'une autre œuvre littéraire ancienne ne peut être considérée comme pertinent s'il n'est pas confirmé par l'ensemble de l'œuvre.
L'Ode19, par exemple, a été unanimement considérée comme la première affirmation de la foi en la virginité de Marie au second siècle. Non seulement par les savants modernes qui se laissent encore piégés par leurs habitudes de langage ou des relents d'apologétique, mais déjà par Lactance entre 304 et 313, Institutions divines IV, 12, 3…
Or, si l'on considère l'ensemble des Odes, le mot "vierge" apparaît trois fois : deux fois dans l'Ode 19 (v. 6-7), où la vierge engendre sans douleur comme un mâle libéré des passions et des déficiences féminines, alors que le Père est doté d'attributs féminins. Les rapports habituels du masculin et du féminin sont bouleversés, et la différenciation sexuelle n'est pas soumise à la malédiction adamique du désir et des passions qui caractérisent la vie dans l'espace-temps mortel.
L'identification immédiate et matérielle de cette vierge avec la mère de Jésus historique risque de masquer l'approche véritable d'une ode extrêmement difficile : à la différence des filles d'Êve, cette vierge n'enfante pas selon le mode de procréation femelle, l'animalité avide et passive qui prolifère dans le temps et pour la mort, d'après la malédiction originelle. Elle engendre à la vie, comme la Sagesse ou la Parole divine.
Il s'agit ici d'un discours sophiologique primitif, qui sera lu plus tard comme mariologie, lorsque surgiront au IVe siècle les controverses à propos de la "mère de Dieu".
Cette interprétation est confirmée par le troisième emploi du mot "vierge" (Ode 33, 5), où celle-ci joue le rôle de la Sagesse prédicante de Proverbes 1,20 ; 8,1-4 et 9,3-6. Elle est qualifiée de "parfaite" (hapax dans les Odes) qui "proclame" et appelle à la conversion. Or ces deux termes (parfaite et proclame) et ce rôle sont attribués au Verbe ou au Fils de Dieu dans l'Évangile de Vérité 40,19-22[6]. Ce rapprochement avec un texte gnostique, non évident de prime abord, relance la recherche sur les deux mots qui servent à désigner la Parole (sous la forme féminine melto, 12 emplois dans l'ensemble des Odes) et le Verbe (sous la forme masculine petgomo, 12 emplois au singulier, un pluriel) ; les deux termes, apparemment synonymes, remplissent pourtant une fonction différente, qui correspond, semble-t-il, au double rôle d'engendrement et de prédication assigné à la vierge dans les Odes. Dans l'Ode 12, notamment, qui comporte 5 emplois de la racine "parler" et 5 du mot "verbe", la parole est fructifiante et vivificatrice, alors que le Verbe est la connaissance qui se tient debout et qui justifie.
Une réflexion analogue pourrait être faite à propos de la "Trinité" dans la même Ode 19. Les rapports entre le Père-allaitant, le Fils-coupe et l'Esprit-allaité ne sont pas du même ordre que ce qui sera plus tard l'objet des définitions conciliaires à propos des "personnes", mais ils sont beaucoup plus proches du processus de révélation exprimé dans l'Évangile de vérité 24, 9-14 : « Le Père découvre son sein, son sein est l'Esprit Saint, il manifeste ce qui, de lui, est caché. Or ce qui de lui est caché, c'était son Fils. »
II – La Vierge dans les Odes de Salomon
(Article assez long. Les notes sont presque toutes de M-J Pierre)
S'il est un point – et ils sont rares – sur lequel les exégètes des Odes de Salomon sont d'accord, ou qui ne semble pas leur poser de problème, c'est que la Vierge de l'ode 19, c'est Marie, la mère de Jésus ; et qu'en corollaire, les Odes représentent un des tout premiers témoins de la croyance en la virginité de Marie[7]. Or je voudrais simplement mettre en question ce qui est apparu comme une évidence au monde de la recherche et qui ne l'était peut-être pas pour les auteurs, ni pour la tradition orientale dont sont vraisemblablement issues les Odes. Loin de moi de vouloir scandaliser ou me singulariser en brisant la belle unanimité des lecteurs du texte, mais je vais rechercher le site dans lequel la question prend sens ; c'est-à-dire remonter au lieu natif de la doctrine de la virginité mariale et la faire sortir de l'ornière malsaine de l'impossible vérification gynécologique dans laquelle s'est embourbée une bonne partie de la tradition chrétienne ultérieure. Changer de point de vue, de manière à regarder la question autrement, pour que celle-ci soit moins pipée par les interférences des sédiments de l'histoire, des querelles et des définitions ecclésiastiques qui ôtent le recul critique nécessaire à la contemplation sereine de la doctrine en question.
Qu'il suffise ici de rappeler l'histoire de la recherche et les interminables discussions sur les caractéristiques de la virginité de Marie, ante partum, in partu et post partum, et ses évolutions aux cours de l'histoire... Pour la période patristique sur laquelle je travaille, je renverrai simplement aux articles synthétiques de G. Jouassard dans Maria[8] ainsi que d'E. Cothenet sur « Marie dans les apocryphes[9] »
1) Question de méthode.
Si l'on regarde par exemple le Catalogue de la Bibliothèque de l'École biblique de Jérusalem, des dizaines de titres s'emparent de la question, sans jamais en renouveler la problématique ; et l'on s'affaire à qui mieux mieux à la discussion physico-philosophique ainsi qu'à l'argumentaire psychologisant de convenance[10], sans guère se soucier que les énoncés de l'Écriture sont du registre du kérygme et de la Bonne nouvelle, et aussi de la révélation de l'évidence salutaire.
Car la vraie question est celle-ci : quelle fonction la virginité de la Vierge occupe-t-elle dans l'avènement du salut ? Qui est concerné, et quelle est sa signification exacte dans les textes aux alentours de l'ère chrétienne ? D'apparence anodine (vierge ou non vierge ?), cette question est d'importance centrale - non seulement pour la théologie ou la quête intellectuelle, mais parce qu'elle a finalement conditionné les modes de vie chrétienne (le monachisme, les pratiques ascétiques, la mystique et ses dérivés, par exemple), et elle obère encore les discussions sur le célibat ou le non-célibat des ministres du culte, par exemple...
Or nous sommes dans le plus grand flou, et je ne ferai ici qu'un relevé rapide. Face à l'intempérante prolixité de la littérature sur le sujet, les textes du Nouveau Testament sont extraordinairement ténus – ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas parlants.
Le premier chapitre de Luc nous présente solennellement l'apparition de l'ange Gabriel dans une ville de Galilée appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David. Et le nom de la vierge était Marie. L'ange l'interpelle brusquement : « Réjouis-toi, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. », Ce qui évoque les appels à la béatitude messianique et eschatologique de la "Communauté d'Israël" et de la "Fille de Sion" chez les prophètes[11]. Reprenant les termes de 2Sam 7 et du Psaume 2, il lui dit qu'elle va concevoir et enfanter le Fils de David attendu. Marie étant fiancée à un descendant de David, cette déclaration aurait dû lui paraître normale, tout au plus redondante ; or elle semble entendre l'annonce comme étant la réalisation du signe d'Ezéchias[12] selon la prophétie d'Isaïe 7,14, puisqu'elle répond de façon sibylline en posant la question : « Comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas d'homme ? » À laquelle l'ange lui répond que le Saint Esprit la couvrira de son ombre et que l'enfant sera Saint et Fils du Très-Haut.
L'ambiance et le vocabulaire du récit ainsi que les deux cantiques (Magnificat et Bénédictus) qui suivent situent l'événement, d'apparence banale, comme l'aboutissement de l'attente messianique qui doit apporter joie et salut à la terre entière ; et cette présentation s'exprime selon les figures et la tradition d'interprétation reçue des prophètes et de la littérature sapientielle : la "fille de Sion", les vierges épousailles – car il s'agit tout de même de noces et d'amour – de la Sagesse qui joue auprès de Dieu avant que soit le monde (Proverbes 8,22) ; la Bien-aimée du Cantique et du Psaume 45 (44), la tour forte ou encore le "trône de David" et de son fils Salomon, le constructeur du Temple où Jésus se promènera pour enseigner.
Et c'est bien ainsi que l'entendra la liturgie chrétienne ancienne – suivie plus tard par la mystique – qui fera lire les textes sapientiaux aux fêtes mariales et attribuera à Marie tous les qualificatifs provenant de cette littérature (vierge, trône de la sagesse, temple de l'Esprit Saint, parmi d'autres…) – alors que l'exégèse et la théologie les appliqueront plutôt au Christ ou à l'Esprit Saint, "Sagesse de Dieu", ce qui complique encore la situation dans le cadre d'une théologie des "personnes" et d'une problématique du masculin-féminin[13].
Nous devons alors faire face notamment à un problème d'univocité du vocabulaire : là où l'Écriture parle de Sagesse, l'exégète parle de figure ou d'hypostase. Avec leur sens du classement logique et au risque de tomber dans "l'esprit de géométrie", le philosophe et le théologien la transmuent en concept que l'on peut classer[14] – et l'écart des points de vue entre toutes les méthodes d'investigation est extrême ; or, pour les plus anciens textes, elle est à la fois l'épouse, la mère et la stérile, la montagne et le désert où Dieu parle, l'arbre de la vie et de la connaissance, le Verbe et l'Esprit qui surgit dans l'exaltation, la foi salvatrice et sauvée[15], et l'interprète autorisé d'une parole totale et autoritative[16] qui fait ce qu'elle dit, le nouvel Adam et la nouvelle Êve, l'Église ou la céleste Jérusalem, Sion, le Temple et l'arche, le recueil et l'écrin de la Parole active ; on l'écoute et on lui parle, on la regarde, la goûte ; elle est l'eau et le feu réconciliés[17], la nouveauté-même car elle se donne de jour en jour à ceux qui la cherchent[18] ; « ce que l'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme », mais la puissance des petits qui est préparée pour ceux que Dieu aime[19] ; elle les revêt comme un "type" ou un "attribut" pour les faire entrer dans la geste salutaire et en expérimenter les fruits…
2. L'ode 19.
Mais alors que nous mettions en cause l'« esprit de géométrie » de la lecture philosophique, ne sommes-nous pas tombés de Charybde en Scylla, et soupçonnables des excès de l'« esprit de finesse » ? Où trouver le fil d'Ariane, la cohérence d'une telle énumération qui se joue de l'opposition des contraires, et qui en outre, ne prétend pas à l'exhaustivité... Revenons justement aux Odes de Salomon[20], l'un des tout premiers textes de la tradition chrétienne[21] et pratiquons une lecture suivie[22] de l'Ode 19 dans laquelle apparaissent deux des trois occurrences du terme « vierge » dans le corpus : nous adaptant à sa méthode[23], marchant au rythme du poème, peut-être percevrons-nous la « logique » de cette mystérieuse virginité - le lieu où elle habite, pour reprendre les termes de Jean - ainsi que le lien entre les divers embranchements des strophes...
Allaitement et gésine
ou l'eucharistie de la Vierge sage
1Une coupe de lait me fut offerte,
je la bus en la suavité de douceur du Seigneur.
2Le Fils est la coupe,
l'allaitant, ce fut le Père,
qui s'y allaita, l'Esprit de sainteté.
3Puisque ses seins étaient pleins,
point ne fallait qu'à la manque son lait fut versé.
4L'Esprit de sainteté s'ouvrit le flanc,
mêla le lait des deux seins du Père.
5Il donna le mixte au monde
alors méconnaissant,
ceux-là reçoivent en plénitude
qui sont à la Droite.
6Le ventre de la Vierge étreignit,
matrice reçut, elle engendra.
7La Vierge fut mère en tant de tendresses,
elle fut en gésine, elle engendra un fils.
Elle ne souffrit pas,
8puisque ce n'était pas à la manque.
9Point ne lui fallut d'accoucheuse
puisqu'il la vivifiait.
10Comme un mâle, elle engendra en agrément.
elle engendra en exemple.
Elle acquit à tant d'empoigne,
11chérit au salut.
Elle garda en douceur,
montra en majesté.
Alléluia.
Comme on peut le remarquer, cette ode est d'une extrême difficulté d'interprétation ; elle est d'ailleurs aussi difficile à traduire, car plusieurs termes ou formes verbales posent problème... Certains auteurs l'ont trouvée de mauvais goût, voire d'une audace scandaleuse. Mais là encore n'est-ce pas l'habitude et le manque de réalisme du lecteur[24], qui lui font considérer comme plus choquant de parler de l'allaitement par les seins du Père que de sa matrice où demeure le Fils (Jn 1, 18), alors que les deux images font partie du même domaine, celui du don de la vie considéré sous l'angle féminin ? Quittons donc cette attitude de juges du texte, qui est justement le contraire de celle du disciple qui écoute pour comprendre.
En effet, avant de parler d'une Vierge qui enfante - où l'on se croit en terrain théologiquement connu et balisé - le chantre communie à une coupe de lait, provenant du Père qui allaite où le Fils est la coupe, et l'Esprit de sainteté l'acteur ou le bénéficiaire de la lactation - formule triadique qui ne doit rien à la théologie des « personnes ».
Avant de parler d'une Vierge qui enfante – où l'on se croit en terrain théologiquement connu et balisé – le chantre communie à une coupe de lait, provenant du Père qui allaite, où le Fils est la coupe, et l'Esprit de sainteté l'acteur ou le bénéficiaire de la lactation – formule triadique qui ne doit rien à la théologie des "personnes".
Cette "traite[25] des mamelles" – comme on traduit souvent cette expression – ou cet allaitement par l'Esprit ou de l'Esprit, recueilli dans la coupe offerte (à la fois du sacrifice[26], coupe débordante des festins paradisiaques[27] et de la liturgie) précède son épanchement en flots de "connaissance" sur le monde, mais surtout l'enfantement ou plutôt l'engendrement par la Vierge, puisqu'elle se conduit "comme un mâle". Situation aberrante selon les critères de la génération physique, ce qui montre bien que ce texte poétique, si l'on suppose qu'il est doté de sens, ne doit pas être lu sous cet angle, c'est-à-dire "à la lettre" ou "selon la chair", pour employer le vocabulaire du Nouveau Testament. De même le brouillage des fonctions que l'on qualifie de "sexuelles" (allaitement masculin et engendrement féminin pour la vie et non pour la mort ; selon la force et sans douleur) témoigne que l'ode n'est pas un récit narratif de ce qu'on appelle habituellement l'incarnation, mais qu'elle doit se lire de façon post-pascale, eucharistique et eschatologique – ce qui d'ailleurs doit nous rendre prudents dans notre interprétation de textes adjacents comme le Prologue de Jean (« Le Verbe s'est fait chair »[28]), la femme en travail d'Apocalypse 12, et surtout, l'étonnante réponse de Marie à Gabriel « je ne connais pas d'homme (gr. andros, homme mâle, correspondant de l'hébreu géver : syr. gavra[29] » Lc 1, 34) qui fonctionnent vraisemblablement de la même manière que l'Ode.
Car cette déclaration de non-connaissance de Marie, qui se trouve au centre de la péricope de l'annonciation – comme le test de l'ensemble – et que l'on explique et banalise habituellement en commentant le sens hébreu du verbe "connaître"[30] se trouve en écho au centre même de l'Ode : « (l'Esprit qui s'est ouvert le flanc[31]) donna le mélange (du lait des deux seins du Père) au monde alors sans connaissance ; ceux-là reçoivent en plénitude qui sont à la droite. » C'est donc ce qui est sans connaissance - ou qui se reconnaît tel - qui peut recevoir la plénitude de la connaissance ou de l'Esprit Saint répandu. À l'opposé, ceux qui croient connaître sont incapables d'accueillir le mystère messianique – comme les membres de la famille de Jésus qui le considèrent comme dément ; ou ceux qui murmurent : « N'est-il pas ce Jésus fils de Joseph, dont nous connaissons (oïdamen) le père et la mère ? Comment peut-il dire à présent : je suis descendu du ciel ?[32] »
Nous en revenons toujours à la quête du site natif où la parole prend sens, et celui-ci n'est clairement "pas de ce monde" et de sa logique convenue. Marie, en femme sage – et le kérygme évangélique – pose ici la bonne question[33], qui est celle du mode d'engendrement[34] ou de son lieu : « Comment cela sera-t-il ? » Question introductive et fondamentale que reprend Nicodème (Jn 3,9) : « Comment cela peut-il être ? » : Il s'agit justement de la naissance d'en haut, de l'Esprit dont on ne sait (ouk oïdas) ni d'où il vient ni où il va, et que "ne connaît pas" (ou ginôskeïs[35]) le didascale d'Israël. Loin d'être une critique, cette dernière remarque pourrait être louangeuse, puisqu'elle introduit à un long discours de révélation qui fait entrer Nicodème dans le mystère de l'envoi du Fils au monde pour que tout homme ait la vie éternelle[36].
Or justement, dans le cadre de l'Ode 19, l'"homme-mâle", ce géniteur inconnu de Marie – nouveau parce qu'inouï des oreilles mortelles – est appelé la "Vierge" (v. 6-7) qui « reçoit-conçoit comme un mâle[37]. » Elle conçoit et engendre sans souffrance, parce que ce n'est pas selon le besoin, le manque ou la vanité des temps. Pour sa délivrance, elle n'a pas besoin d'aide, de sage-femme, littéralement de "vivifiante" car "il" (non-défini) la vivifie : ce qui fait elle la nouvelle Êve, la vraie "Vivante", celle qui est sous le régime de la Bénédiction et de la Grâce du Dieu vivant. Retournement eschatologique de la situation adamique où la féminité engendrait selon la douleur et la malédiction des filles d'Êve qui vont s'épuisant en générations multiples et mortelles. De même que le Père est Père parce que le Fils « demeure en son sein », la Mère est vierge en tant qu'elle inaugure la génération de l'Unique ou du Fils selon la libre volonté et le bon plaisir – l'agrément divin – et non sous le signe du fatalisme du désir féminin et de la domination masculine, de l'inexorable succession des naissances pour la mort qui régit le mode de procréation femelle ; ce qui rejoint exactement ce qui est dit en Jean 1, 12 : « ceux que (ou lui que) ni sang, ni vouloir de chair… mais Dieu a engendrés ».
La dernière strophe comporte six stiques et six verbes, peut-être pour exprimer le temps du monde où se déploie l'économie salutaire de la gestation virginale, l'épanchement de l'Esprit sur ceux qui l'accueillent dans la foi et boivent à la coupe du salut. La "Vierge" désignerait donc la terre convoquée (Ekklêsia), le peuple vivant qui communie à la nourriture du Verbe de toute connaissance, qui est illuminé par l'onction, et qui eucharistie, c'est-à-dire constitue la gloire et la restitue en action de grâces.
Et c'est encore ainsi que le comprenait l'inscription d'Abercius[38] ou Clément d'Alexandrie dans le Pédagogue : « C'est aux tout-petits qui cherchent le Logos que les mamelles de la bonté du Père fournissent le lait[39] ». Il poursuit en une sorte de credo lyrique :
- « Quel étonnant mystère ! Il y a un seul Père de l'univers, un seul Logos de l'univers et aussi un seul Esprit Saint, partout identique. Il y a aussi une seule vierge devenue mère, et j'aime l'appeler l'Église. Cette mère, seule, n'eut pas de lait parce que seule, elle ne devint pas femme ; elle est en même temps vierge et mère, intacte en tant que vierge, pleine d'amour en tant que mère ; elle attire à elle ses petits-enfants et les allaite d'un lait sacré, le Logos des nourrissons. Elle n'a pas eu de lait parce que le lait c'était ce tout petit enfant, bien approprié, le corps du Christ : ainsi nourrissait-elle de Logos ce jeune peuple que lui-même le Seigneur mit au monde dans les douleurs de la chair et qu'il a lui-même emmailloté de sang précieux. » L'hymne qui clôt l'ouvrage reprend des expressions analogues : « Ô Christ Jésus, tu es le lait céleste, pressé, des douces mamelles d'une jeune épouse, des grâces de ta sagesse. Nous, petits-enfants, dont la bouche tendre vient s'en désaltérer, nous nous abreuvons en toute chasteté du flot de l'Esprit. »[40]
Le lait vient du Père, la vierge-épouse-mère-sagesse-Église en dispense le corps eucharistique ; la puissance du Verbe bouleverse et renverse les rôles que la nature physique assigne au mâle et à la femelle, dont la complémentarité duelle vise en ce monde à la reproduction de l'espèce – mais dont la richesse vivifiante vient de l'unicité du Dieu vivant ; de même, le lait – qui est sans doute utilisé dans la liturgie – est cité de façon allégorique ou métaphorique, selon un registre dont la logique échappe aux catégories spatio-temporelles de la définition ou du classement limitatif des espèces. Leur sens est ailleurs, dans une liberté et une libération de la parole (parrêsia) dont la seule référence est l'Écriture et sa tradition d'interprétation.
Nous recherchions le site où la parole s'éclaire, et nous nous heurtions aux impasses d'une interprétation primaire de la conception virginale physique et de la naissance historique de Jésus ; mais tout en arrachant son auditeur à ses pseudo-évidences, la lecture continue de l'Ode lui roule la pierre d'un tombeau où il n'y a rien à voir et dont il constate le vide, pour lui ouvrir le sens au mystère de la Passion-Résurrection-Pentecôte qui n'est pas un événement du passé, mais dont il peut célébrer le mémorial de la présence dans l'ici et maintenant de sa propre existence : la Vierge, en ce sens, c'est l'homme ou la communauté de la nouvelle naissance, le ressuscité qui ne meurt plus, celui qui sait que la mort est vaincue, que son règne est fini[41] ; qui ne vit plus sous les servitudes de la chair mais qui est animé par l'Esprit de Dieu avec lequel il crie dans la foi : « Abba, Père », selon les expressions de l'épître aux Romains (ch. 8).
3. Ode 33.
Il est une troisième occurrence du terme "vierge" dans les Odes, que les commentateurs n'assignent jamais à la vierge Marie, car le lien avec la narration évangélique leur paraît moins évident, il s'agit de l'Ode 33, de style plus clairement sapientiel.
Vierge prédicante
sur la voie du vrai
1Or doncque courut la Grâce,
elle démit le Corrompu,
descendit en lui pour l'évanouir.
2Il perdit la Perdition devant lui,
corrompit toute sa façon.
3Il se leva sur une haute cime,
Il émit sa voix
des confins de la terre
et jusqu'à ses confins.
4Il attira près de lui tous ceux qui lui obéirent,
il n'apparut pas comme le Malin.
5Mais se leva la Vierge parfaite
qui clame, prêche et dit :
6« Fils d'hommes, convertissez-vous,
leurs filles, venez.
7Démettez-vous des voies de ce Corrompu.
Offrez-vous à moi.
8J'entrerai en vous,
je vous sortirai de la Perdition,
je vous rendrai sages aux voies du Vrai.
9Vous ne vous corromprez ni ne vous perdrez,
10écoutez-moi, sauvez-vous.
11Lors, la grâce de Dieu, je l'énonce en vous,
en mes mains sauvés, vous serez bienheureux.
Votre juge, c'est moi,
12ceux qui me vêtirent ne seront pas frustrés,
mais acquerront l'incorruptible dans le monde neuf.
13Mes élus, marchez en moi,
mes voies, je les ferai connaître à ceux qui me quêtent,
je leur confierai mon Nom. »
Alléluia.
La mise en scène de l'ode rappelle les appels bibliques de la Sagesse personnifiée, opposée à Dame Folie, qui crie sur les places (cf. Pr 1,20 ; 8,1-4 ; 9,3-6).
La thématique des « voies » (vv. 7. 8. 13), avec le vocabulaire connexe : « se hâter » (v. 1, cf. Ode 7, 1-2 ; 11, 3), « se retourner-convertir » et « venir » (v. 6), « entrer » et « sortir » (v. 8), « marcher » (v. 13) est à rattacher à ce genre sapientiel. Sept impératifs positifs (ou six plus un) sont proférés par la « Grâce » - ou plutôt par la « Vierge » qui prêche et prophétise le salut à tous les humains, hommes et femmes - soutiennent le texte (v. 7, 8, 10, 13) comme les sept colonnes de la maison de Sagesse. Mais ce salut n'est pas acquis d'office.
Si nous reprenons la première partie (v. 1-4), nous devons faire face à un jeu de faux-semblants très bien orchestrés par l'auteur du poème : il change de sujet de façon impromptue à chaque stique. Il prévient certes au premier verset que nous sommes en présence de deux antagonistes : la « Grâce » féminine qui « court »[42] et qui démet le « Corrompu », la corruption personnifiée, appelée plus loin la Perdition ou plutôt le Perdu. Le « Il » qui suit (v. 2) doit renvoyer à la source de la Grâce, à son émetteur divin. Au v. 3, le verbe est à nouveau au masculin, mais le sujet n'en est plus Dieu, mais son mime exécrable, l'archonte de la Mort, celui qu'on avait appelé Corruption au début du texte. Bien que déjà présenté comme vaincu et « démis »[43], il continue à « émettre » du haut de sa montagne, d'un bout du monde à l'autre, comme le Prince de ce monde lors des tentations de Jésus, qui jetait son dévolu sur tous les royaumes. Il sait se faire entendre et obéir ; et il n'est pas évident à débusquer, car il prend les aspects de celle qui est dénommée la « Vierge parfaite » : la vraie prophétesse du Verbe qui prêche la conversion et appelle à la sagesse salutaire (v. 10-11), énonce la Grâce et la conversion « en » [44] celui qui écoute et devient « bienheureux » (v. 11 a). Puis vient le « Juge » [45] qui dit « Moi » comme le Maître des commandements. Peut-être n'est-ce plus la Vierge qui parle, mais la Seigneurie divine (v. 11b) puisqu'il s'agit du commandement de "marcher"[46].
Comme je l'ai montré ailleurs[47], la dénomination de Grâce ou de Bonté[48] correspond au moment de la descente vers le Corrompu, l'archonte de la Corruption de genre masculin. Si l'on regarde le fonctionnement de l'ode, cette dénomination doit désigner l'économie divine, sous son aspect miséricordieux, comme dans les textes juifs. C'est ce féminin de la grâce – ce genre qui apparaît comme déficient et passif – qui est la voie salvifique du Vrai – ailleurs appelée kénose, cf. Ph 2 – pour révéler la vacuité et les faux-semblants du Prince de ce monde. Et la Vierge "pleine de grâce[49]" est justement porteuse de ce Verbe qui se fait à la mesure de l'homme pour s'adapter à son salut, et qui clame au cœur de toute la terre – de ce même Verbe qui se révèle vainqueur et juge au terme du parcours initiatique de l'Ode.
La Vierge est donc la fonction prophétique constamment à l'œuvre, l'Ekklêsia qui témoigne de la klésis, de la vocation de toute la terre à recevoir le Nom de la Seigneurie (v. 13). Et tout ceci dans le cadre d'une ode, d'un chant eucharistique, à nouveau comme en Ph 2, 6ss. Nous en revenons finalement à un rôle très proche de celui de la Vierge qui engendre en ode 19, et c'est ce qui a été repris par exemple dans l'iconographie de l'Orante[50].
Ces divers aspects sont joints dans l'hymne des Actes de Thomas, 6, 2-7, 2[51], qui est de même genre littéraire et peut venir à l'appui des textes précédents.
- « La Vierge (syr : mon Église) est fille de la lumière, elle a l'éclat des rois.
Resplendissant et désirable est son aspect, beau et orné de toute bonne action.
Ses vêtements ressemblent à des fleurs dont l'odeur est parfumée et agréable.
Au-dessus de sa tête demeure le roi, et il nourrit ceux qui, en dessous habitent avec lui.
La vérité est posée sur sa tête, la joie assure le service à ses pieds.
Sa bouche est ouverte, et il lui convient de dire par elle toute louange.
Les douze apôtres du Fils et les soixante-douze tonnent en elle.
Sa langue est un rideau que le prêtre lève et par lequel il entre.
Son cœur est degré sur degré, que le premier architecte a bâti.
Ses deux mains proclament le lieu de la vie, et ses dix doigts ont ouvert la porte du ciel.
Sa chambre nuptiale est lumière, et elle est pleine du parfum du salut.
En son sein, un encensoir est préparé : l'amour, la foi et l'espérance embaument tout.
A l'intérieur, humble est la fermeté ; ses portes sont ornées de vérité.
Ses garçons d'honneur l'entourent, eux tous qu'elle a invités, et ses chastes filles d'honneur disent des louanges devant elle. Les vivants servent en sa présence, ils guettent leur époux qui doit venir. Ceux-ci brilleront dans sa gloire et ils seront avec lui, dans le royaume qui ne passera pas, pour les siècles des siècles.
Ils seront dans la gloire pour laquelle tous les justes sont rassemblés, et ils seront dans la félicité dans laquelle n'entre qu'un petit nombre.
Ils revêtiront les vêtements de lumière, et ils seront enveloppés de la gloire de leur Seigneur.
Ils glorifieront le Père vivant, dont ils ont reçu la splendide lumière.
Ils ont brillé de l'éclat de leur Seigneur, dont ils ont reçu les vivres qui sont depuis toujours sans déchet.
Ils ont bu à la vie dont ils ont ardemment désiré s'abreuver et dont ils ont eu soif.
Ils ont glorifié le Père, le Seigneur de toutes choses, et le Fils unique qui vient de lui, et ils ont confessé l'Esprit, la Sagesse (grec : avec l'Esprit vivant, ils ont glorifié et loué le Père de la vérité et la Mère de la Sagesse).
4. Retour sur la méthode.
Cette lecture suivie des deux odes où il était question de la Vierge nous a menés dans des chemins peu explorés et pourtant traditionnels que nous ne présuppositions pas à première vue. Nous avons marché pas à pas derrière le texte, nous avons laissé jouer les mots reçus selon leur propre cohérence qui vient de l'unité de celui qui Dit, les liens natifs qui les unissent les uns aux autres au-delà des apparences. Et les mots morts et secs ce sont entre-appelés comme les ossements d'Ézéchiel qui se réemboitent. Le vieux prophète appelait cela une résurrection.
De même que le rassemblement messianique des peuples dispersés dans les ténèbres, qui se mettent en route dans la lumière de l'Épiphanie (Is 60, 1-6) : ils accourent tout joyeux pour se retrouver en famille dans la cité sainte de Jérusalem. Or les règles herméneutiques du judaïsme pour la aggada et la halakha, qui ont cours aux premières générations chrétiennes, surtout en Orient, visent justement à recréer les liens discrets, les membra disiecta, des versets distants : l'a fortiori, comme on l'a vu, construit des relations, des liens « génétiques » (binyan av) qui peuvent paraître invraisemblables au regard banal, et qui sont évidents pour le sage. Ces liens ouvrent au sens recelé dans un texte vivant qui engendre constamment de nouveaux sens[52] vivifiants.
C'est d'ailleurs par cette méthode que le Ressuscité a réveillé les pèlerins d'Emmaüs aveuglés par leur tristesse face à la mort physique de Jésus : il a devant eux convoqué les versets d'Écriture qui concernaient le Messie ; l'évidence leur est apparue, et leur cœur est devenu tout brûlant (Lc 24, 32) : exégèse jubilatoire[53], signe et preuve de la Présence du Verbe - qui est aussi attestée lors du tressaillement d'allégresse dans l'épisode de la Visitation (Lc 1, 44). Nous sommes dans le registre de la joyeuse Bonne Nouvelle, du macarisme exultatoire dans lequel le corps tient toute sa place ; et même de l'ivresse et de l'excès[54] qui en fait déborder les limites - très loin d'une théorie ou d'une pratique lugubre, que d'aucuns qualifient de « tradition judéo-chrétienne » sans savoir de quoi ils parlent.
Et rien de plus traditionnel donc, en milieu chrétien, qu'une telle lecture, puisque Jésus la pratique. Elle rend présent l'événement du Sinaï et celui de Pentecôte. Les vieux Sages juifs appelaient cela « enfiler des perles » ou « faire des colliers » (Hrz), et cette occupation de petite fille doit rejoindre celle de la jeune Sagesse qui jouait avec les enfants des hommes dès avant le monde (Pr 8)... On dit en effet que les disciples des Sages enfilaient, nouaient les paroles de la Tora à celles des prophètes, et celles de prophètes à celles de la Tora, et qu'un feu se mettait à les entourer (Yalqut Shim 'oni II, 987, sur Cant. 1, 10 : « Ton cou est beau entre les colliers »), ce qui est déjà attesté pour Ben Azzaï, le disciple d'Aqiva (Talmud Jer. Hag. II, 1, 77b) et aussi pour Yonathan ben Uzziel (Talmud Babli Sukka 28a). Ce feu était si vigoureux qu'il allait jusqu'à brûler les oiseaux qui lui passaient au-dessus de la tête !
Et Marie dans tout cela ? Sans doute est-elle le type de la foi droite et sans mélange[55] - égale à la justice[56] d'Abraham le croyant ; de « l'Ekklesia des premiers-nés »[57] sans distinction de sexe[58] ; mais surtout de cette virginité réhabilitée et féconde, libérée de la lecture charnelle étriquée et malsaine - ce qui n'est en rien réducteur pour la figure de Marie. L'attitude réductrice, c'était de partir d'une représentation convenue de la virginité physique et de l'imposer à un texte qui dit bien d'autres choses insoupçonnées, qui ouvre à l'inattendu, et qui veut annoncer Bonne Nouvelle et Béatitude... Et c'est ce que fait Jésus, avisant la béate et tirant à un bonheur qui reflue sur elle : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent »[59], la femme qui lui avait crié : « Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins que tu as tétés » (Lc 11, 27-28). Rien d'étonnant à ce que la Marie des Questions de Barthélemy[60], ch. 2, craigne de se désagréger, si elle raconte sans précaution le mystère originel de cette libre « virginité qui soutient et féconde la terre ! »
[1] Voir sur Gallica... peut-être avec le lien suivant https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9814474z/f157.item#
[2] « La Vierge prédicante dans la 33e Ode de Salomon », in : De la conversion, sous la direction de J.-Ch. Attias (Patrimoines, Religions du Livre), Paris, Cerf, 1997, p. 255-279. Si quelqu'un pouvait me procurer ce texte, serait avec plaisir que je la recevrai, il suffit de mettre un mot en commentaire de ce message pour me contacter (Christiane Marmèche).
[3] L'entretien est sur http://caritaspatrum.free.fr/spip.php?article933 et la Conférence sur Conférence de Mme Marie-Joseph Pierre
[4] Allusion à la chute du Temple dans l'Ode 4.
[5] Annuaires de l'École pratique des hautes études pp. 357-362.
[6] Évangile de Vérité 40,16-22 : «Mais il est innommable, indicible jusqu'au moment où ce parfait l'a exprimé seul, et c'est lui qui avait le pouvoir de proclamer son nom et de le voir » (traduction Ménard)
[7] C'est déjà le cas pour l'occidental LACTANCE, Div. Inst. IV, 12, 3 (env. 240-320, Afrique et Rome) qui, s'appuyant sur l'autorité de Salomon, rattache ce texte à la naissance merveilleuse de Jésus : « Solomon in ode undeuicesima ita dicit "infirmatus est uterus uirginis et accepit fetum, et grauata est et facta est in multa miseratione mater uirgo". »
[8] « Marie à travers la patristique. Maternité divine, virginité, sainteté », Maria, études sur la Sainte Vierge, sous la direction d'Hubert du MANOIR, vol. 1, Beauchesne, Paris, 1949, pp. 69-157.
[9] Maria, vol. 6, 1961, pp. 71-156.
[10] La Mère de Dieu se doit en effet d'être vierge... Ce qui renvoie aux notions de pur et d'impur bien connues dans l'histoire des religions où le sexe est le lieu de la peur et de l'angoisse devant la mort. Le même argument de convenance, pris à contre-pied, servira d'argument à ceux qui refusent la doctrine de la virginité physique de Marie : étant de ce monde, la mère du Christ se doit d'avoir vécu comme toute autre femme mariée ; et Jésus est né, descendant de David, dans le cadre normal de ce saint mariage ; prétendre que Marie serait restée vierge conduirait à dévaloriser l'amour humain, image de l'amour de Dieu pour les hommes. Car une femme mariée n'est pas moins pure en soi qu'une jeune fille, et la procréation humaine est sainte et selon la volonté de Dieu qui a dit « Croissez et multipliez ». Il est à remarquer que dans le Talmud, le traité de la « Sainteté » est celui qui se rapporte au mariage, alors que le même mot renvoie à la virginité en syriaque.
[11] Par exemple Za 3, 14-16 et 9, 9 ; Is 12, 6. Plusieurs textes appellent « vierge » la « fille de Sion »(2R19, 21 ; Is 37, 22, Lm 2, 13) ; ou encore « Israël » (Jr 18, 13 ; 31, 4. 21) ; la « fille de mon peuple » (Jr 14, 17) ; la « fille de Juda » (Lm 1, 15) c'est tout le peuple fidèle et bien-aimé qui est cette fiancée qui reçoit le salut comme il a reçu la Loi sainte, cf. Ba 4, 1-4, ce qui émerveillait encore La Fontaine qui participait à cet enthousiasme en disant à tout venant : « Avez-vous lu Baruch ? »
[12] Isaïe 7, 14 : « La 'almah est enceinte et va enfanter un fils qu'elle appellera Emmanuel. » [le prophète Nathan annonce au roi Achab que sa femme aura un fils. De fait Ézéchias naîtra peu après.] Le mot 'almah (jeune fille ou jeune femme en hébreu) a été traduit par parthénos (vierge) dans la version grecque des LXX… Les controverses sont apparues au moment où les chrétiens ont colonisé la LXX et que les juifs se sont repliés sur le texte hébreu…
[13] L'Esprit est neutre en grec (pneuma) et généralement féminin dans les langues sémitiques (ruaH en hébreu ; ruHâ en syriaque), à la fois « souffle, vent » ou « esprit ». A partir du Ve siècle, du fait de la crise pneumatomaque, le terme rûhâ sera employé au masculin pour désigner l'Esprit Saint. Sur la figure féminine de la Sagesse, voir notamment : A.-M. PELLETIER, « La Sagesse au féminin dans la Bible un repérage de la question », dans La Sagesse biblique de l'Ancien au Nouveau Testament, Actes du XVe congrès de l'ACFEB publiés par J. TRUBLET (Lectio divina, 160), Paris, Cerf, 1993, p. 204 « La féminité de la sagesse soulève un autre type de question. Il est en effet très remarquable que la Sagesse personnifiée introduise dans la Bible la mention d'une féminité antérieure à la distinction homme-femme qui, elle, est de création. » Type de remarque à rapprocher des questions soulevées par F. MIES, « Dame Sagesse en Proverbes 9, une personnification féminine ?» : « À l'image de Dieu, elle excède toute sexuation », RB 108 (2001), pp. 161-183.
[14] Le malheureux théologien doit alors se battre dans l'arène et parmi les arcanes de la dissymétrie de ce concept - ce qui est le comble des nécessités de l'« esprit géométrique », témoin cette étude de Michel FÉDOU, « Enjeux contemporains d'une christologie sapientielle », dans La Sagesse biblique de l'Ancien au Nouveau Testament, Actes du XVe congrès de l'ACFEB publiés par J. TRUBLET (Lectio divina 160), Paris, Cerf, 1993, pp. 481-482 :« La seconde tâche (NB. de celui qui veut faire une christologie sapientielle) serait de penser avec justesse le rapport qui existe entre l'interprétation christologique et l'interprétation mariologique ou ecclésiologique de la Sophia. Ce rapport ne peut être évidemment être compris comme un rapport d'identité, mais comme un rapport d'analogie - l'analogie impliquant tout à la fois une réelle proximité et une indépassable dissymétrie. D'un côté en effet, il faut rendre compte du fait que le même concept de Sagesse a pu être appliqué à l'Église ou à Marie et non pas seulement au Christ. Ce fait signifie que l'homme Jésus, en raison même de l'Incarnation et des particularités qui lui sont inhérentes, n'épuise pas dans la singularité de son existence toutes les manifestations de la Sagesse divine parmi les hommes. C'est l'humanité en son ensemble qui doit faire resplendir la variété infinie de cette Sagesse divine (...). C'est d'une telle vocation que témoigne déjà la Vierge Marie (...). D'un autre côté, il faut également rendre compte de ce que le concept de Sophia ne peut pas être appliqué à Marie ou à l'Église de la même manière qu'au Christ. Et cela, tout d'abord, en raison même de la différence qui demeure de toujours entre Marie et le Christ, comme entre l'Église et le Christ : différence entre les créatures et Celui qui est « engendré non pas créé », différence plus grande que toute similitude - selon la fameuse expression de Latran IV -. Mais c'est aussi en raison de l'Incarnation qu'une « christologie sapientielle » doit affirmer la dissymétrie entre les divers usages du concept de Sophia. En effet, l'Incarnation est nécessairement unique (...) puisqu'il fait partie de la condition humaine de naître en un lieu et un temps donnés ; si donc le Verbe de Dieu s'est fait chair et si l'on discerne en lui la Sagesse parmi les hommes, alors il faut dire que ni Marie ni aucune autre femme (pas plus qu'un autre homme d'ailleurs !) ne peut être dite « Sagesse de Dieu » au sens où l'a été, une fois dans l'histoire et une fois pour toutes, cet homme de sexe masculin que fut Jésus de Nazareth. Il y a là un principe de discernement vis-à-vis de courants qui, au nom d'une légitime insistance sur les multiples manifestations de la Sagesse comme figure féminine de la divinité, perdraient de vue la singularité masculine de la seule personne humaine dont on puisse dire en vérité qu'elle est de toujours à toujours égale à Dieu et présente auprès du Père. »
[15] Ce qui est aussi le rôle de Pistis-Sophia dans l'ouvrage du même nom.
[16] Mt 7, 29.
[17] Les deux (l'eau et le feu) qui sont des symboles de la Loi, servent à purifier et à révéler, mais le feu est réservé à l'ultime jugement, au Jour du Seigneur, cf. 1 Co 3, 12-15 ; 2 P 3, 7 ; R. ABBAHOU, TB Sanh 39a sur Nb 31, 23.
[18] De même dans le judaïsme où le don de la Tora et la geste du Sinaï se renouvellent chaque jour par l'étude de cette même Tora…
[19] Cf. 1 Co 2.
[20] Il existe plusieurs éditions principales : J. R. HARRIS et A. MINGANA, The Odes and Psalms of Solomon. Manchester, Univ. Press - London, New York, Longsmans, Green & Co, 1916 et 1920 ; J. H. CHARLESWORTH, The Odes of Solomon. Texts & Translations, 13. Pseudepigrapha Sériés, 7. Chico, California, Scholars Press, 1977 ; M. LATTKE, Die Oden Salomos in ihrer Bedeutung fur Neues Testament und Gnosis. Orbis Biblicus & Orientalis, 25. Fribourg Suisse, Éditions Universitaires - Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979-1986 ; M. FRANZMANN, The Odes of Solomon. An Analysis of the Poetical Structure and Form. Novum Testamentum et Orbis Antiquus, 20. Fribourg Suisse, Éditions Universitaires - Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991 ; M. LATTKE, Oden Salomos, NTOA 41/1-2, Univ. Verlag Freiburg - Gôttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999 et 2001 (Odes 1-14 et 15-28). Traduction française par M.-J. PIERRE dans : Apocryphes 4, Turnhout, Brepols, 1994 et Écrits apocryphes chrétiens, 1. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1997, pp. 671-743.
[21] Elles pourraient avoir été composées peu de temps après la chute du Temple, à laquelle elles semblent faire allusion, cf. Ode 4, et au plus tard dans le premier quart du second siècle.
[22] Dans ce terme de « lecture suivie », nous voudrions évoquer la « marche à la suite » du disciple, qui, selon les Écritures « vient et voit », cf. Jn 1, 37-39.
[23] La logique classique induit du général au particulier ; mais on n'apprend rien de cette manière, puisqu'on connaît déjà le général : on est dans l'évidence... Sauf que les prémisses peuvent être fausses, car c'est justement le général qui fait problème ! Trouver une règle générale à partir d'un exemple particulier paraît plus risqué et déroute nos logiques, mais c'est étrangement la seule méthode adaptée à l'exégèse scripturaire, car elle ouvre sur de nouvelles connaissances, et c'est celle qui régit l'ensemble des sept règles herméneutiques attribuées à Hillel - ainsi que leurs versions élargies : les treize middot de Rabbi Yishmaël et les trente-deux middot de Rabbi Eliézer. Le judaïsme la pratique depuis les périodes les plus reculées, et elle est appliquée dans le Nouveau Testament : d'abord l'argument a fortiori (qal wa-Homer) à la base de tous les autres, puis « l'ordonnance équivalente » (gezera shawa), la « construction d'une famille à partir d'un verset ou de deux versets (binyan av mi-katuv eHad, mi-shené ketuvim), la déduction de similitude à partir d'un autre passage (ke-yotsé be-maqom aHer) et la déduction à partir du contexte (davar ha-lamed me-inyano) ».
[24] Ce qui montre bien que même les commentateurs dits scientifiques ont le jugement marqué par leur propre ressenti psychologique et par une perception reçue et non critiquée des valeurs ou de ses propres présupposés, notamment de la « masculinité » du Père ! Curieux anthropomorphismes qui montrent que l'utilisation d'un vocabulaire inadapté pseudo-logique rejette finalement dans la pseudo-évidence sentimentale de ce qui convient ou ne convient pas à la représentation que l'on se fait de la divinité... Il y pourtant bien d'autres choses choquantes dans le NT, comme « manger le corps et boire le sang », qui ont fait fuir à toutes jambes plus d'un des premiers disciples !
[25] La forme verbale n'est pas usuelle et d'autant moins au masculin : une femme qui donne le sein n'a pas d'intermédiaire entre elle et son enfant qui tète, et le mot « traire » est habituellement employé pour les animaux. Ici, le lait est recueilli par une « coupe », qui est le Fils. L'organisation stricte de la symbolique interdit de considérer ce lait comme du sperme : dans le poème en effet, c'est le Père qui allaite, et la Vierge qui engendre - et qui n'a donc pas de lait, comme chez CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Pédagogue, I, VI, 42, 1-2, cité ci-dessous ; cf. aussi Ode 8, 14-16 : « Lors je ne détourne pas ma face des miens, puisque je les connais : dès avant qu'ils ne soient, je les spéculai ; leurs Figures, moi je les signai. - Moi, je fixai leurs membres, - mes seins, je les leur réservai, - pour qu'ils boivent de mon saint lait, - qu'ils en vivent ».
[26] Cf. Jean 18, 11 ; l'ode comporte plusieurs attestations du vocabulaire de la passion ; notamment les deux "il fallait"
[27] Cf Ps 16,5 ; 23,5. [F. Manns dans Judéo-christianisme, mémoire ou prophétie. « La coupe fait partie du langage paradisiaque : Ps 16,5 ; 23,5 ; Is 66,11… Le lait est l'aliment paradisiaque de la Terre Promise (Ex 3, 8). »]
[28] Cf. Jn 1, 13-14, le retournement du mot de chair. Quid de l'incarnation et de la création ? un commentaire de Jean-Marie Martin.
[29] Il serait intéressant de réfléchir au lien entre le nom de Gabriel, l'ange annonciateur, et la réponse de Marie sur l' « homme », le « mâle » qu'elle ne connaît pas. Cette correspondance est très prégnante en syriaque, qui utilise en outre la racine Hkm pour « connaître » (litt. « Un homme n'est pas connu de moi ») avec ses implications sapientielles.
[30] "Connaître" est utilisé pour tous les savoirs, mais peut recevoir le sens précis d'avoir une relation conjugale.
[31] Allusion vraisemblable aux flots d'eau vive promis en Jean 7, 37-38, qui repose sur un midrash de l'eau jaillie du Rocher, cf. Ex 17, 1, attesté dans 1 Corinthiens 10, 4 ; ainsi que de la source du Temple d'Ézéchiel 47 et des eaux vives jaillissant de Jérusalem en Zacharie 14, 8.
[32] Ce qui renvoie à la thématique de "l'étranger", voire Psaume 69,9-10 : « Je suis un étranger pour mes frères, un inconnu pour les fils de ma mère, car le zèle de ta maison m'a dévoré. »
[33] Poser des questions est une des caractéristiques du genre littéraire sapientiel.
[34] La question fondamentale de l'ignorance du lieu d'engendrement est posée dès le début de l'évangile de Jean (1, 10) : « Le monde fut par lui et le monde ne l'a pas connu » ; Jésus expose l'origine absolue à Nicodème (Jn 3, 3-8) : « À moins de naître d'en haut, nul ne peut voir le royaume de Dieu… ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'Esprit est Esprit… Il vous faut naître d'en haut. Le vent-Esprit souffle où il veut. Tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit. » C'est aussi la question fondamentale de la gnose, corrélative de la thématique de l'allogène [ce qui est né ailleurs], cf. par exemple Eugnoste 3 (p. 170) : « Celui-là en effet est immortel, parce que sans naissance, car quiconque est soumis à la naissance périra » ; ou Sagesse de Jésus (id. p. 204-205) : « Il possède un forme propre, non celle que vous avez vue ou celle que vous avez saisie, mais comme une forme étrangère, qui transcende toutes choses et préférable à tout (laquelle regardant de tout côté se voit elle-même par elle-même). »
[35] L'utilisation différenciée des termes oida et gignôskô mériterait une étude à part - peut-être à mettre en parallèle avec la double vision de Marie au tombeau (theôreô pour la vue banale en Jean 20, Il. 14 et horaô en 20, 18 pour la reconnaissance du Seigneur). [NB. J-M Martin a médité la différence entre theôreô qu'il traduit par constater et horaô qu'il traduit par voir dans: Jean 16, 16-32 : L'énigme ; la parabole de la femme qui enfante. Sur Nicodème voir La rencontre de Jésus avec Nicodème (Jn 3, 1-10)]
[36] La visite de Nicodème est nocturne, or c'est au peuple qui habite les ténèbres que vient le jour, que la lumière est annoncée, cf. Is 9, 1.
[37] On pense à ce passage énigmatique de Jérémie 31, 22 : « Le Seigneur crée du nouveau sur la terre, la Femme entoure l'Homme (litt : la Femelle entoure [tourne autour ?] le Mâle, hébr. neqéva tesovev gaver), ce que la tradition juive rapporte à la Bien-aimée du Cantique qui « circule », fait le tour de la ville à la recherche du Bien-aimé (Ct 3, 2). Lié à cette interprétation certainement ancienne, la version syriaque traduit justement Jr 31, 22 par « la femme aime l'homme », et la LXX, Jr 38, 22, interprète la femme par « la nouvelle plantation » (thématique traditionnelle, et que l'on trouve aussi à Qumrân et dans les Odes 11, 16-24 et 38, 17-21) ou « les hommes (anthrôpoi) », et le mâle par le « salut » - ce qui est aussi le sens du nom de « Jésus » et plus largement d'« Emmanuel » - et qui est consonnant avec une lecture traditionnelle du texte « Le Seigneur créera le Salut pour sa nouvelle plantation, les hommes circuleront dans le Salut. »
[38] « Je me nomme Abercius ; je suis le disciple d'un Saint Pasteur, qui fait paître ses troupeaux sur les montagnes et dans les plaines, qui a de grands yeux dont le regard atteint partout… La foi me conduisit partout, partout elle me servit en nourriture un poisson de source, très grand, pur, péché par une vierge sainte : elle donnait sans cesse à manger aux amis. Elle possède un vin délicieux qu'elle donne avec le pain. »
[39] Pédagogue 1, VI, 42, 1-2 (SC 70, éd. H.-I. MARROU et M. HARL, Paris, Cerf, 1960, pp. 186-187) ; XII, 101, trad. B. TROO et P. GAURIAT, coll. Les Pères dans la foi, Migne-Brepols, 1991, p. 304.
[40] On pourrait aussi citer dans le même registre liturgique, mais en contexte juif, le Testament de Joseph 19, 18 : « Je vis que de Judas était né une Vierge portant une robe de lin (= fonction sacerdotale de la communauté célébrante) ; d'elle surgit un agneau sans tâche, et à sa gauche se tenait comme un lion… Toute la terre se réjouira à cause de lui. »
[41] Cf. Rm 5, 12-20.
[42] Comme Marie sur les Monts de Juda à la rencontre d'Élisabeth, comme les disciples au tombeau ou comme la Madeleine aux montagnes de Galilée pour évangéliser les disciples : le texte se situe dans l'atmosphère de l'annonce urgente de la Bonne Nouvelle.
[43] Syr. ShBQ, qui signifie à la fois laisser, délaisser, répudier, et même pardonner ; mais aussi laisser aller ou émettre, énoncer.
[44] La Vierge clame à l'intérieur, et non pas à tout vent, cf. le "mystère" de Paul, Col 1, 26-27 : « Le Christ est en vous, l'espérance de la gloire. »
[45] Sans doute allusion aux deux attributs divins de Miséricorde et de Justice.
[46] Allusion vraisemblable à l'obéissance commandement, à la manière de se conduire (racine hlk), cf. Ode 8, 21, dans le même sens : « À mienne droite, je posai mes élus – va devant eux ma justice. – Ils ne seront pas désunis de mon Nom – puisqu'il est avec eux. »
[47] « La Vierge prédicante dans la 33e Ode de Salomon », dans : De la conversion, éd. J.-C. ATTIAS, CERL (Patrimoines, Religions du Livre), Paris, Cerf, 1997, pp. 255-279.
[48] En syriaque, la grâce n'est pas gracieuse comme en grec, mais elle est bonne, racine twb : modalité féminine, mode d'action du seul Bon...
[49] Lc 1, 28 (gr. kekharitomenè ; syr. malyat Taybutâ).
[50] Les représentations d'orantes dans des catacombes et des sarcophages anciens – souvent en compagnie du Bon Pasteur – qui avaient sans doute adopté le modèle de la Pietas romaine – seront reprises à l'époque byzantine pour représenter Marie, figure de l'Église en prière, bras étendus et portant le Christ en médaillon sur la poitrine (Vierge du Signe, allusion à Is 7, 14). Au cours du développement de la spiritualité chrétienne, c'est cette mystique mariale, parfois coupée de sa source biblique, qui va peu à peu réassumer et parfois recouvrir et occulter tout le donné symbolique primitif.
[51] Traduction P.-H. POIRIER et Y. TISSOT dans : Écrits apocryphes chrétiens (La Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, pp. 1335-1337
[52] En syriaque, le mot « sens » est identique à celui de « force ».
[53] Jouissance et jubilation spirituelle de l'exégète, bien attestée par exemple dans l'Ode 15, 3-10, à propos de cette connaissance du divin qui réclame des modes d'aperception, des « sens » nouveaux : « J'acquis en lui des yeux, je vis son saint Jour. - Me furent des oreilles, j'entendis sa vérité. - Fut mien le Propos de connaissance, je jouis en sa main. - Voie d'errance, je laissai, j'allai près de lui, - je reçus de lui le salut, sans réserve. - Comme son don me donna-t-il, comme sa majesté me fit-il. - Je vêtis l'incorruptible au moyen de son Nom, dépouillai le corruptible en sa Grâce. - Mort se corrompit devant ma Figure, Shéol cessa en ma Parole. -Elle monta en terre du Seigneur, la vie immortelle, - elle fut connue de ses croyants - donnée sans manque à tous ceux qui se confient en lui. » Voir aussi Ode 14, 2 ; 38, 15 ; 28, 2 : « les ailes de l'Esprit sur mon cœur. - Mon cœur savoure et jubile comme un petit qui jubile au ventre de sa mère » ; 40, 4 (en six stiques, ce qui doit renvoyer à la jubilation des espaces-temps vivifiés par la Parole).
[54] Cf. les deux ivresses de l'Ode 11,6-8 et de l'Ode 38, 12-14. Les plus grands poètes ont méthodiquement exploré et exprimé l'impasse des jouissances mondaines, physiques et même intellectuelles - illusoire libération, nécessairement suicidaire - et l'on pense à l'insurpassable Bateau ivre de Rimbaud ou à la Brise marine de Mallarmé : « La chair est triste, hélas et j'ai lu tous les livres. Fuir ! Là-bas fuir !... »
[55] L'amour et la fidélité à l'alliance entre Dieu et son peuple sont décrits par les prophètes avec le vocabulaire conjugal : un seul Dieu, une seule épouse qui se doit d'être fidèle. De ce fait, la désobéissance aux commandements, assimilée à l'apostasie et à l'adoration des idoles, est considérée comme adultère et fornication par toute la tradition prophétique biblique. C'est une thématique centrale, qui repose sur la foi au Dieu unique ; en effet, celui qui n'obéit pas à l'un des commandements montre par là même qu'il ne croit pas que Dieu est un. Et il est passible du jugement par le feu, comme Sodome et Gomorrhe (Gn 19 repris en Jude 17), comme Coré, les prêtres Datham et Abiram et autres porteurs d'encensoirs qui rendent un culte étranger (Nb 29, 9-11 repris en Jude 11) ou comme les prêtres de Baal dans l'épisode d'Élie, etc.
[56] À propos d'Abraham : « Il crut en Dieu et selon lui fut compté pour justice (dikaiosunê) » Ga 3, 6 (reprenant Gn 15, 6), cf. Rm 4, 3ss : et cette "justice"-là donne au stérile paternité-maternité féconde sur la multitude des peuples qui accèdent à la foi ; et « quand l'Écriture dit que sa foi lui fut comptée, ce n'est point pour lui seul ; elle nous visait également, nous à qui la foi doit être comptée, nous qui croyons en celui qui ressuscite d'entre les morts Jésus notre Seigneur, livré pour nos péchés et ressuscités par notre "justice" » (Rm 4, 23). – Le texte de Ga 3, 8 poursuit en commentant qu'il s'agit là du "pro-" ou "pré-évangile" d'Abraham : « en toi (en ta foi) se béniront toutes les nations » (reprise de Gn 12, 3), devenue « une seule descendance » (Ga 3, 16.28 ; Rm 4, 23) – ce qui est très proche de l'exultation de Marie dans le Magnificat (Lc 1, 48 : « tous les mondes-siècles me diront bienheureuse ») qui renvoie justement à cette bénédiction d'Abraham et de sa descendance à jamais (Lc 1, 55).
[57] Hb 12,23
[58] Ga 3, 26-28 Vous êtes tous fils de Dieu par la foi au Christ Jésus... Il n'y a ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus. Ce qui fait que toute la tradition liturgique chrétienne fait chanter indifféremment aux hommes et aux femmes les cantiques et les Psaumes bibliques au masculin, mais aussi des hymnes au féminin et notamment le Magnificat...
[59] Cet enseignement concernant la « Bienheureuse qui a cru » (Le 1, 45) et qui est aussi la « gardienne » ou 1'« observante » (Lc 2, 51), est entièrement dans la ligne de lecture traditionnelle conservée par la Synagogue, à la fois dans les commentaires aggadiques et dans sa prière qui redit quotidiennement le « shema' Israël » (assumant ainsi les commandements et le « joug » du Royaume des cieux, Mishna Berakhot 2, 2 - et cela depuis un temps immémorial, car cette observance est attestée par exemple par le papyrus Nash, découvert en 1902, que certains font remonter au IIe siècle av. J. C., et qui est en tous cas au moins contemporain des débuts de l'ère chrétienne), cf. le couple indissociable de la confession de foi, le li-shema'' (« écouter ») - li-shemor (« garder ») de Dt 28, 1 : « Si tu écoutes pour garder », cette "garde" étant liée aussi à la mémoire et au mémorial identification de shemor et de zekhor, à propos du commandement du shabbat en Ex 20, 8 Il Dt 5, 12, repris au Moyen-Age dans le «lekha Dodi» (du kabbaliste Salomon Alqabetz) de la liturgie d'accueil de la « Bien-aimée Shabbat ».
[60] Évangile de Barthélemy, trad. J-D Kaestli, Apocryphe, 1, Brepols, 1993, p. 106-113.